Vous avez dit prose ?

Nous proposons dans cette nouvelle livraison de Questions de style, d’aborder à notre habitude une problématique sous un angle diachronique. Même si le déséquilibre des propositions fait pencher la balance vers une approche moderne de la question, il n’en reste pas moins intéressant de poser cette question à tous les siècles, et de chercher à cerner ce que cette forme « prose » peut recouvrir. L’absence de contraintes formelles particulières a peut-être en effet comme corollaire une nécessité de cohésion interne d’autant plus forte, que la forme ne dit pas par elle-même ce qu’elle est ni ce qu’elle vise. Et si les distinctions des arts poétiques réservent bien le terme de poésie aux formes versifiées, le contenu de ces vers peut être, à nos yeux modernes, tout à fait surprenant, d’une teneur scientifique ou philosophique, ou d’une recherche verbale, à faire pâlir bien des « poèmes » contemporains. La question ne saurait donc être de se placer sur le terrain de l’esthétique (poésie/vers – prose), et de l’axiologique qu’elle entraîne (poétique – prosaïque), mais de chercher à saisir, à travers des époques et des textes, quel usage spécifique et performant, est fait de cette forme, quel acte d’écriture est proposé – si c’est le cas – dans et par certains usages de la prose.

Chantal Liaroutzos se place d’emblée sur ce terrain en étudiant les Nouvelles Recréations et Joyeux devis de Des Périers, en établissant un lien entre prose et langage du corps. On pourrait facilement considérer que la prose est le lieu du prosaïque, et du prosaïque par excellence qu’est le bas, et avec lui le corps et son expression. Mais elle montre que, contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre, le corps n’est pas ici, ou du moins peu, le lieu d’une exploitation grivoise, mais le lieu d’une réflexion sur l’expressivité et ses moyens langagiers. La variation diatopique est l’une des formes que peut prendre cette réflexion, la prose jouant de l’intégration de termes crus, que la saveur populaire et régionale rend pourtant recevables ; mais ce qu’elle rend en même temps recevable, c’est le fondement en nature du langage du corps. Dès lors, son expression figurée elle-même ne répond plus au critère de suavitas, mais bien plutôt au détournement de ce critère apparemment satisfait par la virtuosité figurative au profit de l’expression de l’intensité du désir. « Poétique » de la prose véritablement, qui travaille les arts poétiques et leurs règles, intègre la technicité des régionalismes, pour forger une prose efficace.

C’est avec la modernité seulement que le débat prend un tour différent, dans la mesure où l’ère du soupçon qu’est la nôtre vient contrecarrer les découpages formels, thématiques, énonciatifs, génériques, qui s’étaient peu ou prou imposés.

Le plus spectaculaire de ces déplacements est sans doute, à l’orée de notre « modernité » littéraire, celle opérée par le syntagme « poème en prose », où l’alliance des termes semble, comme le rappelle Elisabetta Sibilio, relever de l’oxymore, à la fois par l’atteinte à la traditionnelle visibilité du poétique qu’est le vers, et pour beaucoup aussi par la soumission de l’ordre du poétique à la fictionnalisation des instances énonciatives liée à la prose. L’antinomie typographique est donc doublée d’une antinomie énonciative : il ne faut pas en sous-estimer la violence, et Elisabetta Sibilio fait alors du poème en prose l’outil de transition vers les avant-gardes.

Avec la mise à bas de l’association entre poésie et vers, tombe également l’association entre poésie et poétique. C’est le poétique lui-même qui change de nature, se déplaçant du principe d’idéalisation d’un référent au caractère d’extériorité toujours marqué – que le vers mesuré pouvait prendre en charge – vers celui de saisie d’une extériorité aussi bien constituée par la saisie que constituante du sujet. On entend bien dans ce va et vient entre participe passé passif et participe présent actif la difficile constitution de quelque chose qui relève de la pulsion (passif, antériorité archaïque) comme de la volonté de maîtrise (actif, actualité) : le vers mesuré, ou la prose qui va de l’avant, se trouvent l’un comme l’autre récusés. Sylvie Freyermuth s’attache à montrer dans les textes de Duras la constitution rythmique d’une prose qui, pour être lexicalement et syntaxiquement simple – ce que l’on aurait tendance, rapidement, à qualifier de pauvre, donc prosaïque - , n’en est pas moins animée par l’inscription du sujet parlant. Or cette inscription suffit à récuser les catégorisations rapides : voilà le « prosaïque » requalifié, c’est-à-dire tiré vers le « poétique ».

Judith Wulf propose au fond de lire le même travail, en sens inverse, dans la volonté de Hugo, dans Hernani de recourir au prosaïsme à l’intérieur du maintien du vers , comme « forme optique ». On sait que l’adoption de la prose au théâtre est liée à la volonté de trouver des sujets plus proches de la réalité, et que la prose sert cette intention, du fait du caractère « naturel » de son lexique, de sa syntaxe, de sa forme. Si l’esthétique vériste peut se réclamer du naturel, c’est en ce qu’elle s’éloigne des modèles tragiques qui sont ceux de l’éloquence et du grandissement, et de la forme qui est liée à ce qui est désormais senti comme artificiel, le vers. Pourtant, Hugo ne renonce pas aux vers, mais travaille le métrique dans le sens d’une plus grande plasticité : la multiplication des coupes rend inaudible la césure, de même que la répartition du même vers sur plusieurs répliques la rend invisible. Pourtant, ce sont bien les contraintes métriques, leur respect, qui permettent des effets de non concordance particulièrement signifiants. Les éléments que l’on peut qualifier de prosaïque, qu’ils relèvent du traitement du vers, du lexique, de la syntaxe, n’ont alors de sens que de manière contrastive, dans une esthétique du grotesque et du sublime qui n’a rien de « naturel », et participe pleinement d’une « utopie de la parole », s’adressant à la fois au public contemporain, et à un public virtuel, que la nouvelle donne formelle créera peut-être.

Enfin, c’est Bernanos qui suscite les réflexions des quatre dernières interventions de la journée, interventions qui rendent bien compte des déplacements suggérés plus haut, dont Bernanos, au début du vingtième siècle, présente une intéressante illustration.

Laurence Bougault s’attache à la notion de clôture romanesque, à la fois synthèse de l’énoncé, et orchestration de sa signifiance. Elle montre comment, dans Sous le soleil de Satan, un jeu de mise en abyme des instances énonciatives construit un texte ambigu, à la fois ironique, et prophétique, et comment la clôture de l’énoncé s’attache à l’ouverture sur le défi de « transformer la fiction/ l’imagination, en vision/voyance des choses cachées. en imposant au lecteur le devoir moral de poursuivre une œuvre collective en cours : celle du rachat et de la rédemption ».

Stéphane Gallon suit minutieusement le jeu des dénominations, dans lequel il voit d’abord une pratique conforme à l’esthétique réaliste héritée du XIXe siècle. Pourtant il constate que ce traitement est contrarié par une autre tendance, qu’il relie à une adhésion à l’anthropologie chrétienne. La « prose » romanesque de Bernanos est ainsi le lieu de tensions internes, et se fait le réceptacle d’une réflexion sur la parole et ses possibilités.

Laure Himy-Piéri propose de lire Sous le soleil de Satan comme la juxtaposition de pastiches, de l’écriture naturaliste, de la rhétorique ecclésiastique, du conte merveilleux, de l’éloquence de la chaire, pastiches dont le rôle est de présenter le rapport de l’homme au monde comme un rapport construit, dont l’expression relève de la phraséologie. Les proses du texte de Bernanos dénonceraient ainsi toute prose comme fiction, jouant alors la parole pamphlétaire contre la parole littéraire dans l’espoir – vain, parce que la littérature récupère tout – de sortir du fictionnel pour atteindre une authenticité très problématique – dont le « poétique » est peut-être la désignation toute mythique.

Serge Martin est sensible, par delà la multiplication des proses visibles dans le texte, à la présence d’une voix. Mais il insiste sur le fait que, contrairement à la construction balzacienne par exemple, la voix ici audible n’est pas assimilable à la doxa auctoriale. Il n’y entend pas alors la fermeture dogmatique d’un discours se servant de la fiction, mais bien plutôt un effet d’ouverture, de création du sujet écrivant par l’écriture, comme du sujet lisant, en quoi il tient Sous le soleil de Satan comme la réalisation d’actes d’écritures, qu’il qualifie de « poème du roman ».

Sommaire

Chantal Liaroutzos

Les langages du corps dans les Nouvelles Recréations et Joyeux Devis
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Elisabetta Sibilio

«Une prose musicale, sans rythme et sans rime »
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Sylvie Freyermuth

Poétique de la prose ou prose poétique ? Le rythme contre le prosaïsme
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Judith Wulf

Le prosaique dans Hernani
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Laurence Bougault

La clôture du roman de Georges Bernanos, Sous le Soleil de Satan
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Stéphane Gallon

Sous le Soleil de Satan, à l’ombre des dénominations
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Laure Himy-Piéri

Strates discursives et hétérogénéité de la prose dans Sous le soleil de Satan de Bernanos
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Serge Martin

La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation
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