Dossier : Formes du poétique


Les noms et voies de la narration dans Vents
de Saint-John Perse

Michel Favriaud

fm.favriaud@wanadoo.fr

Résumé : Cet article vise à tester les catégories de la narratologie telles que narration, narrateur, personnages, temps, lieu, dialogue dans le récit, déictiques pour voir si elles peuvent éclairer la poétique de Saint-John Perse dans le Poème Vents. Cette hypothèse est fondée sur trois données facilement observables : Saint-John Perse utilise lui-même les mots de « narrateur » et de « narration », à côté de « poète » et « poème », il fait entrer dans son poème de nombreuses figures humaines ou ayant des traits humains, les marqueurs de « dialogue » et de déixis qui actualisent et présentifient ces figures sont multiples. Tous ces « personnages » sont-ils des figures ayant une autonomie par rapport au narrateur, ou sont-ils des figures du narrateur ? Et si cette seconde hypothèse devait être avérée, quel rapport entre les différentes figures pourrait être montré et quelle construction de l’instance de narration serait ainsi mise au jour par cette multiple figuration ?
Nos conclusions vont dans le sens d’un poème mi-épique mi-lyrique où les figures sont des proto-personnages d’un personnage unique et multiple qu’on peut appeler le sujet du poème pris et surpris par le rythme irrégulier de sa création en mouvement.

Abstract : This article aims to test the narratological items of narrating, narrator, characters, time, place, narrative dialogue and shifters to see how they serve to elucidate Saint-John Perse’s poetics in his poem entitled Vents. Three easily-observed data support our hypothesis : first Saint-John Perse himself uses the words “narrator” and “narrating” beside those of “poet” and “poem”, second, his poem includes many figures which arehuman or have human features, third, it also includes many marks of dialogue and shifters. The point is to know whether all these characters are autonomous of the narrator or in fact different forms of the narrator. In the second case, what kind of relationship between all these figures could be revealed, and what would it mean about the narrating character’s construction?
Our conclusion is that in this semi-epic semi-lyric poem the figures can be considered as “proto-characters” of an unique and multiple character, whom we can call the subject of the poem, caught up inthe irregularrhythmof his creation in progress.

Telle est l’instance extrême où le Poète a témoigné (61)

Introduction 

Si on parle assez couramment de la poéticité d’un récit, ceux de Marcel Proust ou de Claude Simon par exemple, quand on ne veut réduire celui-ci à une approche strictement narratologique, on se méfie souvent de la narration du poème, certains faisant même, à tort sans doute, le partage entre poésie et récit sur cette ligne-là, justement. Certes on évoque bien, aux marges génériques ou historiques, certains poèmes narratifs, épiques le plus souvent, mais la question dans l’œuvre de Saint-John Perse pourrait dépasser ce cadre, même si le caractère épique est ici une donnée à considérer. Plusieurs éléments de narratologie ne peuvent-ils informer l’analyse des poèmes de Saint-John Perse : temporalité, espace, personnage et surtout narrateur, personnage éminent créateur de point(s) de vue ?

C’est Saint-John Perse lui-même qui nous invite à cette nouvelle approche théorique, en employant les mots « narrateur », avec majuscule, et « narration », au pluriel, au tout début du recueil (13, deux fois, 15, 16) [1]. Mais à côté de ce narrateur officialisé émerge une pléiade de figures, humaines ou non, qui accompagnent le chant. Ces figures sont-elles les personnages autonomes d’un vrai récit ? Quels liens font-elles entre elles et avec l’instance de narration ordinaire, actualisée notamment par les déictiques, aux formes variées dans ce recueil ?

C’est bien ce personnel du récit, soit au niveau diégétique, soit au niveau narratif, que nous envisagerons, sachant que pour compléter l’étude, il faudrait envisager l’aspect argumentatif et lyrique du poème, c’est-à-dire ce que le poème fait plus que ce qu’il dit [2]. Ici nous étudierons plus spécifiquement ce qu’il dit, en envisageant lexicalement et sémantiquement d’abord, les figures propres du narrateur, puis celles plus éloignées qui pourraient lui être apparentées, enfin, par une approche morpho-syntactico-sémantique, le lien établi par les déictiques entre ces figures apparemment éparses.

Les noms propres du narrateur

Cette première étude, lexico-sémantique, envisagera le premier cercle des personnages autour des dénominations de « narrateur » et de « poète ». Y a-t-il synonymie ou simplement co-référence, et dans ce cas, quelles facettes d’un personnage « unique » se construisent ainsi ?

Le « N/n/arrateur » à proprement parler

Le mot « Narrateur » est posé trois fois au début du texte, toujours avec une majuscule, mais disparaît du reste du poème de Vents. Il correspond fonctionnellement à une troisième personne (13 x 2) ou à une seconde (« Achève, Narrateur !... » (16)), se distinguant ainsi d’une première ; le narrateur désigné apparaît ainsi distinct de l’instance d’énonciation ordinaire, ou à tout le moins comme un dédoublement, voire un allocutaire. Ce personnage grandiose de la narration, fictionnalisé, L, distinct de lo en théorie Scapoline [3], se caractérise par des éléments de description, d’action et de parole.

Sa description se fait par traits propres (« La face peinte pour l’amour comme aux fêtes du vin… » (13)) ou traits indirects, par la médiation d’une comparaison (« Comme un shaman sous ses bracelets de fer », « la lourde robe bleu de nuit, rubans de faille cramoisie, et la mante à longs plis à bout de doigt pesée » (13)). Son action, d’annonce prophétique (« Et vous avez si peu de temps pour naître à cet instant ! » (13)) est accompagnée d’un cérémonial grandiose (« Le Narrateur monte aux remparts » (13) ; « Le Narrateur monte aux remparts dans la fraîcheur des ruines et gravats » (13)) marqué par l’anaphore et l’expansion de la phrase première. L’action elle-même est ambivalente (« dans la fraîcheur des ruines et gravats »), quasi guerrière et dévastatrice, du côté de la mort (« Il a mangé le riz des morts » (13)), et simultanément source de vie et de « fraîcheur », mot-clé de l’idéologie persienne. L’ambivalence est au centre de sa mission locutrice même ; en tant que « narrateur » il fait certes un récit du passé, appelé trois fois « narrations (15, 28 x 2) et « chronique » (41), mais il oriente aussi son discours narratif vers le futur et l’adresse directement à un auditoire en tant que prophétie (id 13). L’expression « dans la chronique du poète » (41) établit le double statut de ce personnage, « narrateur » et « poète ». C’est ce dernier terme qui va triompher peu à peu. Il n’en demeure pas moins que les trois occurrences de « narrateur » et les trois autres de « narrations » configurent un personnage initial saillant.

C’est l’objet du discours qui peut éclairer cette instance de narration, souvent au pluriel, si l’on met de côté pour l’instant « plus haut verbe » (12), relié à « arbre ». Les expressions « hautes narrations du large » (15 et 28 deux fois), « Les écritures nouvelles encloses dans les grands schistes à venir… » (17) « les degrés de mon chant » (38) insistent bien sur cette pluralité mais aussi sur son organisation spatiale (« large », peut-être « degrés ») et temporelle (« dans la chronique du poète » (41)), qui renvoie au récit. Le complément déterminatif « du large » se lit comme complément subjectif quand il est mis en rapport avec « encloses dans les grands schistes à venir… » ; les « schistes » comme le « large », la terre comme la mer, ont une parole qu’il faut ouvrir – ce dont le narrateur fictionnalisé doit s’acquitter.

On s’aperçoit ainsi que l’énonciation correspond à trois instances de parole superposées : l’énonciateur ordinaire construit le cadre du récit prophétique du « Narrateur » fictionnalisé, lequel libère « narrations » et « écritures » de rang supérieur, sortes de récits d’univers en attente d’énonciation discursive. Cette superposition de trois instances pourrait être une des clés du lyrisme, sinon de l’épique.

Le « poète »

Nous avons relevé dans Vents, huit occurrences du mot avec minuscule et sept avec majuscule, sachant que le mot « poème », moins fréquent, est employé plusieurs fois. Cette double lexie domine largement celle de « narrateur », sans toutefois s’y assimiler. On pourrait dire que dans la suite co-référentielle, « Narrateur » est un lanceur, qui oriente le mot « poète » vers une acception supérieure, ce que répercute peut-être la distinction des emplois du mot « poète », avec ou sans majuscule.

Avec minuscule le mot « poète » désigne un acteur négatif ou supposé tel, méprisé par l’énonciateur (« Je t’ai pesé, poète, et t’ai trouvé de peu de poids » (27)), mais le plus souvent le mot est neutre, comme dans cette première occurrence du recueil, au pluriel, en système binaire avec d’autres humains (« Et qui couraient à leur office sur nos grands versets d’athlètes, de poètes » (11)), ou cette seconde, légèrement appréciée dans le co-texte (« Et le poète encore trouve recours dans son poème » (14)). Il est remarquable ici que ces deux occurrences précèdent la première occurrence magnifiée (« aux pas du Pâtre, du Poète » (16)), mais encore jumelée, ici avec celle de « Pâtre », tandis que les occurrences pleinement euphoriques viendront aux pages 25 (en alliance avec celle très valorisée de « Maître de chant ») et 26, en usage enfin solitaire («  – et le Poète tient son œil sur de plus purs laminaires » (26)). Ce qui prouve doublement la hiérarchie des usages sans majuscule ou avec.

Pour autant la lexie illustrée par la majuscule (marque de ponctuation magnifiante de mot) n’est pas toujours en usage euphorique comme on peut le mesurer deux fois (« exulte, Maître du chant ! Et toi, Poète, ô contumace et quatre fois relaps, la face encore dans le vent » (25) ; « Ô Poète, ô bilingue, entre toutes choses bisaiguës » (45)). C’est que le poète, dans le premier cas partiellement opposé à « Maître du chant », est lui-même double, comme le héros antique, humain et divin à la fois, devant faire effort pour accomplir sa plus haute définition (45) :

Ô Poète, ô bilingue, entre toutes choses bisaiguës, et toi-même litige entre toutes choses litigieuses – homme assailli du dieu ! homme parlant dans l’équivoque !...ah ! comme un homme fourvoyé dans une mêlée d’ailes et de ronces, parmi des noces de busaigles !

Il lui arrive de tendre vers cette position surplombante, l’égale de celle d’un dieu, qui n’est pas loin de celle, pourtant réfutée, du Dieu du Jugement dernier (« Que le Poète se fasse entendre, et qu’il dirige le jugement ! » (58)). Mais d’y tendre optativement. Les deux mots « narrateur » et « poète » réfèrent bien à des co-acteurs d’un même actant, pour reprendre les termes greimasiens [4], mais à recouvrement définitionnel partiel ; le mot « poète » recouvre une hiérarchie d’hommes inégalement tournés vers la découverte du monde, dont le cercle le plus éclairé rejoint celui, plus homogène, des « Narrateur(s) ». Le mot « narrateur » permet justement de couper avec l’histoire et la tradition routinière de la poésie, de sortir la poésie de l’anecdote pour l’amener au récit et à l’épopée. Pourtant il ne faut pas y voir seulement la construction d’un supernarrateur épique ni au contraire un simple classement hiérarchique argumentatif et polémique – aspect pourtant avéré dans le texte – mais bien plutôt les facettes ou états d’un narrateur-poète en procès de création, qui occupe tour à tour, et dans l’instabilité perpétuelle, chacune de ces stations provisoires.

Ce « narrateur-poète » ainsi constitué dans sa pluralité évolue au milieu d’autres porte-noms propres. La question est alors de savoir si ceux-ci figurent des « héros » distincts du premier, se constituant en véritable « personnel diégétique », ou s’ils en sont les substituts métonymiques au seul niveau de la narration.

Personnages ou « métonymes » du « narrateur-poète » ?

On pourrait les classer en trois catégories ; les premiers sont des quasi-synonymes du « narrateur-poète », humains affectés d’un coefficient de poéticité variable ; les seconds sont des éléments naturels ; la troisième catégorie est la plus problématique car elle concerne « dieu », et est la seule à se voir infliger, le plus souvent, la minuscule.

Les quasi-synonymes humains

On pourrait établir une hiérarchie à trois niveaux de ces humains qui s’élèvent au-dessus de l’humaine condition par leur capacité poïétique, et qui reflèteraient les facettes du « narrateur-poète ». Tous ou presque prennent la majuscule.

Les premiers sont des créateurs inaboutis, annonceurs des grands poètes, comme, pour les Pères de l’Eglise, les poètes païens annonçaient la venue de Jésus-Christ. Cet inaboutissement est marqué notamment par le « songe » (« Fini le songe où s’émerveille l’attente du Songeur » (22) ou « comme des songes du Songeur » (45)) ; ici la faculté d’écart et d’imagination ne se traduit pas en action, ce qui pourrait être aussi la limite du « sage » (14). D’autres grandes figures de l’écart, « Croisé », « Balafré », « Inconnu », « Voyageur » (71) ou « Mendiant » (74) restent au niveau de la déprise, de l’action sans visée, ou, comme ce conseiller du Prince, lui sans majuscule qualifiante, du seuil (« Et l’ausculteur du Prince défaille sur son ouïe – comme le visionnaire au seuil de sa vision » (53)). Ces personnages-entités, sans véritable individuation, sont des amorces diégétiques plus que des personnages, ils ne prennent pas la parole non plus, et ne se hissent donc pas au niveau de la narration.

D’autres ont accès à un savoir supérieur, sans être tout à fait du côté pleinement divin. C’est par excellence la catégorie des poètes, surtout des poètes sans majuscule. C’est celle des « Enchanteurs » (21-22), celle de l’« Emissaire » (42), celle aussi de l’« Initié » (60), voire du « Shaman » (13), encore enfermés dans un métier (22) ou une mission. Sans parole non plus, ce niveau de figuration peut être l’objet d’une description diégétique, comme le shaman (13), non pour lui-même en tant que personnage, mais comme icône possible des personnages de troisième catégorie.

La troisième catégorie est l’égale de celle des grands « Poètes », détournés de la trivialité du monde : « Novateur » (25, deux fois, 38), « Maître du chant » (25, 27, 79), « Prodigue » (41), « Voyant » (52, 62), « Errant », « Exterminateur », « Officiant » (55, 61), « Contemplateur nocturne » (57), « Ecoutant » (14, 62). Tous ces noms, prédéterminés par un article défini et par une majuscule, laquelle les tient au niveau des signes abstraits non individuants, co-réfèrent avec le personnage du « narrateur-poète » déjà établi ; le déterminant défini a valeur déictique et anaphorique à la fois : il fait advenir le personnage par le discours qui l’intronise indexicalement, et en même temps il le relie, anaphoriquement, à une série diégétique. Nous en apporterons une preuve plus argumentée dans notre étude des « pronoms » déictiques. S’élaborerait ainsi un personnage à multiples facettes caractérisantes. Décliné au singulier, il est tourné vers la transcendance et le monde ; il crée moins qu’il ne capte, contemple, écoute, car le chant du monde existe, il n’est que de le découvrir, pacifiquement ou violemment. Les occurrences multiples des mêmes lexies font apparaître un personnel privilégié : le « Novateur », instigateur de révolution, presque au même rang que « Le Maître du chant », grand ordonnateur de la poiësis et du monde, voix éminente du Poète, avec qui le narrateur ordinaire entre, par intermittence, en dialogue.

« Le Maître du chant », double idéal du poète, fait jaillir le dialogisme interne fondamental de l’œuvre, ce qui se marque notamment par la ponctuation [5], le lexique, et les formules prophétiques. Mais la valeur chorale et éthique de l’œuvre vient de la multiplicité, de la fugacité et du retour plus ou moins marqué de toute cette figuration de narration plus que de diégèse, qui témoignent de l’impossibilité intrinsèquement humaine de maintenir le discours à son niveau idéal de vie et de maîtrise poétique. Le personnel de la narration est la manifestation de l’aventure de l’écriture, à la fois preuve de l’insaisissable, de l’insaisie, et en même temps truchement de l’expérimentation infinie de la possible saisie d’un narrateur à la fois unique et « intermittent », au sens de Meschonnic [6].

Faut-il assimiler à cette troisième catégorie une figuration quasiment pas individuée, à nom minuscule, et pourtant dotée d’une parole prophétique de niveau supérieur, « vivant » (« S’en aller ! s’en aller ! Parole de vivant » (19, 28)), qui sera reprise textuellement par le « Prodigue » (« S’en aller ! s’en aller ! Parole du Prodigue (41)). Ce « vivant », est-ce encore l’homme qui apparaît furtivement dans la bibliothèque poussiéreuse (« un homme » (18)), celui qui va devenir potentiellement l’acteur métonymique du vent (« un homme encore se lève dans le vent. Parole brève comme éclat d’os. » (22)), sinon de dieu, dont il serait un similis (Ainsi dans le foisonnement du dieu, l’homme lui-même foisonnant… Ainsi dans la dépravation du dieu, l’homme lui-même forlignant. » (42)) ? Alors que « homme », plus encore que « poète », se répartit sur tout l’éventail, de la « bête » à la « conque » (42), « vivant » est le stade supérieur de l’humanité, celui qui fait accéder à la « parole », au sens de la vraie parole, l’égale de celle des grands « narrateurs ». On voit ainsi que les figures humaines, amorces de personnages plus que personnages autonomes, deviennent, quand elles comblent leur puissance de parole, d’humanité et de divinité, des facettes interchangeables de l’instance supérieure d’énonciation et de narration : l’homme-narrateur-poète.

Les « métonymes » extra-humains et l’espace de la narration

De même qu’on a pu dire, se plaçant peut-être au niveau de la poésie, que la ville était le personnage principal de la Comédie humaine, de même pourrait-on dire que d’autres protagonistes, habituellement appelés « thèmes » en poésie, font figures, figures naturelles ou divines. Pour Saint-John Perse il ne s’agit pas de la ville, mais de son contraire, la nature. La nature est-elle simplement un cadre spatial ou culturel, un (autre) personnage de la diégèse, ou l’égale figure énonciative de cette vie supérieure, comme le laissait entendre l’expansion du mot « narrations » ? C’est dans ce cadre-là, non pas thématique au sens de Richard, mais plutôt narratologique et énonciatif, que nous nous proposons de réenvisager la question du thème en poésie.

L’arbre 

On pourrait défendre l’idée que le personnage principal du récit-poème est le ou les « vent(s) », identifié comme tel par le titre et par l’incipit [7]. Il est animé de « souffle » et de mouvement, de destruction salutaire (« Et d’éventer l’usure et la sécheresse au cœur des hommes investis » (11)), mais aussi de « liesse » (11) et de « désir » (12). Il co-existe avec un autre référent, traditionnellement associé, présent à la première et à la dernière sous-partie du recueil : l’arbre. C’est l’arbre qui clôt le cycle du poème que les vents et l’arbre avaient ouvert. Est-ce un arbre symbolique d’une humanité sinon d’un humanisme, ou est-ce la figure existentielle, sinon refondatrice d’une nouvelle humanité, voire d’un panthéisme ?

L’arbre a la valeur ambivalente du vent et de l’homme (12) :

Comme un grand arbre sous ses hardes et ses haillons de l’autre hiver, portant livrée de l’année morte ;
[…]
Ha ! très grand arbre du langage peuplé d’oracles, de maximes et murmurant murmure d’aveugle-né dans les quinconces du savoir…

Il est à la fois du côté de l’hiver et de la mort, et de la vie et du langage. La transition se fait par un verset médian (12) :

Très grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine, face brûlée d’amour et de violence où le désir encore va chanter.

L’arbre, ici personnifié, emprunte quelques-uns des caractérisants humains déjà envisagés dans notre étude, mais posés ici pour la première fois par le narrateur : « amour » et « violence » dans un couple très nietzchéen, qui fonde le « désir », mais aussi « mendiant », ici sous forme adjectivale, et « aveugle-né », référant aux devins reliés à la sagesse populaire (« maximes »), au savoir humain de sapience et de science, mais aussi au savoir surnaturel (« ce grand arbre de magie » (12)). En outre cet arbre traversé par les vents est arbre non seulement de vie mais de langage (« très grand arbre du langage »), reliant ainsi arbre de Jessé et pommier du Paradis. L’arbre qui a ainsi toutes les caractéristiques du « narrateur-poète », en a aussi l’ambivalence fondatrice (83) :

Quand la violence eut renouvelé le lit des hommes sur la terre,
Un très vieil arbre, à sec de feuilles, reprit le fil de ses maximes…
Et un autre arbre de plus haut rang montait déjà des Indes souterraines,
Avec sa feuille magnétique et son chargement de fruits nouveaux.

Il est bien le symbole de la transition persienne, de sa diégèse épique qui mène d’un monde ancien, peut-être sage mais caduc et ratiocinant, à un monde nouveau, supérieur, ressurgi de la nature et de ses forces « souterraines », qui par-delà la violence destructrice (« la violence eut renouvelé le lit des hommes sur la terre ») émerge majestueusement, comme en alternance sereine. Pourtant, à ce point de notre étude, nous n’avons fait que construire le « thème » de l’arbre, relié à celui du vent.

Si l’arbre devait être un « métonyme » du « narrateur-poète », il lui faudrait réaliser non seulement cette figuration symbolique, mais encore une instance de narration et de chant. L’arbre, dès la seconde page du recueil, a bien tous les attributs du langage prophétique : « très grand arbre mendiant […] où le désir va chanter », « léguant, liant au vent du ciel filiales d’ailes et d’essaims, lais et relais du plus haut verbe », « arbre du langage peuplé d’oracles ». L’arbre accueille, par l’entremise du vent, cette parole d’en haut, et la relaie par « filiales d’ailes et d’essaims » et par « relais » justement, au point de se confondre, dès cette ouverture du recueil, avec la voix la plus haute, celle du « Maître de chant ».

Cette montée au niveau de la narration la plus haute, je la repèrerais dans trois manifestations de type énonciatif ou lyrique, souvent liées par Saint-John Perse : d’abord le discours direct, avec guillemets, répétition presque à l’identique d’un segment discursif déjà posé (« le désir encore va chanter » (12) / « Ô toi, désir, qui vas chanter …» (20)), puis la constitution explicite d’un narrataire (« Ô toi, désir ») quand le narrateur, lui, reste opaque, enfin la modalité suspensive actualisée par la ponctuation. Qui parle ? Le narrateur lève un coin du voile : « ne voilà-t-il pas ma page elle-même bruissante » de cette vie intense, dont l’arbre et le vent sont des acteurs (« bruissants ») plus que des symboles, car eux-mêmes, au même titre que le poète, font « lais » et « relais ». Ne sont-ce pas l’arbre ou le vent, l’arbre et le vent, les locuteurs de cette phrase poétique inachevée ?

Plus encore, considérons le dernier verset ; certes il n’y a plus de parole citée et montrée au sens du discours direct, mais parole du narrateur « ordinaire », adressée à l’arbre : « Ha ! très grand arbre du langage », avec cet échange des rôles propre à la fonction poétique persienne, « Narrateur », « Ecoutant ». Mais nous pourrions retrouver trace de cette double voix dans l’exclamation lyrique et sa modalité suspensive marquée par l’interjection liminaire et les points de suspension finaux ; l’exclamation introduit ce que Ducrot appelle la « polyphonie » et Bakhtine le « dialogisme » [8], c’est-à-dire le dédoublement de l’instance d’énonciation, qui peut être humoristique, ce qui n’est presque jamais le cas chez Perse, ou lyrique, par raccord avec la voix du haut.

Le chant lyrique supérieur, qui se dégage du corps ordinaire du texte soit par la ponctuation de rupture énonciative, soit par les interjections exclamatives, se caractérise par la fusion des voix, celle du narrateur ordinaire et celle du « Narrateur supérieur », ici inspiré, ou égalé, à l’arbre. Le lyrisme persien, qui ne se limite pas à ce discours prophétique, pourrait naître du recouvrement des trois instances de narration déjà mentionnées, et notamment de la voix du narrateur-poète et de celle de la nature.

Le vent

Il faudrait démontrer maintenant que le vent, qui dans ce cas-là redevient un nominal singulier majuscule, participe lui aussi à ce niveau d’énonciation. On pourrait distinguer trois degrés d’implication énonciative du vent.

C’est d’abord un simple adjuvant du narrateur (« et l’aile du Vent soit avec nous ! » (27)), à fonction protectrice. Il devient ensuite le garant tutélaire (« Et le Vent, ha ! Le Vent avec nous, dans nos desseins et dans nos actes, qu’il soit notre garant ! (Comme l’Emissaire d’autres contrées […] » (73)). Ici le « Vent » pris comme personnage unique devient un co-actant, et quasi, au sens greimasien, un mandateur ; comparé à l’Emissaire, il prend figure de médiateur humain ; enfin, par l’exclamation, le « Vent » devient potentiel co-énonciateur, émettant cette voix du dessus à l’instant mentionnée. Enfin, à l’étage supérieur le « Vent » est mis sur le même plan que le « Maître du chant » (79-80) :

« - Se hâter ! Se hâter ! Parole du plus grand Vent ! »
- Et du talon frappée, cette mesure encore au sol, cette mesure au sol donnée,
Cette mesure encore, la dernière ! comme au Maître du chant.
Et le Vent avec nous comme Maître du chant :
« Je hâterai la sève de vos actes. Je mènerai vos œuvres à maturation.
[…] Et le poète est avec vous. […]
« …Et vous aviez si peu de temps pour naître à cet instant ! »

Le vent est intronisé comme énonciateur de plus haut rang, qui non seulement prend la place du « Maître du chant » (« le Vent avec nous comme Maître du chant »), mais qui renverse les rôles (« Et le poète est avec vous », répondant à « Le Vent avec nous » (27)) ; le jeu des déictiques, que nous envisagerons plus systématiquement infra, met le « Vent » en position de supériorité par rapport au « Narrateur », par l’usage du « vous » (« Le Poète est avec vous. »), quand le « Narrateur » lui emploie un « nous » inclusif (« Le Vent avec nous » (27)). Il occupe bien cette double position d’actant et de mandateur que le mot « garant » nous avait suggérée.

Sa parole d’imminence et d’urgence (80) redouble presque exactement – au « i » près, voyelle thématique de l’imparfait – celle du « Narrateur » campé initialement (« Et vous avez si peu de temps pour naître à cet instant ! » (13)), ce qui a un double effet narratif : le nouvel énonciateur de cette phrase prophétique est à la fois le « Vent », locuteur mentionné avant les deux points d’ouverture des paroles rapportées directement, et potentiellement un locuteur autre et multiple, eu égard au saut de ligne, aux points de suspension initiaux ici rajoutés, à la clôture de sous-partie, et à cette itération échoïque qui accentue la phrase. La fusion potentielle entre le « Vent » et les voix d’en haut, « Maître du chant » et « Narrateur » est ici réalisée. Mais l’imparfait distinctif dans la reprise anaphorique, deux pages avant la fin du recueil, introduit une valeur nouvelle : c’est une parole de clôture (80), qui répond à une parole d’ouverture prophétique (13). Le procès à l’imparfait a-t-il une valeur temporelle, d’où il pourrait résulter que la naissance a eu lieu, que les hommes en ont eu, ou non, la co-naissance, ou une valeur plus modale d’irréalité, contredisant partiellement l’épiphanie finale, et amenant une autre forme de dialogisme, celui de la contradiction des contenus ? Il y aurait ainsi non-coïncidence partielle entre les voix du Vent et de l’Arbre. L’autre question tient à la référence du « vous » ; a-t-il la même délimitation que le premier (13) qui semblait comprendre le poète lui-même ? Le narrateur-poète est-il passé de l’autre côté, du côté divin des élus, sans toute sa « race », est-il lui-même devenu le dieu menaçant ?

La narration poétique a ceci de particulier que les figures, « synonymiques » ou « métonymiques », tant au niveau diégétique qu’au niveau narratif, se recoupent comme figures du même, mais non pas du même harmonieux, achevé et coïncidant, mais du même désirable, dont les figures font ce « relais » du « lais » et du chant en devenir. Dans l’épopée, depuis Homère, les hommes-héros sont tour à tour intrépides et boudeurs, en communication directe avec dieu ou les dieux, ou piteusement détournés. Dans l’épopée persienne, les héros-figures, sans cesse ballottés entre leur petitesse humaine et leur divinité, sont mis en relation avec une autre transcendance, qui n’est plus dieu, ou plus seulement dieu, nous en débattrons bientôt, mais les forces naturelles, ici vents et arbres – dans un espace-temps qui pourrait être lui aussi plus de narration que d’univers.

L’espace-temps du mouvement narratif 

Il y a bien dans les « narrations » persiennes une géographie, mais celle-ci ne semble pas indépendante de la narration, n’étant en rien réaliste, mais plutôt poïétique, c’est-à-dire créant un lieu-personnage qui pourrait être une nouvelle image du narrateur lui-même, non pas d’un narrateur fixe, mais d’un narrateur en recherche de narration, en expérimentation poétique. À ce titre-là l’espace serait une nouvelle figure du même et de l’autre. Il est ici structuré par une orientation et un mouvement.

L’Ouest, orientation unique ?

Le mot « Ouest » est inscrit au moins quinze fois dans le recueil Vents, c’est-à-dire autant que le mot « Vent » lui-même, ce qui en fait l’un des mots-clés du texte, tandis que nous avons relevé cinq occurrences du mot « Sud ». Aucune de « nord », une seule d’« Est », fortement ambivalente (71). Et pourtant l’Orient semble bien présent dans le poème. Ces « grandes Indes », ainsi au pluriel, ne semblent pas désigner nécessairement l’Amérique. Au rebours les indications plus spécifiquement américaines telles que : « l’Indien, dans sa pirogue d’écorce » (65), « les Cordillères » (67), « Mer Pacifique…ô mer de Balboa », semblent insuffisantes pour accréditer une région du monde et une seule, et contredites par d’autres notations exogènes (67) :

[…] Je me souviens d’un lieu de pierre – très haute table de ce monde où le vent traîne le soc de son aile de fer. Une Crau de pierre sur leur angle […]
Je me souviens du haut pays sans nom, illuminé d’horreur et vide de tout sens. 

Même si la Crau, par le déterminant indéfini, passe du statut d’entité particulière à celui d’entité générique dans une collection de semblables, même si le « haut pays sans nom » peut être attesté localement, ou ainsi dénommé par défaut de mémoire du voyageur, toujours est-il que cette possible Amérique est composite. Il s’agit moins de l’Amérique que d’un pays imaginaire. Alors pourquoi cette double orientation au sud et à l’ouest, et cette majoration de l’Ouest ?

Le Sud n’est pas toujours associé au vent (« Je te connais, ô Sud pareil au lit des fleuves infatués […]. On ne fréquente pas sans s’infecter la couche du divin » (37) ; « « De tout j’ai grande lassitude… » Nous connaissons l’antienne. Elle est du Sud… » (42)). C’est la région de la fixité morbide et vénéneuse. Quand le « Vent du Sud » se manifeste (« Vent du Sud » « « Un vent du Sud s’élèvera… » » (40) ; « Un vent du Sud s’élèvera-t-il à contre-feu ? Inimitiés alors dans le pays. Renchérissement du grain » (79)), c’est un vent mauvais, non dominant – car le vrai vent est à l’Ouest.

Toutes les occurrences de l’« Ouest » sont associées au mouvement, soit par des adverbes que nous étudierons tantôt, soit par un chant lexical du mouvement, du changement, de l’aventure, axiologisé positivement (« Lorsque le ciel en Ouest est à l’image des grandes crues » (21) ; « Et c’est montée de choses incessantes dans les conseils du ciel en Ouest » ; (28) ; « Et par là-bas mûrissent en Ouest les purs ferments d’une ombre prénatale – fraîcheur et gage de fraîcheur […] S’en aller ! s’en aller ! » (28) ; « Chercheurs de routes et d’eaux libres, forceurs de pistes en Ouest » (49) ; « … Et au-delà, dernière en Ouest, l’île où vivait » (70) ; « qui chevauchait en Ouest » (71) ; etc.). Cet « Ouest » est souvent relié à une figure de narration, généralement à un « nous », et plus particulièrement au visage, ou, ce qui n’est pas tout à fait pareil, à la face, « la face en Ouest » (32, 34, 43, 68), et même relié directement au travail d’écriture (« Des hautes narrations du large, sur ce sillage encore de splendeur vers l’Ouest » (28) ; « Là nous allions, de houle en houle, sur les degrés de l’Ouest » (32)), car « les degrés de l’Ouest » sont aussi « les degrés de mon chant ». Se dessine ainsi un Far West à conquérir, bien actualisé par les adverbes d’espace et de mouvement (« … Plus loin, plus haut ». « La face en Ouest ». « Et par là, c’est le Vent !... » (34) ; « La face encore en Ouest ! » « Nos routes dures sont en Ouest » (43)). L’Ouest, le « Vent », le « Narrateur », les « narrations » forment un lieu commun – en mouvement.

L’Ouest, plus qu’un lieu, est une direction, ce qui s’est manifesté dans les occurrences précédentes par un usage fréquent de la préposition « vers ». Ce qui nous intéresse maintenant, c’est l’emploi des adverbiaux spatiaux, fréquemment redoublés, redoublement qui est source de lyrisme chez Perse, et peut-être marquage d’une voix supérieure, celle que nous avons imputée au « Maître de chant ». A priori, les directions qui devraient être privilégiées seraient, par ordre décroissant, l’éloignement horizontal, puis l’éloignement vertical, lequel pourrait apparaître en discordance avec la profession de foi non chrétienne de Saint-John Perse, ou du moins de son narrateur.

Espace et mouvement 

Les occurrences d’espace à parcourir sont légion, sous la forme de « plus loin » ou « si loin » (34, 54, 68, 70), ou de celle, déjà connotée métaphysiquement, d’« au-delà » (46, 70 : quatre doubles occurrences), ou encore de celle de « par-là » (34) et « par là-bas » (31 x 2), laquelle amène une orientation plus floue, dans une direction large. Les occurrences comprenant la dimension du « haut » sont elles aussi fréquentes (31 x 2, 34, 44), et celles moins attendues orientant vers le « bas » (31 x 2, 37 x 2, 49, 68 x 2, 69 x 2), que l’on peut rapprocher des « Indes souterraines » de la dernière page.

Le point le plus surprenant est le passage rapide d’une direction à l’autre (« …Plus loin, plus haut ». « La face en Ouest ». « Et par là, c’est le Vent !... » (34) ; « Plus loin ! plus loin ! « Plus bas, plus bas, et face à l’Ouest ! » (68) ; « en Ouest, » « Plus bas, plus bas ! » « Plus vite, plus vite ! » (69) ; « …Plus loin, plus loin, où sont » (70 x 2) « …Et au-delà, et au-delà » (x3) « …Et au-delà, dernière en Ouest » (70)). Le mouvement non seulement s’accélère, ce qui se marque par la multiplication des indications spatiales, par la répétition de « plus vite » et celle aussi du connecteur-embrayeur « et » [9], mais passe d’une direction à l’autre, « plus loin, plus bas », « plus loin, plus haut », dans une rectification permanente de la perspective observée par un narrateur en mouvement quasi-sidéral. Ce changement de perspective est bien l’apanage du « Narrateur » omni-voyant, pourvoyeur de « hautes narrations », différent du narrateur local de roman en cela que l’univers perçu n’est ni autonome ni extérieur, mais en osmose avec le lieu poétique attenté.

C’est un lieu je-monde-langage où les trois pôles sont en création concomitante. Les indicateurs de mouvements spatiaux, avec leur jeu d’anaphore et de distinction, sont à la fois des embrayeurs de perspective, de discours et de rythme, créant en même temps le « rythme » et le « flux » du poème au sens de Benveniste, et le « sujet du poème », au sens de Meschonnic. La géographie et l’orientation des « scènes » constituent le mouvement même de la création en train de se chercher, et par là un nouveau métonyme de la narration épique.

Un calendrier légendaire ou narratif ?

Le récit persien est peu structuré dans le temps : on pourrait distinguer deux temps, un temps du passé, qui a un rapport avec la diégèse, sans la structurer chronologiquement, et un temps du futur, prophétique.

Le lexique du temps passé réfère paradoxalement à un empan large, dans ses deux acceptions les plus fréquentes : « siècle », (38) et « âge » (52) l’un et l’autre potentiellement tournés vers le passé, et ainsi connotés négativement pour le premier, de façon plus ambivalente pour le second (« nouvel âge de la terre » (45) vs « Et voici d’un autre âge, ô confesseurs terrestres »). C’est le mot « an », quelquefois majusculé, qui a paradoxalement la connotation la plus prophétique, quasi hugolienne (« Et l’An qui passe, l’aile haute !… » (24) ou « Ouvrez vos porches à l’An neuf !... Un monde à naître sous vos pas ! hors de coutume et de saison !... (79)). Si l’on prend en considération Chronique, l’expression « Grand âge » assume principalement la valence euphorique et rejoint ainsi le sens révolutionnaire et prophétique d’« An » actualisé par une majuscule : ayant les mêmes caractéristiques que le vent dans le recueil précédent, il devient alorsl’interlocuteur du poète, son allocutaire » (« Grand âge, nous voici. Prenez mesure du cœur d’homme. »).

Ainsi, l’âge et l’an, comme le vent, sont des figures du mouvement et de la transformation du monde, et en tant que tels ils ne conforment pas seulement le cadre diégétique, mais les figures-personnages même de l’énonciation et de la narration en train de se faire dans l’urgence.

dieu/dieux : méta ou méto-nymes ? à quel degré d’intégration de la narration ?

La question suivante porte sur dieu. La minuscule persienne est une première réponse. Dieu ou les dieux ne sont pas mis au rang de ces grandes figures et entités dont nous avons montré la parenté (métonymique) avec l’instance de narration. Le fait est que « dieu » ou « dieux » réfèrent plutôt au Panthéon gréco-romain, et non pas au Dieu unique des religions du Livre, et, correspondant en tant que tels au vieux monde caduc, apparaissent soit vilipendés, soit, au mieux, considérés comme des « facettes » historiquement expérimentées d’une transcendance en perpétuelle construction (13) :

Jadis, l’esprit du dieu se reflétait dans les foies d’aigle […]
Et de tels rites furent favorables. J’en userai. Faveur du dieu sur mon poème ! Et qu’elle ne vienne pas à me manquer !

Le christianisme n’est pas absent des « grandes narrations », bien au contraire, puisque la Conquista espagnole du continent américain figure un modèle épique certes révolu, mais à bien des égards fascinant ; (« « Cà ! nous rêvions, parmi ces dieux camus ! Qu’un bref d’Eglise nous ordonne tout ce chaos de pierre mâle » » (51)) disent les « Chapelains », tandis que le narrateur lui-même s’engage en première personne dans cette Conquista nouvelle (53) :

Soleil à naître ! cri du Roi !... Capitaine et Régent aux commanderies des Marches !
Tiens bien ta bête frémissante contre la première ruée barbare…Je serai là des tout premiers pour l’irruption du dieu nouveau…

Une figure ressort de ce panthéon, citée deux fois en tête de sous-partie, avec majuscule accentuante, celle d’Eâ (…Eâ, dieu de l’abîme, les tentations du doute seraient promptes / Où vient à défaillir le Vent… (27)), pour deux raisons à mon sens. Au plan du signifié, Eâ représente une force de destruction, positive en tant que telle pour le narrateur persien, à condition qu’elle soit immédiatement compensée, ici par le Vent. Au plan du signifiant la double voyelle correspond aux deux interjections persiennes, « hé » / « et » [10], « ha », ce qui est confirmé par les points de suspension des deux occurrences, et par le point d’exclamation de la seconde. Mais cette seule figure tout à fait positive ne suffit pas à combler l’aspiration persienne de transcendance.

Comme nous l’avons vu dans les figures du narrateur-poète et celles de ses nombreux métonymes, la gradation des figures se fait d’une humanité dégradée et mesquine à une humanité supérieure, celle des « vivants » qui regarde du côté de dieu. Mais ce dieu caché, dans l’homme et dans la nature, est autant immanent que transcendant (55) :

- Et l’Exterminateur au gîte de sa veille, dans les austérités du songe et de la pierre, L’Etre muré dans sa prudence au nœud des forces inédites, mûrissant en ses causses un extraordinaire génie de violence,
Contemple, face à face, le sceau de sa puissance, comme un grand souci d’or aux mains de l’Officiant.

Le dieu du christianisme serait ainsi daté historiquement et insuffisamment novateur ou insuffisamment révélé. Et pourtant le christianisme semble faire retour sans cesse dans le texte, non par ses figures centrales, Jésus, le Père, ou le Saint-Esprit cher à Claudel, mais par ses truchements et symboles, la Bible (18, 31), l’Ancien Testament surtout, avec le Déluge (38), le dieu exterminateur (55), le Jugement dernier (58), l’arbre peut-être, ou par ses manifestations schismatiques et païennes comme celle de l’Ange noir, ce satan déjà célébré par Hugo (78-79) :

« O décharge ! ô charroi ! où l’Ange noir des laves nous chante encore son chant de trompes volcaniques, dans des ruptures de cols et de matrices !...
Et le Vent avec lui !

Le narrateur réunit les figures de l’Ange noir et du Vent dans ce lieu promis de l’énonciation et de la création. Le langage lyrique prophétique serait la seconde manifestation de cette présence du dieu chrétien et païen retrouvé comme force de mouvement. Le rythme, le verset, la ponctuation, entre autres, sont la preuve, lyrique, de la présence nouvelle de Dieu dans le poème.

Dieu est bien un autre métonyme de l’instance de narration suprême, mais il a un statut diégétique et narratif différent. Perse se méfie des religions révélées. Qui contredisent son projet poétique et idéologique de révolution, contrairement à celui de Claudel, son modèle. Le personnel divin est donc soumis à critique et lyrisme à la fois, et d’une certaine manière doit se soumettre à la figure supérieure du « Maître du chant », nouveau juge suprême. Mais le divin fait retour à la fois dans le personnel ancillaire de la diégèse – et dans le rythme, qui est le vrai personnage persien, où poète et dieu à égalité se co-définissent, et peut-être se « co-naissent », au sens claudélien justement.

Déictiques et liens entre les facettes narratives

Nous distinguerons les instances de première et de deuxième personnes, dont les occurrences sont assez équitablement réparties, tout en faisant une place à « on » ; et nous essaierons d’étudier les liens entretenus entre ces différents déictiques dans un jeu d’élucidation-opacification de la référence.

Les déictiques de première personne

L’un des critères que nous avons mis en œuvre pour éclairer le personnel de la narration et ses dénominations, a été de relever la capacité de chaque personnage à porter un discours rapporté directement. Le « je » est évidemment le premier nom potentiel du narrateur. Mais on peut établir des degrés de puissance lexico-morphologique. Qui dit « je » dans le poème et comment ces possibles « je » différents font-ils à la fois distinction et rapport ?

Les différents signifiants de première personne

On pourrait en distinguer trois, un « je » central, un « je » renforcé, et au contraire un « je » contracté. Dans l’occurrence suivante on peut dire que l’instance de première personne est triplement renforcée et accentuée (28) :

Et moi j’ai dit : N’ouvre pas ton lit à la tristesse. Les dieux s’assemblent sur les sources,
Et c’est murmure encore de prodiges parmi les hautes narrations du large.

D’abord, morphologiquement par le pronom tonique « moi », ensuite par le « et » de début de phrase qui accentue et recadre [11], ensuite par le parallélisme de construction thématique où « je » et les « dieux » sont posés à égalité. C’est donc un « je » puissamment intronisé par le discours, même s’il correspond au niveau d’énonciation ordinaire, non citée. Quand « moi » est en position de pronom régime unique (17) cette puissance est amoindrie, par la solitude morphologique et par le rôle fonctionnel.

Le « je » contracté, morphologiquement et sémantiquement, se présente sous la forme du déterminant personnel, habituellement appelé déterminant possessif, fréquent dans le poème. Si certaines occurrences peuvent apparaître comme une actualisation minorante de l’instance de première personne (« Et mon visage encore est dans le vent. » (36)), d’autres le sont moins, en cotexte (« Une race nouvelle parmi les hommes de ma race, et mon cri de vivant sur la chaussée des hommes » (82)) ; l’accentuation se fait ici par la structure binaire « ma race », « mon cri », et aussi par le lexique (« race » redoublé ; « vivant » qui est un superlatif persien d’« homme », qui place le déictique en position de narrateur supérieur ; nous savons que le mot « race » forcément ambigu après-guerre, a pour Perse le sens d’aristocratie). Donc le déictique sous sa forme de déterminant ne conduit pas nécessairement au retrait modeste de l’instance d’énonciation première en « je ».

Le « je » « neutre », non marqué, l’est plus que le pronom régime atone (« Ha ! qu’on m’évente tout ce loess ! Ha ! qu’on m’évente tout ce leurre ! » (18)). Pourtant dans l’occurrence citée le « m’ » est utilisé alors que le procès pouvait être construit sans ce complément d’intérêt, qui retourne le procès vers l’instance de narration ; l’exclamation et le subjonctif d’ordre et d’imprécation, alors que l’agent est indéfini, « on », aboutissent à placer cette marque faible de « je » au centre du monde discursif.

Le déictique sujet, lui, est employé presque toujours en tête de phrase ou de proposition, fréquemment en tête de phrase courte, avec anaphore du déictique d’une phrase à l’autre (« Je hâterai la sève de vos actes. Je mènerai vos œuvres à maturation. / Et vous aiguiserai l’acte lui-même […] » (80)). Même quand le déictique n’est pas renouvelé, le morphème de conjugaison « ai », le connecteur lyrique « et », et le morphème d’opposant allocutionnel (« vous ») le rendent sémantiquement présent. Ici le « je » est renforcé par la double référenciation au « Vent » et au « Maître du chant ». Donc finalement c’est plutôt l’omniprésence des formes déictiques de première personne, et leur montée en puissance quasi permanente dans le co-texte, qui fait sens, plus que des formes morphologiques toniques, en fait peu sollicitées.

La référenciation indistincte et liante

Comme déjà dit, il n’est pas toujours facile d’identifier le référent de « je ». Dans le cas précédent le « Vent » est mis en position d’instance d’énonciation en tant que « Maître du chant », ce qui donne à ce dernier une fonction d’« actant » plus qu’une identité d’« acteur » [12], laquelle fonction pourrait être remplie par un autre acteur encore, comme le poète. Voyons maintenant s’il est possible de distinguer l’énonciateur « ordinaire » du « Poète » :

…Je me souviens d’un lieu de pierre – […]
Je me souviens du haut pays sans nom, […]
Je me souviens du haut pays de pierre où […]
…Je vous connais, réponses faites en silence […]
Je sais ! Ne rien revoir ! – Mais si tout m’est connu, vivre n’est-il que revoir ? (67-69),
« Je t’ignore, litige. Et mon avis est que l’on vive ! (59)
« Je te licencierai, logique, où s’estropiaient nos bêtes à l’étrave (60)

Si éloquent soit le premier emploi sériel de « je », rien n’indique linguistiquement qu’il réfère à un métonyme supérieur (67-69). Au contraire, en 59, la présence des guillemets laisse supposer une autre instance ; dans les deux cas l’énonciateur se pose en locuteur supérieur aux prises avec des opposants de renom, « litige » et « logique » ; les verbes « ignore » et « licencierai » dénotent volonté et puissance, que l’on retrouve tout autant dans « je sais », « je vous connais réponses faites en silence » (69). Il existe pourtant une ligne de partage, ou plutôt un limen : les procès au passé et au présent sont assumés par le narrateur ordinaire ou par le narrateur supérieur (27), tandis que les procès au futur sont sous la dépendance unique de ce dernier. Nous en concluons que les marques discriminantes du feuilletage énonciatif sont le plus souvent peu saillantes, exception faite des guillemets. On peut donc supposer que les différentes instances se mêlent sans toujours se distinguer ; entre énonciateur ordinaire et énonciateur supérieur il n’y a pas solution de continuité mais gradation, et encore celle-ci n’est pas toujours sensible. Ce qui importe avant tout dans la poétique persienne, c’est cette disposition dialogique, ce va-et-vient entre les entités narratives, plus que leur stricte démarcation.

Quelle extension du « nous » ?

Les occurrences de ce déictique de quatrième personne sont presque aussi nombreuses que celles de première personne. La question est de savoir si ce « nous » inclusif de « je » est une figure du même, modeste ou hyperbolique, ou s’il s’ouvre à l’autre, quels autres, et pour quels effets de sens.

C’est le co-texte sémantique qui nous guidera dans notre recherche de l’extension référentielle du pronom « nous ». Souvent le « nous » est référé à une instance de discours et de création poétique qui peut être subsumée par le poète lui-même :

- qu’elles dispersent ! disions-nous (16) (id 17)

Nous coucherons ce soir les saisons mortes dans leurs robes de soirée […]
Notre stance est légère sur le charroi des ans ! (20)

Et nos poèmes encore s’en iront sur la route des hommes (82)

D’autres fois ce « nous » est bien construit syntaxiquement comme un pluriel (Et nous nous avançons, hommes vivants, pour réclamer notre bien en avance d’hoirie (23)) ; mais nous savons par ailleurs que « vivant » est souvent actualisé ailleurs au singulier, avec un sens de complétude humaine parfaite (« parole de Vivant »), ce qui limite l’argument de pluralité. Ce qui est peut-être plus significatif, c’est l’emploi des formes verbales au passé et au futur majoritairement :

« … Nous avions rendez-vous avec la fin d’un âge. Nous trouvons-nous avec les hommes d’un autre âge ? […)
« Nous en avions assez de ces genoux trop calmes où s’enseignait le blé […]
« Nous en avions assez, Lia, des grandes alliances de famille […]
« Nous en avions assez, prudence, de tes maximes à bout de fil à plomb […] (76-77)

Nous reviendrons, un soir d’Automne, sur les derniers roulements d’orage […]
« …Nous avions rendez-vous avec la fin d’un âge. Et nous voici, les lèvres closes, parmi vous. Et le Vent avec nous – […]
Nous vous demanderons un compte d’hommes nouveaux – […]
- Et vous, hommes du nombre et de la masse, ne pesez pas les hommes de ma race.[…]
…Nous reviendrons, un soir d’Automne, avec ce goût de lierre sur nos lèvres ; […]
Nous reviendrons avec le cours des choses irréversibles […]
Et le Vent, ha ! le Vent avec nous […] (73)

Il faut ainsi distinguer un « nous » proche de l’instance d’énonciation et d’écriture, d’un « nous » plus diégétique, nécessaire comme actant d’un procès épique. On peut ainsi dire que le « nous » manifeste l’adhésion massive au diptyque idéologique persien : la critique des valeurs anciennes et le mouvement de la révolution future. Il fait masse plus que pluralité.

Ce qui le caractérise encore davantage, c’est son enchevêtrement avec les instances de première personne. Le sujet collectif persien n’englobe pas le « je » au point de le faire disparaître. L’expression « les hommes de ma race » est à cet égard intéressante, « de ma race », et non « de notre race ». Même si l’expression est ainsi, peut-être, moins raciste, elle révèle que c’est le groupe qui tire son existence de « je ». « Nous » est diégétiquement l’extension de « je », son nombre, sa troupe, et pragmatiquement, sa politesse, son acceptabilité, car le même texte en première personne serait insupportable. Un vrai « nous » collectif au contraire verrait l’effacement de « je », ou son intégration dans la famille romanesque des personnages fictionnels, quasi absents des « grandes narrations » persiennes.

Mais ce « nous » sans vraie pluralité au niveau diégétique ne fonctionne-t-il pas à un autre niveau, celui de la narration, incluant alors le narrateur et son/ses narrataire(s), c’est-à-dire des images fictionnelles des lecteurs ? Les contemporains de Saint-John Perse qui y ont vu une œuvre de régénération politique, après la démoralisation de la Débâcle, les membres du jury du prix Nobel, ne se sont-ils pas sentis engagés dans ce « nous » ? La masse des lecteurs participe ainsi à la recréation de l’épopée, guidée par un narrateur protéiforme, mais néanmoins en position de guide spirituel et poétique, politique peut-être.

Qu’il soit diégétique ou narratif, le « nous » est politique en lui-même et dans son rapport à « je », car il fait société, crée une forme de société et d’éthique. En tant que tel il appelle une critique idéologique. Cette jonction d’un « nous » indistinct et d’une voix de la nature, anhistorique, peut faire totalitarisme, surtout si elle se conjugue, comme chez Heidegger, avec une voix de l’« Etre » (55).

L’ambiguïté de « on »

Le « on » persien, assez fréquent, mais à un degré bien moindre que les deux précédents, épouse l’éventail des valeurs repérées dans la littérature du domaine, de l’indéfini (37) à valeur générale au « on » inclusif proche de « nous » par ses valeurs :

On leur a dit, on leur a dit – ah ! que ne leur disait-on pas ? […]
On leur criait, on leur criait – ah ! que ne leur criait-on pas ? – qu’ils s’en revinssent, ah ! s’en revinssent parmi nous…Mais non ! ils s’en allaient plutôt par là, où c’est se perdre avec le vent ! (Et qu’y pouvions-nous faire ?) (40)

D’ailleurs dans l’insertion parenthétique le « nous » réapparaît avec une valeur proche de celle des « on » précédents. Mais souvent il apparaît dans une opposition partielle à « nous » :

Qu’on m’enseigne le ton d’une modulation nouvelle ! (45)

« Qu’on nous ménage, sur deux mers, les baies nouvelles pour nos fils » (52)

Même si les deux narrateurs diffèrent, narrateur ordinaire proche du poète d’abord, narrateurs fictionnels des grands « Réformateurs » de la colonisation sud-américaine ensuite, dans les deux cas, « on » se distingue des deux autres acteurs et désigne une force extérieure, supérieure, qui dans le premier cas pourrait recouvrir celle du « Maître du chant », dans l’autre un maître du monde, omnipotent. Ces deux forces sont convoquées par le lanceur d’ordre « que » suivi du subjonctif. Ce qui nous importe ici, c’est ce hors champ mi-humain, mi-divin, possible voie de l’Etre.

Le « on », « homme », homme en puissance, est une image pertinente et symbolique de tout le personnel de la narration, à cheval entre personnel diégétique, mais indéfini et non ou peu figuré, et personnel narratif, dont il couvre tout l’éventail, de « je », à « dieu » en passant par le « nous » massif, extension d’action et de conscience du narrateur. Le narrateur sous toutes ses facettes et dénominations apparaît bien comme ce proto-personnage en émergence dans le lieu de création auteur - narrateur - histoire - narrataire - lecteur ; peut-être transcendé par une autre instance.

À « tu » et à « vous » ou la réversibilité des places

La question est de savoir maintenant si les deux formes de l’allocution, « tu » et « vous », très présentes l’une et l’autre dans le texte, dans une proportion approximative des deux tiers par rapport à celles de « je » et « nous », créent cette altérité que les propos rapportés sont en mesure d’amener ordinairement.

L’altérité possible de « tu » ?

Quand « tu » désigne un opposant, on peut penser que se fait jour une forme d’altérité (« Je te licencierai, logique, où s’estropiaient nos bêtes à l’étrave » (60)). L’énonciateur de cette fin de laisse comme de toute la sous-partie mise entre guillemets pourrait être « l’instance extrême où le Poète a témoigné » (61). L’opposant est la « logique » et toutes les voies de la raison, donc une entité, une partie de l’idéologie ancienne rendue caduque. Pourtant souvent l’allocutaire désigne une entité de l’idéologie promue (« Et toi, désir, qui vas chanter, sous l’étirement du rire et la morsure du plaisir, mesure encore l’espace réservé à l’irruption du chant » (25)). Et le plus souvent le dialogue intervient entre les figures de la narration :

Achève, Narrateur !... (16)

Au buffet d’orgues des passions, exulte, Maître du chant !
Et toi, Poète, ô contumace et quatre fois relaps (25)

Dans ces deux occurrences, c’est le narrateur ordinaire qui s’adresse au narrateur supérieur. Le narrateur supérieur, « instance extrême » s’adresse maintenant au mystère du monde (« Tu te révèleras ! chiffre nouveau : dans les diagrammes de la pierre et les indices de l’atome » (55)) ; et ne s’adresse-t-il pas au narrateur ordinaire ici :

…Je me souviens d’un lieu de pierre – […]
Je me souviens du haut pays sans nom, […]
Je me souviens du haut pays de pierre où […]
- Qu’irais-tu chercher là ?
[…]
- Qu’irais-tu sceller là ?
[…]
- Qu’irais-tu clore là ? (68)

Le narrateur, qui n’est pas spécifié ici, pourrait être le narrateur ordinaire, mais parvenu à un tel degré de lyrisme qu’il se confond avec le « Poète » et le « Maître du chant ». Le tiret marque la rupture énonciative et le changement des rôles : le « tu » co-réfère au « je » précédent, tandis que le nouveau narrateur, caché, pourrait être cette instance supérieure, celle du « Poète » ou du « Maître de chant », ou une force encore plus « extrême » que l’on voit apparaître en fin de recueil :

C’est en ce point de ta rêverie que la chose survint : l’éclair soudain, comme un Croisé ! […]
Et à celui qui chevauchait en Ouest, une invincible main renverse le col de sa monture, et lui remet la tête en Est. « Qu’allais-tu déserter là ? … »
Songe à cela plus tard, qu’il t’en souvienne ! (71)

Cette « invincible main » soucieuse d’Est, cette mise en garde impérative contre l’Ouest, d’abord guillemetée (« Qu’allais-tu déserter là »), puis non guillemetée ensuite (« Songe à cela plus tard, qu’il t’en souvienne ») ne sont-elles pas celles du Tout-Puissant, confondu avec la voix du narrateur ordinaire dans la dernière phrase citée, s’adressant à lui-même narrateur et au narrataire-lecteur ?

Ainsi le « tu » a un éventail de valeurs beaucoup plus large que prévu ; quand il invoque l’altérité, c’est une altérité de notion et non une altérité de monde ou d’homme ; mais le plus souvent le déictique de seconde personne, souvent à la forme tonique, met en scène le dialogue entre les facettes de l’énonciateur, énonciateur ordinaire, énonciateur supérieur, mais aussi voix du Haut, de l’Etre. À l’altérité externe apparente se superpose une altérité dialogique interne, éprise–déprise de fusion.

Altérité radicale et communion avec « vous »

Le « vous » peut désigner l’autre bord de l’humanité (« Et vous, hommes de venelles et d’impasses aux petites villes à panonceaux, vous pouvez bien tirer au jour vos liards et mailles de bon aloi » (77)), l’humanité vénale, comme le peuple des élus :

« Je hâterai la sève de vos actes. Je mènerai vos œuvres à maturation.
Et vous aiguiserai l’acte lui-même […
« Je peuplerai pour vous l’abîme de ses yeux. Et les songes qu’il osa, vous en ferez des actes. […]
« Et vous aviez si peu de temps pour naître à cet instant ! » (80)

Ici c’est le « Vent »comme « Maître de chant » qui parle, mais la parole prophétique adressée aux hommes, aux élus, est celle du prophète biblique, dont le « Poète » (« il », « l’abîme de ses yeux ») est le relais. Comment interpréter le dernier « vous », en fin de sous-partie, en retrait du corps central des paroles du Vent, précédées des points de suspension qui rattachent les paroles au plus haut niveau d’énonciation [13]  ? Le « vous » qui actualise le verbe à l’imparfait, comme déjà analysé, est-il inclusif de la voix du narrateur ordinaire, dans le peuple d’élus qui n’ont pas pris leur chance, ou est-il exclusif, renvoyant le poète à une autre place : près de dieu, ou dieu lui-même ?

Conclusion

Les personnages humains de la grande narration persienne ne sont pas des acteurs autonomes mais les figures d’un seul actant, situé moins au niveau de l’histoire, toujours embryonnaire, que de la narration. Les personnages naturels, arbre, vent, ou surnaturels, dieux, sont apparus eux-mêmes comme des figurations assez peu autonomes, caractérisant les faces du Narrateur, les mettant en jeu dialogique et dynamique, dans un recouvrement qui va du lyrique à l’épique.

Cette transition apocalyptique du lyrique à l’épique aurait tout lieu de nous inquiéter politiquement et idéologiquement. Mais ce qui sauve le poème de cette totalité grandiloquente, ce n’est pas tant le dialogisme des voix – car les voix de l’autre, presque toujours tenues en lisières, se subsument presque complètement dans la figure du même – qu’un dialogisme des sources imaginaires : resurgit continûment une forme de chaos originel, de revers incontrôlable, prompt à réensemencer l’ordre nouveau quêté en Ouest, du grouillement de vie irrépressible et matriciel venu de l’Est et du Sud ! Cet échec de l’épique, qui creuse l’implicite critique de l’œuvre, permet, à notre sens, la beauté paradoxale du lyrique.


1

Nos références sont tirées de l’édition Gallimard (Poésie/Gallimard), réédition 2006.

2

Michel Favriaud, « ET : signe clé de la poétique de Vents de Saint-John Perse ? », Information grammaticale, octobre 2006, et « La relation des unités du discours poétique – dans Vents de Saint-John Perse », Le Champ du Signe, 2006.

3

Henning Nolke, Kjersti Flottum, Coco Norén, Scapoline – La théorie scandinave de la polyphonie linguistique, Paris, Kimé, 2004, p. 40.

4

Vincent Jouve, La poétique du roman [1997], Paris, Armand Colin, 2001, p. 53.

5

Michel Favriaud, « ET : signe clé… ».

6

Cf. l’entretien de Henri Meschonnic avec Arnaud Laporte, France-Culture, 31 octobre 2006.

7

Vincent Jouve, La poétique du roman….

8

Jacques Bres, Patrick-Pierre Haillet, Sylvie Meillet, Henning Nolke, Laurence Rosier (éds), Dialogisme et polyphonie (Actes du colloque 2004-09-03/2004-09-09), Bruxelles, De boeck – Duculot, 2005, p. 52 et suiv..

9

Michel Favriaud, « ET : signe clé… », et « La relation des unités… ».

10

Michel Favriaud, « ET : signe clé… ».

11

Michel Favriaud, « ET : signe clé… ».

12

Vincent Jouve, La poétique du roman…, p. 53.

13

Michel Favriaud, « La relation des unités… ».