Dossier : Formes du poétique


Poésie et récit dans Vents de Saint-John Perse :
Retour amont

Laurence Bougault

Université rennes II

bougault.laurence@wanadoo.fr

Résumé : Le projet de cet article est de faire le point sur les liens qui unissent, dans le texte persien, poésie et récit, en reprenant le sens de ces concepts à l'éclairage non de la narratologie moderne mais de la tradition classique que Perse connaissait très bien. On essaiera de montrer à la fois la présence du récit dans le texte persien et la présence de stratégies d'effacement de ce récit au service du déploiement d'un lyrisme impersonnel.

The purpose of this article is to observe the relationships between poetic patterns and narrativ forms in Vents of Saint-John Perse. We would like to give an approch of narrativity which differs of Gérard Genette's one, but is close to the antiquity's conception of history and stories.
We will try to show how Saint-John Perse use the History to build a story and which linguistic elements structure the disparition of this storie to build a no personal lyrism.

Si j’ai emprunté à René Char le titre d’un de ses poèmes pour envisager les liens qui unissent poésie et récit dans Vents de Saint-John Perse, c’est qu’il m’a semblé que les catégorisations inventées depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui pour établir la distinction entre les différents genres ne s’appliquaient absolument pas à l’œuvre poétique de Saint-John Perse (qui, entre parenthèses, ne me semble pas davantage relever du rhétorique !). Et pour cause. Saint-John Perse et d’autres poètes du XXe siècle retournent aux sources de la poésie grecque, suivant en cela l’exemple rimbaldien et comprenant, mieux que leurs exégètes, que la poésie peut être en avant de l’action, encore récit, non d’un passé, mais d’un possible à venir :

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez. -
Toujours plein du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. - Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque.
L’art éternel aura ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant. 
(Lettre de Rimbaud à Demeny, 15 mai 1871)

Impossible en effet de retrouver du récit à la façon d’un Genette : les passés simples ne balisent que rarement la diégèse : présent et imparfait dominent, dilatant le temps, effaçant les repères d’une chronologie historique pourtant souvent datable : de la découverte du nouveau monde à la bombe atomique… Mais depuis quand le récit obéit-il aux codes décrits par Gérard Genette dans Figure III ? Ces codes ne sont-ils pas ceux du roman plutôt que du récit ? Si le récit est ce qui se récite, qui nous dit que cela doit se faire au passé simple ? Si l’on essaie de trouver une définition minimale du récit, qu’est-ce qui l’oppose au discours ? À vrai dire rien. Le récit, au minimum, est la mise en langue d’un événement ou action. Du coup, ce qui m’intéresse ici n’est pas tant de savoir s’il y a récit ou pas, mais à quel type de récit nous avons affaire. Car diégèse il y a, et par là même, récit de cette diégèse, mais sur un autre mode, peut-être antique, peut-être de l’épopée homérique ou de l’ode pindarique.

J’essaierai donc de retracer l’émergence de ce récit dans le cœur (le chœur devrais-je dire) du poème.

Présence du récit

Il est impossible de nier la présence du récit. D’une part parce que le locuteur revendique un statut de « Narrateur », d’autre part parce qu’il existe une sorte de linéarité temporelle, une ligne du temps où s’égrainent des événements, enfin, parce que ces événements sont pris dans un cadre de circonstances, temporelles et locales, cadrant leur succession causale.

«  Narrateur » et « narration »

Présence du « Narrateur »

Dès le second chant de la séquence I, un « Narrateur » (13, 16… [1]) est nommé et décrit « comme un Shaman » (13), une sorte de prêtre, « l’Officiant » (55) possédant la « parole » (13) et il s’incarne dans des passages au discours direct signalés par des guillemets. Le narrataire est lui aussi désigné comme « l’Écoutant » (14) et prend lui aussi la parole sous forme de discours direct.

La voix se présente donc elle-même sous l’angle de la narration, les critiques, depuis Claudel, soulignent l’importance de l’étymologie du mot issu du latin gnarus, « qui sait ». Le « Maître du chant » (25) est donc investi d’un pouvoir de connaissance, qui est un pouvoir de prophétie, proche de la voyance rimbaldienne : « et comme aux antres du Voyant le timbre même sous l’éclair, nous cherchons » (52). Certes, le « Poète » est aussi un témoin, mais ce dont il témoigne est toujours déjà vision, obtenu par « l’illumination du cœur » (61). Il retrace un procès-verbal des choses mêmes, prises dans le vif.

Affirmation de la « narration »

C’est sans doute pourquoi ce n’est pas le Poète lui-même mais la mer qui prodigue le « chant des hautes narrations du large ». Le poète ne fait que recueillir cette « prose du monde » dirait Michel Foucault, et il existe une sorte d’équation entre le livre et le monde : le monde est un livre et le livre est un monde. Pas d’arbitraire du signe chez Saint-John Perse. Si la Bibliothèque dégage un parfum de mort, la poussière des livres est encore « poudre de pollen, spores et sporules de lichen… » (18). La « narration » dans le poème est recueil d’actions.

La narration est donc à la fois la relation des événements et l’enchaînement lui-même. L’écart entre récit et diégèse s’annule, d’une part parce que les choses elles-mêmes prennent la parole, d’autre part parce que le poème devient acte dans le monde.

Polyphonie et discours rapportés : un récit dynamique

La multiplication des discours rapportés, moins courante dans la poésie que dans d’autres types de discours, trahit elle aussi la volonté de Chronique. La relation des événements passe par une volonté de véracité. Le discours direct est là pour construire cet effet de véracité. Néanmoins, cet effet reste extrêmement ambivalent, dans la mesure où l’origine de ces discours rapportés est rarement donnée. La voix s’élève, celle du poète comme de l’écoutant, sans qu’il soit toujours possible de lui attribuer un locuteur. Souvent, le passage au discours direct semble là pour affirmer ou réaffirmer l’oralité fondamentale du poème. Cette polyphonie serait donc peut-être moins le gage du récit que d’un double niveau de voix : l’une, silencieuse et introspective, l’autre, se déployant en chant et plutôt tournée vers l’action, souvent sous la forme de l’impératif exhortatif.

Reste que ce cadre est bien celui de la narration, celle-ci permettant le déploiement linéaire d’événements, ce qu’on peut bien alors appeler diégèse.

Des diégèses : successions événementielles

Séquence I : Des Vents ou Forces se déploient sur la terre

Séquence II : Départ vers l’Ouest

Séquence III : Récit de la conquête de l’Ouest jusqu’à l’explosion de la bombe atomique

Séquence IV : Le vent tombe, retour en Est et avènement d’un monde nouveau

L’ensemble du recueil se construit donc comme une double histoire : histoire d’un homme qui part vers l’Ouest puis revient, Histoire d’une civilisation contradictoire : une part en Ouest présentée comme conquérante, une part restée en Est qui subit une apocalypse pour se renouveler.

Temps et Circonstances

Ces diégèses se déroulent dans des espaces-temps balisés à la fois par les temps verbaux et par les indications spatiales et temporelles :

Temps verbaux

En I, l’essentiel du cadre spatio-temporel est délimité par l’imparfait :

C’était de très grands vents…

Cet imparfait a pour fonction de placer l’ensemble de la diégèse dans un passé non délimité. L’aspect imperfectif de l’imparfait situe l’événement dans une durée sans commencement ni fin. Celle-ci acquiert son épaisseur grâce à l’introduction de plans antérieurs, signalés par l’adverbe de temps : « Jadis » (13) qui va permettre l’apparition du passé simple : « Et de tels rites furent favorables » (13), celui-ci permettant une cassure dans l’homogénéité temporelle de l’imparfait. Dans l’ensemble, ces passés simples marquent toujours le caractère révolu de l’action, alors que l’imparfait prolonge l’action jusqu’au présent.

Mais la narration est aussi narration de choses à venir, puisque, comme nous l’avons dit, il existe dans le poème une part de prophétie. D’où la présence fréquente des futurs, par exemple : « J’en userai » (13).

Quant au présent, temps poétique par excellence, il semble plutôt contenu dans Vents. Il apparaîtra de préférence dans le discours direct ou pour désigner le moment de l’écriture.

Circonstants spatio-temporels

Temps

J’ai déjà signalé la présence récurrente de « jadis » qui permet d’introduire des époques entièrement révolues, même si elles sont parfois données en exemple. On pourrait en trouver d’autres, comme « dans le temps » (49).

« Encore » est certainement l’adverbe le plus fréquent pour marquer une progression temporelle tout en préservant l’équivoque. Sa capacité à traduire l’itération autant que la durée, permet à Perse de limiter en le maintenant l’effet de succession temporelle. Si l’on observe par exemple I, 5, on rencontre trois fois cet adverbe :

N’ont pas encore changé leur jeu de lingerie  (20)

Qui se souvient encore des fêtes chez les hommes (20)

Et c’est conseil encore de force et de violence (21)

L’adverbe de temps permet à Saint-John Perse d’inscrire l’événement dans une continuité. Il lie passé et à venir, il permet de créer une tension vers l’avant tout en rappelant un fait passé. On le rencontre fréquemment après le Et placé en tête de phrase, comme dans notre troisième exemple (voir aussi par exemple 31 : « Et c’est naissance encore de prodiges »), ce qui permet de mieux appréhender la fonction du coordonnant en tête de phrase. Très fréquent dans Vents, ce Et placé à l’initiale permet justement d’insister sur une successivité temporelle des événements. Chaque événement se voit ainsi doté d’une suite. Relançant l’action sans pour autant établir un ordre de causalité, ce et, parfois soutenu par encore, insiste sur le mouvement impossible à arrêter des événements, sans commencement ni fin.

Lieu 

Le lieu est beaucoup moins exprimé que le temps. Le seul véritable cadre, permanent, est constitué par le circonstant : « en Ouest » (41). Les lieux par ailleurs évoqués, très nombreux, sont plutôt des actants de la phrase que des circonstants. Pour Perse, l’espace n’est pas un cadre de l’événement, il fait l’événement lui-même.

Reste que Vents se construit comme une histoire, histoire d’un événement historique majeur : la seconde guerre mondiale, avec son apogée : la bombe atomique. Mais cette histoire narrée, ou peut-être plutôt contée, échappe à l’idée qu’on se fait habituellement du narratif par un certain nombre de procédés d’effacement.

Un récit « effacé »

Au lieu d’insister sur les éléments structurants de la diégèse, Saint-John Perse efface au contraire certains aspects du récit, notamment tout ce qui pourrait donner à l’événement un caractère singulier, unique. Parmi ces procédés d’effacement du narratif, j’insisterai sur deux aspects qui me semblent essentiels, l’effacement du récit par élargissement généralisant et l’effacement du récit par abstraction du particulier.

Effacement du récit par élargissement généralisant

Tout un ensemble de procédures permet à Saint-John Perse de faire passer un événement singulier, historiquement datable, au statut d’événement général, ayant valeur pour le passé comme pour l’avenir, pour l’ici comme pour l’ailleurs. J’en retiendrais quatre :

La détermination générique

Comme chez Rimbaud et beaucoup d’autres poètes, la poésie de Saint-John Perse frappe par la multiplication de l’article défini du type « l’homme lui-même foisonnant ». Il serait long de reprendre le détail de ces déterminants. Je me suis déjà intéressée à eux dans une étude sur un poème de Philippe Jaccottet [2] mais aussi dans Illuminations de Rimbaud. Si ces trois poètes ont en commun la forte présence de l’article défini, le fonctionnement de la référenciation me semble cependant quelque peu différent chez Saint-John Perse et chez les deux autres. Alors que le plus souvent le poème s’appuie sur l’ambivalence entre un le déictique et un le de notoriété générale, chez Saint-John Perse, on constate plutôt un fonctionnement générique de l’article défini, ce qui permet de sortir d’un contexte personnel et d’une situation singulière pour entrer dans l’universel.

Contrairement à ce qui se passe chez Jaccottet, où la poésie s’ancre dans un ici-maintenant partagé, Vents fonctionne sur la reconnaissance d’un universel qui n’a ni lieu propre ni temps propre : c’est effectivement de l’homme qu’il s’agit et non d’un homme ni même des hommes.

La disparition de la référenciation

Ce haut degré de généralité est prolongé par la disparition pure et simple du déterminant et donc de la référenciation.

En II, 5 par exemple, l’article défini singulier : « le foisonnement », « l’homme », « la dépravation », « l’homme », disparaît soudain : « Homme à la bête »… Cet effacement de la référenciation est soutenu par la disparition de toute forme verbale, interdisant la moindre possibilité d’actualisation du propos.

La multiplication des pluriels

On pourrait objecter à ce mouvement généralisant la présence de nombreux pluriels, à commencer par celui du titre : Vents qui n’a pas manqué de retenir l’attention des critiques. Dans le recueil, les pluriels permettent très souvent à Saint-John Perse d’empêcher la localisation. Ces Vents sont de toute part. Leur multiplicité interdit qu’on leur assigne une origine. Les pluriels permettent aussi de lister le réel, non pas en vue d’un décompte des réalités évoquées mais dans le souci d’illimiter les listes (49 par exemple).

Le lexique de la grandeur

Le thème lui-même n’est pas centré sur un sujet mais lié à un point de vue macrocosmique qui donne une vue d’ensemble où les détails se perdent. L’adjectif grand est l’un des plus fréquents du recueil. Vents est saturé par le lexique de la grandeur et de l’élévation : grand, tout, monde, divin, haut… qui vise à produire une illimitation de l’espace perçu. On est à l’antipode des poésies de l’intimité, de la proximité. Cet abus de grandeur a d’ailleurs gêné plus d’un poète contemporain. Alliée à la stature diplomatique et politique du personnage d’Alexis Léger, cette posture toute parnassienne semble quelque peu contraire à son époque. Pourtant, elle contribue à métamorphoser le récit des événements historiques contemporains en une épopée mythique capable de redonner sens et confiance en l’humain et sera saluée comme telle par nombre de contemporains.

Effacement du récit par abstraction du particulier

Le récit tend aussi à disparaître à cause de la substitution de l’abstrait au concret. Cette substitution se fait essentiellement par la forte présence du lexique abstrait évidemment mais aussi par le fonctionnement des figures :

La forte présence du lexique de l’abstraction

Le lexique juridique est très fréquent, de même que le lexique scientifique de la botanique et de la géologie, mais aussi le vocabulaire mathématique comme ces « hauts plans du large » (49). Cela dénote non seulement une certaine préciosité qui évoque les écritures artistes du siècle précédent mais aussi la volonté d’extraire l’essence du particulier.

L’effacement du concret par la métaphore

La métaphore fonctionne elle aussi très souvent comme un outil pour dissimuler la concrétude et l’actualité du référent : ainsi les « pilotes » deviennent des « pilotes de grande erre » (57), évoquant des capitaines de navires lancés à grande vitesse. Ici, c’est le caractère inusité du mot erre qui permet d’effacer la réalité de l’objet. Ailleurs, ce sera la mise en présence de l’abstrait et du concret par la métaphore qui brouillera la référence : « Une Crau de pierres sur leur angle, comme un lit d’huître sur leur tranche : telle est l’étrille de ce lieu sous la rape du vent » (67) : la plaine provençale de Crau sert de comparant pour un comparé présent en amont : « les Cordillères » des Andes. Précédé de l’article indéfini, le NP Crau devient un nom commun par antonomase. Mais le brouillage référentiel ne s’arrête pas là puisque Crau est comparé à « huîtres » et « huître » à « étrille », les points de vue se mêlant du large au petit et les règnes se croisant : minéral, animal, jusqu’à l’objet familier des campagnes qui devient soudain comme étranger à lui-même. Cet empilement comparatif, omniprésent dans le recueil, contribue à faire perdre de vue le référent et à inhiber la construction d’une trame narrative qui se perd dans les dédales de l’image.

Du coup, c’est un récit original qui se construit. Les référents historiques se laissent entrevoir puis sont perdus de vue, à cause des procédures de déréférenciation. Ce qui en résulte nous semble très proche de l’écriture du récit mythique, empruntant à la fois à l’Ode pindarique que Perse connaissait bien et à l’Épopée homérique.

Retour Amont : l’écriture d’un récit mythique : entre l’Ode et l’Epopée

Le récit moderne, depuis le XIXe siècle au moins, mais déjà au XVIIIe siècle, revêt plus ou moins la forme romanesque, héritière des littératures populaires du monde roman. Le récit persien échappe à cette pente par une sorte de retour-amont. Refusant de renoncer à la forme du poème, le récit emprunte au monde grec pour s’universaliser. Du poème épique antique, autant que des avancées mallarméennes et rimbaldiennes, Perse reprend l’idée d’un récit où le narrateur serait « in-individuel » (Mallarmé) plutôt qu’omniscient ou auto/homodiégétique.

La fausse chronique

La « Poésie ou Fiction » (Mallarmé)

Rappelons que pour Mallarmé, il y a équivalence entre Poésie et Fiction. C’est que Mallarmé reprend au plus près l’idée aristotélicienne que la poésie a pour mission de dire non ce qui a eu lieu (ce serait la chronique) mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du nécessaire, d’où sa parenté avec la philosophie. Le récit dans le poème est le récit d’un possible. D’où peut-être la fréquence des futurs qui vont de pair avec l’exhortation.

Torsion du narratif : du singulatif à l’éternel possible

Pour écrire ce récit du possible, qui prend pourtant son point d’appui dans le présent historique, le poète se doit de faire subir une torsion au narratif et de faire passer tel événement ayant effectivement eu lieu dans une série de possibles qui se déploient dans toutes les directions du temps à la fois. Le passé simple devra céder le pas à un présent sans origine ou mieux, aux modes quasi-nominaux, en particulier infinitifs et participes présents, très fréquents dans le recueil, y compris en indépendantes.

La dernière strophe de III, 2 donne un bon exemple de ce qui se joue au niveau de la temporalité :

Soleil à naître ! cri du Roi !… Capitaine et Régent aux commanderies des Marches !
Tiens bien ta bête frémissante contre la première ruée barbare… je serai là des tout premiers pour l’irruption du dieu nouveau…
Aux porcheries du soir vont s’élancer les torches d’un singulier destin ! (53)

La première explosion atomique se dessine en creux derrière le réseau métaphorique très dense : « Soleil à naître », « torches » évoquent le feu atomique, « bête frémissante », « ruée barbare » annoncent la catastrophe. Mais au lieu d’envisager l’événement comme un moment historique, le poète s’ingénie à user de tiroirs verbaux qui suspendent l’actualisation historique :

  • infinitif : contient tout le temps pensable et possible avant le début de son déroulement, c’est le temps propre d’un monde dominé par le destin, où tout est déjà écrit d’avance ;
  • impératif : temps du possible, l’impératif est le mode de l’idée et non de la réalité ;
  • adjectif verbal : il permet d’éviter une actualisation dans une relative tout en maintenant l’idée de procès en déroulement ;
  • futur : le quantum d’hypothèse qu’il contient en fait le temps de l’indicatif le moins actualisé qui soit ;
  • périphrase temporelle aller + infinitif : la présence de l’infinitif permet de boucler la boucle et de revenir à ce « Soleil à naître », tout en maintenant la tension initiée par l’impératif, l’adjectif verbal et le futur : le procès se déroule, mais en dehors de son actualité historique. S’il est orienté vers l’avenir, le point d’origine du présent actuel lui fait défaut.

L’événement historique a été transformé en événement toujours déjà possible ou mythe. On est passé du temps historique au temps poétique malgré l’écrasante actualité de l’événement historique envisagé.

Une Epopée homérique ? Une Ode pindarique ?

Si ce fonctionnement temporel peut paraître anti-narratif à certains égards, il évoque cependant les récits poétiques du monde grec : ode ou épopée ont en effet en commun de proposer une forme narrative, et une diégèse identifiable, tout en effaçant l’actualité historique du thème qui passe ipso facto du côté du mythe.

La différence entre mythe et histoire tient peut-être moins à la véracité historique des faits relatés qu’à la position énonciative du scripteur, en témoignent les nombreuses confirmations archéologiques des grands récits mythiques, qu’ils soient grecs ou bibliques.

Vents est bien le récit d’une véritable aventure, au sens antique du terme. Cette aventure peut se résumer ainsi : reconquérir l’espoir en la vie au moment d’une apocalypse pure et simple, remise à zéro des compteurs du savoir, annihilation de l’Histoire par la destruction de l’ancien monde, émergence d’un monde radicalement nouveau. Le problème du Narrateur est celui du passage : s’il appartient à l’Ancien Monde, comment devenir le premier homme du Nouveau Monde ? Comme dans l’Apocalypse biblique, c’est par la vertu (à la fois force, courage et qualité morale) que le narrateur se garantit une renaissance dans ce monde nouveau. Le problème, c’est que contrairement à l’apocalypse biblique, l’Apocalypse moderne ne lave pas de la mémoire. C’est chargé du fardeau de l’Histoire que le Poète se doit d’entamer sa nouvelle vie. D’où une écriture moins de louange que de paradoxe. Tout est à la fois et simultanément merveille et horreur. Le monde est tragique au sens de la tragédie grecque. La place de l’homme est à reconsidérer au sein d’un cosmos, dans un mouvement plus vaste du vivant – ou des Dieux, qui permet la relativisation des catastrophes historiques.

Le récit dans le poème est donc le contraire du récit dans le roman. Si ce dernier est purement historicité, le premier en revanche doit relever du mythe. La linéarité historique est présente, mais se double, ou plutôt même est travestie par la circularité mythique qui s’exprime par le retour poétique du Même. Le nouveau, quête poétique depuis Baudelaire, théorisé par Rimbaud, n’est nouveau qu’à l’échelle humaine, historique, qui est aussi l’échelle du roman (ce n’est pas un hasard si le roman et le culte du nouveau en art coïncident). À celle du cosmos, tout est déjà là :

Je sais !… Ne rien revoir ! – Mais si tout m’est connu, vivre n’est-il que revoir ?
… Et tout nous est reconnaissance. Et toujours, ô mémoire, vous nous devancerez, en toute terre nouvelle où nous n’avions encore vécu.
Dans l’adobe, et le plâtre, et la tuile, couleur de corne ou de muscade, une même transe tient sa veille, qui toujours nous précède ; et les signes qu’aux murs retrace l’ombre remuée des feuilles de tout lieu, nous les avions déjà tracés. (69)

Et ce n’est plus seulement Homère ou Pindare qu’évoque cette vision circulaire de l’humain, mais Platon. Ainsi le récit linéaire au passé n’a pas de raison d’être. Toujours déjà vécue d’avance, l’Histoire n’est pas ce qui est à raconter. Le récit du poème se joue comme déchiffrement d’un possible qui a pour vocation de contenir le haut-profond ou sublime. C’est le récit du poète. Ce récit-là raconte aussi une histoire, mais cette histoire est celle du sens, qui ne peut se construire que dans la verticalité et non dans la linéarité. D’où le paradoxe de Saint-John Perse : d’aucuns liront Vents comme le poème d’une actualité brûlante, d’autres au contraire y verront une écriture anachronique qui ne reflète pas l’absurde du contemporain. Il serait sans doute bon de se tenir dans l’entre-deux et de voir en Perse un exemple atypique de traitement narratif de l’histoire par la recréation d’un mythe universel de l’Apocalypse. Récit de Désir plutôt que de faits. Orgueil du poète dans un monde sans orgueil.


1

Toutes les citations viennent de Saint-John Perse, Vents suivi de Chronique [1960], Paris, Gallimard (Poésie/Gallimard), 2004.

2

Laurence Bougault, « La référence dans Poésie de P. Jaccottet : opacité textuelle ou effet de connivence ? », Styles, genres, auteurs, 3, PUPS, 2003, p. 191-206.