Dossier : Formes du poétique


« De hautes pierres dans le vent… »
– Enjeux énonciatifs de deux motifs persiens –

Anne Gourio

IUT de Sceaux
rattachée à l’UMR 7171, Paris III-CNRS 

anne.gourio@free.fr

Résumé : Motifs aériens et minéraux abondent dans Vents. L’articulation de ces deux domaines de la sensibilité permet de dégager trois modalités de leurs relations : incompatibilité (le vent libérateur contre le risque de la fossilisation), équivalence (équivocité, acuité…), complémentarité (le sens du mouvement, la richesse d’une mémoire). Or ces deux motifs se trouvent au cœur du projet poétique de Saint-John Perse, soucieux d’« incarner » la langue et les signes. A chaque étape du recueil, le couple vent / pierre se révèle associé à diverses modalités énonciatives, qui mettent en œuvre progressivement la poétique de l’auteur. Ainsi le recueil dévoile-t-il à la fois la genèse de sa poétique et son accomplissement en acte.

Abstract : Air and mineral motifs abound in Vents. Linking these two areas of sensibility reveals three types of relationships: incompatibility (liberating wind against risk of fossilization), equivalence (ambiguity, sharpness…), and complementarity (direction of movement, depth of memory). These two motifs are at the heart of Saint-John Perse’s poetic project, which is concerned with ‘embodying’ language and signs. At each stage of the collection, the couple wind / stone is associated with diverse enunciative modes that progressively implement the author’s poetics. Thus the collection uncovers both the origin and completion of its poetics.

S’il est une alliance de motifs qui prend pleinement sens au regard de la poétique de Vents, c’est d’abord l’entrelacement de l’aérien et du minéral, du souffle et de la pierre. Non seulement ce couple antithétique s’inscrit dans l’imaginaire d’une époque qui voit se déployer toute une fascination pour la pierre – et ce dans les poétiques d’après-guerre en particulier –, mais il est ensuite, comme les analyses de Colette Camelin l’ont montré [1], un exemple significatif de cet « éclat des contraires » au principe de la poétique persienne. Ce jeu d’oppositions, enfin, est mis en œuvre avec une densité toute particulière dans le recueil de 1946.

On hésitera pourtant à lire dans cette conjonction une quelconque influence des poétiques de l’époque, tant Saint-John Perse maintient à dessein une distance géographique et symbolique avec elles. C’est du reste dans l’autre sens que le jeu d’influences s’exerce : la passion de Caillois pour les minéraux recevra quelques reflets de celle de son aîné, encore qu’elle se portera avec prédilection sur les pierres miroitantes, quand Saint-John Perse préfère la pierre brute : chez l’un et l’autre, la pierre y redéploie tout un monde, dont elle archive avec rigueur les composantes, et ce dans la pleine continuité du langage et des structurations imaginaires. Plus tard, Lorand Gaspar témoignera lui aussi de sa passion pour les pierres et les espaces désertiques en rendant un discret hommage à l’auteur d’Anabase et de Vents [2]. Mais la fascination persienne pour la pierre semble quant à elle ne s’inscrire, paradoxalement, dans aucun héritage littéraire. En outre, c’est dans sa relation à l’élément aérien qu’elle prend toute sa mesure, ce pourquoi nous centrerons cette étude non sur un élément, mais sur un couple.

Entre souffle et pierre, on ne saurait toutefois se limiter à une simple relation d’opposition antithétique : une véritable dramaturgie se dessine au fil du recueil, qui comporte différentes étapes marquées, chacune nouant entre les deux éléments une relation bien distincte. Dès lors, c’est tout à la fois l’imaginaire des éléments et tout un ensemble de données formelles, qu’il s’agit de reconsidérer et de voir évoluer à partir de ce couple. En effet, quelques ouvrages critiques décisifs [3] ont montré comment le jeu des éléments – motifs aériens et minéraux en particulier – portait son empreinte sur l’ensemble de la poétique de Vents. Rappelons-en quelques données. La rêverie sur le vent et ses multiples valeurs, doublée d’une fascination personnelle pour la pierre [4], inscrit sans doute tout un jeu de motifs, mais elle est aussi étroitement liée au sens général du recueil : l’éloge du devenir se voit confronté à ses propres limites et impose un « retour » vers une forme de mouvement réglé. En ce sens, la démesure du vent se trouve comme limitée par la mesure de la pierre : le recueil se bâtirait sur un immense jeu d’oppositions. À ce schéma simple, le détail du recueil ajoute toutefois une ambivalence propre à chacun de ses éléments, et tout particulièrement la pierre : celle-ci, on le sait, alimente tout à la fois l’imaginaire de l’extrême Ouest – du départ et de l’emportement – et celui de la pétrification du désir et du figement dans la vieille Europe. La relation d’opposition s’en trouve donc aussitôt complexifiée. Par ailleurs, souffle et pierre travaillent étroitement l’écriture en tant que telle, et ce à de multiples niveaux que la critique a déjà abondamment analysés. Le verset persien est sur ce point significatif : la forte prégnance du modèle métrique et la rigueur des mesures tendent à « pétrifier » le mouvement inhérent à la forme même du verset : en ce sens, au souffle claudélien, Saint-John Perse opposerait un modèle hybride, minéral et aérien. Aux choix métriques s’ajoutent enfin les caractéristiques propres au style : concision, brièveté, intensité se nouent contradictoirement à un vaste mouvement d’emportement lyrique, double postulation qui, là encore, évoque l’alliance de la pierre et du souffle [5].

Il s’agira donc de prendre en compte l’ensemble de ces analyses critiques et de reconsidérer ce couple sensible dans une double perspective :

  • celle, on l’a dit, d’une démultiplication des relations entre souffle et pierre, et ce au fil d’un immense récit des éléments : au rapport antagoniste s’ajoutent une relation d’équivalence, puis un lien de complémentarité. Le couple sensible se révèle lui-même en devenir ;
  • celle d’une attention toute particulière portée aux modalités de l’énonciation, et ce en relation étroite avec notre jeu de motifs. On sait combien le souci d’une langue « incarnée » travaille la poétique persienne ; quelques lettres décisives offrent sur ce point des formules déterminantes, dont on suivra le cheminement à travers notre couple sensible :
  • La lettre de la « Berkeley Review » (1956), et tout particulièrement les deux passages suivants : « La poésie moderne, au contraire, ne se veut poésie qu’à la condition de s’intégrer elle-même, vivante, à son objet vivant, de s’y incorporer pleinement et de s’y confondre même substantiellement, jusqu’à l’identité parfaite et l’unité entre le sujet et l’objet. Faisant plus que témoigner ou figurer, elle devient la chose même qu’elle “appréhende”, qu’elle évoque ou suscite ; faisant plus que mimer, elle est, finalement, cette chose elle-même, dans son mouvement et sa durée [6] » ;
  • La lettre à Luc-André Marcel de novembre 1959 : « Et je vous sais particulièrement gré d’avoir dégagé comme vous le faites cette question de “coïncidence” entre le langage et le réel, ce souci d’incarnation et de présence dans l’“équivalence” […] cette fonction enfin du poème qui est de devenir, de vivre et d’être la chose même, “conjurée”, et non plus le thème, antérieur au poème [7] ».

Autour de cet échange entre mots et choses, c’est d’abord, il est vrai, la notion de référence qui trouve à se redéfinir. On assiste de fait à un chiasme entre le langage et le réel, qui conduit à ce que la chose signifie, tandis que la langue s’objective – le motif récurrent des inscriptions le confirmant nettement [8]. Il s’agira ici de montrer que Vents, loin de postuler cet entrelacement des signes et du réel, des mots et des choses, y mène par un ensemble d’étapes progressives, rythmées par diverses modalités énonciatives, au centre desquelles interviennent nos deux éléments.

Vent et pierre : c’est dans la mise en œuvre d’une poétique « incarnée » que réside le véritable enjeu de ce récit des éléments.

Le vent contre la pierre

La première étape de ce récit est connue, elle se déploie sur les quatre premières suites du chant I, puis reparaît dans quelques traits allusifs des trois chants suivants [9] : le vent, puissance de vie, couche à terre les monuments anciens et délivre des pesanteurs du passé accumulé. Dans un geste de rejet qui associe toutes les formes de vénération, tous les pouvoirs institués et toutes les certitudes que portent les civilisations du Livre, le poème, non sans accents nietzschéens, entend faire table rase du passé, un passé inscrit dans la pierre, fossilisé dans la pierre ou dressé dans l’arrogance de la pierre. Ce premier type d’oppositions ne concerne donc pas deux éléments premiers : il confronte un élément sauvage et une matière informée, dont l’origine élémentaire a été depuis longtemps perdue.

Quelques rapides remarques vont nous permettre de cerner deux « langues » en présence, qui tendent à se contester mutuellement : l’une en I, 1, l’autre en I, 3. Lexique et jeu sonore y entrent en relation d’opposition contradictoire. D’un côté, on le sait, le substantif « vent » est abondamment présent dans la première suite – et souvent en position de sujet, sans complément du nom –, substantif qui se double de très rares équivalents lexicaux. Cette limitation lexicale est comme compensée par le riche tissu sonore construit sur le signifiant de notre terme. La première page se déploie de fait selon une ligne sonore très dense : répétition de « vent » qui impose un rythme, assonances en [ã] essaimant dans toute la première suite, paronomase « vent/vivant » (11 [10]), dérivés « murmurant murmure » (12)… De l’autre côté, I, 3 fait intervenir à quelques rares reprises le substantif « pierre » – et cette fois en position de complément du nom (« les dieux de pierre » (16), et en I, 4 : « galeries de pierre » (18)), ou précisé par un adjectif qualificatif classifiant (« toute pierre jubilaire » (17)) ; en revanche, très nombreux y sont les substantifs renvoyant aux monuments de pierre, termes précis, empruntés à des champs du savoir eux-mêmes parfaitement définis (« baptistère », « balises », « bornes », « stèles » (16)…). Ces termes ne présentent cette fois aucune homogénéité sonore (ou du moins vocalique : on note il est vrai une allitération en /b/ à l’initiale). La diversification des phonèmes et le manque d’euphonie l’emportent ici.

Deux régimes d’écriture tendent donc à se mettre en place : l’un s’inspire du chant et privilégie une approche sensitive du langage (« ce chant très pur où nul n’a connaissance » (17)), l’autre se rapproche de l’inventaire et se déploie selon un mode réflexif et désincarné. S’opposent ici nettement une nostalgie cratyléenne se défiant des savoirs institués, soupçonnés de « tuer la chose », et une langue des monuments reposant sur un ensemble de conventions, où se profile le risque d’une mystification. Les deux jeux de mots souvent commentés, en I, 3 et I, 4 « stèles votives / fautives » (16) et « loess / leurre » (18) le confirment nettement : le retour sonore n’y est pas associé au bruissement naissant des sonorités de la première suite, mais à l’inadéquation fondamentale entre signifiant et signifié. Le langage, édifice de conventions, repose ici sur de l’arbitraire.

On comprend donc, à cette étape, l’étroite corrélation qu’entretiennent nos deux éléments avec le champ de l’énonciation. Le vent est pour l’heure associé à une parole qui naît des sources sensibles de la langue, des fibres corporelles d’un sujet vivant, d’une respiration qui s’amplifie peu à peu : la dimension sensible guide l’énonciation, de sorte que le présent d’énonciation se superpose au présent de l’énoncé, qui entraîne à son tour le présent de la lecture. C’est ce que la fin de la première suite manifeste dans l’apparition significative d’un déictique à valeur métapoétique : « Et ne voilà-t-il pas déjà toute ma page elle-même bruissante » (12. Nous soulignons). « Ma page » est « bruissante » : elle-même vit dans l’instant présent, faisant coïncider miraculeusement l’acte de proférer, l’écriture et la lecture. À l’inverse, la langue des pierres est donnée comme morte : il ne s’agit pas ici d’énoncer une parole, mais de poser à même la page une « balise », un « corps mort » (16), ou mieux d’emprunter une « couche » de sens dans l’immense sédimentation sémantique de la langue. La métaphore géologique qui guide toute la description de la Bibliothèque (I, 4) a de fait une valeur métapoétique significative. Le savoir accumulé s’apparente certes aux diverses strates de l’histoire géologique immémoriale, mais il est surtout l’image d’un langage dans lequel le sens se fige en se coupant de ses sources sensibles. Textes momifiés, qui jouent peut-être avec l’immense dictionnaire du savoir, mais sans le relier à la « chose même » : Cratyle oublié, victoire d’Hermogène.

Ainsi, lorsque Saint-John Perse opposera, dans la lettre à Luc-André Marcel, « le thème, antérieur au poème » et « cette fonction même du poème qui est de devenir, de vivre et d’être la chose même », il prolongera la manière dont les premières suites de Vents mettent en œuvre poétiquement la tension entre le vent et la pierre. Ce rapport d’antériorité et d’extériorité entre le « thème » et le présent de l’écriture appelle en écho la stratification des savoirs dont la Bibliothèque est l’emblème ; il suggère en outre un décalage temporel entre le dit et le dire. À l’inverse, le présent vivant de la langue proférée, ce chant bruissant que porte le vent, repose sur une coïncidence entre sens et sons, dire et dit, écriture et lecture.

Le vent ou la pierre

Il faut ensuite attendre la fin du deuxième chant pour que reparaisse l’isotopie minérale, porteuse d’une rêverie qui entre en opposition directe avec celle du début du recueil. Le trajet vers l’Ouest a, on le sait, une double valeur, géographique et temporelle, le mouvement suivant la courbe d’un retour vers l’origine : désormais, la pierre sera l’élément premier, dépouillé, nu, qui appelle le vent dans son caractère sauvage et insoumis. À cette étape, le vent ne délivre plus de la pierre, il en est le strict équivalent.

Cette équivalence est préparée dans les dernières suites du premier chant, mais elle ne prend toute sa mesure qu’en II, 5, lorsque la rêverie sur l’Ouest s’affranchit de la tentation qu’offre le « repli » vers le Sud. C’est contre le risque d’une régression vers la féminité, d’un enlisement dans la terre et le limon, que retentit l’appel à la pierre : « C’est de pierre aujourd’hui qu’il s’agit […] » (43). Si dans les suites précédentes on pouvait voir associées la « brièveté » et « la terre », désormais terre et pierre se dissocient radicalement, et c’est à l’élément infrangible et résistant que reviennent les suprêmes qualités poétiques : concision, brièveté, acuité. Cette équivalence a été, en outre, préparée sur le plan sonore. Toute la litanie consacrée à l’hiver (II, 2) nourrit en elle l’imaginaire de l’acuité et de la pointe que l’on verra se déployer à l’extrême Ouest, mais elle condense surtout dans le lexème « Hiver » les sonorités des deux éléments qui vont prendre toute leur mesure par la suite : le /v/ de vent et les /i/ et /e/ de pierre. Ainsi, l’équivalence sensible est comme confirmée par cette origine sonore commune : /vent/ et /pierre/ naissent d’/hiver/.

Dès lors, la matérialité la plus brute va se marier à l’immatérialité, la densité de la pierre à l’évanescence du vent, l’immobilité apparente au mouvement le plus insaisissable : l’ontologie héraclitéenne de Saint-John Perse trouvera ici une de ses plus belles manifestations sensibles. On va toutefois aboutir à une équivalence pierre/vent particulièrement instable en ce que :

  • les deux éléments ne se confondent que s’ils véhiculent des sèmes de violence ;
  • chaque élément s’oppose à lui-même, de sorte que les sèmes associés à chacun des deux vont se reporter sur l’autre ;
  • chaque élément va explorer des domaines sensibles qui n’étaient pas les siens.

La séquence II, 5 concentre tous ces aspects ; on verra alors que s’il y a équivalence entre les « mots » et les « choses » – selon le vœu du poète dans sa correspondance – ce sera, pour l’heure, sur fond de discorde et d’équivocité.

Singulière est en effet la proximité entre vent et pierre dès lors que l’agressivité est en jeu : la « coutellerie de pierre du paria » (44) appelle ainsi, dans le même verset, ce « bilan de cornes, de bucrânes, dragués par les vents crus ». À l’hypallage de l’adjectif « cru » s’ajoute l’allitération en occlusives, chargée d’agressivité. Ce que ce verset précis condense trouve plus généralement son prolongement dans l’abondance des monosyllabes tranchants retenus au fil de ces séquences « emportées ». Brièveté de l’« os », du « cri », de la « pierre », du « quartz », « face brève », « forces nues » : ces exemples ont déjà été étudiés avec précision. À la brièveté s’associe toujours le choix de sonorités dures. En ce sens, le projet d’une langue « incarnée » se réalise ici à un degré minimal, celui d’un contact bref, incisif, tranchant entre le mot et le réel. La pierre, dès lors qu’elle est coupante, aiguisée, et le vent, dès lors qu’il souffle par rafales et qu’il émacie « la face brève » de l’humain, conduisent à ce point de contact inouï entre réalité sensible et langage.

En outre, chaque élément est lui-même porteur de sa propre contradiction. Cette discorde interne, qu’annonçait déjà le premier chant (I, 3 : « De très grandes forces […] en lieu d’insulte de discorde » (15) ; « toute colère de la pierre » (16)), trouve confirmation dans la manière dont vent et pierre renversent leurs qualités sensibles les plus évidentes. Ainsi, la pierre n’est plus l’élément plein, mais elle devient un espace vacant qu’il s’agit de « combler » :

C’est de pierre, aujourd’hui qu’il s’agit, et de combler, d’un seul tenant, l’espace de pierre entre deux mers, le temps de pierre entre deux siècles. (43).

À l’inverse, le caractère tranchant du vent le dote d’une matérialité inattendue. Si chaque élément s’oppose à lui-même, c’est donc pour mieux épouser les qualités du second : à la pierre revient bientôt le mouvement (« Nos routes dures sont en Ouest, où court la pierre à son afflux » (43)), tandis que le vent se fait « dur bâillon » (44). Cette dualité de chaque élément le conduit à prolonger, au plan sensible, le célèbre passage métapoétique où l’équivocité poétique est revendiquée (II, 6). Les études persiennes ont montré comment cette ambivalence recherchée s’inscrivait dans tout un imaginaire angulaire : fascination pour les « deux versants » de chaque chose, qui amène le poète à se tenir sur une position équivoque ; tissu sonore qui relie l’angle, l’aigle, l’éclat, l’éclair dans une même rêverie [11]. Dès lors, la coïncidence mot / chose ne se réalise pas seulement dans le contact incisif : elle est manifeste cette fois dans la tension travaillant à la fois les mots et les choses ; l’ambivalence sémantique et les oxymores abondent, pour maintenir l’écriture dans un rapport instable avec le langage, celui-là même que le réel héraclitéen donne à vivre.

Non seulement les deux éléments inversent leurs qualités sensibles, mais l’un et l’autre, conjointement, sont amenés à explorer de nouveaux domaines sensibles : la pierre par exemple, se fait liquide dans ces deux passages significatifs : « Nous remonterons l’âpre coulée de pierre » (44), « à ces dernières coulées de gneiss et de porphyre » (69). La rêverie sur les origines de la matière, ici manifeste [12], appelle en outre la comparaison de la pierre et du feu [13]. Au point de l’origine, les quatre éléments premiers en viennent par conséquent à se confondre. Ce jeu mêlant intimement les éléments amène alors chacun d’eux, pris isolément, à perdre ses propres délimitations sensibles. On rejoint donc ici cette « irreprésentabilité » de l’espace persien dont Nicolas Castin fait son propos. Espace irreprésentable, nous dit-il, à la fois par excès (ubiquité) et par défaut (les superlatifs relatifs repoussant les frontières sans fixer la représentation [14]). Dans une perspective analogue, on dira, à cette étape de l’analyse, que la rêverie sensible de Vents refuse à dessein de se fixer. Les limites du mouvement d’emportement vers l’Ouest se dessinent alors, ce que le jeu des éléments a laissé pressentir. Le plan énonciatif nous en apporte la confirmation : l’énonciation y est singulièrement « intenable », en ce qu’elle débouche sur un présent introuvable.

Le texte se construit de fait sur une abondance de phrases nominales exclamatives (« S’émacier, s’émacier jusqu’à l’os ! » (43)), sur des subjonctifs à valeur optative (« Qu’on … »), sur des tournures impersonnelles à valeur injonctive (« C’est par là-haut qu’il faut chercher les chances d’une ascèse » (44)), et sur de nombreux futurs (« Nous remonterons l’âpre coulée de pierre » (44)). Et si le présent survient, c’est, semble-t-il, un présent d’imminence marquant un moment instable (« Les vallées mortes, à grands cris, s’éveillent dans les gorges » (43)). Autrement dit, la voix énonciatrice, à cette étape du recueil, ne peut coïncider parfaitement avec son énoncé : celui-ci est davantage projeté vers un futur hypothétique que véritablement incarné. D’où le doute qui s’immisce dans tous ces passages : la pointe extrême du voyage ne tient-elle pas toute sa puissance évocatrice de n’être qu’un songe ? La pure présence recherchée n’est-elle pas aveuglement ? ou éblouissement : « Plus d’un masque s’accroît au front des hauts calcaires éblouis de présence » (46) ? La présence est-elle autre chose qu’un désir de présence ? Ténue est la frontière entre le potentiel et l’irréel : c’est du reste cette tension que le tout premier passage du recueil associant pierre et vent laisse apparaître. Le conditionnel y hésite entre potentialité et irréalité :

[…] De hautes pierres dans le vent occuperaient encore mon silence (37)

Si vent et pierre s’accordent (dans leur discorde) à la pointe extrême du voyage, c’est en définitive par l’absence de traces qui les caractérise : le vent est sans dessein, oublieux de lui-même, et la pierre n’est pour l’heure que la surface brève où le conquérant pose son pas et puise son élan. Verticalité sans profondeur, instant pur sans passé. Certes, on pourrait noter combien l’un et l’autre éléments sont en eux-mêmes créateurs, rejoignant ce que Jean-Pierre Richard a développé dans l’idée d’une aridité créatrice [15]. Mais il s’agit à chaque fois d’un jaillissement qui s’épuise dans le présent immédiat, d’une explosivité de l’être qui laisse place à la pure absence. De manière analogue, le cri est repris par le silence dès lors que la voix ne se fixe pas dans les mailles de l’écriture.

Le voyage à la pointe extrême de l’Être a oublié la mémoire, le tracé, et l’art.

Le vent et la pierre

Si Vents oppose d’abord les deux champs imaginaires puis les confond ensuite, il s’achemine dans un troisième temps vers leur alliance, seule modalité à même de soutenir le projet poétique de Perse. C’est désormais la complémentarité du souffle et de la pierre que le recueil met en œuvre poétiquement, et ce afin de fixer l’écriture du vent. À cette condition seulement, le recueil sera un de ces « grands livres pénétrés de la pensée du vent » (23).

L’insuffisance de chacun des deux éléments, pris isolément, est d’abord à plusieurs reprises suggérée dans ces moments du recueil où le doute s’élève. Ainsi, l’élan du vent pourrait bien n’être, on le sait, que la manifestation d’une absence radicale, ce que la disparition des traces atteste doublement : non seulement les traces humaines s’évanouissent comme des ombres (« Nous passons, et nos ombres… » (II, 6, 46)), mais le vent ne laisse derrière lui que des traces évanescentes, que l’écriture ne parvient pas à préserver (« À moins qu’il ne se hâte, en perdra trace ton poème… » (IV, 1, 65)). À l’inverse, considérons la progression vers le noyau de la matière qu’offre la séquence III, 2. Ce noyau où la pierre naît de sa source ignée, ce cœur d’une énergie nouvelle que l’homme, nouveau Prométhée, tente de maîtriser, propose certes toute une rêverie sur le point d’origine comme union des contraires (« minuit d’or » (52), « solstice de la pierre » (54)), mais cette origine semble bel et bien mortifère. Qui plus est, l’accent se déporte aussitôt vers le geste humain qui s’emploie à l’appréhender, ou plutôt vers l’usage de la raison humaine qui est ici mobilisé. Déchiffrement éperdu, aux connotations fortement négatives : la matière n’y est pas approchée dans sa profondeur cachée, elle n’est pas épousée dans son rythme, son devenir et sa durée. Au point de l’origine, la raison se rétracte sur elle-même, réduite à n’être plus qu’un instrument qui scrute, flaire, déchiffre en tuant la vie en germe :

flaireurs de houille et de naphtes, grands scrutateurs des rides de la terre et déchiffreurs de signes en bas âge ; lecteurs de purs cartouches dans les tambours de pierre (52. Nous soulignons).

L’enquête s’apparente alors au geste des « détrousseurs de Rois » des tombeaux égyptiens : à vouloir absolument s’approprier l’origine, on manque le mystère qui la fonde. C’est pourquoi le texte évoque ici un « schisme » (52). Schisme entre l’humain et la nature bien sûr, mais aussi entre l’âme et la matière, entre une puissance de mort et un élan de vie : III, 5 viendra ensuite nouer fortement les thèmes du vent et de l’humain, par contraste avec la minéralité mortifère de ce passage. L’essentiel, on le constate, tient au rapport au langage ici mis en abyme : le langage scientifique dénoncé se replie sur ses propres moyens dans l’oubli du rythme propre aux choses. À l’édifice mort du langage que figurait la Bibliothèque (I, 4) répondent les recherches éperdues des sciences contemporaines : au « loess » d’un savoir oublié, le « leurre » d’une science arrogante.

Traces envolées sous l’effet du vent, écritures minérales violées par un regard inquisiteur : c’est autour du motif des inscriptions que se manifestent alors les limites propres à chacun de nos deux éléments. On sait avec quelle puissance notre recueil développe de fait toute une rêverie sur les inscriptions, qui va en se densifiant au fil des chants. Le premier chant fait naître le thème autour d’un jeu de contraste entre la sédimentation des savoirs livresques et « Les écritures nouvelles encloses dans les grands schistes à venir… » (17) : s’opposent nettement le caractère obsolète des premiers et l’imminence des secondes, gages de vie. Toutefois, notons que pour l’heure le déchiffrement reste un projet : les signes pourraient bien n’être ici que des rêves de signes. Claude-Pierre Perez a du reste montré que la lecture des signes chez Saint-John Perse ne coïncide pas avec la recherche d’un sens figé et qu’elle repose sur une perpétuelle incertitude :

Perse se laisse séduire par une hypothèse de signification, sans exclure qu’il puisse s’agir d’un trompe-l’œil, d’un faux-semblant  [16].

En ce sens, bien différentes sont les inscriptions chez Claudel, qui rejoignent une théologie de l’analogie, et ces linéaments de sens dépourvus de significations : signes errants eux-mêmes à la recherche d’un sens, dans une rêverie sur le déchiffrement qui refuse de se stabiliser [17]. Mais ce désir de déchiffrement traduit surtout le projet poétique « d’incarner » les mots, leitmotiv des textes métapoétiques, on l’a vu. Car le langage poétique se doit d’entamer la surface des choses, d’emprunter à la matière son grain et sa résistance : rêve utopique d’une continuité de la langue et du monde, qui refuserait la fatalité de la coupure sémiotique. Sur ce point, la lettre de la « Berkeley Review » donne à lire une opposition déterminante : en dressant face à face son projet d’incarnation poétique et une langue qui ne se voue qu’à « témoigner ou figurer », Perse n’est pas sans glisser une allusion discrète à la poétique mallarméenne. De fait, le verbe « mimer » par lequel il précise ensuite sa pensée (« faisant plus que mimer, elle est, finalement, cette chose ») rappelle inévitablement le célèbre passage de Divagations :

Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur de fiction [18].

Le mime mallarméen résulte d’une scission radicale entre l’ordre du langage et l’ordre du monde – la constellation du Coup de dés est à ce titre révélatrice : à défaut d’accéder à l’absolu, l’écriture se contentera de mimer le jeu du monde.

Le refus persien d’une relation de pur mimétisme entre le langage et le monde se manifeste dès lors dans le traitement tout à fait singulier des inscriptions : inscriptions non sur les surfaces, mais dans les profondeurs de la matière, inscriptions qui se donneraient comme une émanation de la chose même. En ce sens, le motif persien se défie tout à la fois d’une trop grande distance entre mots et choses (à la façon du mime mallarméen), et d’un rapport inquisiteur à la matière (celui des « grands scrutateurs ») qui oublie la dimension unitive du sensible et l’essentielle continuité entre le sens et le monde.

Si le vent est voué à disparaître en ravissant toutes traces, si la pierre seule risque de laisser l’humain face à un sens platement matériel, alors c’est au vent allié à la pierre qu’il s’agira de confier l’écriture poétique : le souffle se portera sur les inscriptions pour les ramener à la vie, les inscriptions préserveront la mémoire du vent vivant.

C’est d’abord le réseau des images qui va sceller l’alliance des deux éléments. Le vent viendra creuser la roche, évider les pierres, pénétrer les grottes :

et le vent à jamais dans les porosités de roches basaltiques, dans les fissures et dans les grottes (70).

La rencontre entre les deux éléments s’apparente à l’accouplement de deux principes garantissant la fécondité du monde. Le texte exploite de toute évidence l’opposition grammaticale des deux genres : les pierres, principe féminin (rappelons le jeu de mot sur « meulières » (68) / mulier qu’analyse Michèle Aquien [19]), sont pénétrées par le vent, principe masculin, non sans rappeler à la fois la formulation de la lettre de la « Berkeley Review » (« S’y incorporer pleinement ») et celle du premier chant (« les grands livres pénétrés de la pensée du vent » (23)). C’est alors le monde dans sa genèse que cette alliance porte en elle, et toute une rêverie de la naissance et de la fécondité s’y associe magnifiquement : « Une aube peinte sur les murs » (62). Les grottes ouvrent le passé immense de la préhistoire et nous mènent vers les balbutiements de l’humanité gardés dans la mémoire minérale :

Les assembleurs d’images dans les grottes et les sculptures de vulves à fond de cryptes (56)

Et c’est de ces « chambres millénaires » (56) que sort ensuite le Poète, qui porte en lui toute l’Histoire de la poésie (III, 4).

Or ce réseau d’images s’associe dans le dernier chant à un traitement de la temporalité tout à fait singulier. Alors que le premier mouvement du recueil – et son ton messianique – était tout entier orienté vers l’avenir, cette fois c’est le passé qui se trouve reflété par l’avenir, et la mémoire y est comme projetée dans le futur. On note ainsi la reprise, avec une modification significative, de l’expression : « Tu te révèleras ! chiffre nouveau » (III, 3, 55), qui devient : « Tu te révèleras, chiffre perdu ! » (III, 6, 62). Cette révélation du passé se trouve en outre associée à une dimension étrangement divinatoire :

Et toujours, ô mémoire, vous nous devancerez, en toutes terres nouvelles où nous n’avions encore vécu. (69)

Or cela affecte décisivement la valeur des signes : ceux-ci ne sont plus les traces figées d’une écriture ancienne – signes immuables, figurant l’autorité indépassable du passé. Ils s’associent étroitement à la rêverie messianique portée par le vent, et c’est ainsi qu’ils vont devenir des signes vivants. Les signes, de fait, semblent anticiper sur l’avenir, porter en eux des germes nouveaux. On pense ici bien sûr à l’influence qu’eut la pensée de Bergson sur Saint-John Perse, Bergson qui critique une conception statique et déterministe du temps : « Par le seul fait de s’accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation [20] ». La divination, en conséquence, n’est rien d’autre que la pure et simple lecture des traces du passé.

Ce traitement singulier de la temporalité va alors se reporter, on l’aura pressenti, sur l’écriture du recueil ; notre opposition de motifs va ici gagner tout son sens.

Le souffle et la pierre, ce sont évidemment la parole et l’écriture, la voix et l’inscription : deux modalités de l’expression poétique que le recueil, loin d’opposer, va s’employer à entrelacer. Ici, deux lectures du recueil semblent possibles. La première laisse apparaître un trajet linéaire qui choisit d’abord la parole contre l’écriture, en vient ensuite à privilégier l’inscription en ce qu’elle préserve les traces, puis l’alliance de la parole et de l’écriture : dans ce cas de figure, la densité de l’interrogation énonciative irait croissant. La seconde lecture consiste à considérer que le recueil met en œuvre cette alliance énonciative dès la première page. On montrera que l’une et l’autre lectures sont valides, car Vents joue lui aussi avec l’effet divinatoire de ses propres signes – et donc de sa propre poétique. En ce sens, il propose à la fois la genèse de sa poétique et son expression en acte.

Vents se présente, il est vrai, comme une chambre d’échos – ce que manifeste le retour récurrent des motifs, des mouvements d’élan et des moments de désillusion, rythmé par le souffle et la pulsation organique du recueil : échos vivants, donc, que le recueil garde dans sa mémoire vive. Or cette mémoire s’épaissit au fil des chants, ce qui différencie nettement le moment premier de pur jaillissement (I,1), des dernières pages. On notera ainsi la reprise significative de l’isotopie minérale dans la séquence IV,2 – passage de la « Crau de pierres » – qui reproduit, mais cette fois dans l’épaisseur de la mémoire, le moment minéral du deuxième chant (II,5). Le « lieu de pierre » présente désormais le statut d’un souvenir – « Je me souviens d’un lieu de pierre » (67) –, souvenir qui permet l’écriture vivante de la pierre. Ainsi, l’écriture ne se donne pas seulement comme un art au plus près de l’élémentaire, mais aussi comme un ensemble de traces fixées dans la mémoire – du sujet, de l’œuvre poétique et de la matière. Et le poète, en ce sens, devient le frère de ces « mille tailleurs d’images » de l’Ile de Pâques, « lèvres scellées sur le mystère des écritures» (70). L’Histoire referme bel et bien sa boucle : le poète préserve dans son geste la mémoire des tout premiers artistes, et il anticipe dans le même temps sur l’art futur. D’où cette idée persienne que la création n’est plus personnelle, mais transpersonnelle, que le geste se transmet, et que l’art actuel s’inscrit dans l’immense sillon tracé par les artistes primitifs.

Au dialogue des artistes entre eux, la fin du recueil ajoute un dialogue du poète avec les éléments, qui va mener à l’effacement progressif du locuteur. C’est ce bouleversement énonciatif qui nous paraît déterminant, et qui accomplit en acte le projet de la poétique persienne. Dans un premier temps, seul le lieu d’énonciation se trouve décentré, la parole surgissant des éléments eux-mêmes, dans un énoncé volontairement impersonnel : « Lieu du propos : toutes grèves de ce monde » (61). Puis le vent lui-même se fait énonciateur (fin de IV, 5), et pour la première fois, un « Je » apparaît, qui réconcilie l’humain et l’élémentaire :

Et le Vent avec nous comme maître du chant :
« Je hâterai la sève de vos actes. Je mènerai vos œuvres à maturation » (80).

Cet entrelacement de l’homme et du monde, ici miraculeusement accompli dans un mouvement triomphal, trouve sa belle image métapoétique dans le motif de la « tresse » : « Et à la tresse de son chant vous tresserez le geste qu’il n’achève » (80). Au « chiasme » des phénoménologues, Perse répond par la « tresse » poétique, qui mêle non seulement l’homme et le sensible, mais aussi la voix et l’écriture, le geste vivant et les signes muets, le dire et le dit. Désormais, les poèmes mènent leur course à même le monde : « Et nos poèmes encore s’en iront » (82), tandis que les éléments eux-mêmes échangent leurs récits poétiques : « Et la terre au lointain nous raconte ses mers » (82).

Ainsi, l’écriture des éléments (au sens objectif du génitif) à laquelle menait l’isotopie des inscriptions trouve son corollaire ici au plan de la parole : le travail énonciatif mis en œuvre à la fin du recueil conduit bel et bien à la prise de parole des éléments. Ayant associé les deux, le recueil impose finalement sa relecture : car, on l’aura compris, cette écriture et cette parole conjointes des éléments, le recueil lui-même en propose l’expression en acte. Il a bel et bien, par son jeu conjugué de signes, de sons, d’échos énonciatifs, fixé dans l’écriture la parole du vent et fait entendre, dans le même temps, l’écriture des pierres.

Conclusion : Pensée de la pierre et pensée du vent 

À cette étape conclusive, il serait certes tentant de jeter quelques ponts entre les grandes poétiques qui entrent en écho avec celle de Saint-John Perse. De fait, le choix de la forme verset, et la double isotopie – minérale et aérienne –, appellent comme inévitablement les œuvres de Segalen et Claudel : la pierre se donne comme « modèle » du verset dans Stèles ; le souffle fonde le verset claudélien. Toutefois, il est difficile de s’en tenir à un schéma aussi satisfaisant : chacun de ces auteurs entretient de fait une relation beaucoup plus complexe et contradictoire avec l’élément auquel il est assimilé. Rappelons que la stèle de Segalen se doit de fixer un ensemble de forces vives, dans une rêverie qui elle aussi a de forts accents nietzschéens ; la fascination de Segalen pour l’architecture chinoise (l’« orchestique ») et son goût pour les matériaux éphémères ne sont pas sans rappeler le jeu de tensions entre principes opposés qui se trouve au cœur de l’esthétique persienne. Quant à Claudel, on notera rapidement le chiasme étonnant auquel il donne lieu dans son dialogue avec Saint-John Perse : on sait que c’est à Vents que l’auteur des Cinq grandes odes consacrera un long texte critique ; or Saint-John Perse répondra, dans l’hommage funèbre qu’il composera quelques années plus tard, par une longue métaphore filée minérale [21]. Il resterait donc à étudier cette relation contradictoire du souffle et de la pierre, entre Saint-John Perse, Claudel et Segalen.

Dans la perspective énonciative que nous avons ici choisie, on se concentrera, pour clore cette étude, sur la proximité troublante qui relie le propos de Segalen avançant, dans la préface de Stèles, que les caractères chinois sont

devenus pensée de la pierre dont ils prennent le grain [22].

et la formule de Vents que nous avons rencontrée à plusieurs reprises au fil de cette étude :

de grands livres pénétrés de la pensée du vent.(I, 6).

De fait, un même décentrement de l’énonciation est mis en œuvre dans Stèles et Vents, dont les enjeux se mesurent à l’échelle de l’histoire des poétiques. Certes, chez Segalen ce jeu énonciatif entre en relation étroite avec le contexte chinois et avec la réflexion sur l’exotisme. Il s’agit de faire naître un discours autre, en prenant appui sur la matérialité de la stèle (la résistance de la pierre se reportant sur l’hermétisme de la langue poétique) et sur la spécificité des tombeaux chinois (tombeaux dans lesquels le défunt continue à vivre par-delà la coupure de la mort). Aussi, Stèles multiplie les effets troublants destinés à suggérer une prise de parole de la pierre elle-même – ou de l’au-delà : les stèles funéraires reposent sur un jeu énonciatif complexe (décentrement de la première personne, exploitation du caractère « illisible » de l’idéogramme, sens de lecture inversé…) qui mène bel et bien à une disparition de l’instance auctoriale. Dès lors, les idéogrammes inscrits suscitent bel et bien une confusion entre les signes et les choses. Signes qui nous ramènent, pour Daniel Bougnoux, à un état premier de langue :

Un fragment arraché à la chose, un échantillon métonymique, une empreinte ; l’enfance du signe, déchiffrable dans la continuité et la contiguïté d’un contact ; signe déjà, mais encore engainé dans la chose, une déhiscence sémiotique du Réel [23].

On serait finalement tenté de transposer dans le double paradigme, minéral et aérien, de Vents, le fond de cette analyse. Car Vents rêve aussi de signes encore « engainé[s] dans la chose », mais il superpose à ce désir d’inscription l’utopie d’une parole infiniment souple et volatile, que le recueil préserverait dans sa fluidité sans jamais la figer. De fait, notre étude s’est employée à montrer que le signe – ou « le livre » – est comme doublement repris par le monde : il retourne vers le creuset matériel d’où il a éclos, dans toute une rêverie sur l’écriture née miraculeusement des strates minérales ; il est ravi par le souffle du vent, souffle qui ne se dissocie plus de la parole poétique. À ce chiasme des signes et du sensible, le recueil ajoute surtout un jeu troublant, qui conduit à ne plus pouvoir déterminer ce qui est premier, des signes lus ou des signes créés, du souffle poétique ou des rafales de vent balayant le monde. Poème et méta-poème, il a bel et bien entretenu, par son jeu énonciatif et sa temporalité singulière, une confusion féconde entre le temps de sa genèse progressive et celui de son accomplissement triomphal. De la sorte, le jeu des signes ne se referme jamais sur lui-même, il demeure, oscillant, sur un seuil. Sortant tout juste de l’atelier du monde, Vents révèle finalement la continuité essentielle des signes et du sensible.


1

« Ni éclat dur des colonnes (« Filles des nombres d’or, / Fortes des lois du ciel » (Cantique des Colonnes)), ni toiles flottant au vent du poète surréaliste, l’édifice persien, c’est ce pavillon chinois qui garde, aux courbes de sa toiture, le souvenir du vent, préfère le bois et l’argile au marbre inaltérable, bâti au point géométrique où les contraires s’affrontent » (Colette Camelin, Éclat des contraires. La poétique de Saint-John Perse, Paris, Éditions du CNRS, 1998, p. 222).

2

Lorand Gaspar, « À Saint-John Perse », « Hommage à Saint-John Perse », Nouvelle Revue française, 278, février 1976, p. 58. « De la plénitude », Cahiers Saint-John Perse, 4, 1981, p. 27-41.

3

Christian Doumet, Les Thèmes aériens dans l’œuvre de Saint-John Perse, Paris, Minard (Archives des lettres modernes), 1976 ; Mireille Sacotte, Parcours de Saint-John Perse, Paris – Genève, Champion – Slatkine, 1987 ; Joëlle Garde-Tamines, Saint-John Perse ou la stratégie de la seiche, Aix-en-Provence, Publication de l’Université de Provence, 1996 ; Colette Camelin, Éclat des contraires…On s’appuiera également sur l’article de Nicolas Castin : « Figures du Vent : modernités du paysage persien », dans Modernité de Saint-John Perse ? (actes du colloque de Besançon des 14, 15 et 16 mai 1998), Catherine Mayaux (éd.), Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2001, p. 137-152.

4

« Fasciné par la pierre et par son énergie secrète, ne l’ai-je pas toujours été ? », Lettre à Mina Curtis, 1958, citée par Mireille Sacotte, Parcours de Saint-John Perse…,p. 239.

5

Sur ce point, voir en particulier les analyses de Mireille Sacotte, ibid. p. 227-257.

6

Saint-John Perse, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1972, p. 565-566. Nous soulignons.

7

Ibid., p. 574. Nous soulignons. On ajoutera ce passage de la lettre à Mrs Francis Biddle : « C’est que, dans la création poétique telle que je pense la concevoir, la fonction même du poème est d’intégrer la chose qu’il évoque ou de s’y intégrer, s’identifiant à cette chose jusqu’à la devenir lui-même et s’y confondre. » (ibid., p. 921).

8

« Au langage strictement dénotatif […] s’oppose ainsi souvent la mouvance d’une référentialité connotative où mots et choses ne seraient plus scindés par la structure étanche de la représentation mais, au contraire réajustés par l’humeur, l’affect commun qui les ressaisit dans une seule et même expérience du monde » (Nicolas Castin, « Figures du Vent… », p. 146).

9

III, 5 et IV, 5 en particulier.

10

Les nombres entre parenthèses correspondent aux pages de l’édition Poésie / Gallimard.

11

Mireille Sacotte, « De l’angulaire à l’ambigu : la géographie des limites »,dans Parcours de Saint-John Perse…, p. 227-257.

12

« Remonter » vers l’origine, et l’image du magma de roches en fusion.

13

Par exemple : « au feu des grandes roses de diamant noir » (54).

14

Nicolas Castin, « Figures du vent : modernités … », p. 140.

15

Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Seuil (Points), 1981, p. 49.

16

Claude-Pierre Perez, « Saint-John Perse et Claudel : filiation ou cousinage ? », dans Souffle de Perse, 5-6, 1991, p. 57.

17

C’est là, selon Perez, ce qui différencie cette approche poétique d’une « théorie de la poésie-connaissance » (Ibid., p.59) : en opposition à ses propres déclarations – notamment dans le Discours de Stockholm –, Perse viserait, par l’écriture poétique, à « séduire, enchanter, conter gracieusement » (ibid., p.61.).

18

Stéphane Mallarmé, Igitur, Divagations, Un Coup de dés, Paris,Gallimard (Poésie/Gallimard), 1976, p. 204.

19

« Dans VentsIV, 2, l’idée de comparer des femmes à des pierres meulières très lourdes et très larges, percées en leur milieu, est bien sûr amenée par la description d’une civilisation de la pierre […]. Mais sa pertinence est également soutenue par une étymologie très fausse que l’on trouve dans l’équivalent latin de femmes, mulier. » (Michèle Aquien, Saint-John Perse, L’Être et le nom, Seyssel, Champ Vallon, 1985, p. 94).

20

Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 1962, p. 15. Colette Camelin et Joëlle Gardes-Tamine soulignent du reste la forte influence de la pensée bergsonienne sur Saint-John Perse dans La « rhétorique profonde » de Saint-John Perse, Paris, Champion, 2002.

21

« Elle a, des grands faciès géologiques, l’élémentaire rudesse et la véracité. Elle est abrupte et saine et de pierre franche – comme on dit d’une côte qu’elle est franche », dans « Hommage à la mémoire de Paul Claudel », Œuvres complètes…,p.484. « Le moins mystique des croyants, le plus logique des fervents – et qui témoigne encore abstraitement de sa vocation céleste : à la façon des aérolithes encastrés dans l’écorce terrestre. » (ibid., p. 485).

22

Victor Segalen, « Préface », Stèles, dans Œuvres Complètes, Paris, R. Laffont (Bouquins), 1995, t. 2, p.37.

23

Daniel Bougnoux, « Dire et montrer dans l’esthétique de Stèles », dans Ce que le poème dit du poème, Saint-Denis,Presses universitaires de Vincennes, 2005, p.10.