Formes du poétique

« Formes du poétique » : l'intitulé des journées d'études qui se sont tenues à l'université de Caen les 18 et 19 novembre 2007 formule le changement de perspective qui sous-tend la réflexion. Après Mallarmé, on se trouve en effet dans une position double, où la poésie est rapidement assimilée au vers, restreinte au lyrisme, et considérée comme impure dès lors qu'elle aurait recours au narratif ; mais où dans le même temps le vers est généralisé, qui n'est plus considéré comme cette ligne incomplète obéissant à une mesure, et aux règles de la versification, mais comme une structure totale réveillant les échos lexicaux, et faisant du mot un bijou.

Il est clair alors que cette « rémunération du défaut des langues » ne passe plus nécessairement par la poésie, mais par le poétique, dont l'un des moyens n'est plus nécessairement le vers versifié, mais une forme toujours recréée, en laquelle un sujet entendu comme parole vive d'une collectivité renoue avec mythe et épopée ; sans pour autant quitter le lyrisme d'une voix en proie aux doutes, harassée par la difficulté à quitter une singularité non signifiante.

Devant cette recomposition des spectres génériques, déliés des contraintes formelles les plus apparentes (prorsus vs versus), la question des marqueurs du poétique se pose de façon cruciale. Les études suivantes s'attachent à montrer que cette recomposition remonte avant les avant-gardes, et explore des voies différentes.

Pour Luc Bonenfant, Chateaubriand a posé les problèmes théorisés par Mallarmé, et qui hanteront notre modernité, en brouillant les frontières entre poétique et romanesque. Loin du laconisme elliptique qui sert de point de référence à toute une conception du poétique, et oblitère une part considérable de son champ, la forme poétique de Chateaubriand, que les « Chansons indiennes » d'Atala illustrent, trouve la justification de sa longueur dans l'épique, arrière-plan d'écriture indépassé, et fonde ainsi la possibilité du poétique en prose. Le romantisme, dans sa lutte contre l'académisme et les hiérarchies puise volontiers dans les genres dits mineurs : la ballade va se révéler comme l'interprétant idéal, puisque elle permet de puiser à sa source le ferment épique - la ballade est issue de la chanson de geste - , et d'introduire en prose des éléments qui tiennent à sa structure - le texte garde la trace des structures rythmiques de départ, avec des effets d'encadrement formulaire, de répétition, qui ne sont pas sans introduire en prose des effets de clôture du texte, et de lecture tabulaire. Certes, le brouillage des frontières génériques et l'aspiration à une nouvelle esthétique sont caractéristiques de l'époque romantique. Mais plus fondamentalement, un lien est maintenu par delà les siècles et les aléas esthétiques entre narratif et poétique, mais aussi de ce fait entre énonciation lyrique ancrée dans une forme de subjectivité au présent, et énonciation épique, trouvant sa possibilité dans l'élargissement du présent au hors-temps mythique.

Sandra Glatigny souligne à son tour l'importance du mythe dans la construction du poétique. Chez Saint-John Perse par exemple cette forme n'est pas reprise de façon transparente mais distanciée, dans un ensemble d'allusions et de mentions qui ne permettent pas de remonter simplement à une forme originelle. C'est la structuration mythique (temporalité narrative interne et atemporalité cyclique externe, personnages archétypaux, portée universelle d'une énonciation jouant sur polyphonie et brouillages énonciatifs), aisément perceptible, qui participe de la constitution du poétique selon Saint-John Perse, en permettant le lien en poésie entre lyrique et épique.

Il faut alors constater que mythe et épopée lient narrativité et poéticité, ce qui invite à revenir sur la fameuse coupure entre récit et poésie.

Laurence Bougault relève bien chez le Saint-John Perse de Vents la présence d'un déploiement linéaire des événements, et la possibilité d'une référenciation historique, caractères liés à une conception traditionnelle du récit. Pourtant, un ensemble de procédures textuelles visent tout aussi incontestablement la déréfenciation, et écartent la possibilité d'une lecture singulière au profit de la généralisation et de l'universalisation. C'est que Laurence Bougault, rappelant la définition du poétique déjà formulée par Aristote, affirme que le récit (en tant que narration linéaire du passé) n'a pas de place dans le poème (qui est narration du possible). Le poétique induit donc une forme spécifique de récit - et à l'inverse une forme narrative spécifique est signe du poétique - : le récit du poème, conclut Laurence Bougault, « se joue comme déchiffrement d'un possible qui a pour vocation de contenir le haut-profond ou sublime. C'est le récit du poète. Ce récit-là raconte aussi une histoire, mais cette histoire est celle du sens, qui ne peut se construire que dans la verticalité et non dans la linéarité ».

Les éléments qui structurent traditionnellement le narratif sont donc présents, mais subissent en régime poétique des déplacements considérables, puisque le récit du poème a des voies qui lui sont propres. Michel Favriaud se penche dans Vents sur la présence des éléments constitutifs du narratif (personnel diégétique, constitution spatio-temporelle). L'étude lexico-sémantique des désignations des « personnages » montre combien ceux-ci manquent d'autonomie, parce qu'ils sont plutôt les substituts métonymiques d'un narrateur-poète en procès de création. De même, le traitement de l'espace ne consiste pas à élaborer une géographie réaliste, mais à créer un lieu-personnage, figure du narrateur en recherche de narration, dont le mouvement crée le rythme du poème, autant que son sujet. Le temps n'intervient alors que comme figuration du mouvement de création et de transformation constitutif de l'énonciation et de la narration en train de se conquérir. Et Michel Favriaud conclut que le poétique réside dans cette mise en perspective de l'épique et du lyrique, dans cette dynamique et le dialogisme constant qui permettent par recouvrement momentané des instances la force du lyrisme, la mise en demeure de l'épique.

A son tour, Michèle Monte montre que les éléments de structuration du texte ordinairement liés à la progression thématique s'organisent en régime poétique, et chez Saint-John Perse en l'occurrence, de façon originale : elle étudie de près le rôle que jouent les vocatifs. Si l'on peut trouver dans ce texte des traits épiques, et donc la trace d'un récit, ce n'est que dans un second temps, car selon l'auteur, le propos essentiel du texte est d'abord, antérieurement au dit, l'avènement de cette parole et la possibilité même du dire. Dès lors Michèle Monte montre que le texte est invocation avant d'être narration, et qu'il repose donc sur les vocatifs, « noeuds tensionnels » et « lanceurs d'énergie ». En cela, ils se substituent comme éléments structurants à la traditionnelle progression thématique par leur capacité à assurer une progression par liens isotopiques, et à jouer un rôle de mémoire rythmique et sémantique.

Ces conclusions se voient entièrement corroborées par l'approche d'Anne Gourio, qui suit la délicate évolution de deux régimes d'écriture, au travers des motifs du vent (approche sensitive du langage, respiration d'un sujet vivant) et de la pierre (mode réflexif et désincarné du langage, sédimentation de la langue et du savoir). La question poétique, théorisée magistralement par Mallarmé, est bien en effet celle de la quête, derrière la convention, du « présent vivant de la langue proférée », que l'on peut appeler le sens. Le travail de l'écriture sera donc d'empêcher la fixité du rapport avec la langue, de lutter contre un usage mimétique des signes, dont la réflexion sur les inscriptions, signe qui entame le réel, réel qui produit des signes - naturel, émanant de l'homme - est l'une des marques. Anne Gourio montre ainsi que « le jeu des signes ne se referme jamais sur lui-même », et que le travail poétique accompli par Saint-John Perse dans Vents est bien de saisir la « continuité essentielle des signes et du sensible », continuité qui pourrait être l'un des marqueurs essentiels du poétique.

Bien évidemment, cette réflexion sur les formes du poétique ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur le rapport au vers.

Il est manifeste que la poésie contemporaine s'écarte du vers, ou plutôt du mètre, et que cette dilution d'une mesure spécifique porte considérablement atteinte à la reconnaissance générique - si tant est que la question du poétique soit une question de genre -.

Carla van den Bergh propose une nécessaire mise au point historique, autour du vers libre, du verset, et du poème en prose. Elle montre que le verset prend implicitement sa source dans la Bible et la tonalité épique, et qu'en dehors de la référence biblique (qui entrave l'autonomisation formelle), il n'y a pas de critères permettant de le reconnaître comme forme esthétique. Il est alors versé au compte de la prose prophétique, vue comme poétique parce que nombreuse, mais prenant la forme de paragraphes brefs, incompatibles avec la période. Dans les deux cas, écriture biblique, ou prose nombreuse, il s'agit de modèles anciens, qui empêchent le verset d'être vu comme un mode moderne d'expression. Pourtant, l'évolution du poème en prose permet de comprendre en quoi le verset peut apporter à ce genre une réponse. Quelle forme adopter qui s'oppose explicitement au vers, sans être de la prose, c'est-à-dire de la prose cursive ? On comprend en quoi le verset, obéissant à une structuration interne et à une rythmique récursive, s'oppose à la prose, sans avoir les caractères du vers ; en quoi également sa compacité et son développement le distinguent du vers libre. Mais ces critères obéissent à un continuum, qui rendent la reconnaissance formelle incertaine, et impliquent une perpétuelle renégociation dans l'acte de lecture. On voit parfaitement bien dans ce travail combien la question de formes qui seraient poétiques est problématique, combien les marqueurs sont mouvants, et sujets à interprétation, ce qui conduit à revenir sur la théorisation de notions centrales, notamment celle du rythme.

La question du rythme et du verset est reprise par Sandrine Larraburu, qui s'intéresse aux solutions expérimentées par Claudel, et à la notion de nombre sur laquelle il s'appuie pour éluder la versification traditionnelle sans pourtant énucléer sa parole.

La métaphore biologique du pouls lui permet de penser une théorie du rythme reposant sur le souffle vital, et de relier rationnellement rythme du sujet et rythme poétique. Il lie donc rythme cardiaque et alternance binaire, vecteur d'harmonie entre l'homme et le monde. Cette alternance binaire ne repose pas sur un mouvement mécanique, et Claudel ne s'intéresse pas au nombre comme quantité mesurable, décomptable. Le iambe qui sert de support à sa théorie ne repose pas sur l'alternance du deux syllabes, mais sur la constitution d'un groupe accentuel (dernière syllabe du groupe accentuée), reposant sur parallélismes, jeux de sonorités, répétitions. En effet, chez Claudel, le verset est une construction permanente de l'expression, hors d'un schéma rythmique préétabli : ce qui est mesurable à l'oreille, c'est par définition la reproduction du même, la répétition. Cette répétition chez Claudel n'est pas métrique, elle revêt la forme d'une structure élargie, reposant sur des rythmes d'intensité, auxquels se surimposent des rythmes prosodiques, le tout adapté au groupe syntaxique : c'est pourquoi pour l'auteur, « le verset claudélien est bien cette prose de la poésie qui se réinvente, se construit en dehors de tout prosaïsme ». Chaque unité (iambe, verset) se voient dépassée et fondue au niveau de la réplique, et même du personnage : anaphores, invocations, répétitions, nombre, participent au même titre de la continuité du rythme, de la constitution de la signifiance.

Sommaire

Luc Bonenfant

Chateaubriand et les moyens épiques de la poésie en prose
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Sandra Glatigny

Le mythe comme forme du poétique persien
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Laurence Bougault

Poésie et récit dans Vents de Saint-John Perse : Retour amont
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Michel Favriaud

Les noms et voies de la narration dans Vents de Saint-John Perse
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Michèle Monte

Tension énonciative et cohésion textuelle dans Vents, Chronique et Chant pour un équinoxe : le rôle des vocatifs
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Anne Gourio

« De hautes pierres dans le vent… » – Enjeux énonciatifs de deux motifs persiens –
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Carla van den Bergh

Le poème en prose en versets
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Sandrine Larraburu Bédouret

Le nombre dans le verset de Tête d’Or de Paul Claudel
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