Dossier : Vous avez dit prose ?


Les langages du corps
dans les Nouvelles Recréations et Joyeux Devis

Chantal Liaroutzos

Université Paris 7 - TAM

                  

Pour Andréa Patron

Résumé : Dans celles des Nouvelles Recréations dont le sujet peut être qualifié de leste, les termes employés par des Périers pour évoquer le désir ou l’amour n’ont pas pour seule visée de ménager un public devenu plus exigeant en matière d’urbanitas : il s’agit, sans manquer aux règles de la civilité, d’affirmer avec ou sans détours la présence du corps dans les relations sociales. Le langage de Des Périers comme les choix narratifs qu’il opère témoignent de la variété des ressources du conteur pour mettre en scène les realia corporels. L’éthique fonde en cela une esthétique et une poétique dont la nouvelle 38 peut donner une clé. Danser exige la grâce, qualité à la fois physique et spirituelle que L’Institution du Prince de Guillaume Budé, tout comme Le Courtisan de Castiglione, mettent au premier rang des vertus aristocratiques. Par la notion de plaisir qui lui est associée et par sa définition en tant que don de la nature, la grâce trouve dans le discours du corps et dans le discours sur le corps un lieu d’accomplissement privilégié. Il en va de même pour la prose des NR, dont l’éditeur, dans son propos liminaire, célèbre la « grâce gentille ». La grâce est le don originel qui préserve dans les échanges humains la part du plaisir.

Abstract : ln those of the Nouvelles Recréations whose subject may be deemed licentious, the words used by Des Périers to evoke desire or love do not merely aim at pleasing an audience now more demanding in terms of urbanitas: the question is, without breaking the rules of civility, to state the presence of the body in social relationships. Des Périers's language, as weil as the narrative choices he makes, emphasize the variety of the storyteller's resources when staging corporeal realia. Ethics is thus the basis of an aesthetic and poetic theory, and tale 38 may be the key to il. Dancing requires grace, a quality both physical and spiritual, which Guillaume Budé's L'Institution du Prince and Castiglione's Le Courtisan consider as foremost among aristocratic virtues. Through the notion of pleasure which is associated to it and its definition as a gift of nature, grace finds its fulfilment in the discourse of the body and the discourse about the body. The same applies to the prose of NR, whose publisher, in his foreword, extols “gentle grace”. Grace is the original gift which preserves pleasure in human exchanges.

Poser la question de la poétique de la prose à propos de textes du XVIe siècle suppose de décaler quelque peu la problématique qui est la nôtre lorsqu’il s’agit d’œuvres modernes : dans les traités théoriques comme dans le discours métatextuel des auteurs de la Renaissance, la relation prose-poésie est toujours envisagée en termes d’opposition formelle, ce que résumera plus d’un siècle plus tard le maître de philosophie de Monsieur Jourdain en une formule apparemment définitive. Pour ce qui est de la prose, les modèles ne se présentent guère à l’époque de Des Périers qu’en termes de rhétorique, c’est-à-dire d’éloquence. Encore cette rhétorique, lorsqu’elle est convoquée, est-elle aussitôt récusée, comme on le voit dans le prologue de L’Heptaméron [1] . Cela ne signifie pas pour autant que l’on ne puisse s’interroger sur la poétique des textes en prose de cette époque, mais cela n’est possible qu’à la condition d’assumer cette position de lecteur moderne qui est la nôtre, au moins dans un premier temps - mais aussi bien ne sommes-nous pas des lecteurs du XVIe siècle. Je partirai donc le plus simplement et le plus librement possible du principe de la poétique jakobsonienne – disons de Jakobson relu par Barthes – selon lequel la poétique, c’est le plaisir du texte, le texte qui se donne comme objet de plaisir en ce qu’il a de plus spécifique et irremplaçable. On avouera que cela laisse une grande marge d’approche.

Je voudrais donc commencer par l’analyse d’une expression qui, bien qu’elle n’ait pas spécialement retenu l’attention des commentateurs, illustre à mon sens de façon privilégiée ce que l’on appelle l’« art » de Des Périers dans les Nouvelles Recréations et Joyeux Devis. Il s’agit d’un passage de la nouvelle 5 où le narrateur évoque l’expédient trouvé par le père d’une jeune fille un peu légère pour cacher la grossesse de sa fille : « Il envoie soudain sa fille aisnée à deux ou trois lieues de là, chez une de leurs tantes, soubs couleur de maladie, et que, par l'advis des médecins, le changement d'air luy estoit necessaire ; et ce en attendant que les petits piedz sortissent. » (p. 32). L’évocation de l’accouchement par l’image des « petits pieds » qui sortent est évidemment saugrenue : le lecteur de bon sens objectera que les bébés, sauf exception, ne naissent pas, si l’on ose dire, les pieds devant. L’image a cependant sa cohérence : si Minerve est née toute armée, le petit d’homme, chez Des Périers, naît d’une certaine manière potentiellement debout, ce qui en fait déjà, comme nous dirions aujourd’hui en langage « post-Doltoien », une personne à part entière. Quant à la synecdoque des petits pieds pour désigner l’enfant, ne dit-elle pas de la manière la plus économiquement émouvante à la fois la fragilité et la perfection du corps du nourrisson ? Les magasins de puériculture le savent bien, qui proposent des chaussures microscopiques dont il est improbable qu’un bébé ait jamais l’usage. Enfin, dans cet épisode, l’accouchement n’est pas « vu », si l’on peut dire, sous son aspect gynécologique – l’expulsion hors de la matrice, avec ce que l’image pourrait avoir de cru – mais uniquement présenté comme l’apparition d’un nouvel être humain.

Par sa richesse et l’économie des moyens qu’elle met en œuvre, cette évocation est exemplaire des procédés qui caractérisent le discours sur le corps dans les NR. L’emploi du langage figuré est ici, bien sûr, ce qui retient d’abord l’attention. Contrairement à nombre de ses prédécesseurs ou des conteurs contemporains – à commencer par Rabelais – Des Périers n’emploie pas de termes crus ni obscènes pour désigner ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le bas corporel ». On peut penser qu’un tel parti signale dans les NR le désir de plaire à un public choisi, dont le Courtisan de Castiglione expose et valorise les exigences langagières : c’est la thèse que défendent Amélie Blanckaert et Romain Weber [2]. Des Périers recourt volontiers à la métaphore pour désigner l’acte sexuel : « Jouer au passe temps de deux à deux », « prester un pain sus la fournée », (à propos d’une jeune fille qui a cédé aux avances de son ami avant le mariage), « estriller sa monture à deux jambes » ou bien, à propos de l’amant de la femme d’un maréchal ferrant : « il forgeoit de son costé sus une enclume, mais on ne l'oyoit pas de si loing faire sa besongne » (p. 223)… Cet art de « dire obliquement », pour reprendre une expression de Montaigne, suppose une inventivité de laquelle participe également le lecteur invité à saisir l’allusion. Véronique Montagne [3] voit dans ce procédé une des ressources de la « douceur » du style, dont les traités de rhétorique et de poétique du XVIe siècle font un critère d’excellence.

Mais l’on s’avisera tout d’abord que le recours à un discours oblique pour décrire la sexualité n’enlève rien à la vigueur du propos. Les métaphores employées par Des Périers ne relèvent pas toutes - ou pas seulement - de la « suavitas », et certaines disent la violence du désir plus efficacement que les termes propres. « Brief il en prenoit là où il en trouvoit et frappoit soubz luy comme un casseur d'acier » (p. 48), précise le conteur évoquant la quête amoureuse du procureur de la nouvelle 8. Dans la sixième, le sage mari d’une trop jeune femme constate à son grand désespoir qu’il ne peut répondre à l’appétit sexuel de son épouse car il « n’a pas le fouet pour mener cette trompe », c’est-à-dire « cette toupie » (p. 39) (autrefois, on faisait tourner la toupie au moyen d’un fouet) : on voit que l’expression du désir féminin n’est pas plus édulcorée que celle du désir masculin.

En outre le souci de la bienséance, la volonté d’entretenir avec le lecteur une connivence faite à la fois de « suavité » et d’ingéniosité n’impliquent pas systématiquement chez Des Périers le recours au langage figuré pour parler du corps. Dans la nouvelle 8 « Du Procureur qui fit venir une jeune garse du village pour s’en servir », la scène de la poursuite amoureuse est représentée de la manière la plus directe :

[…] le procureur se met à follatrer avec elle, luy mettre la main au tetin, puis soubz la cotte. Elle luy rioit bien, car elle avoit desjà apris qu'il n'y avoit pas dequoy pleurer ; mais pourtant elle craignoit tousjours avec une honte villageoise qui luy tenoit encores, principalement devant son maistre. Le procureur la serre contre le lict, et parce qu'il s'apprestoit de faire en la propre sorte que le clerc quand il l'embrassait la pressant de fort près, la garse (hé ! qu'elle estoit sotte !) luy va dire : Oh ! Monsieur, je vous remercie ; nous en venons tout maintenant, le clerc et moy. Le procureur, qui avoit la brayette bendée, ne laissa pas à donner dedans le noir […]

L’obscénité est évitée, mais la représentation du corps désirant joue un rôle essentiel dans ce passage : suivant le principe du motto – tension / résolution inattendue qui fait naître le rire - elle crée une attente que déjoue inopinément la réplique naïve de la « jeune garce ».

La prise en charge par Des Périers d’une tradition grivoise dans laquelle, du reste, son recueil ne s’inscrit que partiellement, s’effectue ainsi d’une manière originale, mais qui suppose chez l’auteur davantage que le seul souci de se concilier un lectorat devenu plus exigeant quant aux bienséances. Dans l’univers fictionnel créé par Des Périers, les realia physiologiques occupent une place marquante. Le corps est l’objet même du récit dans un certain nombre de nouvelles : passons sur la N 9, « De celui qui acheva l'oreille de l'enfant à la femme de son voisin », la N 31  « De madame la Fourrière qui logea le gentilhomme au large » ou la 78, « D'un gentilhomme qui mit sa langue en la bouche d'une damoiselle en la baisant » : elles relèvent de l’héritage licencieux évoqué plus haut. En revanche l’on retiendra, entre autres, les nouvelles 11 (« D'un docteur en decret qu'un beuf blessa si fort qu'il ne sçavoit en quelle jambe c'estoit »), 17 (au moins pour la première partie :  « De l'advocat en parlement qui fit abbattre sa barbe pour la pareille... »), 28 « Du prevost Coquillaire, malade des yeux, auquel les medecins faisoyent accroire qu'il voyoit », 56, « Du gentilhomme qui couppa l'oreille à un coupeur de bourses ». Dans la nouvelle 27, la corpulence contrastée de deux personnages fonde la beffa dont sont victimes ces Laurel et Hardy avant l’heure (les pages cousent ensemble une chausse de l’un à celle de l’autre) : « S. Chelault estoit si maigre que les os luy persoyent la peau ; mais Croisé faisoit bien autant d'honneur à celuy qui le nourrissoit comme S. Chelault lui faisoit de deshonneur, car il estoit si gras et si fafelu qu'on l'eust fendu d'une areste » (p. 129).

Si la facétie prend le corps pour cible, on notera que dans ces nouvelles, conformément à l’éthique du comique définie par Aristote, ce n’est pas le corps infirme ou souffrant qui prête à rire. Le portrait de « l’honnête Monsieur Salzard », qui « avoit la teste comme un pot à beurre, le visage froncé comme un parchemin brullé, les yeux gros comme les yeux d'un beuf, le nez qui luy degoutoit, principalement en hyver, comme la poche d'un pescheur », est moins l’image d’un corps difforme qu’un « grotesque », figure verbale composite qui donne surtout à admirer l’habileté de son inventeur dans le maniement et le détournement des expressions figées. Dans les exemples cités plus haut, les personnages sont eux-mêmes la cause des déformations corporelles qui suscitent la moquerie : la « blessure » du docteur en décret est imaginaire ; dans la nouvelle 37 « De Teiran, qui, estant sus sa mule, ne paroissoit point par dessus l'arçon de la selle », la petite taille du personnage crée, certes, un effet burlesque, mais ce sont surtout la précipitation et la hargne de Teiran qui rendent le tableau risible. Enfin le commentaire du narrateur, dans la N 56, montre qu’il n’approuve pas la mutilation que le gentilhomme fait subir au voleur : « Il ne luy faisoit pas mauvais party, s'il eust pu recoudre son oreille comme le gentilhomme ses boutons » (p. 212).

L’éthique fonde en cela une esthétique. Le corps est parfois ridicule, mais cela ne signifie pas qu’il est dérisoire, et les plaisanteries sur le corps ne sont pas gratuites. Ainsi, l’image du nourrisson dont les pieds émergent du ventre maternel provoque le rire mais suscite aussi l’attendrissement parce qu’elle évoque l’enfant comme une réalité déjà présente. La représentation du corps est un élément décisif dans la caractérisation des personnages. Le corps de l’ivrogne Janicot parle de lui-même : « il avoit les yeux bordez de fine escarlatte », « il alloit chancelant, dandinant, tresbuchant » (p. 274). Les animaux quant à eux ont un langage qui, pour n’être pas verbal, ne manque pas d’expressivité, tel le singe qui boit une potion douce-amère : « il retiroit le museau, il demenoit les babines, il faisoit des grimasses les plus estranges du monde. […] Somme, il fit tant, en tastant et retastant, qu'il vint à bout de ceste medecine et la beut toute ; encores s'en leschoit-il ses barbes » (p. 306).

Ou bien le geste accompagne la parole, particularisant le locuteur d’un trait rapide : « Il regarde cest Italien de plus près avec ses gros yeux et luy dist » (N 88, p. 303 - il est question, précisément, du propriétaire d’un singe susceptible d’apprendre à parler). Le corps a sa propre expressivité, il tient parfois un discours capable de suppléer au silence d’un personnage : « La fille, qui estoit jeunette, ne se peut tenir de rougir ; ce que le père print pour une confession » (N 5, p. 33). Et lorsque ce même père demande aux trois filles, à propos de leurs futurs maris : « Quand vous faisiez vos esbatz, vous ne songiez pas en eulx. N'est-il pas vray ? » (p. 35), elles accompagnent leur réponse d’un sourire qui suffit à signifier leur acquiescement à l’indulgente morale paternelle. Le jeu des regards peut lui aussi prendre en charge un propos qui ne saurait être exprimé verbalement : « Lors ilz commencèrent à recongnoistre chacun leurs souppes et à s'entreregarder » (N 3, p. 26). Enfin l’attitude corporelle du Plaisantin dans son agonie – « il avoit retiré ses piedz à cartier tous en ung monceau » (p. 18) avoue une souffrance que le mourant, qui en fait même la matière d’un motto, refuse de formuler. Le langage du corps n’est jamais redondant avec le langage verbal : il le complète, y supplée ou le contredit. Parce qu’il fait appel aux « cinq sens de nature », selon l’expression du Prologue, il permet une extrême économie de moyens.

De même que l’attention portée par le conteur au corps parlant des personnages, la manière dont un personnage parle de son corps est partie prenante de l’exemplarité – souvent paradoxale – de la nouvelle. Aux plaintes du docteur dont un bœuf n’a fait qu’effleurer la jambe (« quand le barbier y vouloit toucher de la main, il crioit encores plus haut : Oh ! vous me tuez ! je suis mort ! » (p. 62)) s’oppose le stoïcisme du Plaisantin qui ne trouve qu’une expression spirituelle pour exprimer sa souffrance : « il respondoit tout foiblement, n'ayant plus que le cuer et la langue : Il me tient, dist-il, entre le banc et le feu, qui estoit à dire qu'il se portoit mal de toute la personne » (p. 18).

La damoiselle de la N 57 qui dit manquer d’appétit, ou, dans la même nouvelle, « celuy qui disoit à son valet : “Recommande moy bien à monsieur le maistre, et luy dy que je le prie qu'il m'envoye seulement un potage, un morceau de veau, une aisle de chapon et de perdris, et de quelque aultre petite chose, car je ne veux guères manger, à cause de ma diette.” » (p. 213-214), le prévôt Coquillaire, presque aveugle, à qui les médecins assurent qu’il voit clair, sans parler de Berthaud que des farceurs parviennent à convaincre de sa propre mort, chacun de ces personnages entretient avec son corps un rapport de méconnaissance, et le décalage entre leur discours et ce que perçoivent leurs interlocuteurs, ou le narrateur lui-même, constitue le ressort de ces facéties. Sans aller jusqu’à l’aliénation totale du fou Caillette, dont le silence même semble manifester qu’il est insensible à la douleur (« le povre Caillette demouroit là et ne disoit mot, car il n'avoit point d'autre apprehension, sinon qu'il pensoit estre confiné là pour toute sa vie » (p. 19)), chacun de ces personnages témoigne par son discours que le dysfonctionnement du rapport à son propre corps est une forme de folie. Aussi, inversement, la sagesse est-elle de se voir soi-même, et d’abord physiquement, tel que l’on est. Mais la mise en œuvre d’un tel projet est difficile aussi bien du point de vue physique que spirituel, parce que le rapport au corps, le sien, bien sûr, mais également celui de l’autre, est un rapport foncièrement subjectif : la vieille femme qui présente sa requête à un conseiller laid en fait l’épreuve : « Elle commence à vous regarder de près ces conseillers qui entroyent pour veoir s'ilz seroyent beaux ou laids, en quoy elle estoit fort empeschée. À la fin en voicy venir un qui n'estoit pas des plus beaux hommes du monde, au moins au gré de la bonne femme, parce (peult estre) qu'il portoit une grand'barbe et estoit tondu » (p. 179). Lorsqu’il s’agit de se voir soi-même, la difficulté est encore plus grande. Il faut trouver la bonne distance face au miroir. L’humour en est le moyen privilégié, mais il est rare. C’est justement celui du conseiller auquel la vieille femme avoue ingénument qu’elle l’a trouvé le plus laid : « Le conseiller, qui entendit bien ce qu'elle vouloit dire, trouva bonne la simplicité d'elle, et prinst sa requeste » (ibid.). Mais se connaître soi-même, c’est surtout, contrairement à la perspective néo-platonicienne en vogue dans l’entourage de Des Périers, reconnaître et admettre tous les plaisirs du corps comme pleinement constituants de la nature humaine, sans chercher à établir entre eux une hiérarchie. Exemplaire est à cet égard la baillive de Sillé qui défend le plaisir de la danse : « vous avez beau blasmer noz danses, il faudroit nous oster les piedz et les oreilles ; et vous asseure, dit-elle, que, si j'estoys morte et j'ouysse un violon, je me leveroys pour baller » (p. 166-167). Le corps a toujours sa dignité, parce qu’il est indissociable de l’esprit. Telle est la base de l’argumentaire de la dame, qui finit par l’emporter sur le docteur en théologie contraint de se retirer sous peine de devoir entrer dans la danse : « Le son des instrumens entre dedans l'esprit de la personne, et puis l'esprit commande au corps, lequel n'est pour aultre chose que pour monstrer par signes et mouvemens la disposition de l'ame à joye ou à tristesse » (p. 166). La danse est le langage du corps par excellence, et sans le corps, l’âme ne peut se donner à voir. Danser réjouit les sens comme l’esprit et, en cela, la danse est semblable au rire : « rire des cinq sens de nature », comme y invite le Préambule, c’est à la fois rire de tout son corps et de tout son cœur.

Cette nouvelle fournit ainsi une des clefs de l’esthétique de Des Périers. « Le front tetrique icy trouvera dequoy desrider sa severité et rire une bonne fois, tant gentille est la grace que nostre autheur ha à traicter ses faceties » (p. 3) : c’est en ces termes que l’éditeur des NR entend promouvoir l’art de conter qu’il attribue à son auteur. Ainsi, dans les NR, la grâce est le terme qui s’applique aussi bien à la danse qu’à l’art du récit : parmi les qualités qui signalent l’écolier de la N 54, le narrateur précise qu’il « dansait de bonne grâce » ; l’expression « de bonne grâce » revient à deux reprises dans la même phrase pour caractériser la baillive de Sillé au début de la nouvelle 38 : « une dame de bien bonne grace appellée la baillive de Sillé, femme, pour sa vertu, bonne grace et bon esprit, très bien venue entre les gens d'honneur ». On ne s’étonnera pas de retrouver une semblable conception dans Le Courtisan de Castiglione. « […] je veulx qu’outre la noblesse, le Courtisan soit en cette partie fortuné, et ayt par nature non seulement l’entendement, mais belle presence de personne et de visaige, et aussi une certaine grâce, : et comme lon dict, une proprieté qui de prime face le rende agreable et amyable à toute personne, qui le voyt » [4].

Dans L’Institution du Prince de Guillaume Budé, que Mireille Huchon intègre dans la liste des traités de rhétorique de la Renaissance, et qui a pour nous le mérite d’être contemporain de Des Périers, Budé brosse à l’intention de François Ier le portrait idéalisé du roi : la grâce y est présentée comme une des qualités les plus immédiatement visibles du Prince, elle est ce qui signale matériellement les qualités spirituelles, particulièrement celles que l’on attend d’un prince : l’autorité et le caractère avenant. Le corps du roi, son visage, son allure, sont le témoignage manifeste des grâces que Dieu lui a octroyées. La grâce qui signale les personnalités d’exception est donc ce rapport d’adéquation entre le corps et l’esprit que la baillive de Sillé célèbre dans la danse : « elle ne pensoit qu'il y eust chose qui reveillast mieulx l'esprit que les danses, et que la mesure ny la cadence n'entreroit jamais en la teste d'un lourdault, lesquelles sont tesmoignage que la personne est adroicte et mesurée en ses faitz et desseins » (p. 165)

Il n’est pas opportun d’envisager ici la question sous l’angle religieux, mais il importe tout de même de rappeler que la question du salut par la grâce est au cœur du conflit entre catholiques et protestants au XVIe siècle. Castiglione aussi bien que Budé emploient le terme au sens mondain, mais dans leurs ouvrages le mot peut également référer aux dons octroyés par Dieu. Le contexte indique clairement que l’un et l’autre de ces deux sens ne peuvent être confondus. Toutefois, dans l’étude qu’il consacre aux notions de gratuité et de reconnaissance dans Le Vocabulaire des Institutions indo-européenne [5], Benveniste rappelle que le sens religieux et le sens matériel du terme sont étroitement liés. « Gratia est dérivé de l’adjectif gratus […qui] se dit des deux parties en présence : « celui qui accueille avec faveur, qui témoigne gré » ou : celui qui est accueilli avec faveur, qui est agréable » (p. 199). Le terme grec kharis a déterminé l’évolution du terme latin vers la notion de plaisir, d’agrément. Ainsi apparaît dans l’emploi de gratia une composante nouvelle, celle d’une prestation fournie ou obtenue « à titre gracieux », « pour faire plaisir ». Et Benveniste conclut : « Tout ce qui se rapporte à des notions économiques est lié à des représentations beaucoup plus vastes qui mettent en jeu l’ensemble des relations humaines ou des relations avec les divinités » (p. 202).

Cette analyse est un fil conducteur précieux pour éclairer la notion de grâce dans les NR., où le terme apparaît avec une fréquence remarquable, et dans des emplois divers. Nous ne perdons pas de vue, dans cet examen, la question du rapport avec le langage du corps : par les notions de plaisir, et par sa définition en tant que don de la nature, la grâce trouve dans le discours du corps et dans le discours sur le corps un lieu d’accomplissement privilégié.

Ainsi, dans les NR, comme chez Budé ou Castiglione, il apparaît que la grâce se reconnaît à ses effets, c’est-à-dire au plaisir qu’elle suscite. La danse, on l’a vu, en est l’occasion privilégiée « Des danses, il en vient plaisir à ceulx qui dansent et à ceulx qui voyent danser, et si ay opinion, si vous osiez dire la verité, que vous-mesmes y prenez grand plaisir à les regarder : car il n'y ha gens, tant melancholiques soyent-ils, qui ne se resjouissent à veoir si bien manier le corps et si alaigrement » (p. 165).

La grâce est le don, gratuitement octroyé, de donner à son tour, et de donner du plaisir. Avoir la grâce, c’est avoir reçu le don de donner. La grâce fait circuler le plaisir sans créer d’obligation de réciprocité. Elle n’impose rien, c’est pourquoi elle n’est pas incompatible avec le libre-arbitre – motif que l’on retrouve sur le plan religieux dans les écrits spirituels de Marguerite de Navarre et dans les poésies religieuses de Des Périers. Sur le plan littéraire, elle est l’espace de la liberté du conteur. « Et pensez que ce ne fut pas sans luy jouer tousjours quelque tour de son mestier, lesquelz je vous racompterois volontiers, si je les sçavois, pour vous faire plaisir ; mais je vous en diray d'aultres en recompense » (Fin N 24, p. 119. Il s’agit des tours de Maistre Arnaud). Le narrateur choisit de raconter, ou non, les « tours » qu’il lui plaît, mais c’est « pour faire plaisir » à ses lecteurs. En récompense de quoi ? De quoi le lecteur doit-il être remercié ? D’être là seulement, de poursuivre sa lecture, métaphoriquement d’« ouvrir ses oreilles », (« pourveu qu'en destournant les yeux elles ouvrent les oreilles » dit le conteur en évoquant ses auditrices virtuelles), d’être présent en corps et en esprit, prêt à « rire des cinq sens de nature » selon les termes du Préambule. On voit par cette expression que ce pacte infiniment renouvelé, du moins tant que se prolonge la lecture, c’est la nature qui le fonde et le garantit. Le don du plaisir est un don de la nature. C’est ce que rappelle la maîtresse du garde écossais qui trouve sa femme « un peu trop habile au maniement » : « Comment estes-vous bien si neuf de penser que les femmes ne doibvent avoir leur plaisir comme les hommes ? Pensez-vous qu'il faille aller à l'escolle pour l'apprendre ? Nature l'enseigne assez » (N 39, p. 169-170). La nature enseigne le plaisir comme elle enseigne aux écoliers « le latin de leur mère » (N 20). La langue maternelle, la langue originelle, est celle qui a le plus de grâce. Cette allégation revient à plusieurs reprises dans les NR : « Mais il ha bien meilleure grace au langage du païs : “Quet o que vo disez ?” » commente le narrateur de la N 69 « Du Poytevin qui enseigne le chemin aux passans. ». Et dans la nouvelle 78, le jeune homme accusé d’avoir embrassé « à l’italienne » une dame, se défend par une verte réponse que le conteur fournit d’abord dans sa version française : « mais pourquoy ouvroit-elle le bec, la folle qu'elle est ? ». Toutefois, il revient sur la formulation : « pour ceux qui entendent le langage du pays il est un peu de meilleure grace. Et per che badave, la bestia ? » (p. 279).

C’est pour cela que le discours du corps a lui aussi meilleure grâce dans les idiolectes des personnages. Le cardinal de Luxembourg, dans la N 15, applique ce postulat dans l’interrogatoire qu’il fait subir à une vieille femme venue demander un office de prêtre pour son fils, mutilé à la suite d’un accident. Le cardinal « prenant plaisir en la simplicité de la bonne femme » la poursuit de ses questions pour l’obliger à dire « en son vieillois » ce dont la bienséance rend l’expression difficile :

« Monsieur, dit-elle, il n'ha ; je n'ouseras dire, dont vous m'entendez ben, ce que les hommes portant.
Le cardinal, qui l'entendoit bien, luy dit :
Et qu'est-ce que les hommes portent ? N'ha-t-il point de chausses longues ?
Bo ! bo ! ce n'est pas ce que je veulx dire, Monsieur ; il n'ha point de chouses.
Le cardinal fut long-temps à marchander avec elle, pour veoir s'il luy pourroit faire parler bon françoys » (p. 78).

Il est peu crédible que le cardinal s’attende à ce que la vieille femme s’exprime « en bon français ». Plus vraisemblablement, il espère le « savouret » (N 5), le motto que la vieille femme va finir par trouver « en son vieillois » (N 26), dans la langue que lui imposent le temps (son âge) et le lieu (sa région). L’enjeu est en dernier ressort le même pour elle et pour le conteur des NR : parviendra-t-elle à parler de sexe sans choquer la bienséance, et sans rester non plus dans le régime de l’allusion ? Le défi est finalement relevé : « Agardez mon, Monsieur, quand il estoit petit il cheut du haut d'une eschelle et se rompit, tant qu'il ha fally le senner (senner, en ce païs-là, est chastrer), et sans cela je l'eussion marié » (p. 79).

Bien mieux que le latin ou le grec qu’emploient certains auteurs de récits grivois pour dire ce qui peut choquer la pudeur, les idiolectes conviennent à l’expression des realia du sexe, comme on le voit dans la N 39, où le propos peut aller jusqu’à une réelle crudité sans que le récit perde rien de sa grâce. Quand le discours érotique ne se veut pas métaphorique, il trouve le langage qui lui est propre, celui même de la nature, le seul qui ne soit ni édulcoré ni obscène.

Je conclurai avec un passage d’une méditation de Daniel Sibony sur Le corps et sa danse. Ayant écouté la chorégraphe et danseuse Trisha Brown parler de son art, il observe : « Ici le corps dansant touche la folie de l’origine, devenue l’origine des langages ; il la saisit, la libère et l’intègre », et il commente : « Ce n’est pas donné, d’assister au déclenchement d’un langage, de vivre l’instant originaire d’où ça part ». On sait à quel point le fantasme de l’origine hante l’imaginaire de la Renaissance. La grâce, c’est ce qui fait que cet instant, précisément, nous est donné, par l’écriture, par la danse, et pour certains – ajoutons-le avec prudence dans le cas de Des Périers - par la foi. Elle est dans les NR la grâce d’un récit choisi pour être offert au lecteur, celle d’un motto restitué dans sa langue d’origine, ou bien cette grâce mondaine qui, chez certains êtres choisis, fait du rapport à autrui le don d’un plaisir toujours réciproque et toujours renouvelé.


1

Ce qui n’empêche évidemment pas la rhétorique d’être constamment présente dans les devis comme dans les récits. Voir la démonstration de Gisèle Mathieu-Castellani dans La conversation conteuse : les nouvelles de Marguerite de Navarre, Paris, Presses universitaires de France, 1992.

2

« Nouvelles Recréations et Joyeux devis : pour qui ? pour quoi ? », in Lire les Nouvelles Recréations et Joyeux devis de feu Bonavanture Des Périers, Dominique Bertrand et Bénédicte Boudou (dir.), Presses de L’Université Blaise Pascal de Clermont Ferrand, 2009.

3

« Proverbes, blasons et expressions imagées dans les Nouvelles Recréations et Joyeux devis », inBonaventure Des Périers, conteur facétieux , Ouvrage coordonné par Véronique Montagne et Marie-Claire Thomine-Bichard, Paris, PUF (Cned -XVIe siècle français), 2008.

4

Le Courtisan de Messire Baltazar de Castillon nouvellement reveu et corrige, Lyon, François Juste, 1538, Livre I, XXIII.

5

« Gratuité et reconnaissance », in Le Vocabulaire des institutions indo-européennes... 1, Économie, parenté, société, Éditions de Minuit, 1969, p. 199-202.