Dossier : Formes du poétique


Le poème en prose en versets

Carla van den Bergh

Université de Paris IV

CarlavandenBergh@yahoo.fr

Résumé : Le poème en prose est censé être incompatible avec l’écriture en versets, selon certains critiques. Cette incompatibilité remonterait à une histoire divergente des deux notions, et aux connotations esthétiques qui leur sont associées. Si parmi les définitions du verset proposées par les ouvrages de référence, on choisit celles qui vont dans le sens d’un verset ayant la disposition d’un paragraphe de prose, peut-on imaginer qu’un objet tel que le poème en prose (genre), écrit en versets (forme) existe ? Cela implique que la règle de structuration rythmique du verset le distingue de la prose poétique ; tout poème en prose n’est pas écrit en versets, tout paragraphe rythmé n’est pas du verset.
La question du verset porte donc la lumière sur la composition du poème en prose, sur sa forme. En effet, elle creuse à la fois la dimension formelle de la prose - la prose n’est ni de l’informe, ni l’envers du vers dans le poème en prose-, et le genre même de ce poème, qu’elle risque de concurrencer en termes de perceptibilité rythmique et visuelle. Le verset, dans ses emplois les plus typés, tend à ramener le genre à la forme.
Comme dirait Michèle Aquien, le verset s’analyse en contexte, dans une œuvre et un texte donnés ; d’où dans cette contribution, une large part faite aux études de cas. Le verset complique et redouble de sa poéticité conditionnelle la généricité et la poéticité conditionnelle du poème en prose, qui doivent être mises à l’épreuve empiriquement.

Abstract : According to one school of thought, prose poem is incompatible with « verset » writing. Such incompatibility would be the result of these two concept’s different history and their respective esthetical connotations. Assuming that, among the several definitions of « verset » proposed by academic works, one chooses the definition that associates « verset » with prose paragraph, could it then be argued that prose poem written in « verset » exists ? If so, this would imply that the rule related to rhythmic structuration for « verset » makes prose poem different from poetic prose ; prose poem is not necessarily written in verset and rhythmic paragraph is not necessarily verset.
« Verset » sheds light on prose poem’s composition and form. It stresses out the formal dimension of prose ; prose cannot be defined as non-form or the opposite of verse in the case of prose poem. It reveals also the problem of the genre of prose poem by overshadowing the latter’s visibility and rhythm. When clearly perceived, the « verset » can reduce the genre of prose poem to one avatar of the form.
As mentioned by Michèle Aquien, « verset » must be analysed in its context, according of the type of work and text concerned. As such, this paper focuses on case studies. Given its problematic poetical status, « verset » complicates the already problematic issue of genre and poetical status of the prose poem. Such issues need an empirical approach to be dealt with appropriately.

La notion de poème en prose repose déjà sur une alliance de termes mais la redondance du « en » du poème en prose en versets fait entendre la difficulté à définir un objet formel correspondant à cette appellation. Cet objet a-t-il jamais existé ? Existe-t-il une écriture du poème en prose en versets ? Les deux spécifications sont-elles compatibles dans la mesure où elles relèveraient d’ordres de généricité et de formalisation différents ? Le poème en prose se définit par la négative, a fortiori comme un refus du système du vers. Mais pour autant la prose du poème en prose doit-elle relever d’une inorganisation générique ? En proposant un niveau interne de structuration du poème, le verset ne facilite-t-il pas la clôture du poème, clôture souvent mise en avant comme critère de sa généricité ? Poser la question de l’organisation spatiale et rythmique de la prose du poème en prose remotive la définition même du genre, en souligne les limites. Le poème ne serait-il plus qu’un cadre, un contenant pour une forme indépendante qui pourrait se déployer dans un autre espace ? De surcroît, l’historicité divergente des deux notions vient se greffer à la tension entre les deux ordres du genre et de la forme. De fait, les deux notions ne relèvent pas du même parcours historique.

Notre définition actuelle du poème en prose est tributaire d’une redéfinition postérieure à Baudelaire et à ses Petits poèmes en prose, soit une définition par la brièveté, l’intensité, la gratuité et la clôture corrélée à des effets de cadrage du texte. Elle voit l’une de ses premières réalisations dans Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand avec l’importance accordée au blanchiment de l’espace entre les « strophes » ou paragraphes, et autour du poème. Mais notre définition actuelle du verset est également moderne, voire postérieure dans la mesure où elle s’est imposée en théorie littéraire corrélativement à ce verset claudélien qui en représente aujourd’hui l’une des possibilités. Envisager la possibilité d’un poème en prose en versets revient à sous-entendre une définition particulière du verset comme relevant de la prose. C’est exclure de la définition du verset, qui relève d’une bipartition dans la plupart des ouvrages de versification [1], tout un versant ; celui qui regarde vers le verset-vers libre long, connaissant parfois l’enjambement et sans autre définition rythmique que l’irrégularité de longueur et le dépassement possible de la ligne. Aujourd’hui, habitude est prise de considérer certains poèmes comme des poèmes en versets, mais les assimilerait-on à des poèmes en prose ? Pour illustrer cette exclusion, je ne citerai que le début de « Marseille » dans Débarcadères de Supervielle :

Marseille sortie de la mer, avec ses poissons de roche, ses coquillages et l’iode,
Et ses mâts en pleine ville qui disputent les passants,
Ses tramways avec leurs pattes de crustacés sont luisants d’eau marine… etc

La perception de ce qui relève du poème en prose ou du poème en versets, proche du poème en vers libres, est tout intuitive. Michel Deguy [2] le formalise bien lorsqu’il explore sa pratique entre vers libre et prose ; la manière de segmenter la phrase, la syntaxe sont différentes dans le poème en prose et le vers libre. Ici, le « verset » de Supervielle ressort tout simplement du vers libre long dans la mesure où son mode d’être paratactique, selon le procédé de la liste qui se dispose verticalement, ne correspond pas à la clôture prosaïque du verset. De plus, le blanchiment de l’espace du poème à la marge droite, avec l’alinéa du vers, met l’accent sur le sillon, le versus, davantage que sur la continuité, le prorsus de la prose.

Nous retenons donc sur le versant de la prose, comme définition du verset, l’alinéa de une à plusieurs lignes, clôturé généralement par un signe de ponctuation forte. Il constitue une unité sémantico-rhétorique, qui peut partager la disposition, la configuration, et l’organisation syntaxique du paragraphe de prose. Cependant, en quoi se distingue-t-il du paragraphe ? Plusieurs hypothèses ont été avancées :

  • celle d’un verset mesuré [3], constitué de vers blancs, que représentent les œuvres de Paul Fort, Saint-Pol-Roux, Saint-John Perse, etc.,
  • celle de traits stylistiques relevant du biblique [4] : polysyndète en « Et » en ouverture de verset, ou du moins forte coordination, couplage des versets entre eux par deux ou trois, parataxe et phrases brèves, métaphores marquées,
  • celle faisant reposer l’architecture du verset sur un parallélisme interne, procédé qui ne relèverait plus du seul stylistique mais d’une métrique particulière à la forme. Cette dernière hypothèse de définition permet notamment de justifier l’appellation de verset par rapport à l’origine biblique, et plus exactement psalmique, de la forme.

Le tout est de savoir si cette définition sur le versant prosaïque correspond encore à une écriture possible du poème en prose. Dans cet arrêt des définitions du poème en prose et du verset, nous touchons à des points sensibles, ceux où la littérarité conditionnelle d’une forme ou d’un genre s’inscrit dans l’histoire, comme nous allons le voir dans un premier temps. Il s’agira d’appliquer nos définitions in fine à une étude de cas, qui impliquera un chant de Vents de Saint-John Perse, une Ballade de Paul Fort, un poème du Parti pris des choses, et un poème de Saint Pol Roux.

De la compatibilité de la prose et du verset dans le poème

L’incompatibilité d’ordre esthétique supposée par certains critiques et auteurs d’anthologie, entre poème en prose et versets découle d’une mutation de paradigme esthétique. Les connotations associées à chacune des notions, et notamment aux œuvres qui en représentent le canon et la légitimité, entreraient en conflit. En adoptant le verset, ne propose-t-on pas pour modèle de poème en prose la Bible, soit un modèle souvent considéré comme épique, en référence aux livres historiques de l’Ancien Testament ? Or dans les années dix-huit-cent-soixante, on peut parler de contradiction historique entre la forme du verset et ce moment particulier du poème en prose qu’est le Spleen de Paris. Si Michel Sandras [5] évoque deux tonalités dominantes du poème en prose, la célébration lyrique et la fable railleuse, il faut reconnaître que grosso modo, le verset s’inscrit dans la première et le genre du « petit poème en prose » dans la seconde. Tout est affaire de nuances, certains poèmes en prose de Baudelaire sont très lyriques, mais la réticence à admettre le verset comme écriture du poème en prose trouverait son origine dans la dissociation de ces deux ethoï du poème en prose, l’un penchant vers l’épanchement, le développement, le second vers la concision, la simplicité, la sobriété, comme le revendique Luc Decaunes [6] pour le poème en prose, dans la préface à son anthologie.

Pourtant il n’en a pas été toujours ainsi : il est possible, en rappelant l’origine du poème en prose et du verset, de remettre en perspective certaines erreurs de classement, attribuées par Luc Decaunes à Chapelan [7], qui aurait assimilé poème en prose et prose poétique. Pour cela, il faut revenir, même rapidement, à la fin du dix-huitième siècle et aux années dix-huit-cent, dix huit cent-vingt, à cette mode du poème en prose biblique qui n’implique que superficiellement la reconnaissance d’une forme. Cette dernière paraît subordonnée à un contenu axiologique. L’ancien modèle du long poème en prose domine dans de nombreux ouvrages en prose baptisés du nom de poème, et même du nom de poème en prose [8], sans l’apanage de la prose nombreuse, mais avec la caution d’un style pseudo-biblique. Tel est le premier courant poétique préromantique inspiré par la réécriture biblique, résolument du côté du long poème en prose mais pas encore du verset.

Or quand le verset est transféré hors de ces pastiches bibliques, les critères de définition manquent pour le reconnaître comme une forme esthétique. Il est ainsi rapatrié au sein d’autres catégories comme la prose prophétique, catégorie proche selon Nathalie Vincent-Munnia [9] du poème en prose mais trop orientée pour que l’autonomie esthétique du genre « poème en prose » soit assurée. Même dans ces œuvres non bibliques, l’axiologique l’emporterait sur l’esthétique. De fait, ces œuvres-là, à rebours d’autres poèmes en prose, ne disposent pas d’un paratexte qui les justifie esthétiquement. D’ailleurs, la forme du verset est réinscrite dans des genres pseudo antique ou pseudo médiéval, pour La Vision d’Hebal de Ballanche, pour l’Ahasverus de Quinet, en dépit de convergences avec les sources bibliques. Cette prose est alors moins sentie comme biblique que poétique au sens traditionnel du terme [10]. Il s’agit d’une prose souvent nombreuse, mais découpée en des paragraphes brefs qui ne favorisent pas l’ampleur de la période, notamment dans les passages de récitatif de l’Ahasverus.

Le seul qui parvienne à réconcilier toutes les caractéristiques de la poésie biblique et à réemployer poétiquement le verset est Lamennais, reconnu alors de tous ses pairs. Il reprend dans les Paroles d’un croyant puis Le Livre du peuple le verset dialogué de L’Imitation de Jésus-Christ et le genre de la parabole en un modèle esthétique cohérent. Guilhem Labouret, qui vient de soutenir une thèse sur la Rhétorique de Lamennais, a envisagé cette origine possible du poème en prose dans son oeuvre. Lamennais apparaît d’ailleurs dans les deux anthologies du poème en prose, Chapelan et Decaunes. Mais le verset va être victime d’une part de cette grande cohérence esthétique, et d’autre part de sa politisation, si l’on tient compte de toutes les réécritures parodiques et orientées politiquement des Paroles, dont aucune ne parvient à la cheville de son modèle. La laïcisation et partant, l’autonomisation formelle de la forme semble échouer.

La forme du verset subit le contrecoup de ses emplois philosophiques et prophétiques. Identifiée à la Bible, soit une œuvre pensée comme antique, ou à des œuvres qui se parent de son prestige anachronique, elle ne parvient pas à s’inscrire dans une poésie de la modernité, du prosaïque. Il s’agit en partie d’une question de ton, dans la logique de la tripartition des styles, mais pas seulement. Le rythme particulier du verset, qu’il s’agisse de son parallélisme interne structurant ou de sa prose mesurée qui rappelle la prose poétique, tirerait le poème en prose du côté des anciens modèles. Le double refus du nombre et du style poétique, revendiqué par Baudelaire pour le petit poème en prose dans sa lettre-préface à Arsène Houssaye fait perdre de sa pertinence au verset, pourtant envisagé un temps comme une alternative au vers. Il va falloir attendre une autre définition du verset pour le ramener en grâce dans les poétiques de la modernité. Mais cette définition symboliste, postérieure aux premiers drames de Claudel, rompt avec l’histoire du verset et du poème en prose. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas celle retenue ici.

La notion de verset n’est pas la seule à se modifier : celle du poème en prose est fortement tributaire de conceptualisations qui se sont ajoutées les unes aux autres, par restriction successive du champ générique ; pas de texte trop long, pas d’extrait mais une pièce autonome, et qui à cette fin, se lit dans un cadrage, une clôture textuelle et spatiale, pas de texte didactique, ni de transposition d’art, ni de pastiche, ni de chanson, ni de fable, ni de texte écrit en prose poétique. Tous ces critères éminemment subjectifs ne se rencontrent pas en même temps chez les mêmes critiques : leur accumulation est certes, superficielle. Mais elle permet de rendre compte des orientations divergentes des définitions du poème en prose, sans qu’aucune ne parvienne à s’imposer. Luc Decaunes lui-même n’applique pas ces critères drastiques dans son anthologie et admet des poèmes de Saint-Pol Roux et les Stèles de Segalen, pourtant écrits dans une prose trop poétique à son goût, c’est-à-dire nombreuse ou rythmée.

Suzanne Bernard [11] distinguait deux types de poèmes en prose, le poème cyclique, centrifuge, originellement plus proche des formes versifiées, et le poème en prose – illumination, centripète. Todorov identifiait dans « La Poésie sans le vers » [12] ces deux types à deux moments de la conscience poétique, le second caractérisant la modernité poétique qui ne privilégiait plus ni la cohésion interne du texte, ni la cohérence avec un système référentiel réaliste. Plutôt que de parler de deux types ou de deux moments, ou d’un système de contradictions sémantiques spécifique au poème en prose, on peut envisager que ces deux tendances parfois simultanées dans le même poème, correspondent aux deux exigences du poème en prose : se définir négativement comme de la prose, comme du non-vers, mais aussi comme du poème, comme de la non-prose cursive. Aussi la question du caractère contre-nature du verset, dont les éléments de récursivité rythmique vont à rebours du prorsum de la prose, se pose-t-elle vraiment ? Le poème en prose n’a pas pour horizon générique une destructuration de plus en plus prononcée de la prose. Le verset comme niveau d’organisation du poème n’est pas une régression par rapport à un idéal problématique et daté d’une prose anarchique du poème en prose. La préface du Cornet à dés [13] plaide pour l’existence d’un poème en prose structuré ou selon les termes de Max Jacob, « situé » et « stylé », c’est à dire qu’il donne l’impression d’une atmosphère propre et d’une fermeture.

En revanche, tout poème en prose en paragraphes de taille homogène brève n’est pas forcément écrit en versets. Le verset dépend également d’une reconnaissance conditionnelle, fondée en tout ou partie sur les critères que nous avons évoqués plus haut. Or dans le cas du poème en prose en versets, le verset introduit une surdétermination formelle qui décide de la poéticité du poème dans son entier. Cela est d’autant plus vrai quand le verset est isolé par du blanc, à l’instar d’un couplet. Il apparaît alors distinct comme un sous-ensemble cohérent. La perception du niveau du verset l’emporte dès lors sur celle de la clôture du poème en prose qu’elle dilue. C’est en ce sens que Yves Vadé [14] a pu l’exclure de la définition du poème en prose. Il est vrai que pour Yves Vadé, la prose n’est pas seulement le résultat de la perception d’ensemble du poème comme étant non versifié [15] ; ce n’est pas un indice de généricité mais un moyen formel. En ce sens, ce medium prosaïque ferait concurrence au verset ; les deux « en » s’interprétant alors exclusivement comme des « en » gérondifs, de moyen. C’est parce que l’écriture du poème est la prose qu’il s’impose comme poème en prose. Certes, une perception du verset ramène bien vers le poème, mais elle ne conditionne pas nécessairement le caractère « prose » du poème. Il est des poèmes en versets qui ne sont pas des poèmes en prose, tout en ne relevant pas du vers libre, déjà exclu supra.

A rebours, nous faisons le pari qu’il existe des poèmes en prose en versets. Le poème en prose peut se disposer en versets dans la mesure où le poème serait en prose, en indiquant à la fois le genre et la catégorie qualitative, mais se répartirait en versets, selon la disposition et l’occupation de la page par le poème. Cependant le poème en prose en versets implique une caractérisation supplémentaire, à savoir qu’il faut que les versets soient perçus comme de la prose, mais non comme des paragraphes. L’alinéa pour être perçu comme verset, doit non seulement comporter une règle d’organisation interne, des mesures syllabiques récurrentes ou une bipartition, mais il doit la reproduire avec suffisamment de systématicité pour que ce principe régulateur s’entende. Cela implique qu’il y ait un nombre suffisant de versets obéissant à ce principe. En soi, le verset s’inscrit dans la série et ne peut par exemple relever du poème en prose à paragraphe unique.

L’association du verset au poème en prose semble se produire essentiellement dans deux cas, le poème en prose bref, mais d’au moins trois versets, où le verset se fait reconnaître par son organisation formelle interne récurrente, ou dans le poème en prose long, aussi anachronique soit-il. Dans le premier cas, le verset confère alors au poème tout entier un caractère cyclique ou du moins organisé rythmiquement : non seulement le rythme mais l’ethos et la tonalité du poème s’en trouvent affectés. En cela, il se rapproche des poèmes en prose au caractère fixe, sonnet en prose, stèle, mais aussi des formes à la fois religieuses et orales, comme la litanie ou le psaume. L’aération et le blanchiment entre les versets peut souligner davantage le caractère proche de la chanson. Sainte-Beuve [16] n’a t-il pas évoqué au sujet de certains poèmes de Bertrand le « couplet » ou le « verset » de ces formes qui lui coûtaient autant de soin que des vers ? Le modèle notamment d’une ballade en prose, en couplets alternant avec un refrain se retrouve dans plusieurs poèmes connus de Saint-Pol Roux, « Les Alouettes », « Les Chauves-souris », et aussi dans un poème de Tristan Tzara, « Comme un homme » dans L’Antitête, cité dans l’Anthologie Chapelan. Dans ces derniers exemples, le lecteur achoppe sur la discrimination du couplet en prose et du verset. Or le verset psalmique originel, donné en prose depuis la traduction de Port Royal, relève également de la chanson mais d’une chanson sans refrain, procédant plutôt par couplage des versets. En dernière instance, c’est la présence de ce refrain qui déplace la lecture du caractère rythmé du verset vers le genre de la chanson en prose et in fine, de son couplet. Dans les cas de poème sans refrain, identification de la forme cyclique du poème en prose et de la sous-forme du verset peuvent aller de pair.

Quant au long poème en prose, au sens du XIXe siècle, il peut s’écrire en versets. Le verset s’y substitue à l’ancien vers, dont il récupère le caractère rythmique récursif, en tant qu’unité de mesure et de développement, développement contraire à l’idée de condensation et de brièveté du petit poème en prose moderne. Si auparavant, la poéticité du poème en prose venait de propriétés extérieures à la prose qu’elle a pu récupérer, dont le verset, nous pouvons poser la question d’un retour possible aux origines. Le poème en prose peut-il s’inscrire dans une éthique post-moderne, à la fois non prosaïque et laïque ? C’est la question que nous aborderons avec Saint-John Perse dans la mesure où le rythme de son verset peut apparaître en contradiction avec la définition moderne du poème en prose. Dans quelle mesure Saint-John Perse réactualise-t-il l’ancien modèle du poème en prose et de la prose poétique ?

Etudes de cas

La présentation d’études de cas s’imposait dans le cadre d’une communication en présence d’un public de professeurs et d’étudiants. Elle tient peut-être également à une méthodologie particulière suscitée par l’objet même. Lors d’un entretien récent, Mme Michèle Aquien évoquait la possibilité que l’analyse du verset ne puisse se régler qu’au cas par cas, en fonction des auteurs, et plus exactement des textes. Les objets « verset » et « poème en prose » seraient trop instables pour pouvoir être perçus en dehors de confrontations avec nos définitions personnelles de ces notions, définitions que nous réengageons à chaque acte de lecture. Nathalie Vincent-Munnia [17]définit en partie le genre du poème en prose comme « faisant une place importante et nouvelle au lecteur, face à une poéticité conditionnelle ». On pourrait aller jusqu’à étendre la portée de cet élément de définition à la forme du verset dans la mesure où elle est également indéfinissable, située théoriquement par rapport à un modèle originel, mais dont elle se découple dans les faits.

En premier lieu, le poème doit être constitué de prose, c’est à dire qu’il doit être perçu comme de la prose dans sa compacité, en dépit d’une aération possible entre les versets. De plus, on peut envisager que le niveau local du verset doive lui-même être perçu comme de la prose, et non comme du vers libre ou du vers blanc mesuré. Cela implique une longueur relative, au moins supérieure à la ligne. Le poème de Paul Fort peut-il être perçu comme de la prose alors que l’aération et la brièveté de son verset l’emportent sur la compacité du poème ? On voit bien comment ce type de poème en prose arachnéen semble, dès le premier coup d’œil, tenir l’entre-deux entre le poème en versets et le poème en vers libres. Je dis « verset » et non « prose », car c’est la perception du niveau local qui domine sur la perception d’ensemble. Les propositions de Michel Deguy [18] qui accordent plusieurs valences à la préposition « en », sont applicables ici. On est d’abord face à un poème en versets avant d’être face à un poème en prose ; en tant que poème en prose il ne pourrait s’agir que de la catégorie de poème en versets, tendant vers la prose, avec un caractère de tension vers la prose [19].

Air du grand air [20]

Je l’attendais ce vent, (6) je l’espérais toujours, (6) ce vent, le seul bon vent, (6) le vent des aventures. (6)
Mais rien. En bourrasque folle est venu l’amour ! (12)_Gais tourbillons ! _ oui, ça dure ce que ça dure. (12)
L’amant aux courants d’air, on l’est si peu de jours. (12) On est si peu de jours un fol d’Estrémadure. (12)
Chu maintenant des hauts balcons éventés dur, au pied de ma tremblante échelle à troubadour.
_ le vent du soir bouffon chantant loin ses turlures- amant éventé, rêvé-je au vent toujours ?
petit vieillard sucré, je rêve confitures.

Ni Paul Fort, ni Saint-John Perse ne sont présents dans aucune des deux anthologies du poème en prose mais cette absence n’est guère surprenante. Saint-John Perse fait cependant l’objet de divergences de la part d’Yves Vadé et de Michel Sandras. Pour Michel Sandras [21] qui n’exclut pas le verset comme une écriture poétique du poème en prose, certains textes de Saint-John Perse, tels que éloges IV d’un seul bloc sur la page sont apparentés au poème en prose [22]. Son approche empirique est tout à fait valide, hormis dans l’exemple qu’il donne d’éloges, IV, où il n’y a pas de possibilité de perception de versets. Le paragraphe central est encadré par deux alinéas très brefs ; s’il s’agit d’un poème en prose, il ne s’agit guère d’un poème en versets. Le verset, pour être perceptible, doit être d’un volume homogène ou du moins proportionnel [23]. De plus, pour relever du verset en prose, il doit être fermé à ses deux extrémités, d’abord par une majuscule, puis par un signe de ponctuation forte. Si cette dernière condition n’est pas observée, il est encore autre chose, comme la plupart des paragraphes d’éloges qui sont frappés d’hémorragie à l’une ou l’autre de leurs extrémités, par l’enjambement ou l’absence de majuscule. La continuation de l’énoncé s’y fait dans un découpage contraire à la cursivité de la prose. Cet emploi anormal de la prose affectait déjà Images à Crusoé, même si SaintLeger Leger, premier pseudonyme de Saint-John Perse, a pu le lisser dans les rééditions.

Les Images à Crusoé de SaintLeger Leger ont été considérées, probablement à juste titre, comme des poèmes en prose, en dépit de leur jeu sur l’alinéarité et sur la mise en espace verticale. Ultérieurement, les versets compacts de Neiges donnent l’apparence de poèmes en prose à ce recueil, alors que Michel Sandras cite [24], comme exemple de poème en prose en versets, la seule section de Pluies, la section sept, qui soit en longs paragraphes denses. Même Yves Vadé [25] reconnaît dans les œuvres de jeunesse et de la maturité une forme possible de poème en prose, notamment à travers l’exemple du poème « Nocturne ». Or Saint-John Perse est conscient des différents régimes de lectures qu’induit la présentation typographique. Dans ses brouillons, il adopte une mise en page extrêmement serrée, dense : un poème par page ou presque, avec des démarcations alinéaires parfois insensibles, une multiplication des palettes de termes interchangeables dans une même proposition en surcharge ou dans les marges. Bref, tout le travail de mise en page, d’aération de la lecture, postérieur à ces premiers états, est très concerté.

Cependant les rares écrits théoriques de Saint-John Perse sur sa pratique poétique éclairent surtout les œuvres d’une maturité entrée dans l’ère métrique ou post-métrique. Ainsi Saint-John Perse, dans sa lettre à Katherine Biddle publiée dans la Pléiade [26] mais dont l’original n’a pas été retrouvé par Carol Rigolot [27], éditrice de leur correspondance, réfute pour sa poésie l’appellation de « grande prose poétique » au sens de prose nombreuse. Il a raison car ses poèmes sont organisés. Il réfute également le sens de « vers libres » et de « poème en prose » dans la mesure où sa prose est organisée en vers réguliers. Il met donc l’accent, primo sur le caractère organisé de son écriture poétique, secundo sur son caractère métrique. Le terme de poème se justifie donc pleinement, celui de prose apparemment moins pour cet auteur à l’oreille métronome. C’est ainsi que le comprend également Yves Vadé [28] pour qui la récursivité rythmique du verset s’oppose par essence à la prose. Cependant, Saint-John Perse le souligne ; ce caractère d’organisation du verset en éléments internes est inapparent. Peut-il donc empêcher le lecteur de percevoir le recueil de Vents comme un recueil de poèmes en prose ? Oui et non. Ce n’est pas tant le caractère métrique du verset qui impressionne l’oreille du lecteur que la dimension visuelle, crénelée et aérée du verset. De plus, la construction en strophes, en rappelant l’ancien système du vers empêche dès le premier poème de Vents, de percevoir ce recueil hors d’une tradition remaniée du système métrique.

La définition d’un verset binaire, souvent structuré par un parallélisme interne, est particulièrement bien illustrée par le verset de Vents de Saint-John Perse. Son verset n’est pas réductible à une agglomération d’unités syllabiques mais possède une identité rythmique binaire forte. De plus, ce niveau de structuration n’exclut pas la réintégration des autres propriétés qui se situent à un plan différent : une bonne part des versets de Vents apparaissent comme des pastiches du style psalmique, appariés en couplages, organisés selon un parallélisme interne, qui permet de répartir des cellules syllabiques paires en syntagmes ou propositions. Toutefois peut-on encore se poser la question du poème en prose pour certains poèmes au sein du recueil, tels que le premier poème du livre 3 ou encore le cinquième poème du dernier chant qui donne l’impression d’un prosimètre, dans la mesure où son ampleur ne permet plus de percevoir le régime aéré du verset comme dominant ? Prenons le premier chant du livre III de Vents [29] :,

Des hommes dans le temps ont eu cette façon de tenir face au vent :

Chercheurs de routes et d’eaux libres, forceurs de pistes en Ouest, par les cañons et par les gorges et les raillères chargées d’ans – Commentateurs de chartes et de bulles, Capitaines de corvée et Légats d’aventure, qui négociaient au prix du fer les hautes passes insoumises, et ces gisements au loin de mers nouvelles en plein ciel, dans leur mortier de pierre pâle, comme une lactation en songe de grandes euphorbes sous la meule…

Et par là-bas s’en furent, au bruit d’élytres de la terre, les grands Itinérants du songe et de l’action : les Interlocuteurs avides de lointains et les Dénonciateurs d’abîmes mugissants, grands Interpellateurs de cimes en exil et Disputeurs de chances aux confins, qui sur les plaines bleuissantes menaient un œil longtemps froncé par l’anneau des lunettes.

Et la terre oscillait sur les hauts plans du large, comme aux bassins de cuivre d’invisibles balances.

Et c’étaient de toutes parts, dans une effloraison terrestre, toute une fraîcheur nouvelle de Grandes Indes exondées, et comme un souffle de promesses à l’ouverture de grands Legs- dotations à fonds perdu et fondation de sinécures, institutions de majorats pour filles nobles de poètes vieillissants…

Les Cavaliers sous le morion, greffés à leur monture, montaient, au grincement du cuir, parmi les ronces d’autre race… La barbe sur l’épaule et l’arme de profil, ils s’arrêtaient parfois à mesurer, sur les gradins de pierre, la haute crue de terres en plein ciel succédant derrière eux à la montée des eaux. Ou bien, la tête haute, entourée de moraines, ils éprouvaient de l’œil et de la voix l’impasse silencieuse, à fond de cirque, comme aux visions grandioses du dormeur l’immense mur de pierre, à fond d’abîme, scellé d’un mufle de stupeur et d’un anneau de bronze noir.

Et les mers étaient vastes, aux degrés de leur songe, dont ils perdaient un jour mémoire sur les plus hautes marches.

Et d’avoir trop longtemps, aux côtes basses, dans les criques écouté sous la pluie l’ennui trouer la vase des vasières, et d’avoir trop longtemps, au lit des fleuves équivoques, poussé comme blasphèmes leurs coques lourdes d’algues, et leurs montures, de sangsues, ils émergeaient, la lèvre haute au croc du rire, dans les trouées de fièvre du ciel bleu, fouettées d’alcools et de grand vent.

Et comme les pluies étaient légères sur ces pentes, moins promptes à prendre le hâle y furent les armes offertes au spectre de la terre : une lignée de lances pures et d’épées chastes y tinrent veillées d’âmes à l’insu de leurs maîtres… Mais la chair étrangère hantait d’un goût d’oronge et d’amanite ces hommes nés, aux Chrétientés, de chair plus blonde que chair d’alberges ou de pavies… fils de la femme en toutes chairs ! ô pas de l’homme, d’âge en âge, sur toutes menthes de la terre !… Où furent ces hommes sous le fer, où furent ces hommes dans le vent, montant, au pas des bêtes, avec le spectre de la terre,

         les grands itinéraires encore s’illuminent au revers de l’esprit, comme traces de l’ongle au vif des plats d’argents.

La disposition typographique du poème n’est pas le seul critère qui distingue les poèmes de Vents du poème en prose. Ainsi les tercets de ce poème passent-ils aisément inaperçus. Mais tous les poèmes de Vents s’inscrivent à la manière de chants dans les livres d’un long poème épique, Vents. Chacun n’est donc que l’un des moments de ce long poème, dans la tradition de l’ancien poème en prose. A cet égard, l’organisation du recueil de Gaspard de la nuit, selon des sections hétérogènes et complémentaires, diffère radicalement de la logique d’homogénéité et d’interdépendance qui prévaut dans Vents. De nombreux rappels [30], lient ces poèmes entre eux, à l’intérieur des livres mais aussi entre les livres, avec un effet de clôture et de circularité marqué entre le premier chant et les deux derniers chants du recueil. Cela peut rappeler bien sûr les procédés de certains poèmes en prose mais cela ne ressort pas d’une esthétique de la brièveté. Il n’y a donc pas d’autonomie possible du poème-chant, contrairement à l’une des premières conditions de la définition du poème en prose. On voit bien que ce qui empêche la cristallisation du poème, ce n’est pas le verset, puisque le caractère stylistique marqué de la polysyndète en « Et » rappelle le verset biblique dans Vents, ni même le caractère métrique du verset, nettement moins perceptible dans ce chant. A l’instar des versets des Ballades de Paul Fort perçus comme des regroupements de vers blancs, le verset de Saint-John Perse, surtout lorsqu’il est très bref, peut être ressenti comme un hypermètre ou allongement d’un mètre traditionnel, 8-6 ou le double octosyllabe découvert par émilie Noulet. Ici, ce n’est pas le cas.

Mais quelle que soit sa dimension, le verset confère une certaine dignité au sujet. En effet, le rythme mesuré du verset confère au poème la diction majestueuse de la poésie qui décompte et prononce le [e] devant consonne, sauf devant signe de ponctuation ou en fin de groupe syntaxique où il est apocopé. De plus, le verset s’accompagne ici d’une certaine éloquence poétique et de réminiscences stylistiques du long poème ; soit la tendance à la tonalité épique, noble avec vocabulaire choisi et termes rares, inversion poétique du sujet ou de la circonstancielle antéposée avant la principale, cadence majeure, énumérations, référence intertextuelle à la Genèse autant qu’aux récits des grands explorateurs. Cela rappelle les procédés de l’ancienne prose poétique, n’en déplaise au poète.

Le chant de Vents représente le cas d’un poème principalement en versets, mais dont l’ensemble ne peut être perçu comme poème en prose, ou alors quitte à le dissocier d’un ensemble comme « Nocturne », poème isolé qui répond pourtant aux mêmes règles d’organisation interne. Les versets, organisant la prose selon des principes rythmiques structurels proches du vers, ne peuvent être assimilés à des paragraphes de prose poétique. Si le verset est une écriture possible de la prose, il modifie toutefois la perception que nous avons de la prose. Le troisième terme de notre comparaison est à l’opposé de Saint-John Perse, soit un poème extrait du Parti pris des choses de Ponge. Ce poème en prose aux paragraphes brefs et homogènes par leur volume fait primer la perception du genre du petit poème en prose sur celle du verset, comme nous allons le voir.

La Mousse

Les patrouilles de la végétation (10) s’arrêtèrent jadis sur la stupéfaction des rocs. (14)/Mille bâtonnets du velours de soie (10) s’assirent alors en tailleur. (7)

Dès lors, (2) depuis l’apparente crispation de la mousse (12) à même le roc avec ses licteurs, (10)/tout un monde pris dans un embarras inextricable et bouclé là-dessous, (20) s’affole, trépigne, étouffe. (6)

Bien plus, (2) les poils ont poussé (4) ;/ avec le temps tout s’est encore assombri. (11)

O préoccupations (6) à poils de plus en plus longs ! (7)/Les profonds tapis, (5) en prière lorsque l’on s’assoit dessus, (12) se relèvent aujourd’hui (6) avec des aspirations confuses. (10)/ Ainsi ont lieu non seulement des étouffements (12) mais des noyades. (4)

Or, scalper tout simplement (6) du vieux roc austère et solide (7) ces terrains de tissu-éponge, (8) ces paillassons humides, (6) à saturation devient possible. (9)

Il n’existe pas de parallélisme qui régenterait le rythme du verset, même si la bipartition du verset est sensible dans certains paragraphes. Ce qui frappe l’oreille, c’est le caractère cadencé de la prose, qui tourne autour du décasyllabe, du dodécasyllabe. La diction poétique du [e] devant consonne est suggérée par le ton soutenu, les termes rares, comme « licteurs », le ton oraculaire d’un poème énigmatique. La métaphore filée de l’armée fait index d’ailleurs vers le grand genre alors que les inversions poétiques, senties comme non naturelles, ne sont pas exemptes d’ironie dans leur confrontation avec la trivialité des poils. Peut-on pour autant parler de versets ? Il s’agit de poème en prose, non parce que l’auteur en est Ponge, mais parce que ce texte nous donne à voir la mousse ou un référent moussu sur un mode autre que réaliste. Ce texte propose plusieurs lectures, au croisement de certains champs lexicaux. L’ironie de la conclusion, trait stylistico-thématique associé au petit poème en prose depuis Baudelaire mais qui n’en est pas un trait structurel, se retrouve dans la conclusion-saturation.

On demeure dans de la prose dans la mesure où la disposition ne renvoie pas à l’allure du vers, à son alignement vertical. De plus, les segments syllabiques récurrents ne sont pas systématiques mais hésitants. Cependant, est-on pour autant dans du verset parce que l’on entend des récurrences de groupes syntaxico-syllabiques ? Le caractère binaire du verset dans cette syntaxe complexe est loin d’être marqué ; le poème est trop court pour faire entendre une cadence récurrente. Nathalie Vincent Munnia [31] suggérait que pour certains poèmes, la poéticité dépendait in fine d’une décision du lecteur. Or il en serait de même ici, comment décider que cette forme s’inscrit dans une réécriture du verset biblique ? Personnellement, je verrais plutôt dans ce texte une réécriture de certaines Illuminations de Rimbaud, dont le paragraphe très équilibré contraste avec une cohésion textuelle malmenée. Conjonctions de coordination, locutions de temps employées de manière décalée, parataxe, équilibre des volumes textuels et rythme cadencé, énigme. Si Ponge venait au verset, ce serait à son insu, par le Rimbaud de « Fleurs », et d’« Après le déluge ». Il s’agirait d’un poème en prose à paragraphes proches du verset, les paragraphes regardant vers le verset, mais ne s’installant pas dans une forme réglée. Tout paragraphe un peu rythmé, inscrit dans une série, n’est donc pas du verset.

De nombreux critères rentrent en compte, qui ne sont pas seulement d’ordre rythmique. Le verset sous-entend une mémoire du texte biblique dont les indices sont bienvenus, comme toute allusion à la religion, à un haut ton, à une rhétorique encomiastique. Ainsi reconnaît-on sans doute le verset de « Boiseries de Jadis » du poète Fernand Fleuret, dont les Friperies sont citées dans Chapelan, tant les parallélismes internes au verset, mais aussi des tournures bibliques s’imposent à l’oreille. Qu’en est – il dans l’un des poèmes de Saint-Pol-Roux « Neiges [32] » ?

La candide légende de l’éternel,/ (10) emperor des emperors à la barbe florie/, (14) subit un assaut multiple ces époques-ci. (12)

Utilisant l’échelle d’Ezéchiel/(10), les figaros de science montent tailler un peu chacun à sa guise la barbe divine (18)/; besogne ici-bas divulguée par ces flocons (14).

Altier patriarche des bibles coloriées/(12), trop archaïque et trop essentiel (10) pour l’empirisme contemporain (10),/ le progrès t’exige en habit de présidence et, (14)/dans sa rage de ne pouvoir t’absolument nier (10),/ au moins te désire-t-il d’autre façon que les primitifs/(11) et cherche-t-il à te transformer (9) jusqu’au singulier rajeunissement (10)/ qui de toi fera quelque homme sublimisé (12) avec sur l’œil le monocle solaire. (10)

         C’est pourquoi s’évertuent nos figaros (10)/ à réaliser le goût du jour. (9)

A cette métamorphose le Dieu nouveau (12)/va nécessairement gagner des poils blonds, roux, noirs ou bleus (15),/qui ne s’aïeuleront qu’en le loin des hivers futurs. (14)

Et, comme grandira- (6) la fièvre de modernisation suprême (12)/,les figaros de la postérité (10), refusant d’attendre la période blanche10,/escaladeront promener leurs ciseaux sur la brève barbe de la veille… (20)

O les neiges or, aluminium, ébène ou lapis lazuli de bientôt ! (19) 1892

Ce poème satirique s’inscrit de manière polémique dans un registre à la fois archaïque et journalistique. C’est le ton de la conférence de Mallarmé : « On a touché au vers ». Ici, on a touché à la représentation de Dieu. De cette tonalité provocante et d’une syntaxe construite par périphrases et allusions procède tout l’effet d’étrangeté. La construction des versets est globalement métrique avec des effets à la fois de mesure paire – à condition de prononcer le [e] devant consonne-, et grossièrement homogène, pour les groupes syntaxico-syllabiques. La variation de ces mesures est faible, en dépit des quelques irrégularités des mesures impaires : neuf syllabes ou quinze syllabes, voire dix-neuf. Le décasyllabe, à coupe indifféremment 4/6 ou 6/4, est trop fréquent pour demeurer imperceptible. Le verset, découpé par des virgules, repose sur un rythme ample, périodique, où les propositions syntaxiques relèvent de l’ordre de dix-huit à vingt syllabes, selon le modèle du double décasyllabe. Certes la construction du verset est pesée, souvent tripartite en fonction des groupes syntaxico-syllabiques, mais pourquoi ne pas évoquer plus simplement une prose périodique nombreuse ? De plus, s’il y a défense de l’éternel, c’est sur un mode ambigu. L’ironie qui affecte les figaros, terme permettant de désigner à la fois les journalistes et les barbiers par rapport à la métaphore d’un Dieu rasé et rajeuni, finit par se retourner contre le sujet divin lui-même, bonhomme à barbe blanche, sublimisé en homme. L’ethos encomiastique, associé traditionnellement au verset, est remis en cause.

Seule la construction du poème peut intervenir pour permettre de trancher. En effet, la répartition entre les versets des sujets grammaticaux, correspondant à l’éternel et aux figaros, respecte une stricte alternance. Si la préséance thématique dans les versets de l’éternel semble l’emporter puisqu’elle ouvre et clôt le poème, ce n’est en dernier ressort que sous la forme métonymique des flocons. Cette alternance rappelle la construction alternée des Psaumes, trait souvent souligné par les exégètes. Or la référence à l’éternel, même sous forme de clichés mis à distance, et cette construction soigneusement équilibrée au niveau interne du verset et entre les versets infléchit la lecture vers du poème en prose en versets. Structure d’ensemble du poème et structure locale du verset s’équilibrent ici dans leur effet de concertation. L’identification du genre n’est pas menacée dans la mesure où le poème ne se construit pas seulement sur le rythme local du verset.

Avant de conclure, il faut revenir sur l’importance que joue la disposition typographique dans la perception conditionnelle de la poéticité du verset. En effet, dans l’anthologie des poètes symbolistes de Bernard Delvaille [33], le poème de Charles Cros « Le vaisseau piano » est disposé en paragraphes suivis, alors que dans les deux anthologies du poème en prose de Chapelan et de Decaunes, chacun des versets est séparé par un blanc interlinéaire. Cela ne donne absolument pas la même perception d’ensemble du poème et de détail de la forme verset. Le blanchiment interlinéaire confère une autonomie à la forme davantage qu’au poème. Il permet alors de remarquer que si les paragraphes ne sont pas de volume équivalent, ils sont du moins, souvent bipartites et s’organisent alors selon un parallélisme interne. Doit-on pour autant qualifier cette écriture du poème de « versets » ? Certes, la référence à un Dieu caché est nulle. Mais la tonalité épique associée à ce vaisseau fantôme idéal et le ton métaphysique suggéré par la Reine de la fiction peuvent pallier cette absence de traits stylistico-thématiques bibliques. On serait alors en présence dans la poésie de l’équivalent en musique du verset laïque et somptueux de Satie. Mais il faut reconnaître que l’avis des lecteurs peut diverger au sujet de cette analyse.

Au terme de ce parcours, il semble difficile de conclure de manière définitive. Ont été recensés un poème surtout en versets, perçu à la rigueur comme du poème en prose, un poème en versets qui ne relève pas du poème en prose, du fait de sa supra-organisation dans un long poème, un poème en prose dont les paragraphes rythmés ne sont pas du verset, et un poème en prose en versets, mais avec toujours la possibilité de ne pas percevoir le caractère de verset. La notion de poème en prose en versets ne fait pas l’unanimité. Elle possède cependant trois noyaux d’identification stables ; une consistance historique, même si elle est anachronique et ne répond peut-être plus à nos catégorisations modernes, une représentativité textuelle et une capacité critique. En effet, elle complique la poéticité conditionnelle du poème en prose de celle de la forme. En ce sens, elle amène à réinterroger le genre du poème en prose ; est-ce un genre ou une forme ? De fait, elle porte en pleine lumière la question de la forme du poème en prose. Cette question est généralement définie par la négative en opposition à un modèle de prose poétique, renvoyant lui-même en creux au modèle du vers, ou simplement oblitérée comme non pertinente ; la prose étant ce qui ne se définit pas par une forme, l’informe et le poème étant ce qui la contient, lui donne forme. Le niveau supplémentaire formel du verset permet alors de faire entrer en résonance la capacité productive du genre du poème, par sa forme, par son ethos. C’est ce que nous avons vu par exemple dans le cas du poème de Saint- Pol-Roux. La forme du verset redonne une légitimité au genre du poème en prose, après l’avoir questionnée. Mais cela se produit dans le meilleur des cas : nous avons vu deux exemples de poèmes où le verset apparaissait comme une unité de développement, comprenant en soi son mode de multiplication, qui diluait, aux deux extrémités du ténu et de l’abondant, le cadrage du poème. Il s’agit alors d’une concurrence du genre par la forme, qui replie le premier sur la seconde. La puissance du modèle formel de ce verset très structuré (soit par un parallélisme interne, soit par des mesures syllabiques, soit par les deux), et cet effet de vampirisation des autres réceptions possibles du texte, a pu dissuader de l’employer, comme une alternative répandue au vers. Il me semble toutefois que la manière empirique d’aborder le problème, qui est déjà le fait de nombreux théoriciens, Bernard, Decaunes, Sandras, Vincent-Munnia et Aquien, se justifie par la complexité de cet objet.


1

Michèle Aquien, Dictionnaire de poétique, Paris, Librairie Générale Française (Le Livre de Poche), 1993. Le verset regardant vers le vers libre correspondrait au verset « amorphe », p. 315-316.

2

Michel Deguy, « Poème en prose, prose en poème », in The Prose poem in France, Mary Ann Caws, Hemine Riffaterre (éds) , New York, Columbia University Press, 1983, p. 215-230.

3

Michèle Aquien, Dictionnaire de poétique…. Il correspond au verset « métrique » : « regroupement de cellules rythmiques aisément repérables grâce à leur parenté avec le vers réglé, mais leur succession n’est régie par aucun esprit de système », p. 314.

4

Nebil Radhouane voit notamment dans le versus du « Et » la justification du verset dans son rapport à la Bible, pour le verset de Saint-John Perse. Nebil Radhouane, La Syntaxe dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse, Tunis, Université de Tunis I, Faculté des sciences humaines et sociales, Série 8, Tome 7, 2002, p. 140-149

5

Michel Sandras, Lire le poème en prose, Paris, Dunod, 1995, p. 89.

6

Luc Decaunes, Le poème en prose, Paris, Seghers, 1984.

7

Maurice Chapelan, Anthologie du poème en prose, Paris, Julliard, 1946.

8

Leclerc, Tobie (1773), Abbé Brute de Loirelle, L’Héroïsme de l’amitié (1776), Le Suire, Les noces patriarchales (1777), Jean Baptiste Rousseau, Le Levite d’Ephraïm (1781), Florian, Eliezer et Nephtaly (1802), Mme Cottin, La prise de Jéricho (1806), Keratry, Ruth et Noémi (1811), Mme de Genlis, Les Bergeries de Madian (1812).

9

Nathalie Vincent-Munnia, Les premiers poèmes en prose, généalogie d’un genre, Paris, Champion, 1996, p. 216-222.

10

On trouve cependant le terme de « versets » pour qualifier la Vision d’Hebal, dans un texte inédit de Paul Bataillard et Eugène Fromentin, étude sur Ahasverus de Quinet (1841), édition critique par Barbara Wright et Terence Mellors, Genève, Droz, 1982, p. 73.

11

Suzanne Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959.

12

Tzvetan Todorov, « La poésie sans le vers », La notion de Littérature et autres essais, Paris, Seuil (Points essais), 1987, p. 66-84.

13

Je remercie Luc Bonenfant de m’avoir rappelé cette référence.

14

Yves Vadé insiste surtout sur la capacité d’expansion du verset de Saint-John Perse « en vastes nappes de texte », qui semblent déborder le cadrage du poème en prose. Le Poème en prose et ses territoires, Paris, Belin, 1996, p. 250.

15

Ibid., p. 13.

16

Sainte-Beuve, « Aloïsius Bertrand », contribution destinée à servir de préface à la parution de Gaspar de la nuit chez Victor Pavie, Angers, 1843, prépubliée dans la Revue de Paris du 24 juillet 1842, t. VII, p. 221-237.

17

Nathalie Vincent-Munnia, Les premiers poèmes en prose…, p. 421.

18

Michel Deguy, « Poème en prose, prose en poème »…

19

Pour un certain nombre de participants aux journées « Questions de styles », il s’agit quand même de poème en prose, en dépit de l’aération maximale et du caractère très perceptible des vers blancs.

20

Expo 37, suivi de Raymonde aux yeux verts, recueil qui présente les mêmes procédés que celui de 1897, le ton noble en plus Paul Fort, Ballades françaises, Paris, Flammarion, 1982.Je reconnais que ma présentation, incluant le nombre de syllabes auquel correspondent les segments syntaxiques, biaise la perception de ces vers internes. On est clairement dans la définition du verset métrique telle que la propose Michèle Aquien dans son Dictionnaire de poétique. Mais les assonances internes et externes entre versets soulignent suffisamment cette composition en sous-vers par ailleurs.

21

Michel Sandras, Lire le poème en prose…, p. 49 et 98.

22

Ibid., p. 166-167.

23

On observe ainsi des versets à cadence majeure dans certains chants de Vents mais comme cette cadence majeure se reproduit de manière systématique dans des ensembles strophiques, on peut parler d’ordre de comparaison.

24

Ibid., p. 98.

25

Yves Vadé, Le Poème en prose et ses territoires…, p. 86.

26

Lettre de Saint-John Perse à Katherine Biddle du 12 décembre 1955, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1982,p .921-922.

27

Carol Rigolot (éd.), Saint-John Perse et ses amis américains, Courrier d’exil 1940-1970, Paris, Gallimard (Les cahiers de la nrf), 2001.

28

Yves Vadé, Le Poème en prose et ses territoires…, p. 86.

29

Saint-John Perse, Œuvres complètes…, p. 217-218.

30

Pour la stylistique de la répétition à l’œuvre dans Vents, je renvoie à l’ouvrage de Madeleine Frédéric, La Répétition et ses structures dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse, Paris, Gallimard, 1984.

31

Nathalie Vincent-Munnia, Les premiers poèmes en prose…, p. 421.

32

Saint-Pol-Roux, Les Reposoirs de la procession, Les Féeries intérieures, 1885-1900, tome III, Rougerie, 1981, p. 116-117. Je rajoute un exemple afin de préciser la notion de verset, par rapport à l’état pendant de la question lors de la communication.

33

Bernard Delvaille, Poètes symbolistes, Anthologie, La table ronde, La petite vermillon, 2003.