|
Sous le
Soleil de Satan, à l’ombre des dénominations
Stéphane Gallon
Université de
Rennes II, LIDILE
stephanegallon@club-internet.fr
Résumé :
L’abondance et la variété des dénominations dans Sous le Soleil
de Satan semblent correspondre à une esthétique réaliste qui,
tout en cherchant à être le plus proche possible du référent, refuse
toute idéalisation et s’intéresse plus particulièrement aux rapports
sociaux. Balzac et Maupassant ne sont pas loin. Le refus des
répétitions et la valorisation de la dénomination révèlent également
une vision du monde classique et monarchique soutenue par une écriture
satirique voire polémique. Cependant, paradoxalement, ces mêmes
dénominations remettent en cause les différences sociales et
permettent de dégager peu à peu une anthropologie chrétienne et une
réflexion sur l’écriture.
Abstract :
The abundance and variety of appellations in Sous le Soleil de Satan
appears to follow a realist aesthetic which, while seeking to remain
as close as possible to the referent, rejects all idealisation and
focuses particularly on social relationships. The influence of Balzac
and Maupassant can be felt. Refusal of repetitions and the importance
placed on the appellation also reveals a traditional, monarchist world
view supported by satirical, indeed polemical writing. Yet
paradoxically, these same appellations call social differences into
question and gradually bring to light a Christian anthropology and a
reflection on the act of writing.
« [U]n de ces
énergumènes impossibles à inscrire dans aucun Pays Réel »
Dans le volume de
« La Pléiade » qui regroupe les œuvres romanesques de Bernanos, la
première nouvelle comme le dernier roman ont pour titre une
dénomination : « Madame d’Argent », Mon sieur
Ouine. On retrouve également constamment dans les titres des
fictions de Bernanos des… dénominations : « Le geste du roi », « Les
deux fils », « Mademoiselle Triomphe », « Virginie ou le Plaisir des
Champs », « La Muette », « La Mort avantageuse du Chevalier de
Lorges », « Dialogue d’ombres », Journal d’un Curé de campagne,
Nouvelle Histoire de Mouchette, etc. Dans ses essais et écrits
de combat, à plusieurs reprises, il s’attarde aussi sur tel ou tel
surnom :
on est bien
excusable, fût-il prisonnier, de le piquer un peu avec la baïonnette
que les vaillants Poilus français appelaient, n’est-ce pas,
Rosalie [1] ?
appelant ses
ministres de sobriquets grotesques : Caillaux et Barthou, les
Deux Gosses, Thomson, le petit mousse,
Dujardin-Beaumetz, Follette, Chéron, le Cid
de la Normandie, le général Picquart, Polin,
Milliès-Lacroix, le Nègre et M. Maujan,
Gugusse
Plus
significativement, dans ses romans, il ne cesse de glisser, çà et là,
au fil des pages, des réflexions sur les patronymes, les prénoms ou
surnoms de ses personnages. Pour lui, les noms propres, contrairement
aux thèses de Stuart Mill et Kripke, ont une intension, un signifié
riche en sèmes et les signifiants eux-mêmes sont significatifs :
Il déplorait sur
toutes choses que sa famille lui eût fait cette injustice de lui
donner le nom d’Ambroise, cause de ses malheurs : « Un sale nom,
monsieur le curé, un nom de salaud, qui fait rigoler, un nom de cocu !
Pas moyen d’être seulement respecté avec un nom pareil. À l’école, ils
m’appelaient Framboise, et l’instituteur ne pouvait pas m’encaisser
[…] Au chantier, c’était le même tabac. Allez aux halles, vous ne
pourriez pas l’ouvrir sur moi, sans faire tordre tous les copains.
[…] »
Plus que cela, les
aposiopèses, les réticences, les sèmes afférents, la recherche du mot
juste, la peur de prononcer tout haut tel ou tel nom propre révèlent
que pour Bernanos dénommer ou être nommé, loin d’être un acte anodin
et sans conséquence, est indissociable d’une certaine sacralité sur
laquelle il nous faudra bien sûr revenir :
Évangéline, mon
garçon, reprit-il (pour la première fois, Mainville l’entendait
désigner ainsi sa secrétaire et il s’aperçut – non sans quelque
fugitive et secrète angoisse – que jamais son amie n’avait prononcé
devant lui ce prénom singulier) Évangé… Simone enfin est un monde
Steeny n’est qu’un
faux nom, un sobriquet emprunté par Michelle à son roman anglais
favori. Steeny se nomme Philippe, comme son père – le disparu,
l’englouti. Sans doute il n’aime pas trop le sobriquet, mais le vrai
nom lui fait peur. Miss l’appelle ainsi quelquefois, par jeu peut-être
– ou alors dans quel autre dessein ? Elle ose seule prononcer,
généralement d’ailleurs à l’improviste, les deux syllabes funèbres, et
Steeny frissonne malgré lui
– Pour trotter,
elle trotte, c’est sûr… Écoutez, monsieur Ouine… – Dites
simplement monsieur, Philippe – Non. Oh ! non. Vous êtes
M. Ouine, ou rien
« – Pas seule du
tout, Daisy !… »
Elle feint de
n’avoir pas entendu. Trop tard. Jamais encore il n’a osé l’appeler de
ce prénom victorien […]
Dans Sous le
soleil de Satan, deux des trois chapitres ont aussi pour titre
des dénominations, « Histoire de Mouchette », « Le saint de Lumbres »,
et la variété de celles-ci au sein du roman est impressionnante. Par
exemple, un personnage secondaire comme le père de Germaine est tour à
tour nommé « M. Malorthy [2]
» (p. 231), « Malorthy » (p. 61), « le père Malorthy » (p. 75), « le
brasseur » (p. 62), « le fougueux brasseur » (p. 61), « papa »
(p. 61), « le bonhomme » (p. 61), « le tentateur » (p. 65), « le rival
du châtelain » (p. 67), « cette vieille chouette » (p. 79), etc. On
peut recenser de même largement plus d’une centaine de syntagmes pour
désigner l’abbé Donissan. Même les chiens et les chevaux ont des
noms : « Roule-à-Mort », « Rabat-Joie » (p. 67), « Bob » (p. 78),
« Jacquot » (p. 238).
Comment expliquer
une telle abondance et une telle variété de dénominations ? Doit-on y
voir un désir de représenter au mieux le référent, une esthétique et
une idéologie encore terriblement dépendantes des normes du passé ou
une sacralisation métaphysique du Verbe ?
Monsieur
réaliste
Déférence et
révérence à la référence
Un premier
constat s’impose : pour chacun des protagonistes, Bernanos a
recours à des expressions autonomes. Il utilise ainsi
systématiquement des noms propres. Par exemple, le syntagme le
plus employé pour désigner le père de Mouchette est « Malorthy »
(p. 61, 62, 63, 64, 65, 66, 68, 69, etc.). Sa fille est
majoritairement désignée par son surnom, mais très souvent, elle
est aussi appelée « Germaine » (p. 61, 65, 67, 68, 70, 72,
73, etc.) et, à plusieurs reprises, « Mlle Malorthy » (p. 92, 93,
94, 104, 107, 114, etc.). Le curé de Lumbres a droit au même
traitement. L’expression de loin la plus usitée pour le nommer est
tout simplement : l’abbé Donissan (p. 126, 127, 128, 129, 130,
131, 132, etc.). Outre ces noms propres, Bernanos utilise des
syntagmes introduits par un déterminant démonstratif déictique :
« ce gros homme furieux » (p. 73), « cette niaise » (p. 90),
« cette mystique ingénue » (p. 213).
Il a aussi
recours à des expressions génériques actualisées par un
déterminant. Ces expressions sont assez souvent des hyperonymes
précisant le sexe du protagoniste (« le bonhomme » p. 61, 72, « La
demoiselle » p. 61), son âge (« la vieille » p. 208, « une
gamine » p. 88, « l’enfant » p. 198), son statut familial (« le
père » p. 231) ou sa profession (« le brasseur » p. 62, « l’abbé »
p. 127).
Du point de vue
énonciatif, toutes ces dénominations ne sont pas uniquement prises
en charge par le narrateur, elles sont souvent prononcées par les
protagonistes eux-mêmes. Quand c’est le cas, les apostrophes et
appellatifs abondent (« papa » p. 61, « Mon cher Malorthy » p. 64,
« Oh ! ma… man ! maman » p. 74, « Antoine » p. 61, « Mon ami ! Mon
ami ! » p. 262) et il n’est pas alors rare qu’elles soient
teintées d’expressivité comme le révèlent ci-dessus les points
d’exclamation, l’interjection, la palillogie ou l’aposiopèse. À
noter que quand des dénominations apparaissent ainsi dans le
discours, Bernanos a tendance à souligner leur dimension
diastratique par exemple en utilisant des périphrases
sociolectales : « Un brave gars de Marelles » (p. 185), « le gars
de Marelles » (p. 185). Même quand le narrateur reprend la parole,
transparaissent dans ses propos, par des effets de focalisation
interne et de polyphonie, les paroles, pensées et habitus des
protagonistes : « la mère Malorthy » (p. 61).
Ces premières
constatations nous révèlent un auteur qui se veut le plus réaliste
possible. En effet, une des caractéristiques de la dénomination
propre est de connecter le signifiant au référent [3] . De même, les déictiques sont,
selon la classification d’Herschberg Pierrot, « des expressions
référentielles proprement dites [4] ». Les
hyperonymes relevés plus haut découpent, quant à eux, le réel en
« domaines [5] » et par là même sont donc des tentatives de le
représenter plus systématiquement. Le discours direct puisqu’il
« crée l’illusion d’une objectivité par l’effet de citation qu’il
produit [6] » est lui aussi un
marqueur de mimesis. Au lieu de décrire le référent en passant par
l’intermédiaire du récit, on propose au lecteur des phrases
prétendument prélevées telles quelles dans le référent. Comme ces
phrases et expressions correspondent parfaitement à l’univers de
croyance du lecteur, l’effet de réel s’en trouve amplifié. De
plus, la cohérence diastratique, diachronique et diatopique des
discours et la forte teneur expressive de certaines des
dénominations rendent non seulement le référent vraisemblable mais
donnent au lecteur l’impression d’assister en direct aux scènes
décrites. On ne lui raconte pas que telle ou telle personne
ressent tel ou tel sentiment, il l’entend, il le perçoit ; il y
croit donc d’autant plus. Enfin, le fait que le narrateur
s’approprie les dénominations des villageois est aussi un stylème
réaliste : c’est une manière indirecte pour lui d’affirmer sa
proximité avec le monde rural et donc de signifier au lecteur que
le référent qu’il nous propose est bien réel puisque lui-même en
est proche et en quelque sorte le cautionne.
Non à
l’idéal
En parfaite
cohérence avec l’esthétique réaliste, les dénominations utilisées
par le narrateur ou par les locuteurs refusent toute idéalisation.
Non seulement Bernanos semble avoir une prédilection pour les
sèmes macrogénériques // concret // et plus encore // matériel //
plutôt que pour les sèmes // abstrait // et // immatériel // mais
le dysphorique l’emporte de loin sur l’euphorique.
Par exemple,
Bernanos pour dénommer ses personnages a recours au domaine //
habit //, habits qui à chaque fois sont caractérisés
dysphoriquement : « ce bonhomme aux souliers crottés » (p. 250),
« Un marquis en sabots » (p. 72). Le choix des souliers est
évidemment en lui-même dysphorique. Comme le surmarque l’adjectif
« crottés », ce sont les habits les plus proches du bas, de la
matière, du sol, de la terre. L’utilisation de la lexie « sabots »
redouble cette dimension dysphorique : ce ne sont pas n’importe
quels souliers qui sont évoqués, ce sont des souliers
connotativement associés au monde de la terre, connotativement
péjoratifs.
On se doit
aussi de repérer que dans les dénominations l’isotopie du corps
est très présente et est, à de nombreuses reprises, caractérisée
par la grosseur : « ce gros homme » (p. 73), « ce gros homme
furieux » (p. 73), « ce gros bonhomme étendu » (p. 95). Dans ce
dernier exemple, la grosseur est même surmarquée puisque
l’adjectif qui la lexicalise est redoublé par l’épithète
« étendu », ce qui met en évidence l’espace occupé par son corps
et renforce par la même occasion une nouvelle fois la matérialité
du personnage. On trouve le même type de réduplication sémantique
dans le syntagme « ce gaillard déjà bedonnant » (p. 85). À noter
que l’actualisation du dysphorique passe aussi par l’auditif :
« ce gros homme qui ronfle » (p. 98). Bernanos lui donne
d’ailleurs encore plus de matérialité en jouant sur les
allitérations de constrictives et de dorsovélaires : « ronflement
du brasseur » (p. 75).
Autre
manifestation de la matérialité : la sexualité. Effectivement, que
ce soit par une allusion hypotextuelle (« Barbe bleue » p. 63),
par des sèmes afférents socialement normés (« papa lapin » p. 73,
« un autre papa lapin » p. 83 — à rapprocher de « chaud lapin »)
ou par une longue périphrase cherchant à actualiser le sème
générique/juvénile/pour surmarquer l’immoralité de l’actant
ergatif (« séducteur d’enfant de quinze ans » p. 112), cette
isotopie revient à plusieurs reprises. Pour la rendre plus
dysphorique, Bernanos a recours à la caractérisation
régressive [7] . En choisissant comme caractérisant un adjectif
décatégorisé, par dérivation impropre, en substantif, il remplace
l’ordre habituel thème-prédicat par une séquence prédicat-thème
(« Ce débauché de marquis » p. 85), séquence qui met au premier
plan non pas le titre honorifique mais la caractérisation
dysphorique.
Assez souvent
dans les conceptions dualistes, là où la matière l’emporte,
l’esprit recule. L’isotopie de la bêtise est effectivement très
présente dans les dénominations utilisées par Bernanos : « ton
benêt de père » (p. 87, autre caractérisation régressive),
« Pauvre sotte » (p. 72), « cette niaise » (p. 90), « bête
stupide » (p. 173). Parfois le narrateur la sous-entend en jouant
sur la polysémie des lexies. Ainsi, dans « un pauvre homme
simple » (p. 122), par propagation du cotexte, la lexie devient
syllepse : le protagoniste est effectivement doublement
« simple », « simple » socialement mais aussi « simple »
intellectuellement comme le précise la relative qui caractérise ce
syntagme : « qui […] suivra sans […] comprendre » (p. 122). Les
frontières entre les acceptions se brouillent et les
significations se mêlent. Parfois même, il y a délétion. Ainsi,
par un paradoxe sur lequel il faudra bien sûr revenir, très
souvent dans le roman l’intelligence est virtualisée chez les
personnages les plus brillants. Le curé de Luzarnes, « ancien
professeur de chimie » (p. 244), « prêtre cartésien » (p. 255) est
par exemple dénommé par le narrateur : « ce prêtre stupide »
(p. 291). À la fin du roman, Antoine Saint-Marin sera traité de
même.
Le refus de
toute idéalisation passe bien sûr par l’énonciatif. En effet, à
plusieurs reprises, le narrateur utilise pour dénommer le marquis
des syntagmes aux connotations romantiques : « son héros » (p. 68,
72), « son seigneur-maître » (p. 72), « son amant » (p. 73, 75).
On a ici ce que Ducrot nomme dans Le Dire et le dit
un effet de dialogisme : deux voix se disputent un seul acte de
locution. Certes ces dénominations ont pour source première le
narrateur mais celui-ci ne les assume pas, ce sont en fait des
mentions, autrement dit les mots que Mouchette, la romantique,
aurait utilisés si elle avait été la narratrice. Les dénominations
utilisées sont certes cohérentes avec la vision que Mouchette a
d’elle-même,
Elle était, au
milieu de ces nouveaux spectateurs, ce qu’elle avait désiré
d’être, toujours semblable à son personnage favori, une fille
dangereuse et secrète, au destin singulier, une héroïne parmi les
couards et les sots (p. 209),
mais le fait
qu’elles soient ressenties comme mention indique qu’il existe une
distance entre l’instance citante et l’instance citée, distance
qui se confirme ultérieurement à cause de l’écart entre ces
dénominations euphoriques et celles dysphoriques qui suivent :
« le bonhomme » (p. 80), « un autre rustre, un autre papa lapin »
(p. 83), « le bonhomme à son déclin » (p. 85). Ces dénominations
romantiques qui révèlent la naïveté et l’idéalisme de l’enfant
prennent dans la bouche du narrateur une terrible dimension
pathétique et cela d’autant plus que Malorthy utilise lui aussi
ces syntagmes : « ton amant » (p. 71), « Mademoiselle » (p. 71),
« ton galant » (p. 73). Ce simple changement de locuteur
transforme les dénominations en ce trope sémantico-pragmatique
qu’est l’ironie. Prononcées par Malorthy, les lexies utilisées
semblent si incongrues que toute l’attention du lecteur se porte
sur l’énoncé, ce qui l’amène une nouvelle fois à interpréter les
paroles proférées comme mention, comme écho d’un point de vue dont
le locuteur se dissocie. Les beaux rêves de Madame Bovary non
seulement achoppent face à la réalité mais lui reviennent au
visage salis et déformés parce qu’accaparés par celui qui leur est
le plus opposé.
Oui au
social
Les
dénominations utilisées par Bernanos mettent en valeur une autre
caractéristique réaliste : les rapports sociaux existant entre les
êtres.
De nombreux
syntagmes précisent par exemple les rapports familiaux entre les
personnages. Ainsi sur la quarantaine de dénominations utilisées
pour désigner Malorthy, un bon tiers contient les lexies « père »
ou « papa » : « Malorthy le père » (p. 59, 60), « Malorthy, ton
père » (p. 84), « le père Malorthy » (p. 75, 76), « papa » (p. 61,
68, 71, 75, 78, 79, 81, 88, 92, 94, 106, 112), « papa lapin »
(p. 73), « papa Malorthy » (p. 79, 80), « les papas » (p. 64),
« mon père » (p. 86), « son père » (p. 65, 71, 73, 207, 214),
« ton père » (p. 72, 77, 79, 112), « votre père » (p. 79), « le
père » (p. 231), « le père outragé » (p. 74), « ton benêt de
père » (p. 87), etc. Ce recours à l’isotopie de la paternité est
bien sûr un excellent moyen de nous signifier que la société
décrite est patriarcale. Le fait que dans tout le roman Mme
Malorthy, elle, n’a droit qu’à une dizaine de dénominations, soit
quatre fois moins que son époux, confirme cette observation et
cela d’autant plus qu’à aucun moment elle n’est dotée d’un prénom.
Le parallélisme lexical « le père Malorthy » (p. 75, 76), « la
mère Malorthy » (p. 74, 75) révèle une société où les rôles
stéréotypés de chacun sont parfaitement définis et séparés. Preuve
en est, les dénominations du premier sont souvent orientées vers
la sphère extra-familiale (« le brasseur » p. 62 ; « brasseur
républicain » p. 68 ; « paysan qui transige » p. 64 ; « Le rival
du châtelain » p. 67 ; « Le premier dans sa petite ville » p. 67)
alors que les dénominations qui concernent son épouse sont presque
en totalité intra-familiales : « sa femme » (p. 70), « la vieille
mère » (p. 71), « ta mère » (p. 72), « Maman, maman » (p. 73). En
fait, trois caractérisations la résument : être épouse (deux
dénominations sur les douze repérées), être mère (sept
dénominations sur les douze repérées), être vieille (quatre
dénominations sur les douze repérées). On comprend pourquoi aucun
prénom n’est épicène et pourquoi, dans L’Imposture,
la confusion des genres est synonyme d’ostracisme social : « Ils
m’avaient donné un nom de fille, et un surnom que je peux pas vous
répéter, sans offense. [8] ».
Les
dénominations révèlent également les rapports sentimentaux entre
les êtres. Observons tout d’abord les rapports unissant les deux
époux. Ils sont antithétiques des rêves romantiques de Mouchette.
Madame Malorthy utilise pour désigner son mari des lexies
totalement désexualisées comme « papa » (p. 61) et, comme nous
l’avons vu plus haut en analysant le nombre de dénominations la
concernant, bien avant d’être épouse, elle est « mère » ou
« vieille »
Les rapports
parents/enfants ne sont guère plus reluisants. Quand Malorthy
rencontre le marquis, il n’utilise pas pour désigner sa propre
fille le déterminant possessif « ma » mais, comme s’il s’agissait
de n’importe quel individu, l’article défini « la ». La valeur de
notoriété et la valeur catégorielle l’emportent sur le rapport
personnel : « et si la fille tourne mal, elle en aura tout le
reproche » (p. 65). Autre procédé de distanciation, l’utilisation
quelques lignes plus loin du syntagme « son père » à la place du
pronom personnel « m’ », « Elle a tout dit à son père » (p. 65),
comme s’il n’était pas celui-ci, comme s’il n’était pas
directement concerné et affecté par le sort de son enfant. En
revanche, à d’autres moments, le déterminant possessif « ma » ne
cesse de revenir : « ma fille » (p. 71, 72, 78, 90, 103, 113). Vu
le cotexte, la signification est claire. Il ne s’agit évidemment
pas d’un rapport personnel affectif mais d’un rapport de
possession : Mouchette est sa propriété. Elle est ainsi réduite à
l’état non pas d’enfant mais de bien. Tout aussi révélateur, quand
père et fille parlent ensemble, pas une fois Malorthy n’a recours
à un terme affectif, pas une fois il ne l’appelle par son surnom
« Mouchette » qui est, rappelons-le, « son nom d’amitié » (p. 77).
Certes, parfois, il utilise la dénomination « fillette » (p. 70)
mais le diminutif loin d’être affectif actualise le sème/enfant/.
Elle n’est pas une interlocutrice digne de dialoguer avec lui,
elle n’est qu’une gamine insensée. En revanche, par une belle
palinodie, quand cela l’arrange, quand cela peut l’aider à
convaincre le marquis de luxure, il réactualise aussitôt le
sème/femme/. La « petite » (p. 63) devient alors « la fille »
(p. 65) puis « une jolie fille » (p. 65). Il n’hésite pas non
plus, comme nous l’avons vu, à ironiser (« Mademoiselle » p. 71,
« pauvre innocente » p. 71) ou à utiliser une périphrase ramenant
implicitement à un archétype misogyne : « Une fille qui faute »
(p. 70). La mère n’est d’ailleurs pas en reste puisqu’elle aussi
insulte sa fille ; d’abord relativement gentiment, comme le
révèlent les connotations affectives du groupe nominal « pauvre
sotte » (p. 72), puis plus agressivement en ayant recours à une
métaphore contenant le sème macrogénérique//inanimé// : « tête de
bois » (p. 73). Ce n’est en fait que le début d’une longue
gradation puisque, peu après, les deux locuteurs s’associent
contre Mouchette puis tiennent un discours de plus en plus
hyperbolique, de plus en plus axiologiquement et péjorativement
orienté, de plus en plus injurieux. En quelques pages, Mouchette
passe ainsi du statut d’enfant à celui de femme puis du statut de
femme au statut de femme mauvaise et enfin, par association
d’idées, du statut de femme mauvaise à celui de femme de mauvaise
vie : « mauvaise » (p. 73), « Garce » (p. 73). L’ordre des termes
est révélateur de la doxa : la luxure est hiérarchiquement le
péché premier, le mal suprême. Rappelons aussi que ces lexies sont
d’autant plus blessantes pour Mouchette que justement elle rêve de
l’amour pur, idéal et parfait. Une nouvelle fois, la réalité
sordide lui éclate au visage et cela d’autant plus pathétiquement
que ce sont les êtres qui sont censés l’aimer le plus qui lui font
le plus mal.
Lors de son
premier entretien avec Malorthy, les dénominations utilisées par
le marquis pour désigner Mouchette sont, sentimentalement parlant,
tout aussi révélatrices. Exactement comme son adversaire, le
marquis, pour se disculper et rendre donc son forfait moins
crédible, ne cesse, par les répétitions de l’adjectif « petite »,
par la dérivation impropre de ce même adjectif et par les
réduplications du sème/enfant/, de rajeunir Mouchette : « la
petite » (p. 62), « la petite fille en paix » (p. 65). Pire, quand
il se croit trahi par elle, son vocabulaire et son registre de
langue changent du tout au tout. Le péjoratif ressurgit, l’enfant
perd son individualité et est recatégorisée socialement : « une
petite gueuse » (p. 66). L’altercation entre le marquis et
Mouchette est tout aussi intéressante. L’ambivalence des
sentiments du comte qui hésite constamment entre colère et
tendresse, entre mépris et admiration, est exprimée par
l’alternance de dénominations dévalorisantes et valorisantes.
« Petites sottes » (p. 77) et « tête de bois » (p. 78) sont
symptomatiquement entrecoupées de « Mouchette » qui dans un rare
moment d’exaltation devient même « son compagnon féminin »
(p. 84). Cependant, comme précédemment, le marquis finit par
renier Mouchette en la faisant glisser du statut de maîtresse à
celui d’enfant : « jolies filles » (p. 77), « ma fille » (p. 78)
« une petite fille qui fait aujourd’hui l’entêtée » (p. 79), « la
boudeuse » (p. 81), « mignonne » (p. 84), « petite » (p. 84),
« une gamine » (p. 88).
Bernanos nous
fait découvrir par le jeu des dénominations une autre
caractéristique récurrente des textes réalistes : l’existence de
classes. Quand les protagonistes ne sont pas désignés par leur
nom, ils le sont presque systématiquement par des hyperonymes
sociaux. Dans « Histoire de Mouchette », on retrouve par exemple
constamment les deux groupes nominaux « le brasseur » (p. 62, 63,
64, 65, 66, 68, 71, 73, 74, 75) et « le marquis » (p. 61, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 71, 72, 77).
À la première
apparition dans le texte du marquis, l’origine nobiliaire de
celui-ci est surmarquée par la longueur du syntagme utilisé, par
la composition de ce syntagme, par l’abondance des titres et des
sèmes inhérents honorifiques qu’il contient. Le déterminant de
notoriété « le » et le titre « marquis » sont en effet précédés
par l’abréviation « M. » et suivis par la particule
prépositionnelle « de » et un nom patronymique aristocratique,
« Cadignan » (p. 60). Ces traits sont d’autant plus significatifs
socialement que Bernanos les explicite dans Monsieur
Ouine :
Même il
laissera d’argent ce qu’il faut pour une belle pierre, un beau
grand morceau de granit venu d’Ardennes, avec son nom écrit
dessus, en lettres capitales, son nom à particule après tout, un
nom de Seigneur [9] ;
« Vandomme…
qu’il commence. Alors on a entendu la voix du vieux, aussi
tranquille que son regard, plus tranquille encore, peut-être
bien : « Tu pourrais dire M. de Vandomme, hé, Louis ? » « M. de
Vandomme – qu’il a repris […] [10] »
À plusieurs
reprises, Cadignan est aussi appelé par les uns et les autres
« Monsieur » : « Monsieur le marquis » (p. 62, 63, 76), « M. le
marquis » (p. 73, 112), « Monsieur de Cadignan » (p. 63, 65) alors
que lui ne s’encombre pas de ce titre quand il s’adresse à ses
inférieurs : « Malorthy » (p. 63). Les dénominations utilisées par
le marquis sont tout aussi révélatrices de sa supériorité sociale.
Il traite avec beaucoup de condescendance le père de Mouchette en
ne cessant par exemple d’utiliser pour le désigner le sociolecte
familial, façon indirecte de lui refuser tout autre rôle social :
« papa » (p. 76, 78), « le papa Malorthy » (p. 79-80). Même quand
Mouchette le tutoie, la relation reste soumise aux normes
hiérarchiques de l’Ancien Régime ainsi que le révèle par exemple
l’archaïsme « son seigneur maître » (p. 72). D’ailleurs, Mouchette
finit peu à peu par comprendre que pour Cadignan, elle n’est rien
d’autre qu’une « germaine ». Déjà, le narrateur avait commencé à
réactualiser l’acception étymologique de ce prénom en le mettant
en vis-à-vis du nom latin « Lucrèce » (p. 60) et en ayant recours
à l’isotopie de la sauvagerie pour caractériser son héroïne :
il voyait avec
plus d’étonnement encore se dresser devant lui une Germaine
inconnue, les yeux mauvais, le front barré d’un pli de colère
viril, et la lèvre supérieure un peu retroussée, laissant voir
toutes les dents blanches (p. 79).
Mais c’est
surtout quand Mouchette prend conscience de l’inanité de ses rêves
romantiques que, comme le révèlent la dislocation, le pronom
tonique redoublé, la mise en relief typographique et sonore, elle
découvre qui elle est vraiment aux yeux du marquis : « D’abord, je
ne me connaissais pas du tout moi-même – moi – Germaine » (p. 81).
La réduplication de la première personne et le retardement du
thème en fin de phrase revivifient son prénom et lui redonnent son
sens étymologique. D’une façon tout aussi significative, le
descendant de guerriers et de chasseurs qu’est le marquis utilise
pour désigner les personnages de son entourage l’isotopie
macrogénérique animale et le cas sémantique accusatif, « cette
vieille chouette » (p. 79), « Ce joli gibier là » (p. 65), mais
quand il lui arrive malgré tout d’avoir recours à cette même
isotopie pour s’évoquer métaphoriquement, il choisit alors pour
phore un animal ergatif connotativement valorisant et contenant
précisément le sème mésogénérique afférent
socio-normé/cynégétique/: « ça rendrait fou un vieil épagneul »
(p. 65). Dans le même esprit, le cotexte amène le lecteur à relire
la périphrase « châtelain de Campagne » (p. 63) en réactualisant
dans la préposition incolore « de » les valeurs d’appartenance et
de possession et donc à voir dans le village la propriété du
marquis alors qu’au contraire, bien que Malorthy soit présenté
comme « Le premier dans sa petite ville » (p. 67) ou « Le rival du
châtelain » (p. 67), jamais on ne trouve dans le roman le
syntagme : « Le brasseur de Campagne ».
Les
dénominations permettent donc de dessiner les hiérarchies
sociales. Elles permettent aussi et surtout, ainsi que le montre
ce dernier exemple, de mesurer les rapports existant entre les
classes. Comme le révèlent à la fois une approche actantielle et
le lexique guerrier, ces rapports sont avant tout des rapports de
lutte. Alors que le marquis est désigné par les syntagmes
« redoutable adversaire » (p. 61), « son dangereux adversaire »
(p. 64), Malorthy est, lui, appelé « Le rival du châtelain »
(p. 67), « ridicule adversaire » (p. 88). Rien que dans ces quatre
occurrences, le jeu des antithèses, le recours au registre
médiéval, la lexicalisation par dérivation du substantif militaire
« château », le déterminant possessif qui individualise la
querelle, les répétitions de la lexie « adversaire » et enfin les
parallélismes lexical, syntaxique mais aussi phonique prouvent une
sévère confrontation. Par l’alternance des mêmes dénominations
durant plusieurs pages, le dialogue devient aussi peu à peu duel :
« Malorthy » (p. 62), « le marquis » (p. 62), « le brasseur »
(p. 62), « le marquis » (p. 63), « le brasseur » (p. 63), « le
marquis » (p. 63), « Malorthy » (p. 63), « le brasseur » (p. 63),
« paysan qui transige » (p. 64), « son dangereux adversaire »
(p. 64), « le marquis » (p. 64), « le brasseur » (p. 64), etc. Le
fait de ne pas alterner seulement les noms propres ou de ne pas
mettre en avant tel ou tel sème spécifique mais plutôt des sèmes
génériques sociaux lexicalisés par les hyperonymes « le
brasseur », « le marquis » confirme bien sûr que derrière le
combat des hommes se cache un combat de classes. Preuve en est,
dès ses premiers mots, le marquis rabaisse son adversaire en lui
refusant le titre de Monsieur, en jouant de l’impératif et en
étant très laconique : « Bonsoir, Malorthy, dit-il,
asseyez-vous. » Il semble d’autant plus dominer que Malorthy ne
peut s’empêcher de répondre dans un mouvement antithétique, qui
met terriblement en relief son infériorité, par un groupe nominal
plus long et surtout plus honorifique et mélioratif : « Monsieur
le marquis » (p. 62). Cependant plus la conversation progresse,
plus Malorthy se reprend. En une gradation descendante, symbolique
de la contestation bourgeoise, il nomme d’abord son adversaire
« monsieur de Cadignan » (p. 63) puis, quelques lignes plus loin,
simplement « monsieur » (p. 64). Autrement dit, en un peu plus
d’une page, le marquis, de noble qu’il était, est devenu simple
citoyen. Pendant ce temps, inversement, Cadignan cherche à
amadouer le père de Mouchette, à pactiser avec l’adversaire. Le
bourgeois, en une gradation inverse, devient alors un
interlocuteur de plus en plus pris en compte : au « Malorthy » du
début de l’entretien se substituent « Mon cher Malorthy » puis
« un homme tel que vous » (p. 64) et même un peu plus loin
« l’ami » (p. 65). Cependant la conversation s’échauffant, le
noble ne pouvant cacher plus longtemps son mépris, ne pouvant
lutter plus longtemps contre le sentiment de l’honneur qui a fondé
sa classe, retourne bien vite aux « Malorthy » (p. 66) et
aussitôt, révélant ainsi sa faiblesse et sa lâcheté, le manant
perd de son audace et de sa suffisance, fait un pas en arrière,
retourne au syntagme « monsieur de Cadignan » (p. 65), sans aller
cependant jusqu’à s’abaisser à reconnaître le titre de
« marquis ». La succession de ces gradations tantôt ascendantes
tantôt descendantes et les multiples revirements constatés doivent
être lus comme un parfait résumé de la lutte que noblesse et
bourgeoisie ont menée tout au long du dix-neuvième siècle et au
début du vingtième siècle pour se disputer le pouvoir.
Mais le
véritable adversaire n’est pas le demi-paysan qu’est encore
Malorthy. Le véritable adversaire est le bourgeois radical, « M.
LE DOCTEUR GALLET » (p. 92). Symptomatiquement, ce syntagme a une
structure parallèle à celle du syntagme utilisé lors de la
première apparition du marquis : « M. le marquis de Cadignan »
(p. 60). La seule différence, mais elle est symboliquement de
taille, est la disparition de la particule nobiliaire. L’autre
différence cruciale est typographique : les bas-de-casse ont fait
place à des capitales. Comment ne pas y lire à la fois la prise de
pouvoir de la nouvelle classe et le caractère outrageusement
ostentatoire de cette classe ? La victoire bourgeoise semble
d’autant plus sur le point d’aboutir que le syntagme « le
châtelain de Campagne » a cette fois un équivalent, équivalent
d’ailleurs sans cesse réitéré : « le docteur de Campagne » (p. 93,
110), « le médecin de Campagne » (p. 105, 106, 113, 114). Le
danger est d’ailleurs si menaçant pour Cadignan que Gallet a droit
à un traitement de faveur, des injures et insultes, injures et
insultes qui tranchent avec l’habituelle distinction des
aristocrates, injures et insultes qui sont donc révélatrices d’une
classe aux abois : « un jean-foutre de renégat, un marchand de
phrases, la pire espèce d’arlequin » (p. 90). Les dénominations
sont sans équivoques, elles nous révèlent l’issue du conflit :
Cadignan n’est effectivement bientôt plus appelé ni « Monsieur le
marquis », ni « le marquis » ni même « monsieur » mais « la proie
visée » (p. 95), « Le défunt » (p. 113), « le mort inutile »
(p. 196). Mouchette tuant Cadignan, c’est une petite bourgeoise
tuant un marquis, c’est la bourgeoisie éliminant la noblesse.
« [J]e ne lis
que du Balzac, à peu près »
L’importance
donnée au référentiel, le refus de toute idéalisation et surtout
l’insistance sur les classes sociales et plus particulièrement sur
leur affrontement font de Sous le Soleil de Satan un
roman réaliste dont un des hypotextes cruciaux est certainement
l’œuvre de Balzac. L’on retrouve d’ailleurs dans les titres de
La Comédie Humaine la plupart des stylèmes repérés
plus haut : abondance de noms propres (Le cousin Pons,
Gobseck, Béatrix), expressions génériques actualisées par
un déterminant (La femme de trente ans, La Vieille
fille), jeux polyphoniques (L’illustre Gaudissart, La
Muse du département), remise en cause du mélioratif
(Illusions perdues, Histoire de la Grandeur et de la
Décadence de César Birotteau, Splendeurs et misères des
courtisanes), registre du social (La duchesse de
Langeais, La Maison Nucingen), etc. À noter que Balzac
lui-même revendique une réflexion sur les dénominations :
Marcas !
Répétez-vous à vous-même ce nom composé de deux syllabes, n’y
trouvez-vous pas une sinistre signifiance ? Ne vous semble-t-il
pas que l’homme qui le porte doive être martyrisé ? […] Entre les
faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et
d’inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui
surprennent [11] .
De plus,
Bernanos révèle dans une de ses lettres à l’abbé Lagrange que
La Comédie Humaine a imprégné sa jeunesse, « Au
reste, je ne lis que du Balzac, à peu près [12] », et il confie à Frédéric
Lefèvre :
Balzac. Je l’ai
lu à l’âge où les petits garçons dévorent les romans d’aventure
[…] magicien de génie, […] visionnaire assiégé par le rêve auquel
il a donné vie et qui veut, qui exige de nous, avec une espèce de
cruauté magnifique, que nous courions son risque, que nous
partagions, malgré nous, l’angoisse du cauchemar lucide qui
l’assaillait de toutes parts, sans seulement faire chanceler sa
haute raison [13] !
Les œuvres qui
suivent Sous le Soleil de Satan ne font que confirmer
cette influence majeure. Non seulement, il empruntera, dans
plusieurs de ses romans, à son illustre prédécesseur la technique
du retour des personnages mais dans Un mauvais rêve,
le modèle de l’écrivain Ganse est explicitement
Balzac :
Quand je le
trouvais à six heures du matin, dans son bureau plein de fumée,
tout gluant de sueur, les pattes noires et la cendre de pipe dans
chacune de ses rides – je croyais voir Balzac, mon cœur… [14] ;
Je pense comme
Balzac qu’il n’est pas pour l’homme de plus grand honte, ni de
plus vive souffrance que l’abdication de la volonté. Elève indigne
de ce grand maître, de ce jumeau spirituel de Louis Lambert, je ne
consentirais pas, serait-ce pour sauver ma vie, à perdre une
parcelle de cette précieuse substance [15] .
De même,
Un Crime se réfère sans cesse aux titres de La
Comédie Humaine : « ils obscurcissaient encore une affaire
déjà ténébreuse [16] » ; « Au
fait, si le Lys dans la Vallée est en bas, ne la laissez pas
monter tout de suite [17] ».
Or plusieurs
des dénominations utilisées par Bernanos dans Sous le Soleil
de Satan rappellent justement des titres de Balzac.
« Le curé de Lumbres » (p. 124, 142) ne serait-il pas
un lointain souvenir du Curé de Tours ou du
Curé de village ? « Le père Malorthy » exploitant sa
fille et montant sans cesse un peu plus haut socialement est une
sorte d’anti « père Goriot ». Enfin, à la majuscule près, « le
médecin de Campagne », expression qui revient à plusieurs reprises
pour désigner le docteur Gallet (p. 105, 106, 113, 114), est un
des romans des Scènes de la vie de campagne.
À noter que
dans ces mêmes Scènes de la vie de campagne, on peut
découvrir dans un roman intitulé Les Paysans [18] un garçon, « personnification de
l’indigence », qui, comme Germain, vit dans la nature, ne manque
ni de vivacité ni d’intelligence et est élevé par un
« grand’papa », fieffé rusé, « le père Fourchon ». Celui-ci
l’éduque en le tenant éloigné des préceptes de la religion (« je
ne lui disons pas de craindre Dieu » [19] ) et en lui conseillant de vivre au crochet des
plus nantis : « fais-toi donner », « Le fin est d’être à côté des
riches, il y a des miettes sous la table ! » Selon cet homme, le
seul véritable danger qui le menace est « l’rasoir de la
justice ». Or ce petit campagnard vif et attachant est surnommé :
« Mouche ».
Une autre dette
est explicitée dans Monsieur Ouine. Les « gens qui se
ressemblent, dont la ressemblance est ridicule, odieuse, obscène »
sont comparés par Philippe aux types balzaciens : « Celui-là,
c’est Rastignac, ou Marsay [20] ». Même référence dans un Mauvais
rêve : « Non pas qu’il eût jamais rêvé de le conquérir
comme Rastignac [21] ».
Or dans Sous le Soleil de Satan, les dénominations
tendent justement à transformer les personnages en types sociaux :
« le brasseur républicain » (p. 68), le « médecin parlementaire »
(p. 111), le « châtelain de Campagne » (p. 63), etc. Et c’est
d’ailleurs sans doute ce qui vaut à ce dernier son nom de
famille : « Cadignan ». On retrouve effectivement derrière ce
patronyme certes un titre balzacien, La Princesse de
Cadignan, mais surtout un type balzacien : le noble
déclassé. La princesse comme le marquis ont connu richesse,
oisiveté, futilité, renommée et aventures sentimentales :
Elle avait
passé sa vie à s’amuser, elle un vrai don Juan femelle, à cette
différence près que ce n’est pas à souper qu’elle eût invité la
statue de pierre [22] ,
Pourquoi, dans
le nombre, ne se trouverait-il pas une femme qui s’amusât des
hommes, comme les hommes s’amusent des femmes [23] ?
Derniers
acteurs « d’un monde qui, dit-on, s’en va [24] », représentants symboliques de leur classe
sociale, l’un et l’autre, tout à leur vie superficielle,
égocentrique et immorale, n’ont pas vu les pages de l’histoire
tourner :
Enfin les
affaires de cette grande famille se trouvaient en aussi mauvais
état que celles de la branche aînée des Bourbons [25] .
L’un et
l’autre, ruinés à cause de leur prodigalité, se sont réveillés, un
beau matin, victimes d’une société qui avait changé et ont dû
renoncer à privilèges et belles demeures :
La femme à
peine servie convenablement par trente domestiques, qui possédait
les plus beaux appartements de réception de Paris, les plus jolis
petits appartements, qui y donna de si belles fêtes, vivait dans
un appartement de cinq pièces [26] .
Pourtant tous
deux, malgré le quotidien qui ronge l’idéal d’antan, gardent en
eux les valeurs aristocratiques et même, pourrait-on dire, une
certaine forme de pureté : « Je n’ai eu que des partenaires et
jamais d’adversaires. L’amour était un jeu au lieu d’être un
combat [27] » ; « Dans mon cœur vieilli,
je sens une innocence qui n’a pas été entamée. [28] » On voit par là que Bernanos honore dans Balzac à
la fois l’historien sociologue et le psychologue moraliste. On
retrouve ce double hommage dans La Grande Peur des bien
pensants :
Balzac seul,
qu’une certaine grossièreté de nature préserve des élégants
contresens à l’usage des moralistes mondains, et qui va toujours
droit devant lui, avec sa force de lion, semble avoir entrevu au
moins l’une des solutions de ce problème de psychologie :
l’éducation religieuse ne saurait transformer à coup sûr une âme
médiocre [29] ,
Ce fait
immense, qui, bien avant Drumont, n’avait pas échappé à Balzac, la
dépossession progressive des Etats au profit des forces anonymes
de l’Industrie et de la Banque, cet avènement triomphal de
l’Argent, qui renverse l’ordre des valeurs humaines et met en
péril tout l’essentiel de notre civilisation, s’est accompli sous
leurs yeux et ils ont gravement hoché la tête ou parlé d’autre
chose [30] .
Ces deux
isotopies mésogénériques sont omniprésentes dans les dénominations
de Bernanos. Preuve en est, Mouchette est par exemple à la fois
« petite âme farouche » (p. 196), « pauvre créature reformant en
hâte la trame un instant déchirée de ses mensonges » (p. 203) et
« fille du brasseur » (p. 89), « petite bourgeoise » (p. 68). On
pourrait donc conclure en pastichant Ganse dans Un mauvais
Rêve : « Toute l’histoire contemporaine est là-dedans ma
petite. Balzac en aurait pleuré ! [31] »
Cette influence
réaliste associée à un refus de toute idéalisation et à la
récurrence du sobriquet « Mouchette » est une invitation à
chercher dans les dénominations de Sous le Soleil de Satan
la présence d’un deuxième hypotexte : l’œuvre de Maupassant
et plus particulièrement une de ses nouvelles intitulée…
« Mouche ». Cette dernière met en scène une jeune fille qui comme
Mouchette est pleine de vie et d’énergie, passe d’un homme à un
autre, se retrouve enceinte mais perd son bébé. Au détour d’une
conversation, surgit une interrogation sur la dénomination du
personnage : « Pourquoi t’appelle-t-on Mouche ? [32] » Les réponses proposées nous
ramènent à l’héroïne de Bernanos :
« – Parce que
c’est une petite cantharide »
Oui, une petite
cantharide bourdonnante et enfiévrante, non pas la classique
cantharide empoisonneuse, brillante et mantelée, mais une petite
cantharide aux ailes rousses qui commençait à troubler étrangement
l’équipage entier de la Feuille-à-l’Envers. [33]
Or comme le
rappellent les notes de la Pléiade : « On désigne sous le nom de
cantharide une variété de mouche. Mais surtout, la poudre de
cantharide passait pour posséder des vertus aphrodisiaques [34] » Un peu plus loin, une autre explication est
proposée :
« Pourquoi
t’appelle-t-on Mouche ? »
Avant qu’elle
eût pu répondre, la voix de « N’a-qu’un Œil », assis à l’avant,
articula d’un ton sec : « Parce qu’elle se pose sur toutes les
charognes [35] . ».
On retrouve là
deux isotopies réalistes indissociables de Mouchette : la
sexualité et la mort, Eros et Thanatos.
Monsieur
réactionnaire
Bis repetita
non placent
Cette forte
influence du réalisme alors qu’à la même époque il est remis en
cause par exemple par les surréalistes révèle un auteur refusant
la modernité. La variété des dénominations relevées plus haut peut
être interprétée dans le même sens. Ne prouve-t-elle pas un refus
de la répétition ? Ce qui nous ramène aux principes esthétiques de
Vaugelas, Racine, Voltaire et bien sûr Flaubert :
Il y a une
autre sorte de répétition qui est vicieuse parmi nous, et qui
choque les personnes même les plus ignorantes ; c’est que, sans
nécessité, sans beauté, sans figure, on répète un mot ou une
phrase par pure négligence (VAUGEL. Rem. t. II,
p. 889-891, dans POUGENS) ;
Les stances
m’ont paru très belles et très dignes de celles qui les précèdent,
à quelque peu de répétitions près, dont vous vous êtes aperçu
vous-même (RAC. « Lett. à Boileau », 24) ;
Toute
répétition qui n’enchérit pas doit être évitée (VOLT. Comm. Corn.
Rem. Rod. II, 2) ;En général, toute répétition affaiblit l’idée
(VOLT. ibid. Pomp. III, 4) ;
Quand je
découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes
phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux ; à force de
chercher, je trouve l’expression juste qui était la seule, et qui
est, en même temps, l’harmonieuse ; le mot ne manque jamais quand
on possède l’idée (Corr. à George Sand, 10 mars
1876).
Comme le prouve
l’extrait ci-dessous de Monsieur Ouine où justement
il l’utilise pour tourner en ridicule l’inspecteur d’Académie, la
répétition, pour Bernanos, est le signe d’une langue maladroite et
trop rhétorique :
Mesdames,
messieurs, la jeune mémoire devant laquelle je viens… que je salue
respectueusement, est celle d’un humble enfant du peuple dont la
vie se fût écoulée dans l’obscurité… dans l’obscurité de l’obscur
labeur quotidien… Si obsc… si modeste qu’ait été son destin
prématurément interrompu, la sollicitude de la République l’avait
déjà reconnu… La République toujours pleine de sollicitude l’avait
reconnu pour un des siens et si les nécessités de l’obs… du labeur
quotidien ne l’avaient retenu trop souvent éloigné de la maison
d’école – [36]
La répétition
serait également révélatrice du manque de créativité, de
l’assèchement verbal, de la diminution intellectuelle, de
l’impuissance, de la vieillesse :
Il y avait là
des Russes étonnants, qui racontaient des histoires… des… des
histoires étonnantes ! Son regard évita brusquement celui de son
interlocutrice impassible, car la répétition involontaire des mots
était un signe qu’il connaissait bien – trop bien. Il avala
péniblement sa salive. […] Je crois qu’il y aurait quelque chose
d’étonn… Bon Dieu de bon Dieu ! Répondez-moi donc, à la fin.
Etes-vous sourde ? – Je réfléchissais, dit-elle. Je ne trouve pas.
Naturellement ! Hé bien ! s’il n’était pas si tard, je vous
prouverais le contraire. Oui, en une heure, je ferais le pari de
vous dicter, là, sur ce coin de table, une nouvelle éton…
épatante, […] [37]
Quoi qu’il en
soit, il est certainement révélateur de voir que de nombreux
écrivains remettant en cause les esthétiques classiques et
réalistes ont au contraire eu recours à la répétition avec
délectation. On pense bien sûr aux auteurs du Nouveau Roman mais
aussi par exemple
N. Arnaud
(les Vies parallèles de Boris Vian, p. 294) raconte
qu’un romancier prix Goncourt avait chargé Vian de revoir ses
textes pour ôter les répétitions. De là peut-être le malin plaisir
que prendra Vian plus tard à en accumuler de gratuites.
« C’est compliqué dit Chick – C’est
merveilleux, dit Chick » (B. Vian, l’Écume des
jours, p. 13) [38] .
« Monsieur le
marquis de Cadignan »
Cette
esthétique classique, que l’on pourrait, en pleine période
surréaliste, qualifier de rétrograde, on la retrouve au niveau
idéologique à travers les dénominations choisies par le narrateur
pour désigner ses personnages. Ainsi même si Cadignan n’est pas
présenté comme un héros idéal, il a droit à de nombreux sèmes
afférents mélioratifs comme par exemple ceux de la/force/ou de
l’/intelligence/: « ce gaillard » (p. 85), « malin des malins »
(p. 65). L’hypotexte balzacien, nous l’avons vu, laisse aussi le
lecteur sur une note plus positive que négative. La princesse de
Cadignan, malgré sa futilité, ne manque pas de grandeur et est
amoureuse d’un des personnages les plus positifs de La
Comédie Humaine, l’écrivain et penseur Daniel d’Arthez.
Mais ce sont
surtout les indices énonciatifs qui révèlent une valorisation du
personnage. Par une caractérisation régressive antiphrastique et
un démonstratif affectif laudatif, Malorthy, pourtant son ennemi,
laisse transparaître son admiration : « Ce diable d’homme »
(p. 66). À plusieurs reprises, l’antéposition de l’adjectif
contribue au même effet : « son redoutable adversaire » (p. 61),
« son dangereux adversaire » (p. 64). « Tout se passe comme si
l’attribution de la qualité dénotée par l’adjectif était prise en
charge […] par l’énonciateur [39] », énonciateur
qui certes, par focalisation interne, pourrait être Malorthy ou
Mouchette mais qui pourrait tout aussi bien être le narrateur
lui-même.
Autre détail
significatif, le narrateur appelle le père de Mouchette,
« Malorthy ». Autrement dit, il a recours à la même dénomination
que celle utilisée par le marquis. C’est avouer implicitement une
communion d’esprit avec ce dernier. L’un et l’autre ont la même
vision du personnage, l’un et l’autre ont le même regard
condescendant, l’un et l’autre, implicitement, estiment que le
bourgeois-paysan ne mérite pas le titre de « monsieur ». Plusieurs
autres indices prouvent que le narrateur est plus proche du
marquis que de Malorthy ou de Gallet. Il se sert par exemple pour
le désigner de la périphrase : « le bonhomme tout simple et tout
net » (p. 80). Périphrase d’autant plus méliorative qu’elle est
longue, qu’elle contient deux adverbes d’intensité de haut degré
et des adjectifs qui, par leur signifié, leur registre de langue
et un épitrochasme, correspondent parfaitement aux valeurs d’un
Maurras ou d’un Drumont qui
a publié dans
le dernier de ses livres, quelques mois avant sa mort, cette
généalogie de paysans, d’artisans, de garde-chasse, de filandières
« qui a une odeur de terre labourée, de sillons remués, de forêts
du sol natal, d’intérieurs rustiques et simples, où l’on faisait
beaucoup d’enfants » [40]
Enfin et
surtout, le personnage le plus valorisé du roman, qualifié à
plusieurs reprises de « saint » et réputé pour sa pénétration des
âmes, le place explicitement bien au-dessus de Gallet soudain
réduit à un pronom indéfini : « un autre qui ne le valait pas »
(p. 203).
On retrouve
bien sûr, derrière cette valorisation implicite du marquis, le
Bernanos monarchiste qui dans Les Grands Cimetières sous la
Lune ou La grande Peur des Bien-pensants
n’hésite pas à écrire :
je ne crois
pas que la monarchie eût laissé se déformer si gravement l’honnête
visage de mon pays. Nous avons eu des rois égoïstes, ambitieux,
frivoles, quelques-uns méchants, je doute qu’une famille de
princes français eût manqué de sens national au point de permettre
qu’une poignée de bourgeois ou de petits bourgeois, d’hommes
d’affaires ou d’intellectuels, jacassant et gesticulant à
l’avant-scène, prétendissent tenir le rôle de la France [41] .
Qui dit
conservateur dit surtout conservateur de soi-même. Lorsqu’on pense
à l’immense travail fourni par exemple, de Louis XI à Louis XIV,
on doit convenir que l’Ancien Régime, traditionnel en son
principe, était sans doute réellement le moins conservateur de
tous. Même à la veille d’événements irréparables, la politique de
Louis XVI, avec Necker ou Turgot, ne fut pas répressive mais au
contraire imprudemment réformatrice [42] .
L’analyse de la
répartition des sèmes afférents péjoratifs attribués au marquis
est en parfaite adéquation avec les citations ci-dessus. C’est
lorsque Cadignan renonce aux valeurs de sa classe, c’est-à-dire
lorsqu’il fait preuve de lâcheté (« de voir à présent que les gros
yeux de papa t’ont fait peur… Oh ! je te déteste ! » p. 81) ou
lorsqu’il négocie à la manière d’un bourgeois, avec un lexique
bourgeois (« Concluons : quinze cent louis, deux tiers pour moi,
le dernier pour toi. C’est dit. Topons-là. ! [43] »
p. 82), que le péjoratif surgit et que Mouchette lui refuse
soudain le titre de marquis : « Mais vous, Cadignan, (lui jetant
son nom comme un défi), je vous aurais cru un autre homme »
(p. 84). D’une façon graduelle, l’isotopie de la noblesse est
alors de plus en plus virtualisée, le meurtre étant bien sûr le
summum de cette virtualisation : « un autre papa lapin ! »
(p. 83), « Le bonhomme à son déclin » (p. 85), « gaillard déjà
bedonnant » (p. 85), « Ce débauché de marquis » (p. 85), « La
pauvre dupe » (p. 86), « rustre » (p. 90), « le gros homme »
(p. 91). On retrouve là une concrétisation stylistique de
certaines des analyses idéologiques de Bernanos :
S’il est bien
un spectacle capable de faire vomir, c’est bien celui des
monarchistes français mendiant les services de la Démocratie sous
sa forme la plus basse [44]
Et n’ayez aucun
égard pour le nom, le titre et autres fariboles dont je crains que
votre générosité ne fasse trop de cas. Il n’y a plus de nobles,
mon cher ami, mettez-vous cela dans la tête. J’en ai connu deux ou
trois, au temps de ma jeunesse. C’étaient des personnages
ridicules, mais extraordinairement caractérisés. Ils me faisaient
penser à ces chênes de vingt centimètres que les Japonais
cultivent dans de petits pots. Les petits pots sont nos usages,
nos mœurs. Il n’est pas de famille qui puisse résister à la lente
usure de l’avarice lorsque la loi est égale pour tous, et
l’opinion juge et maîtresse. Les nobles d’aujourd’hui sont des
bourgeois honteux [45] .
Les sèmes
péjoratifs surgissent également quand Malorthy ne respecte plus
Mouchette. Au début de l’entretien, Cadignan fait à plusieurs
reprises encore preuve de panache, de courage et l’on peut
détecter derrière les lexies dévalorisantes désignant Germaine des
traces de modalités appréciatives axiologiques mélioratives
teintées çà et là d’affectivité euphorique : « Petite sotte »
(p. 77), « ma fille » (p. 78), « tête de bois » (p. 78), « une
entêtée » (p. 79), « ma belle » (p. 79), « la boudeuse » (p. 81),
« mignonne » (p. 84), « petite » (p. 84), « la sotte » (p. 87),
« une gamine » (p. 88). Mais, dès qu’est évoqué le docteur Gallet,
tout bascule. Cadignan devient alors un véritable Malorthy. Preuve
en est, les deux hommes utilisent les mêmes termes pour critiquer
Mouchette : « tête de bois » (p. 73, 78) ; « ma fille » (p. 71,
78) « sotte » (p. 72 et 77) ; « fillette » (p. 70, 90). Bernanos
d’ailleurs explicite cette ressemblance : « la même question posée
quelques heures plus tôt par Malorthy se retrouvait sur les lèvres
de Cadignan » (p. 86). Mouchette ne s’y trompe pas puisqu’elle
réunit les deux protagonistes sous la lexie « rustre » (p. 83,
90). C’est à ce tournant du texte que l’attitude de Cadignan par
rapport à Mouchette change du tout au tout : les taquineries
deviennent insultes, l’amusement colère, l’admiration mépris, le
mélioratif péjoratif, l’euphorique dysphorique : « la fille »
(p. 88), « La maîtresse de Gallet ! » (p. 88), « cette niaise »
(p. 90), « fillette » (p. 90), « enragée ! » (p. 91),
« Imbécile ! » (p. 92). Il faut lire allégoriquement et
politiquement cette métamorphose. On y retrouve un parfait écho
des réflexions de Bernanos sur les rapports entre la monarchie et
le peuple : « Elle [la monarchie] ne peut rien sans lui [le
peuple]. Je crois, j’écrirais presque je crains, qu’il ne puisse
rien sans elle. [46] » ; « Vous me direz qu’elle [la monarchie] l’[le
peuple] oublie parfois. Alors elle meurt. [47] » C’est précisément ce qui se passe dans
Sous le Soleil de Satan. Tant que Cadignan respecte
Mouchette, il garde une certaine grandeur et utilité sociale.
Quand il oublie la Mouchette qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer
quelques pages plus tôt, quand il commence à la mépriser, alors il
perd tout rôle social, alors sa grandeur meurt, alors il
meurt !
« [U]n
jean-foutre de renégat, un marchand de phrases, la pire
espèce d’arlequin »
À la lumière de
ce qui précède, on comprend pourquoi Bernanos ne cesse de fustiger
les membres de la bourgeoisie, cause première du déclin de cette
monarchie en laquelle il voit le seul espoir de la France. Pour
dévaloriser ses ennemis, il utilise ainsi à plusieurs reprises des
épithètes de nature [48] : « le fougueux brasseur » (p. 61),
« l’ambitieux brasseur » (p. 67), « la perfide Mouchette »
(p. 89). Mais à chaque fois, ces épithètes sont en total contraste
avec les substantifs qui les suivent. À cause de ces alliances
contre-nature, le syntagme prend alors une dimension ironique et
nous fait soudain basculer du monde de l’épopée au monde de la
farce, comme si le narrateur voulait par ce biais nous faire
comprendre qu’avec la bourgeoisie les valeurs de jadis sont
abâtardies et le monde désenchanté.
Bernanos se
sert aussi des noms propres pour se moquer des bourgeois. Il
juxtapose par exemple malicieusement le nom envisagé par Malorthy
pour sa fille, « Lucrèce », au nom qu’il lui choisira finalement,
« Germaine ». Outre le fait que par connotation idiosyncrasique,
le premier prénom était déjà en soi péjoratif,
Je n’ai jamais
aimé l’homme romain ! Il m’a fallu néanmoins beaucoup d’années
pour que commence à m’apparaître non point seulement sa
grossièreté trop éclatante, mais une certaine niaiserie
profonde [49] ,
le décalage
entre le prénom antique « romain » et le prénom « barbare » est
tel qu’il prend une nouvelle fois une dimension ironique. Par
amalgame hypotextuel, cet écart révèle par la même occasion le
pédantisme et l’inculture de Malorthy. En effet, celui-ci confond
allégrement Lucrèce Borgia, héroïne éponyme de la pièce de Hugo,
et la Lucrèce dont le viol par Sextus Tarquin entraîna l’avènement
de la République romaine. Par un beau jeu d’ironie du sort,
Bernanos s’arrange pour que Mouchette soit l’opposé du modèle de
vertu prôné par son père mais l’écho parfait de l’héroïne de Hugo
avec qui il la confond. Mouchette sera bel et bien une Lucrèce
mais une Lucrèce Borgia. Femme aux mœurs dissolues, celle-ci
partagea en effet, comme Mouchette, la couche de nombreux hommes.
Non reconnue par son premier époux, elle plongea, toujours comme
Mouchette, dans les bras d’un second et accoucha d’un enfant qui
ne survécut pas. Malorthy rêvait d’une républicaine vertueuse, il
a engendré une patricienne dissolue. Y avait-il meilleure façon de
signifier que la bourgeoisie a certes des désirs d’ascension mais
qu’à cause de son manque de caractère, à cause de l’insuffisance
de ses repères moraux et spirituels, elle est incapable de les
assumer et donc de mener le pays à bon port ?
Le personnage
le plus dévalorisé par le narrateur n’est cependant ni Malorthy ni
sa fille mais sans aucun doute Gallet. Là encore les dénominations
sont révélatrices. Tout d’abord, Bernanos dote ce personnage d’un
prénom ironique puisque saint Philogone était un patriarche
d’Antioche, un évêque grand défenseur de l’orthodoxie. De plus,
« Philogone » (p. 113), étymologiquement, vient de « philein »,
aimer, et de « gonos », génération ; là encore l’ironie perce
quand on connaît les sentiments de Bernanos pour la génération de
l’après-guerre et les réels sentiments de Gallet pour Mouchette.
On peut aussi se demander si Bernanos ne joue pas sur les
homonymes « gonos », « gônos ». Si le premier substantif désigne,
comme nous venons de le rappeler, la génération, le deuxième
signifie « angle » et assimile alors le docteur à un étroit
scientiste ce qui corrobore parfaitement avec ses affirmations :
« Comment croire à une morale qu’une science aussi exacte que la
mathématique – l’hygiène — dément chaque jour ? » (p. 102). La
rareté (en 1926, moins de deux garçons sur 10 000 ont été
prénommés Philogone en France) et la consonance antique du prénom
font enfin de Philogone l’équivalent masculin du prénom Lucrèce
(lui aussi utilisé en 1926 moins de deux fois sur 10 000). Ce que
Malorthy n’a qu’envisagé pour sa fille, les parents de Gallet
l’ont osé. Celui-ci est donc un Malorthy à la puissance
supérieure. Le patronyme du docteur peut être lu d’une façon tout
aussi affligeante puisque, si l’on s’en tient au signifiant, on y
trouve un paronyme de « gale » (un comble pour l’hygiéniste qu’il
est !) et un homophone de « gars laid ».
Les sèmes
afférents confortent cette lecture. L’isotopie de la petitesse est
une des caractéristiques premières de Gallet et, constamment, il y
a glissement de la petitesse physique à la petitesse morale : « Le
pauvre petit homme (p. 69) », « mon minet » (p. 105), « gros
bébé » (p. 108). L’environnement cotextuel amène aussi à voir
derrière des périphrases prétendument laudatives des antiphrases :
« l’homme de l’art » (p. 98, 100), « le législateur de Campagne »
(p. 100, 101), « le héros vaincu » (p. 104). Et cela d’autant plus
que plusieurs métaphores animales péjoratives sont utilisées pour
le dénommer : « ce cafard à dents jaunes » (p. 94), « mon minet »
(p. 105), « mon pauvre chat » (p. 105, 109). Certaines métaphores
virtualisent même le sème macrogénérique//animé// et réduisent
Gallet à un simple objet, objet bien sûr péjoratif : « cette autre
épave » (p. 95).
La hargne du
narrateur contre ce personnage semble telle qu’il en arrive à se
servir de locuteurs intermédiaires pour pouvoir exprimer toute son
aversion. D’une façon assez révélatrice, Mouchette le traite
beaucoup plus irrespectueusement qu’elle ne traitait le marquis.
Non seulement, elle le nomme « mon vieux » (p. 97) mais en moins
de dix pages elle le fait passer du statut d’amant maléfique à
celui de minable époux bourgeois : « mon abominable amant »
(p. 98), « mon pauvre chat ! » (p. 105), « mon minet » (p. 105),
« mon chéri » (p. 105). La dévalorisation est graduelle
puisqu’elle finit même par le désigner par le syntagme : « vieux
scélérat » (p. 109). Mais c’est surtout, et cela ne nous étonnera
pas, par l’intermédiaire du marquis que le narrateur exprime son
aversion pour Gallet, aversion qui elle aussi est graduelle comme
le révèlent la cadence majeure, les hyperboles, l’abondance des
compléments du nom, les accumulations de plus en plus longues, le
vocabulaire de plus en plus relâché, l’apparition d’un
superlatif, etc. : « médecin du diable, ce grand dépendeur
d’andouilles ! » (p. 77), « un jean-foutre de renégat, un marchand
de phrases, la pire espèce d’arlequin » (p. 90). Cette dernière
diatribe est d’autant plus intéressante que si le premier syntagme
paraît bien pouvoir être attribué au marquis, le deuxième semble
provenir d’un homme pour qui les mots sont importants, profil qui
correspond plus à celui de Bernanos qu’à celui de Malorthy. La
gradation se poursuit un peu plus loin par une déshumanisation de
plus en plus nette puisque l’arlequin se métamorphose
progressivement en « un ridicule fantoche » puis dans le même
souffle en « une bête venimeuse » (p. 95). Mais à la différence de
précédemment, ce n’est plus cette fois le marquis qui s’exprime
mais bel et bien le narrateur. Cette gradation n’est donc pas que
sémantique, elle est aussi énonciative. Le narrateur qui quelques
pages auparavant ne voyait encore en Gallet qu’un « triste
législateur de Campagne » (p. 89) critique d’abord Gallet par un
jeu de focalisation interne et de discours indirect libre lui
permettant de prendre encore un tout petit peu de distance : « Le
ridicule et l’odieux de ce cafard à dents jaunes » (p. 94). Mais,
très vite, il prend totalement le relais de ses personnages et
désigne lui-même Gallet par le substantif « épave » (p. 95) puis,
comme nous venons de le voir par les groupes nominaux « ridicule
fantoche » et « bête venimeuse ».
Comment
expliquer une telle acrimonie ? Tout simplement par les
caractéristiques principales du personnage. Celui-ci nous est
d’abord présenté par l’isotopie mésogénérique de la science :
« l’officier de santé » (p. 60), « médecin du lycée de Montreuil »
(p. 69), « un homme instruit, savant même » (p. 88), « l’homme de
science » (p. 107). On notera que ces syntagmes sont tous
péjoratifs. La périphrase « officier de santé » fait de Gallet non
pas un grand médecin mais un reflet hypertextuel de Charles
Bovary. Le complément du nom « du lycée » ou l’épanorthose
« savant même » remettent en cause la dimension méliorative du
groupe nominal qui les précède. Quant à la dernière périphrase,
elle apparaît immédiatement comme ironique. Le curé de Luzarnes
lui aussi est relié à la même isotopie : « l’ancien professeur de
chimie » (p. 244, 280, 283), « ce prêtre cartésien », (p. 255). Il
n’est guère plus épargné par la morgue du narrateur : « un curé de
Luzarnes pâle, essoufflé, bégayant » (p. 270), « la brute
polytechnique » (p. 285), « ce prêtre stupide » (p. 291), « gros
enfant épanoui » (p. 262). Si l’on retourne à Gallet, l’hypotexte
de Madame Bovary ne semble pas loin. Gallet ne
serait-il pas à Mouchette ce que Homais était à Emma ? Bernanos
reproche ici à la science d’avoir la prétention de croire pouvoir
sauver à elle seule les hommes et de ne voir dans les affres de
l’âme que des phénomènes physio-biologiques : « Il attribue ces
troubles passagers à une grave intoxication des cellules
nerveuses, probablement d’origine intestinale » (p. 231). Aussi
constamment dans son œuvre, dans la droite ligne de l’encyclique
Quanta cura, des quatre-vingts propositions du
Syllabus et de la litanie des « qu’il soit anathème »
de la Constitution Dei Filius du Concile de Vatican
I, il pointe du doigt les limites et insuffisances du
rationalisme :
La pauvre
planète, en dépit de ses chimistes et de ses ingénieurs, ne serait
qu’un os blanchi lancé à travers l’espace […] Ainsi l’araignée
tisse et retisse sa philosophie cartésienne, où tremble à l’aube
une bulle d’eau [50] ,
Il a fallu les
réussites foudroyantes de la Science expérimentale pour briser, en
quelque sorte, le rythme normal de la vie intérieure, ébranler
chez les plus humbles, avec l’esprit de soumission à la nature, la
croyance atavique au caractère absolu de certaines lois
fondamentales régissant l’individu, la famille, la cité [51] .
Bernanos ne
croit pas plus au progrès et au « monstre Evolution » (p. 234)
car
Commutatum
est, c’est-à-dire tout est défini pour toujours
(p. 234)
Evolution !
chantent les jeunes. Moi je crois que l’homme est l’homme, qu’il
ne vaut guère mieux qu’au temps des païens [52] .
le progrès va
de lui-même où l’entraîne la masse des expériences accumulées. Il
suffit donc de ne lui opposer d’autre résistance que celle de son
propre poids. C’est le genre de collaboration du chien crevé avec
le fleuve qu’il descend au fil de l’eau. [53]
cette prétendue
évolution démocratique, dont on voudrait faire on ne sait quel
phénomène cosmique, n’est qu’un médiocre incident de notre
histoire, le signe extérieur d’une conquête politique qui ne
saurait tenir éternellement les âmes asservies, et dont il reste
l’espoir de briser la force, un jour, par le fer et le feu. [54]
Cette citation
nous amène à une deuxième caractéristique du médecin de Campagne,
tout aussi rédhibitoire pour le narrateur, caractéristique qui
transparaît à travers l’isotopie mésogénérique du politique :
Gallet est un démocrate. Dans le roman, cette spécificité est
surmarquée surtout par l’adjonction d’adjectifs (souvent de
relation) et par la répétition des mêmes lexies : « docteur
radical Gallet » (p. 119), « médecin parlementaire » (p. 111),
« député Gallet » (p. 69, 77), « ton député » (p. 72), « ces
messieurs députés » (p. 89), etc. Inutile de spécifier que cette
isotopie forme une véritable molécule sémique avec le sème
péjoratif (« votre satané député » p. 63, « le triste législateur
de Campagne » p. 89) et que même quand ce sème n’est pas
lexicalisé, il est inhérent au taxème//démocratie//. On retrouve
là bien sûr le Bernanos monarchiste constamment en révolte contre
les Républicains et Démocrates de tout cru : « Mais la démagogie
de l’opposition républicaine avait déjà trahi par avance le moral
français. [55] » ; « la Démocratie, c’est-à-dire une vérité
provisoire qui ne dure pas une minute de plus que la majorité qui
l’a faite [56] » ; « La démocratie est une
invention d’intellectuels [57] » ; « le jeu naturel de la
démocratie met tour à tour au pouvoir le plus fort ou le plus
malin. [58] »
Gallet est donc
pour Bernanos un vil suppôt de la science et de la démocratie ;
pourtant sa caractéristique la plus rédhibitoire est ailleurs. Ce
que lui reproche avant tout Bernanos c’est d’être, comme nous
avons commencé à le montrer plus haut, le parfait représentant
d’« un système social qui ne peut aboutir qu’à la Dictature de
l’Argent [59] », le parfait prototype d’
une classe
demeurée depuis un siècle parfaitement étrangère à la tradition
des aïeux, au sens profond de notre histoire et dont l’égoïsme, la
sottise et la cupidité avaient réussi à établir une espèce de
servage plus inhumain que celui jadis aboli par nos rois [60] .
L’étude des
dénominations confirme une nouvelle fois l’analyse idéologique.
Non seulement la sottise de Gallet est si actualisée qu’elle est
lexicalisée (« Pareil à beaucoup d’imbéciles » p. 104) mais sa
condition de bien nanti, d’abord révélée par une accumulation, une
cadence majeure, des expansions nominales de plus en plus longues
(« un beau parti, père de deux enfants et mari d’une femme
long-jointée » p. 88), cache bel et bien de la cupidité : « tu es
plutôt rat » (p. 109). Quant à l’asservissement, l’aliénation du
peuple, il suffit de relire le passage qui précède la crise
nerveuse de Germaine pour en prendre pleinement conscience.
Gallet, qui au début du chapitre IV de « L’histoire de Mouchette »
dénomme encore cette dernière, en public, « Mademoiselle
Germaine », très vite se met, en privé, à révéler ses véritables
sentiments pour elle. La dérivation impropre de l’adjectif
« petit » (« mon petit » p. 102, « petite » p. 103), le
déterminant possessif qui la transforme en objet (« mon petit »
p. 102, « ma fille » p. 113) et la description objective,
rationnelle, scientifique qu’il nous en propose (« une fille
nerveuse, d’hérédité alcoolique, pubère de puis deux ou trois an,
souffrant d’une grossesse précoce » p. 110) révèlent une attitude
paternaliste, utilitaire, distante, égoïste, sans aucune
compréhension, sans aucun sentiment, sans aucune pitié, sans
aucune charité. Pire, pour Bernanos le monarchiste et défenseur
des valeurs de l’aristocratie, Gallet, comme le révèle l’isotopie
omniprésente de la lâcheté, manque d’honneur et de courage. Il
n’est qu’un couard : « le pusillanime » (p. 100), « vilain lâche
d’homme » (p. 108), « lâche » (p. 111), « lâche affolé » (p. 114).
Le fort contraste entre d’une part les paroles et attitudes de
Gallet et d’autre part les syntagmes laudatifs ironiques utilisés
par Bernanos conforte d’autant plus cette isotopie que c’est le
lecteur lui-même qui est amené à la diagnostiquer : « « J’ai cru
un moment que c’était ma femme », répondit naïvement le grand
homme de Campagne » (p. 105).
Il ne faut bien
sûr pas voir derrière ce trait et ceux qui précèdent les
caractéristiques idiosyncrasiques d’un simple protagoniste bien
spécifique. Comme nous l’avons dit plus haut, à travers Gallet, à
travers le refus de la science et de la démocratie, à travers les
isotopies de la bêtise, de l’argent-roi, de la cupidité, de
l’aliénation, de la lâcheté, c’est, comme le confirme la présence
des mêmes thématiques et isotopies quand elle est évoquée dans les
écrits de combat, la classe bourgeoise que Bernanos attaque :
S’est-elle
jamais élevée, dans son ensemble, à cette conception de l’honneur
particulière aux hommes de gouvernement, qui fait les Richelieu,
les Bismarck, les Cavour ? Il ne le semble pas [61] .
Cette
défaillance d’ailleurs a un nom : le mépris du risque [62] .
Ces honnêtes
gens étaient des pleutres [63] .
À noter que
pour Bernanos le bourgeois ne saurait être réduit « au sens
balzacien de classe rivale de la noblesse [64] » :
On pourrait la
[la classe bourgeoise] désigner du nom qui lui fut cher jadis,
qu’elle n’ose plus revendiquer désormais, par crainte du
ridicule : le parti des honnêtes gens. Mais c’est plutôt le parti
des gens qui regardent, des spectateurs pareils à ceux qui se
hasardent parfois dans un cercle de badauds, les mains dans les
poches, le collet du pardessus relevé, puis s’effacent comme par
magie au premier risque d’avoir à donner un témoignage, à prendre
parti. Est-il juste de donner à ces passifs le nom commun de
bourgeois ? […] Ce qui reste d’une classe ainsi affaiblie ne peut
être évidemment que médiocre, et notre malheur commun, la mauvaise
fortune de la France, veut que ce reste ait incarné l’ordre
social, la religion – que ces faibles aient longtemps passé pour
servir une pensée forte, s’intitulant avec modestie les « gens
bien pensants » [65] .
Malorthy est un
bien-pensant ; Gallet est un bien-pensant ; la vieille dame
Sangnier (« sang niais » ?) qui écarte de Mouchette sa petite
nièce Laure (p. 97) en est également une. Pire, le clergé et la
noblesse sont en train de se métamorphoser en bien-pensants.
Preuve en est, le marquis se désigne lui-même par une lexie que
dans l’extrait ci-dessus Bernanos présente comme auto-définitoire
de la bourgeoisie : « Mais, foi d’honnête homme ! » (p. 63). Quant
au clergé, la présence de la particule prépositionnelle « de » et
le cotexte qui nous permet de découvrir les origines des
différents religieux nous révèlent que l’on retrouve dans la
hiérarchie ecclésiale un reflet parfait de la société de classe :
« Mgr de Targe » (p. 117), « le curé de Luzarnes, ancien
professeur au petit séminaire de Cambrai » (p. 247), « Le
malheureux vicaire » (p. 231). Au commande du diocèse un noble, en
dessous mais remettant en cause les préceptes de ses supérieurs en
s’appuyant haut et fort sur la raison un membre de la classe
moyenne et tout en bas, au milieu des ouailles, un fils de paysan.
Symptomatiquement, comme Cadignan, Mgr de Targe, « le dernier
prélat gentilhomme » (p. 118), meurt au début du roman. Son
successeur non seulement n’est plus doté d’une particule mais a
droit à un patronyme aux connotations simiesques (« babouin ») et
négatives (« pas », « point ») : « Mgr Papouin » (p. 118). Une
nouvelle fois l’institution ecclésiale se révèle n’être qu’un
simulacre de la société.
Des
« bonhommes »
Pourtant, même
si l’écriture de Bernanos tend à rendre, en surface, si
antithétiques nobles et manants, un mouvement contraire semble, en
structure profonde, les rapprocher. Dès le chapitre I, Gallet et
Cadignan sont placés sous le même hyperonyme : « les deux
seigneurs » (p. 60). Certes, la lexie a deux signifiés bien
différents (seigneur = noble, seigneur = maître) mais elle n’en a
pas moins un seul et même signifiant. La suite du roman confirme
ce premier rapprochement. Si le marquis est logiquement dénommé
« son seigneur maître » (p. 72) ou un peu plus loin « le maître
détesté » (p. 91), Saint-Marin lui aussi est désigné par ce même
substantif : « cher et illustre maître » (p. 283), « L’illustre
maître » (p. 284, 286, 292, 301, 305), « maître » (p. 288, 290,
292), « l’éminent maître » (p. 296, 303). D’une façon encore plus
surprenante, même l’humble paysan Donissan a droit à ce titre :
« mon maître » (p. 179), « son maître » (p. 279).
Parallèlement,
sous la plume de Bernanos, tous les protagonistes sont
diastratiquement associés à la même couche sociale : le monde de
la paysannerie. Certes Malorthy, désireux d’effacer les
différences et de rabaisser son adversaire, utilise la périphrase
péjorative « marquis en sabots » (p. 72) mais surtout le narrateur
lui-même ne cesse de rapprocher les deux hommes. Très vite, il se
met par exemple à élider les titres honorifiques et à appeler le
châtelain « Cadignan » (p. 65, 66, 80, 82). Le nom du village
choisi par Bernanos ramène aussi le marquis à l’isotopie de la
ruralité : « châtelain de Campagne » (p. 63). Les deux hommes sont
encore rapprochés par le jeu des répétitions : l’un et l’autre
sont en effet tour à tour nommés « le bonhomme » (p. 60, 61). Les
origines paysannes du marquis sont même, comme nous l’avons
analysé plus haut, surmarquées page 80 par la caractérisation :
« le bonhomme tout simple et tout net ». Dans Journal d’un
Curé de campagne, le comte a exactement les mêmes
caractéristiques :
M. le comte
ressemble certainement plus à un paysan comme moi qu’à n’importe
quel riche industriel comme il m’est arrivé d’en approcher jadis,
au cours de mon vicariat. En deux mots, il m’a mis à l’aise. De
quel pouvoir disposent ces gens du grand monde qui semblent à
peine se distinguer des autres, et cependant ne font rien comme
personne [66] !
Une première
explication de ce rapprochement paradoxal se trouve dans La
Grande peur des bien-pensants. Tout notable, quel que soit
son nombre de quartiers, est à l’origine issu d’un manant :
après cent
volumes de discours ou de projets de lois rédigés dans le patois
des hommes d’État, qu’un banquet trop copieux rallume aux reins du
cuistre la vieille ardeur héréditaire, le manant réapparaît
aussitôt sous la redingote officielle [67] .
Et d’ailleurs,
Bernanos laisse même entendre que plusieurs des qualités reconnues
aux nobles viendraient de leur origine paysanne :
ce gaillard
déjà bedonnant qui ne tenait que de sa race paysanne et militaire
une énergie toute physique, et comme une espèce grossière de
dignité ? (p. 85)
Une deuxième
explication d’ordre politique permet une nouvelle fois
d’égratigner la bourgeoisie. Sous l’Ancien Régime, nobles et
paysans étaient plus proches que l’on n’aurait pu le croire, ils
partageaient les mêmes valeurs terriennes. La bourgeoisie en
aliénant par son attitude méprisante, égoïste et lâche le peuple
et en le transformant en prolétariat a entraîné le malheur de
cette classe qui a perdu tous ses repères :
Laissé à
lui-même, l’homme du peuple aurait la même conception du pouvoir
que l’aristocrate – auquel il ressemble d’ailleurs par tant de
traits – [68]
Aucune vie
nationale n’est possible ni même concevable dès que le peuple a
perdu son caractère propre, son originalité raciale et culturelle,
n’est plus qu’un immense réservoir de manœuvres abrutis, complété
par une minuscule pépinière de futurs bourgeois. [69]
Il serait bien
sûr réducteur de limiter ces deux explications au seul couple
Malorthy/Cadignan. Tous les personnages ou presque du roman
deviennent en effet à un moment ou à un autre « bonhomme » : le
curé de Luzerne (p. 244, 261, 291), Donissan (« ce bonhomme de
prêtre » p. 302, « ce bonhomme aux souliers crottés » p. 250, « ce
bonhomme inattendu » p. 306) et même le grand et distingué
Saint-Marin : « un bonhomme antique » (p. 292). Le prénom de
celui-ci est d’ailleurs peut-être, de ce point de vue, révélateur.
Certes sa personnalité de fin lettré semble à l’opposé de Malorthy
mais pourtant tous deux sont réunis par leur prénom commun
« Antoine ». Dans un mouvement comparable, Cadignan, le noble, et
Gallet, le bourgeois, malgré leurs divergences politiques, sont
aussi rapprochés par la lexie « amant ». Le parallélisme est même
accentué par la détermination : « son amant » (p. 73, 75, 81, 83,
88), « son amant » (p. 110, 111). Ces similitudes conduisent à
chercher une troisième explication :
Je n’appartiens
à aucune classe, je me moque des classes et d’ailleurs il n’y a
plus de classes. À quoi reconnaît-on un Français de première
classe ? À son compte en banque ? À son diplôme de bachelier ? À
sa patente ? À la Légion d’honneur [70] ?
Il n’y a plus
de classes, parce que le peuple n’est pas une classe, au sens
exact du mot, et les classes supérieures se sont peu à peu fondues
en une seule à laquelle vous avez donné précisément ce nom de
classe moyenne [71] .
L’actualisation
dans les dénominations du sème macro-générique//humain// par la
lexie « homme » invite cependant à faire un pas de plus. Si Gallet
le méprisable est nommé « un homme instruit » (p. 88), « l’homme
de science » (p. 107), « l’homme de l’art » (p. 98, 100) ; si le
marquis est quant à lui un « gros homme » (p. 62, 91), « Un homme
riche » (p. 64) ; si Malorthy est caractérisé par les syntagmes
« ce gros homme furieux » (p. 73), « ce gros homme » (p. 73),
c’est parce qu’au-delà de leurs différences de classe ou de
caractère, tous les protagonistes ont un point commun crucial :
leur condition d’Homme. Bernanos ne dit pas autre chose dans le
Dialogue des Carmélites : « la plus mijaurée des
duchesses a la même santé de corps ou d’âme que sa fermière… [72] ». On peut
certes donner, une nouvelle foi, à cette ressemblance primordiale
une portée réactionnaire. Les hommes étant tous par définition
« Homme », à quoi bon cette comédie humaine qui consiste à vouloir
changer de classe ? À quoi bon mettre en péril le si fragile
équilibre social pour un résultat qui risque d’être bien pire que
la situation actuelle ? On peut cependant aussi voir derrière ces
ressemblances entre les êtres une vision du monde chrétienne.
Monsieur
chrétien
« Lorsque Adam
labourait et que Ève filait, où était le
gentilhomme ? »
Que l’on soit
riche ou pauvre, noble ou fermier, aux yeux de Dieu il n’y a pas
de différence sociale. L’échelle des valeurs est autre. Dans
Dialogues des Carmélites, Sœur Marthe le rappelle :
« Il n’y a point chez nous de bourgeoises ou d’aristocrates. [73] ». Et sœur Alice de rajouter : « Vous connaissez
bien le vieux dicton : Lorsque Adam labourait et que Ève filait,
où était le gentilhomme ? [74] ». Les
dénominations utilisées par Bernanos confirment cette
interprétation. Alors que dans le monde des hommes Donissan n’est
qu’un pauvre petit vicaire pas toujours bien vu de ses supérieurs,
le narrateur, bien avant la deuxième partie et donc bien avant sa
nomination ecclésiale, voit déjà en lui « le curé de Lumbres »
(p. 124, 142). Mieux, dans un mouvement graduel ascendant, dès la
page 147, bien avant une reconnaissance officielle par l’Église,
il est désigné par le syntagme « Le saint de Lumbres » (p. 147,
159, 161).
Par une
gradation inverse, alors que le curé de Luzarnes est d’abord
valorisé par un redoublement de titres, « M. le curé de Luzarnes »
(p. 240) puis par une longue construction détachée assurant une
caractérisation laudative, « le curé de Luzarnes, ancien
professeur au petit séminaire de Cambrai » (p. 247), il perd peu à
peu ses caractérisants : « [L]e futur chanoine » (p. 250) devient
tout simplement « Sabiroux » (p. 254, 255, 256, 257, 258). Les
fonctions et titres honorifiques ont disparu, il ne reste plus que
l’homme. De même, alors que Saint-Marin est honoré par tous et est
dénommé par une foule de périphrases mélioratives, « grand homme »
(p. 283, 291, 294, 305), « merveilleux causeur » (p. 283), « sage
couronné de roses » (p. 292), « ce nouveau miracle de la
civilisation méditerranéenne » (p. 281), à travers le discours
hyperbolique, les substantifs et adjectifs sans cesse plus longs
et élogieux, les caractérisations stéréotypées et éculées,
l’ironie transparaît de plus en plus. La signification est claire.
Pour un Donissan, les biens de ce monde qu’ils soient matériels ou
immatériels ne sont, comme il est écrit dans
l’Ecclésiaste, que « Vanité des vanités [75] ».
En toute
logique, le concept d’intelligence est privé de ses habituelles
connotations mélioratives. À plusieurs reprises les limites
intellectuelles de Donissan sont explicitées et l’isotopie de la
bêtise lui est constamment associée : « un pauvre homme simple »
(p. 122), « bête stupide » (p. 173), « nigaud » (p. 174). Par
opposition l’isotopie de l’intelligence est, elle, inséparable de
Saint-Marin : « génie » (p. 305), « un bec fin » (p. 292), « un
esprit comme le vôtre » (p. 290), « votre haute intelligence »
(p. 290), « cet homme, pourtant subtil » (p. 304), « le
philosophe » (p. 305). Pourtant, sans nul doute possible, le
premier est le plus valorisé des deux par le narrateur.
Ce renversement
des valeurs de la doxa s’explique par le fait que dans la
perspective chrétienne, la richesse, le prestige social ou
l’intelligence comptent bien moins que les qualités humaines.
Au-delà de l’histoire de Mouchette et des rivalités du village,
au-delà des luttes sociales et des combats de classe, c’est sur
l’Homme avec un grand H que Bernanos médite. L’utilisation du
toponyme Campagne le confirme. Ce toponyme tend à généraliser le
discours, à lui donner une portée universelle. Il ne s’agit pas
d’étudier les hommes de tel ou tel petit village précis mais les
hommes de toute la campagne, autrement dit en cette ère antérieure
à l’exode rural, l’ensemble ou presque de la population.
Cependant, la
lexie « homme » dans la bouche de Bernanos a un sens bien précis.
Il ne nous parle pas de n’importe quel homme, il nous parle de
l’Homme de la Chute originelle :
Il est absurde
de croire avec Jean-Jacques que l’homme naît bon. Il naît capable
de plus de bien et de plus de mal que n’en sauraient imaginer les
Moralistes, car il n’a pas été créé à l’image des Moralistes, il a
été créé à l’image de Dieu. Et son suborneur n’est pas seulement
la force de désordre qu’il porte en lui : instinct, désir, quel
que soit le nom qu’on lui donne. Son suborneur est le plus grand
des anges, tombé de la plus haute cime des Cieux [76] .
Cette origine
commune explique les ressemblances fondamentales observées
ci-dessus. Si tous les protagonistes partagent certains traits,
c’est parce que pour Dieu les différences sociales ne sont que
Vanité, c’est parce qu’à ses yeux les marquis ou manants sont
avant tout Homme, c’est-à-dire fils d’Adam, c’est enfin et surtout
parce qu’
Il y a […] une
communion des pécheurs. Dans la haine que les pécheurs se portent
les uns aux autres, dans le mépris, ils s’unissent, il
s’embrassent, il s’agrègent, ils se confondent […] [77] .
Sous le soleil
de Satan
Les isotopies
relevées plus haut, isotopie du sol, du corps, de la grosseur, de
la sexualité, de la bêtise ne s’expliquent donc pas seulement par
un refus de l’idéalisation. Elles s’expliquent par le fait que,
depuis la faute d’Adam, l’homme est englué dans la matière, dans
l’argile dont il est issu. C’est parce que « Satan pèse de ton son
poids » (p. 238), c’est parce qu’il « port[e] le poids de [son]
péch [é] [78] » que l’homme est devenu lourd et pesant. C’est
parce qu’il s’est laissé tenter par le serpent que sa nature
bestiale ne cesse de rejaillir : « O singulières bêtes que vous
êtes ! » (p. 177). C’est parce que l’hypotexte pascalien n’est
jamais loin que les métaphores animales abondent :
C’en est assez
pour faire d’eux des êtres absolument neufs, aussi différents que
possible de l’homme connu depuis des millénaires, de l’animal
religieux dont Blaise Pascal offre le type accompli. [79]
Pire, l’homme
de la Chute s’est laissé tenter par le diable et de nombreuses
dénominations nous révèlent cette terrible affiliation. Même si le
sémème ‘diabolique’n’est pas toujours totalement actualisé, la
lexie « diable » et ces parasynonymes n’en sont pas moins
omniprésents. Gallet est par exemple traité par le marquis de
« médecin du diable » (p. 77), de « satané député » (p. 63). Plus
loin, le narrateur lui-même voit en Gallet « une bête venimeuse »
(p. 95). Le marquis est quant à lui nommé « le tentateur »
(p. 65), « diable d’homme » (p. 66), « pauvre diable » (p. 84). On
se doit aussi de remarquer que Satan par bien des sèmes ressemble
aux protagonistes du roman. Il est explicitement relié au domaine
de la ruralité : « maquignon » (p. 170, 174, 175), « le maquignon
picard » (p. 182), « un brave gars de Marelles » (p. 185). Comme
la plupart des personnages, il est dénommé « bonhomme », le
narrateur précise même « bonhomme si prodigieusement semblable à
tant d’autres » (p. 182). On retrouve enfin pour le désigner des
expressions que nous avons rencontrées pour le marquis, Malorthy
ou même Mouchette : « un tel adversaire » (p. 176), « entêté »
(p. 307).
Parce qu’il
s’est laissé tenter par le diable, l’homme de la Chute enfante
dans la douleur, travaille à la sueur de son front et est
condamné, par Yahvé, à l’épreuve. C’est la raison pour laquelle
les sèmes/souffrance/et/malheur/forment une véritable molécule
sémique avec chacun des protagonistes. Gallet avec toute sa
science et toutes ses certitudes n’est qu’un « malheureux »
(p. 100). Le marquis avec tous ses titres, toute son autorité,
tous ses domaines n’est qu’une « pauvre dupe » (p. 86). Le curé de
Luzarnes est reconnu par sa hiérarchie, il sera même chanoine et
pourtant il n’est qu’« une pauvre vie » (p. 248), qu’une
« innocente victime » (p. 248), qu’un « prêtre malheureux »
(p. 255), qu’un « chanoine terrassé » (p. 260), qu’un
« infortuné » (p. 293). Même Saint-Marin, à l’existence auréolée
de gloire et de succès mondains, féminins et littéraires, n’est
qu’un « pauvre Monsieur » (p. 305), qu’un « misérable » (p. 282),
qu’un « malheureux » (p. 289). Tous sont condamnés à mourir et
l’omniprésence de l’isotopie de la vieillesse est là pour nous le
rappeler. Au début du roman comme à la fin, cette isotopie règne :
« vieux bonhomme » (p. 65), « le vieux » (p. 279). Que ce soit par
les phores choisis, par les connotations, par les suffixes, par
les adjectifs, à chaque occurrence ou presque elle est même
surmarquée : « cette vieille chouette » (p. 79), « un vieux avec
la Légion d’honneur » (p. 279), « vieillard » (p. 292), « hideux
vieillard » (p. 281), « le vieux cynique » (p. 285), etc.
L’Homme de la
Chute, englué dans la matière, prisonnier de ses instincts
animaux, sans cesse tenté par le diable, soumis à la souffrance et
à la vieillesse est fatalement, avec un tel patrimoine, tenté à un
moment ou un autre par le désespoir. Or, comme le révèle le titre
de la Première partie de Sous le Soleil de Satan où
sont justement réunis la lexie « désespoir » et un substantif
ayant pour sème afférent/le diable/, le désespoir est pour
Bernanos synonyme d’Enfer. C’est tout le drame de Cénabre :
Pour donner
idée d’une âme ainsi désertée, rendue stérile, il faut penser à
l’enfer où le désespoir même est étale, où l’océan sans rivages
n’a ni flux ni reflux [80] .
Chantal dans
La Joie en a parfaitement conscience : « Le péché
contre l’espérance – le plus mortel de tous [81] ». Le
désespoir est le péché par excellence car se désespérer amène à
désespérer de soi : « L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer [82] ». Cette haine de soi a de lourdes conséquences.
Elle conduit à détester à travers soi tous les hommes, toute
l’humanité :
Tout va bien
jusqu’au jour où l’on se hait soi-même. Car enfin, mon garçon, je
vous demande : haïr en soi sa propre espèce, n’est-ce pas
l’enfer [83] ?
Mais surtout,
cette haine de soi conduit à rejeter celui qui a tant aimé
l’humanité qu’il en est arrivé, par l’intermédiaire de son fils, à
se fondre en elle : Dieu. Désespérer revient donc à ne pas
s’aimer, à ne pas aimer les hommes, à ne pas aimer Dieu. On
comprend pourquoi le désespoir conduit à l’enfer, pourquoi dans
La Joie Chantal s’écrie « Je crains vraiment qu’ils
ne désespèrent [84] », pourquoi enfin
les dénominations utilisées pour désigner les différents
protagonistes prennent une tonalité de plus en plus pessimiste :
« le vieil homme accablé » (p. 237), « l’héroïque vieillard »
(p. 263), « ce tragique vieillard » (p. 260), « patriarche du
néant » (p. 287).
Le Saint de
Lumbres
Donissan est
lui aussi un homme de la Chute, un homme englué dans la matière :
« ce grand pataud tout en noir » (p. 117), « ce lourdaud »
(p. 121). Lui aussi a droit à des métaphores animales : « bête
stupide » (p. 173), « singulières bêtes » (p. 177), « bête
soumise » (p. 178), « chien couchant » (p. 178), « chien
consacré » (p. 179) en un mot : « pauvre animal humain » (p. 263).
Lui aussi, en tant que descendant d’Adam, n’est pas aussi éloigné
qu’on pourrait le croire de Satan : « Et le vicaire de Campagne
vit soudain devant lui son double » (p. 180). Là encore les
dénominations utilisées pour le désigner sont révélatrices.
Plusieurs d’entre elles rappellent celles utilisées pour évoquer
le diable : « compagnon » (p. 197/p. 174, 168), « ami » (p. 126,
127/p. 174, 175), « pauvre homme » (p. 197/p. 175), « supplicié »
(p. 179/p. 181), « voix » (p. 201/p. 245), « vieillard, en pleine
révolte », « rebelle » (p. 273/p. 246, p. 259). De même, comme les
autres protagonistes du roman, Donissan connaît la souffrance. Les
trois adjectifs les plus utilisés pour le désigner semblent être
« malheureux », « pauvre » et « misérable » : « le malheureux abbé
Donissan » (p. 230), « le malheureux prêtre » (p. 128, 131, 270),
« Le malheureux vicaire » (p. 231), « malheureux homme » (p. 248,
268), « pauvre prêtre » (p. 127, 130, 135), « pauvre homme »
(p. 197), « pauvre prêtre accablé » (p. 185), « pauvre animal
humain » (p. 263), « pauvre curé de Lumbres » (p. 233, 235), « le
misérable prêtre » (p. 162, 171, 188), « misérable vieux prêtre »
(p. 267, 268), « misérable vieillard » (p. 275). Alors que,
stylistiquement parlant, Bernanos a plutôt rarement recours à de
longues dénominations, quand il s’agit de la misère de Donissan,
comme pour nous montrer son étendue, sa démesure, il a tendance à
allonger ses groupes nominaux et à utiliser des relatives :
« l’homme qui tout à l’heure se débattait sans espoir, sous un
poids sans cesse accru » (p. 145), « l’homme qui défend sa vie
dans un combat désespéré » (p. 154), « l’homme extraordinaire sur
qui furent essayées toutes les séductions du désespoir » (p. 269).
Donissan, constamment caractérisé par sa jeunesse et son
immaturité dans la première moitié du roman, n’est pas non plus
épargné par la vieillesse puisqu’en l’espace de quelques pages il
devient « un vieux prêtre » (p. 235, 240, 250), « un vieil homme »
(p. 236, 260), « un vieil homme accablé » (p. 237) et même en une
terrifiante gradation : « un misérable vieillard » (p. 275), « un
cadavre vertical » (p. 306). L’isotopie du désespoir devient si
prégnante dans le roman que Donissan est comme englouti à son tour
par le néant. Aux pages 164 et 165 par exemple, comme si au fur et
à mesure que le désespoir l’envahissait, sa matérialité, son
individualité s’estompaient, les dénominations soudain
disparaissent et le futur curé de Lumbres n’est plus désigné que
par le pronom personnel « il » : « Il répétait mentalement la même
phrase […] il souffrit étrangement dans tout son corps […] il se
retrouva au bord d’un champ inconnu […] il grelottait dans sa
soutane […] il se laissa glisser […] ».
Pourtant
contrairement à Gallet, à Saint-Marin ou même à Malorthy, Donissan
continue à croire, à aimer, à espérer et par là, malgré toutes les
similitudes que nous venons de recenser, il leur est totalement
antithétique. Preuve en est, par le jeu des synecdoques il se
libère peu à peu de sa matérialité. A l’image de Jean-Baptiste qui
dans La Bible est décrit comme une « voix qui crie
dans le désert [85] », il est constamment appelé : « la
voix » (p. 201, 206), « la voix souveraine » (p. 243), « la voix
lamentable » (p. 251), « une voix d’un accent si singulier »
(p. 251), « une voix si singulière, si peu attendue » (p. 251),
« cette voix devenue si dure » (p. 256). Parfois même, son
immatérialité est telle qu’il n’est plus que « le regard, ce
regard » (p. 244), « ce regard si clair » (p. 237). Le regard
étant selon l’adage « la porte de l’âme », celle-ci, logiquement,
est très vite lexicalisée dans le roman : « cette âme » (p. 134),
« la plus claire des âmes » (p. 162), « une grande âme » (p. 160),
« la grande âme impatiente » (p. 276). Alors que les pécheurs ou
les désespérés étaient du côté de la matière et de l’animalité,
Donissan est, lui, du côté de l’âme et de la spiritualité : « Le
saint de Lumbres à l’agonie n’a plus commerce qu’avec les âmes »
(p. 275).
Aussi,
plusieurs dénominations utilisées pour le désigner conduisent à
l’hypotexte biblique. Certaines nous ramènent à l’Ancien
Testament : « élus » (p. 187), « prophète » (p. 301). D’autres aux
paraboles évangéliques : « le pasteur » (p. 236), « le serviteur
infidèle » (p. 265), « un nouveau convive » (p. 246). Bernanos au
détour d’une phrase utilise même la périphrase : « son étrange
disciple » (p. 13). Mais surtout sans cesse revient l’isotopie de
la sainteté et cela à un tel point qu’elle est constamment
actualisée, lexicalisée, dupliquée, répétée : « le futur saint de
Lumbres » (p. 180, 182, 185, 187, 225, 228), « Le saint de
Lumbres » (p. 147, 159, 161, 166, 173, 174, 178, 179, 189, 234,
237, 238, 240, 245, 260, 262, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271,
275, 301, 306), « Notre saint de Lumbres » (p. 241, 287), « votre
saint de Lumbres » (p. 292), « saint homme » (p. 198), « un saint
homme du bon Dieu » (p. 194), « un autre saint, un vrai saint, un
saint à miracles, et, pour tout dire, un saint populaire »
(p. 281). L’emphatisation est telle sur cette sainteté qu’elle est
mise comme en exergue, en lettres capitales, dans le titre de la
deuxième partie : « LE SAINT DE LUMBRES » (p. 233). Cette position
stratégique remet en cause la supériorité de Gallet qui certes
avait, contrairement à Cadignan, lui aussi eu droit à des lettres
capitales mais seulement au début d’un petit chapitre du prologue
(p. 94). Ce parallélisme typographique comme le parallélisme
tactique des titres des deux grandes parties laisse entendre que
la bourgeoisie comme le désespoir sont vaincus par la sainteté.
Sainteté qui transparaissait déjà dans le simple signifiant
« Donissan » puisqu’il est un amalgame du participe présent
« hissant » (qui connotativement peut être associé aux concepts
d’élévation et donc de ciel : « Là où Dieu vous attend, il vous
faudra monter, monter ou vous perdre » (p. 134), « où il vous mène
on sent qu’il monte avec vous » p. 138, « j’avais passionnément
besoin – de fixer ma pensée, comme on lève les yeux vers une cime
dans le ciel, sur un homme surnaturel [86] ») et du substantif « don » qui chez Bernanos est
très souvent relié à cette thématique : « est-il rien en ce monde
que nos saints n’aient dû reprendre, est-il rien qu’ils ne
puissent donner ? [87] » De même Mlle Chantal, modèle de la sainte,
« s’offrit naïvement, elle fit une fois de plus ce don ingénu de
soi-même. [88] ». On peut
peut-être aussi voir dans le patronyme Donissan une paranomase de
« bénissant ». Quoi qu’il en soit, l’association de l’isotopie de
la sainteté et de celle du monde rural mène par connexion
métaphorique à celui qui aurait servi de modèle à Donissan : « le
nouveau curé d’Ars » (p. 232), « un autre curé d’Ars »
(p. 246).
Donissan est
élu, prophète, saint mais, comme nous l’avons vu avec les
isotopies du corps, de la grosseur, de l’animalité, du diable, de
la souffrance et de la vieillesse, il n’en reste pas moins,
pleinement homme. C’est justement selon Bernanos une
caractéristique essentielle de la sainteté :
Ils vécurent,
ils souffrirent comme nous. Ils furent tentés comme nous. Ils
eurent leur pleine charge et plus d’un, sans la lâcher, se coucha
dessous pour mourir [89] ;
Que d’autres
prennent soin du spirituel, argumentent, légifèrent : nous tenons
le temporel à pleines mains, nous tenons à pleines mains le
royaume temporel de Dieu [90] .
C’est sûrement
la raison pour laquelle dans Sous le soleil de Satan,
aucun des autres personnages n’est aussi souvent désigné
par le substantif « homme » : « un homme comme vous » (p. 169),
« un homme tel que vous » (p. 271), « l’homme extraordinaire »
(p. 135), « un homme véritablement surnaturel, en pleine extase »
(p. 259), « cet homme étrange » (p. 147, 242), « cet homme
singulier » (p. 158), « un tel homme » (p. 138, 141, 234), « cet
homme unique » (p. 148, 159), « cet homme incomparable » (p. 151),
« cet homme intrépide, soutien de tant d’âmes » (p. 233), « cet
homme étrange » (p. 253), « cet homme surnaturel »
(p. 244), etc.
Comment devant
une telle déferlante ne pas penser à l’expression biblique « ecce
homo » ? Comment ne pas se poser avec Mouchette la question « Quel
homme es-tu donc ? » (p. 181) ? Et comment enfin ne pas répondre :
un écho de Jésus ? En effet, la double dimension humaine et divine
que nous n’avons cessé de repérer est, comme le rappelle Bernanos
dans La Joie, fondamentalement christique :
Il a aimé comme
un homme, humainement, l’humble hoirie de l’homme, son pauvre
foyer, sa table, son pain et son vin – les routes grises, dorées
par l’averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons
dans les haies d’épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants
jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière
d’un homme, mais comme aucun homme ne l’avait jamais aimé, ne
l’aimerait jamais [91] .
Si tout
ramenait l’homme de la Chute au diable, tout, et donc les
dénominations, ramène Donissan au Christ : « créature suppliciée »
(p. 179), « l’homme des temps nouveaux » (p. 246), « L’homme de la
Croix » (p. 276), « l’homme de Dieu » (p. 193, 199, 211, 212, 245,
246). Même le signifiant de son nom est significatif. Donissan,
c’est celui qui, comme Jésus, « donne » son « sang ». Cette double
nature, humaine et divine, on la retrouve dans une autre des
dénominations utilisées par Bernanos pour désigner Donissan : « Le
curé de Lumbres ». Le nom propre « Lumbres » semble en effet un
mixte de « l’ombre » et « lumière », mixte qui synthétise
parfaitement la conception chrétienne de la nature humaine, une
nature duelle : l’homme est un mélange d’argile et de souffle, un
mélange de matière et d’esprit, un mélange d’humanité et de
divinité. Comme le Christ, Donissan, en tant qu’homme, va
connaître la souffrance, mais, en tant qu’enfant de Dieu, il ne va
pas du tout la vivre comme un Malorthy, un Gallet ou un
Saint-Marin. Sa souffrance n’est pas égocentrée :
Ce qui me fait
tant de peine, là, vous voulez le savoir ? Hé bien, c’est d’être
aussi impuissant à vous rendre heureux, vous, vous tous, tous ! Il
me semble que je travaille à ça depuis des siècles, et me voilà
comme au premier jour [92] .
De plus, il ne
rejette pas cette souffrance. Il est persuadé qu’elle a une valeur
purificatrice (« plus active que le feu chaste,
incorruptible » p. 307), qu’elle fait émerger le spirituel
enfoui dans la matière : « Elle a pénétré si avant qu’elle semble
atteindre la division du corps et de l’esprit, faire deux parts du
même homme » (p. 275). Plus que cela, sa souffrance est une
souffrance sacrificielle :
un homme
réellement supérieur est naturellement sacrificiel, […] il tend
naturellement à s’immoler pour quelque chose qui le dépasse [93] .
Comme le révèle
une des plus longues dénominations du roman, « celui dont la
tendre et sagace charité devait relever l’espérance au fond de
tant de cœurs, qui paraissaient vides à jamais » (p. 159),
Donissan croit en la communion des saints (« la souffrance
[…] héritée de nos pères » p. 307) et estime que la
souffrance des uns peut aider les autres. Il souffre donc pour
imiter le Christ (« Mais la souffrance nous reste, qui est
notre part commune avec vous, le signe de notre élection »
p. 307), pour sauver les hommes et par cela même vaincre le
désespoir, la vieillesse, la mort. Non seulement la souffrance est
donc bénéfique mais seule la foi, en la transcendant, peut
véritablement la vaincre. Deux autres raisons fondamentales qui
font que Bernanos s’en prend constamment à la science : « C’est à
la science qu’il appartient de vaincre la douleur, pense
l’imbécile dans sa logique inflexible [94] ».
En toute
logique, à l’opposé des pécheurs soumis à la matière, à la
souffrance, à l’usure de l’âge, Donissan est très souvent désigné
par l’isotopie de l’enfance : « mon enfant » (p. 128, 130, 133,
219, 220, 221, 222, 227, 229), « un enfant, répète-t-il, un
véritable enfant » (p. 156), « l’enfant » (p. 157), « mon petit »
(p. 132, 133, 152), « mon petit enfant » (p. 131, 134, 221, 228),
« mon garçon » (p. 217, 218), « notre cher enfant » (p. 231). Le
diable, présenté comme terriblement clairvoyant, le nomme même
« nourrisson de mon cœur » (p. 173), « mon chérubin » (p. 173).
Bernanos de même insiste dans toute la première partie sur sa
jeunesse, « jeune prêtre » (p. 135, 156, 188, 192, 209, 219), et
il lui arrive même à l’occasion de l’appeler « le grand enfant »
(p. 141). On peut d’ailleurs peut-être aussi voir dans le syntagme
récurrent « saint de Lumbres » un paronyme de « Limbes », lieu
dans lequel vont, si l’on en croit la tradition, les âmes des
enfants non baptisés, non lavés de la faute originelle. Ce qui
est, rappelons-le, le cas de Mouchette. Ce côté enfantin nous
ramène encore au Christ, d’abord parce que dans les Evangiles
celui-ci commande aux apôtres de « laisse[r] venir à [lui] les
petites enfants [95] » mais aussi et surtout
parce que Jésus est l’agneau de Dieu, l’enfant de la crèche, un
enfant qui symbolise la confiance en Dieu, l’amour de Dieu,
l’humilité, l’innocence, la pureté, l’abolition du passé, le
recommencement et donc… l’espérance :
Je vous laisse
à plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort n’a
pas grand-chose à apprendre aux vieilles gens, mais un enfant,
dans son berceau ! Et quel enfant !… Tout à l’heure,
le monde commence (p. 125).
On retrouve
constamment cette isotopie dans l’œuvre de Bernanos. Dans
Jeanne, relapse et sainte, il écrit par exemple :
Le cœur du
monde bat toujours. L’enfance est ce cœur. N’était ce doux
scandale de l’enfance, l’avarice et la ruse eussent, en un siècle
ou deux, tari la terre [96] .
Pour lui,
sainteté et enfance sont indissociables :
Mais qui se met
en peine des saints ? On voudrait qu’ils fussent des vieillards
pleins d’expérience et de politique, et la plupart sont des
enfants [97] .
Au grand dam de
son père, l’autre sainte de son œuvre, Mlle Chantal est aussi une
enfant :
Je reproche à
l’abbé Chevance de t’avoir maintenue exprès […] dans un état
d’indifférence, d’ignorance absurde, puérile – oui, puérile ! –
toi, pourtant si calme, si sensée… si judicieuse même… (Il
bégayait.) Tu as l’expérience qu’il faut pour gouverner une maison
telle que celle-ci, de la décision, une volonté magnifique, et il
semble que tu aies fait cette gageure de vivre dans le monde avec
la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit
enfant. Quelle contradiction [98] !
ou un peu plus
loin
au fond, je ne
pensais qu’à Dieu, je n’étais simple et gaie que pour lui…, un
enfant, un petit enfant… Mais les saints seuls sont des
enfants [99] !
« Cette petite
âme obscure »
Les
dénominations nous révèlent donc que Donissan est indéniablement
un Homme de la Chute mais que c’est précisément cette dimension
humaine qui fait sa grandeur, qui le rapproche du Christ, qui le
ramène à la pureté de l’enfance. Or ce côté enfantin est une des
caractéristiques essentielles de Mouchette. Le suffixe de son
surnom en est une première preuve mais surtout constamment les
personnages comme le narrateur reviennent sur sa jeunesse :
« enfant » (p. 115, 198, 200), « petite » (p. 61, 65, 72, 74, 84,
103, 114), « mon petit » (p. 102, 109), « une gamine » (p. 88),
« cette jeunesse » (p. 72). Ce sème est même parfois lexicalisé
par l’adjectivation ou la suffixation : « la petite ombre »
(p. 192), « petite fille » (p. 65, 79, 81, 22), « fillette »
(p. 70, 90). Parce qu’elle est encore enfant et parce que
l’enfance est indissociable de la sainteté, Mouchette malgré ses
actes reste du côté des isotopies de l’immatériel et du divin.
Plus qu’un corps, elle est une âme : « cette petite âme obscure »
(p. 97), « petite âme farouche » (p. 196), « pauvre âme »
(p. 219).
Certes, elle
est associée à la fois à la sexualité et au meurtre mais elle
n’est pas encore totalement un double de Mouche, l’héroïne de
Maupassant. Contrairement à celle-ci, elle ne couche pas
simultanément avec cinq hommes mais successivement avec deux.
Contrairement à celle-ci, elle n’est pas encore amorale mais
immorale. Elle ne se console pas de la perte d’un enfant par la
possible naissance d’un autre. Ses sanglots ne sont pas balayés en
une réplique par « Le sens comique qu’elle avait dans les moelles
[…] [100] » Elle n’est pas encore
perdue, elle peut être sauvée. Elle n’est pas encore Mouche, elle
n’est que Mouchette.
Ce suffixe est
primordial lorsque l’on sait que
Belzébuth,
désignant le chef des démons dans le Nouveau Testament, est une
déformation péjorative de Ball Zébub « seigneur des mouches »,
dieu philistin mentionné dans l’Ancien testament) [101] .
Or Bernanos le
sait et le dit :
Dieu veut-il
que le serviteur qui l’a suivi, trouve à sa place le roi risible
des mouches, la bête sept fois couronnée ? (p. 267).
Il en joue dans
plusieurs de ses romans. La petite héroïne du Journal d’un
Curé de Campagne, elle aussi tentée par le Malin, voit
trôner au cœur de son patronyme le radical « mouche » : Séraphita
Dumouchel. Comme Mouchette, en elle se mêlent mélioratif
(l’enfance) et péjoratif (l’âge adulte), isotopie de la pureté et
allotopie du vice :
C’était la
meilleure élève du catéchisme, gaie, proprette, le regard un peu
hardi, bien que pur [102] .
Mais la pauvre
petite, sans doute encouragée par les autres, me poursuit de
grimaces sournoises avec des mines de vraies femmes, et une
manière de relever sa jupe pour renouer le lacet qui lui sert de
jarretière [103] .
Dans ce même
roman, les sèmes/mouche/et/mal forment une véritable molécule
sémique puisqu’on peut y lire : « De quel effort n’eût pas été
capable le cerveau de l’homme si la mouche empoisonnée n’y avait
pondu sa larve ! [104] ». Cette molécule sémique était déjà présente
dans « Une nuit ». Dans cette nouvelle de Bernanos,
chronologiquement antérieure à Sous le soleil de
Satan, une indienne criminelle, double de Mouchette par
bien des aspects, est associée métaphoriquement à plusieurs
reprises à cet animal : « J’ai trouvé par hasard une jolie bête
d’une espèce très particulière [105] » ; « Avez-vous été piqué par une mouche
charbonneuse, camarade ? [106] » ; « La
fille… Oui, hein ? L’avez-vous tuée ? Elle ne fait pas plus de
bruit qu’une mouche [107] ». Cette molécule, on la
retrouve aussi dans La Joie lorsque la grand-mère,
caractérisée par le mensonge, s’écrie : « Ainsi dans ce moment, je
vous parle, et je vois aussi une grosse mouche bleue – oui,
bleue ! [108] ». En toute
logique sémique, la petite fille étant devenue grand-mère, la
« mouchette » devient « mouche bleue ». Dans Les Grands
Cimetières sous la lune, la mouche forme toujours une
molécule sémique avec le péché mais aussi, comme, dans le roman
que nous étudions, avec la jeunesse :
Mais à qui la
jeunesse ne prodigue-t-elle pas son âme ! Elle la jette parfois à
pleines mains, dans les bordels. Comme ces mouches chatoyantes,
vêtues d’azur et d’or, peintes avec plus de soin que les
enluminures de missel, les premières amours s’abattent autour des
charniers [109] .
Dans Sous
le Soleil de Satan, on peut légitimement se demander si
Bernanos n’a pas mis en place autour de cette lexie un véritable
réseau sémantique. Outre l’interprétant « le roi risible des
mouches », elle n’est pourtant présente qu’une seule autre fois
dans le roman : « Une mouche, affairée, bourdonne » (p. 265). Mais
tactiquement parlant, ce passage se trouve au cœur de la deuxième
partie du roman (au chapitre VII alors que « Le Saint de Lumbres »
en contient quinze) et est constitué d’une phrase de seulement
quatre mots alors que la précédente était au contraire
particulièrement longue. Cette phrase est également surmarquée par
sa position en fin de paragraphe. Connotativement, dans cet
extrait, le sémème ‘mouche’est associé à la mort et est très
ergatif comme le souligne l’adjectif détaché « affairée ». Du
point de vue sonore mais aussi dynamique il est allotopique de
l’enfant : « à présent merveilleusement sage et tranquille »
(p. 264-265). Il est également intéressant de remarquer que cette
lexie est « cernée » par des abeilles :
Le beau soleil
filtrait sur les romaines et les laitues. Des abeilles, dans le
vent d’ouest, filaient comme des flèches. Car la brise s’était
levée avec le jour (p. 250),
Regardez ces
enfants, Seigneur, dans leur faiblesse ! leur vanité, aussi légère
et aussi prompte qu’une abeille (p. 276) ?
Les lexies
cotextuelles « lumière », « beauté », « brise » [110] ,
« enfants », l’apostrophe « Seigneur », le fait que les abeilles
soient associées à Donissan et que culturellement parlant cet
insecte, à cause de son miel et de son dard, soit
traditionnellement considéré comme l’emblème du Christ [111] amènent à
déceler une nouvelle manifestation de la lutte entre le diable et
le Christ. La structure « abeilles, mouche, abeilles » résume en
effet parfaitement la scène de l’enfant malade. Au cœur de la
sainteté, au cœur de l’acte de Donissan vient se nicher le
diable ; pourtant même si l’enfant ne ressuscite pas, la sainteté
finit par l’emporter. On peut aussi noter que dans ce même
passage, un troisième insecte, mi-mouche mi-abeille, est
présent :
Il sourit,
écartant de sa main une guêpe importune (la guêpe, et cette bouche
émerveillée, pleine de discours, deux bêtes bourdonnantes)
(p. 251).
Cette guêpe
s’insère parfaitement dans le réseau décrit ci-dessus. Entre
l’abeille Christ et la mouche Diable volètent les mi-Christ
mi-Diable, les hommes ordinaires, les médiocres au sens
étymologique du terme.
Quoi qu’il en
soit, puisque Mouchette n’est pas totalement Mouche, puisqu’elle
est encore enfant, malgré sa faute, elle est paradoxalement plus
proche de Donissan qu’aucun autre protagoniste du roman.
D’ailleurs, tous deux sont « seul[s] contre tous [112] », tous
deux sont des révoltés (« grand vieillard, en pleine révolte, en
plein défi » p. 273, « la petite révoltée » p. 72, « enfant
révolté » p. 84) ; tous deux connaissent « La tentation du
désespoir » et ont un itinéraire ne manquant pas de parallélisme ;
tous deux surtout gardent une certaine naïveté et sont en relation
avec le divin. Si l’une est appelée « mystique ingénue » (p. 213),
l’autre est désigné par le groupe nominal « paysan mystique »
(p. 302). De même si Donissan est nommé « le saint de Lumbres » et
est comparé au curé d’Ars, Mouchette est pour le narrateur une
« sainte Brigitte du néant » (p. 213). Paradoxalement, elle n’est
pas si différente d’une Mlle Chantal
prise[s] dans
les rets de flamme du paysage, comme une petite mouche au centre
d’une toile éblouissante… Elle fit face [113] !
On pourrait
aussi aisément la comparer à la pucelle d’Orléans telle que
Bernanos la décrit dans Jeanne, Relapse et sainte.
Comme la bergère de Domrémy, elle est seule face aux
« vieillard[s] aux pinces débiles, [aux] infatigable[s]
mâchoire[s] [114]
», seule face à
[…] l’esprit de
vieillesse qui conquiert patiemment le monde, le perd chaque fois
au bon moment, puis recommence pour le perdre encore, inlassable,
inexorable. [115]
Dans les deux
cas les êtres qui harcèlent sont comparés à des animaux sauvages :
« seule hyène peut-être parmi ces renards et ces rats [116] ». Constamment Bernanos associe aussi à Jeanne le
suffixe « ette » : « Pauvre, pauvre Jeannette [117] », « la pauvrette [118] », « cette bergerette [119] ». Toutes
deux sont aussi caractérisées par leur combativité mais surtout
Bernanos ne cesse d’utiliser les mêmes dénominations pour les
désigner : « une jolie fille [120] »/ « jolie
fille » (p. 65) ; « la fille sans cervelle qui n’en voulut jamais
faire qu’à sa tête [121] »/« la fille obstinée » (p. 61)
« entêtée » (p. 79) ; « pauvre fille [122] »,/« pauvre
fille » (p. 203) ; « petite fille [123] »,/« petite
fille » (p. 65, 79, 81, 223) ; « pauvrette [124] »/« pauvrette » (p. 61, 71,
74,.90), etc.
Cependant
Germaine si elle est enfant et donc du côté de la sainteté par le
diminutif « ette » n’en est pas moins du côté maléfique par le
radical « Mouche ». Plus que jamais son nom de famille est
révélateur : « Mal – orthy. » L’histoire de Mouchette c’est
l’histoire d’une enfant qui devient adulte, c’est l’histoire d’une
gamine qui est à la lisière du « droit » et du « mal ». Elle
résume en sa personne la condition humaine vue par Bernanos, elle
est mi-Dieu mais elle est aussi mi-animal : « un jeune animal
féminin » (p. 75), « Ce joli gibier là » (p. 65), « souple petite
bête » (p. 99), « pauvre petit animal obscur » (p. 21), « petite
bête obscure et farouche » (p. 200). Comme le curé de Lumbres,
elle est lumière et ombre : « cette petite âme obscure » (p. 97),
« la noire silhouette » (p. 104), « la petite ombre » (p. 192),
« ombre mystérieuse », (p. 192), « petite bête obscure et
farouche » (p. 200), « pauvre petit animal obscur » (p. 211). En
devenant adulte, étant non soutenue par les repères de la foi,
étant corrompue par la morale républicaine, elle tombe vers
l’ombre et perd sa part enfantine. Il faut donc lire au sens
propre mais surtout au sens figuré la dernière ligne, d’ailleurs
surmarquée typographiquement, du chapitre IV de « Histoire de
Mouchette » : « Mouchette ouvrit la fenêtre et disparut »
(p. 92).
Effectivement,
le surnom affectif, dernière trace de l’enfance, disparaît dans
les pages qui suivent. Mouchette devient soudain « Mademoiselle
Germaine » (p. 92) ou « Mlle Malorthy » (p. 92) et lorsque Gallet
tente de réutiliser le surnom de Mouchette, elle le houspille
violemment et refuse qu’il lexicalise son sobriquet : « Je te
défends de m’appeler Mouchette » (p. 93). Même le narrateur la
désigne alors par les syntagmes « Mlle Malorthy » (p. 93) ou
Germaine « Malorthy » (p. 93) et ce n’est évidemment pas un hasard
si sont soudain juxtaposés « la petite Malorthy, Mlle Malorthy »
(p. 94). La typographie révèle la chronologie. En deux vocables,
l’enfant disparaît. Par la suite, la dénomination « Mlle
Malorthy » devient une des désignations les plus courantes pour
parler de Mouchette (p. 104, 107, 114, 115, 192, 193, 195, 196,
197, 198, 230, 231).
Tout aussi
symptomatiquement, la féminité et la sexualité sont soudain
réactivées. L’enfant, la petite devient alors « maîtresse »
(p. 100, 101, 102, 103, 104, 107) ou « amante » (p. 103) et la
dimension diabolique de Mouchette, déjà précédemment annoncée par
des sèmes afférents socio-normés évoquant tantôt Ève tantôt le
serpent (« la belle fleur pleine de venin » p. 89, « fille qui
faute » p. 70, « rusée » p. 80, 87), devient alors si actualisée
qu’elle finit par être lexicalisée : « petite servante de Satan »
(p. 213).
« [T]oute sa
musique ne l’a pas préservé du péché. »
Et pourtant,
alors qu’elle a indéniablement péché, alors qu’elle a basculé dans
le monde des adultes, le narrateur ne peut s’empêcher de la
regarder comme Mlle Chantal dans La Joie regarde le
chauffeur russe : « Vous avez pitié de tout, vous souriez à tout,
même aux feuilles des arbres, même aux mouches. [125] » Il ne peut s’empêcher de voir
derrière elle toutes ces Francine abusées par leurs sentiments et
par le cynisme masculin, ce qui actualise au passage de nouveaux
sèmes dans la lexie « Mouchette », les sèmes/petitesse/,
/victime/, /fragilité/, /faiblesse/: « J’en ai vu de plus
malicieuses que vous chipées par le suicide, l’idée fixe à ce
qu’on dit, gobées comme des mouches… [126] » ; « Je me
fiche du reste, je ne veux pas qu’on se mette en peine de moi, je
mourrai comme une mouche [127] ».
Bien qu’elle
ait acquis le statut de demoiselle, de femme, le narrateur se
remet à la désigner par son surnom d’enfant, « Mouchette » (p. 99,
103, 104, 105, 106, 107, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115). Plus
que cela, comme le révèle la confrontation des passages où sont
utilisées les dénominations « Mlle Malorthy » et « Mouchette », à
partir de la page 195 les « Mouchette » deviennent de plus en plus
nombreuses et finissent même, après la page 199, par chasser
presque totalement les « Mlle Malorthy. » Or, comme déjà dit plus
haut, « c’était son nom d’amitié » (p. 77). Le suffixe « -ette »
est certes un diminutif mais il a aussi une dimension fortement
affective. Cette dénomination révèle que le narrateur continue à
porter sur Mouchette un regard aimant. De même, derrière le groupe
nominal « la misérable enfant » (p. 114), il faut voir une
syllepse. Certes Mouchette n’est qu’une misérable et odieuse
pécheresse mais elle est aussi une fille qui est dans la misère,
une fille digne de pitié. On comprend donc pourquoi apparaît aussi
à plusieurs reprises sous la plume de Bernanos un autre diminutif
affectif : « la pauvrette » (p. 61, 71, 90). Le narrateur a une
attitude très proche de celle de Donissan, qui, alors que Malorthy
ou le marquis la désignent constamment par des expressions
péjoratives, utilise, allotopiquement, pour la nommer un syntagme
très déférent et respectueux : « cette personne » (p. 219). Il
regarde avec affection la pauvre petite âme, il en arrive à être
envers Mouchette plus paternel que son propre père puisqu’il
l’apostrophe en l’appelant : « MA FILLE » (p. 202). Les capitales
en surmarquant ce syntagme virtualisent le sème/féminin/et
actualisent le sème/enfant/. Cette actualisation avait été
préparée quelques pages plus tôt : « le regard paternel acheva de
la confondre. Si paternel !…. » (p. 197). Or symptomatiquement, le
narrateur utilise à plusieurs reprises exactement les mêmes lexies
que Donissan pour désigner Mouchette : « pauvre fille » (p. 203),
« pauvrette ! » (p. 74). Ces dénominations révèlent que, comme
Donissan, il a un regard éminemment chrétien sur Germaine, un
regard qui rappelle celui que le Christ porte dans les Evangiles
sur Marie-Madeleine.
Comme le
révèlent l’omniprésence des connotations affectives et la
réitération de l’adjectif « pauvre », ce regard, le narrateur ne
le réserve pas qu’à Mouchette, il le porte sur tous ses
personnages. Sur Donissan bien sûr qui, comme nous l’avons vu, est
tour à tour appelé « le misérable » (p. 263), « misérable prêtre »
(p. 162, 171, 188), « pauvre prêtre » (p. 127, 130, 135, 139, 140,
142, 144, 147, 155, 160, 161, 168, 170, 171, 172, 180, 189, 191,
215, 216, 224, 227, 251, 308), « pauvre prêtre accablé » (p. 185),
« pauvre homme » (p. 197), « pauvre curé de Lumbres » (p. 233,
235). Mais aussi sur des personnages bien moins valorisés comme
par exemple le marquis qui est nommé par le narrateur « la pauvre
dupe » (p. 86) ou le curé de Luzarnes qui est tour à tour désigné
par les expressions : « une pauvre vie » (p. 248), « le prêtre
malheureux » (p. 255), « un malheureux » (p. 258), « l’infortuné »
(p. 293). Même les plus odieux, les plus insupportables ont droit
au regard charitable et apitoyé du narrateur. Saint-Marin est
ainsi appelé au détour d’une phrase : « le misérable » (p. 282),
« le malheureux » (p. 289) et Gallet, l’infâme, devient sous la
plume de Bernanos « pauvre petit homme » (p. 69), « pauvre
diable » (p. 100), « malheureux » (p. 100, 112).
Cet amour du
petit, du plus pitoyable, Bernanos l’explicite dans Journal
d’un Curé de campagne :
Et si
Jésus-Christ vous attendait justement sous les apparences d’un de
ces bonshommes que vous méprisez, car sauf le péché, il assume et
sanctifie toutes nos misères ? Tel lâche n’est qu’un misérable
écrasé sous l’immense appareil social comme un rat pris sous une
poutre, tel avare un anxieux convaincu de son impuissance et
dévoré par la peur de « manquer ». Tel semble impitoyable qui
souffre d’une espèce de phobie du pauvre, – cela se rencontre, –
terreur aussi inexplicable que celle qu’inspirent aux nerveux les
araignées ou les souris. Cherchez-vous Notre-Seigneur parmi ces
sortes de gens ? lui demandais-je. Et si vous ne le cherchez pas
là, de quoi vous plaignez-vous ? C’est vous qui l’avez manqué [128] …
On retrouve là
le même regard que celui porté par Bernanos sur les bourreaux de
Jeanne d’Arc :
Mais à mesure
qu’approche le dénouement, dès qu’on voit faiblir la sainte
harcelée, forcée d’heure en heure dans sa naïve et fragile
défense, une pitié qu’on n’attendait plus vous saisit soudain pour
les juges. Au point où ils en sont désormais, aucune force humaine
ne saurait les ramener en arrière, ils s’enfoncent par leur propre
poids, on les voit tomber comme des pierres [129] .
Peut-être
faut-il y voir une influence de Saint Dominique, qui,
rappelons-le, fut le sujet d’étude d’un des premiers essais de
Bernanos :
c’est la même
voix aussi qui, dans le retrait de la nuit, appela Dieu tant de
fois d’un cri déchirant, rugissant pour les infidèles, les
hérétiques, les Juifs, et dans l’admirable délire d’une charité
universelle allant jusqu’à prétendre forcer la justice même du
Père, en priant pour les damnés […] [130] .
Mais c’est
surtout de Saint Paul que Bernanos par bien des aspects se révèle
le continuateur. Certes il malmène vertement ceux qui s’égarent
mais, à la manière du disciple qui dans la première épître aux
Corinthiens écrivait
Quand je
parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la
charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui
retentit [131]
,
il est aussi le
premier à clamer :
Tout ce grand
appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de
magnificence et de majesté n’est rien de lui-même, si la charité
ne l’anime [132]
.
Cette
« charité », caractérisée et déterminée dans La Joie,
nous permet de comprendre pourquoi Donissan est duel, pourquoi il
n’est pas un pur esprit, pourquoi il ne renie pas la matière, le
terrestre :
une charité
plus humaine, plus charnelle qui découvre Dieu dans l’homme, et
les confond l’un et l’autre par la même compassion
surnaturelle [133] .
Bernanos
continue à voir derrière les hommes, derrière les rides, derrière
les vices, des enfants de Dieu. Preuve en est, cette isotopie
ressurgit sous sa plume même pour les protagonistes les plus
improbables. Gallet est par exemple dénommé « gros bébé »
(p. 108), le curé de Luzarnes « gros enfant épanoui » (p. 262) et
le plus âgé d’entre eux, Saint-Marin, est traité de « gamin
bientôt centenaire » (p. 281), voire d’« Etrange, effroyable
nourrisson » (p. 281).
C’est parce
qu’il sait voir derrière chaque être l’enfant qui sommeille que
Bernanos est justement l’opposé de Saint-Marin, Saint-Marin dont
il faut lire le patronyme ironiquement puisque par son attitude il
n’a rien d’un saint. Bien au contraire, il a tout du Cénabre de
L’imposture. Comme ce dernier, il est reconnu avant
tout par son œuvre et d’ailleurs on peut sans doute voir derrière
le syntagme récurrent « l’auteur du Cierge Pascal »
(p. 284, 285, 286) comme un lointain écho du groupe nominal tout
aussi récurrent « l’auteur des Mystiques florentins
[134] ». Dans les deux cas, il
y a allotopie, contradiction, entre le titre où la dimension
chrétienne est très actualisée et l’auteur en qui cette même
dimension est virtualisée. Le lexique et les isotopies les
rapprochent également. Si Cénabre est « l’esprit le plus
subtil et le plus fin de son temps » [135] , Saint-Marin est un « esprit » (p. 292), « un bec
fin » (p. 292), « un homme, pourtant subtil » (p. 304).
Saint-Marin prend une place très importante à la fin du roman
parce qu’avec Sous le Soleil de Satan, Bernanos
s’interroge sur le bien-fondé de sa vocation d’écrivain. Écrire
est-il moralement et chrétiennement justifié ?
J’ai mes idées
sur la harpe du jeune David. C’était un garçon de talent, sûr,
mais toute sa musique ne l’a pas préservé du péché [136] .
La littérature
n’est-elle pas une voie dangereuse pour l’âme ?
Le voilà tombé
dans la littérature comme un rat dans un bol de glu, et ça dégoûte
de l’y voir barboter [137]
.
Peut-on
concilier le statut d’écrivain avec celui de chrétien ? Bernanos
se méfie en fait terriblement des mots :
Nous répétons
des mots non moins épuisés que nous-mêmes (p. 302
Dans la bouche
artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés (p. 280),
Sur ses lèvres,
les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus
beaux nous égarent mieux. […] Périssent avec lui les mots perfides
(p. 307)
Les mots les
plus sûrs étaient pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient
dans la main. On traitait communément, je ne dis même pas de
héros, mais de saint, l’adjudant engagé, tué par hasard au
créneau [138]
En parfaite
cohérence avec les valeurs analysées plus haut, il se méfie aussi
de tout intellectualisme, de l’intelligence desséchante :
Hélas ! la
charité nous peut unir et confondre en un même cœur, mais
l’univers intellectuel est une solitude claire et glacée… Oui,
l’intelligence peut tout traverser, ainsi que la lumière
l’épaisseur du cristal, mais elle est incapable de toucher, ni
d’étreindre. Elle est une contemplation stérile [139] .
Et déjà
naissait dans ce cerveau enfantin l’œuvre sournoise, têtue, les
livres brillants et stériles, au cœur empoisonné, modèles
d’analyse perfide, sagace, impitoyable, d’un travail et d’une
inspiration si complique qu’ils trouveront toujours des dupes [140]
Stylistiquement,
ces constatations induisent ce que nous n’avons cessé d’observer,
à savoir un registre de langue simple, des lexies du quotidien,
des syntagmes généralement courts, une syntaxe dénominative peu
complexe (nom propre, article + adjectif + nom, article + nom
+ complément de nom, article + nom + relative) voire même des
détours par l’idiolecte rural : « Rien de meilleur que d’exprimer
le surnaturel dans un langage commun, vulgaire, avec les mots de
tous les jours » (p. 223). Pas plus qu’il ne souhaite des
constructions intellectuelles tournant à vide, Bernanos ne
revendique l’art pour l’art : « On ne peut le nier : l’art a un
autre but que lui-même [141] ».
Mais ce qu’il
craint avant tout dans l’acte d’écrire, c’est le « faux-être »,
c’est « l’Imposture ». Dans la lignée d’un Platon, dans la lignée
des Jansénistes, il assimile écriture et mensonge, écriture et
cynisme, écriture et manque de charité. On comprend d’autant mieux
pourquoi il a attendu l’âge de 38 ans pour publier son premier
roman et pourquoi plusieurs de ses premières nouvelles mettent
justement en scène des écrivains confrontés au mensonge :
Le génie a
toujours en soi quelque chose d’hostile et d’irréductible, et
comme un principe de stérilité. S’il réalise cette merveille
d’inspiration et d’équilibre qu’est l’œuvre d’art achevée, c’est
le plus souvent, et quand la divine charité n’y collabore, par une
espèce de spécialisation monstrueuse qui épuise toutes les
puissances de l’âme et la laisse dévorée d’orgueil dans un égoïsme
inhumain. L’homme de génie est si peu dans son œuvre, qu’elle est
presque toujours contre lui un témoignage impitoyable […] le
moraliste sait qu’il a devant lui ce personnage d’artifice et de
fraude, ce cadavre camouflé dont nous sommes nous-mêmes dupes
aussi souvent qu’autrui, jusqu’à ce que le premier regard du juge,
au-delà de la mort, le fasse voler en éclat [142]
Autant de sèmes
afférents que l’on retrouve constamment dans les dénominations
péjoratives utilisées pour désigner Saint-Marin : « hideux
vieillard » (p. 281), « le vieux cynique » (p. 285), « le vieux
comédien » (p. 289, 291), « l’observateur le plus retors, et qui
garde mieux son sang-froid, délicieux railleur ! » (p. 304), « ce
vieux corps inerte » (p. 282), « patriarche du néant » (p. 287).
S’il est aussi nommé « vieux jongleur » (p. 280) et un peu plus
loin « le merveilleux jongleur » (p. 297), c’est sans doute par
référence à un de ses modèles, Anatole France, l’auteur du
« jongleur de Notre Dame ». Cette nouvelle d’apparence simple,
fervente et chrétienne a pourtant pour auteur un être profondément
anti-chrétien. Dans cette nouvelle, Anatole France s’avère donc
plus que jamais ce « personnage d’artifice et de fraude, ce
cadavre camouflé » évoqué plus haut. Il est un double du jongleur
qui
[…] après avoir
attiré les enfants et les badauds par des propos plaisants […]
prenait des attitudes qui n’étaient pas naturelles […] se
renversant jusqu’à ce que sa nuque touchât ses talons, il donnait
à son corps la forme d’une roue parfaite et jonglait, dans cette
posture [143]
On comprend que
Bernanos ne l’épargne pas dans Un Mauvais rêve :
Ils lisaient
ensemble les livres envoyés chaque quinzaine par le libraire de
Meaulnes qui ressemble à Anatole France dont il a le culte, et
qu’il s’efforce d’imiter en tout, au point d’engrosser ses
bonnes [144] .
Le « crime »
d’Anatole France mais aussi de Saint-Marin et de Cénabre est
d’être assez cynique pour écrire des œuvres édifiantes alors qu’il
est athée, alors qu’il écrit avec un cœur sec :
L’art, ou
plutôt la formule heureuse de l’auteur, exploitée à fond, peut se
définir ainsi : écrire de la sainteté comme si la charité n’était
pas. […] Il lui est simplement donné d’imaginer un ordre spirituel
découronné de la charité [145]
C’est
d’ailleurs sans doute pour surmarquer et mieux actualiser leur
« imposture » que la plupart des écrivains de Bernanos ont des
aventures sentimentales extraconjugales.
Mais alors si
écrire n’est pas une question d’intelligence, si écrire ne se
réduit pas à l’art pour l’art, si écrire ne doit pas être une
« Imposture », si Saint-Marin, Cénabre mais aussi Monsieur
Dargent, Jacques du « Dialogues des ombres », Ganse d’Un
mauvais Rêve ne sont pas de bons modèles d’écrivain, qui
l’est ? La réponse est simple : celui à qui le narrateur ressemble
le plus par son attitude, Donissan. Par de nombreux aspects, on
peut en effet paradoxalement voir derrière ce « mal dégrossi », ce
« petit sauvage » (p. 120), une figure de l’écrivain tel que le
conçoit Bernanos. Non seulement lui aussi refuse les finesses
intellectuelles gratuites : « Nul ne montra plus de défiance aux
beaux esprits » (p. 162) mais il finit même « par atteindre à une
espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique » (p. 139).
N’est-il pas aussi comparé à un « artiste vieillissant qu’on
trouve mort devant l’œuvre commencée, les yeux pleins du
chef-d’œuvre inaccessible » (p. 142) ? Ne raconte-t-il pas
exactement comme Bernanos « l’histoire de Mouchette non point
dramatisée par le metteur en scène, enrichie de détails rares et
singuliers, mais résumée au contraire, réduite à rien, vue du
dedans » (p. 200) ? Ses propres mots ne finissent-ils pas par se
mêler avec ceux du narrateur (p. 269) ? N’a-t-il pas enfin comme
Bernanos une prédilection pour les noms propres :
Ces noms que
prononçait l’un après l’autre la voix redevenue souveraine, elle
les reconnaissait au passage, mais pas tous. C’étaient ceux des
Malorthy, des Brissaut, des Paully, des Pichon, aïeux et aïeules,
négociants sans reproche, bonnes ménagères, aimant leur bien,
jamais décédés intestats, honneur des chambres de commerce et des
études de notaire. (Ta tante Suzanne, ton oncle Henri, tes
grand-mères Adèle et Malvina ou Cécile…) (p. 205) ?
La Grâce donnée
à Donissan est en fait la même que celle donnée aux grands
écrivains :
Il voyait. Il
voyait de ses yeux de chair ce qui reste caché au plus pénétrant –
à l’intuition la plus subtile – à la plus ferme éducation : une
conscience humaine. […] Et voilà… et voilà que ce misérable prêtre
se trouvait soudain transporté au plus intime d’un autre être
(p. 188)
Pour Bernanos,
le véritable écrivain est donc non pas un monstre d’orgueil et
d’égoïsme, un subtil et stérile intellectuel desséché, un cynique
plein d’artifices qui émeut tout en restant lui-même insensible
mais un individu qui redonne leur sens plein aux mots, un individu
qui est en quête, en mouvement (« L’œuvre d’art, même fixée par le
génie, garde, jusque dans son immobilité sublime, le geste et la
forme de son élan [146] »), qui s’approche toujours plus de l’Être,
un individu qui vit une véritable expérience spirituelle,
le métier
d’écrivain, n’est plus un métier, c’est une aventure, et d’abord
une aventure spirituelle. Toutes les aventures spirituelles sont
des Calvaires [147] ,
un individu
qui, comme Donissan, vit pleinement les trois vertus théologales
que sont la foi, l’espérance et la charité, un individu qui
retranscrit cet esprit de l’enfance que cherche vainement Ganse
dans Un mauvais Rêve,
Je pense
qu’aucun d’entre eux n’a réussi à déraciner tout à fait le petit
enfant qu’il avait été jadis. Les plus malins n’ont donné que de
vains simulacres, d’horribles poupées de cire [148] .
cet esprit
d’enfance que Bernanos veut lui aussi plus que tout garder :
Qu’importe ma
vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à
l’enfant que je fus [149] .
L’abondance et
la variété des dénominations dans Sous le Soleil de Satan
s’expliquent donc d’abord par une esthétique réaliste qui
cherche à être le plus proche possible du référent en utilisant
les stylèmes les plus référentiels possibles : expressions
autonomes, expressions génériques, déictiques, discours direct,
appellatifs, apostrophes, sociolecte, polyphonie, etc. Bernanos a
aussi parfaitement conscience que toute dénomination est le
résultat d’un regard, d’un point de vue :
L’être vulgaire
ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est
autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt,
comme un navire sous un pavillon étranger [150] .
Dénommer c’est
donc proposer une lecture du réel. Multiplier et varier les
dénominations, c’est donner une image de la réalité plus complète
et plus exhaustive, c’est aussi confronter des points de vue
parfois individuels mais surtout collectifs, c’est prendre
conscience des rapports de force existant entre les individus et
les classes sociales. Dénommer c’est enfin reprendre ou au
contraire refuser les dénominations utilisées par les
prédécesseurs. Choisir les dénominations d’un Balzac ou d’un
Maupassant n’est donc pas un acte gratuit et est révélateur d’une
vision du réel encore fortement influencée par le passé.
En toute
logique, l’abondance et la variété des dénominations s’expliquent
aussi par une conception de la littérature qui reste à un tel
point classique que toute répétition est honnie. L’importance
donnée aux dénominations vient également certainement du fait que
Bernanos est monarchiste or pour ces derniers les noms et les
titres sont bien sûr primordiaux puisque indissociables de leur
identité. Les dénominations sont aussi de formidables marqueurs
sociaux permettant de hiérarchiser le monde. Mais s’il est
monarchiste, Bernanos est aussi polémiste et là encore l’on trouve
certainement une des origines de sa verve lexicale. Ce n’est pas
avec les armes qu’il se bat mais avec les dénominations qu’il
jette à la figure de ses ennemis un peu comme les nobles et
guerriers du passé le faisaient avant de s’affronter épées à la
main.
Les
explications qui précèdent, même si elles semblent justifier la
plupart des dénominations analysées ci-dessus, ne sauraient
cependant suffire. On pourrait leur faire le reproche que Bernanos
adresse à Balzac : tout cela « n’est […] que le réalisme
humain. [151] » En effet, ces
explications ne permettent en aucune façon de rendre compte de la
sacralisation signalée plus haut. Pour mieux appréhender cette
dernière et bien percevoir les enjeux, un détour par la culture
judéo-chrétienne est indispensable. Dans cette culture, les noms
et désignations ont une importance considérable. Pour les Hébreux,
le nom propre de Dieu, YHWH, est sacré et ne peut être prononcé en
dehors de l’enceinte du temple. En revanche, les noms communs
servent à approcher ses qualités et attributs essentiels : « Il
est Puissant » (Elohim), « Seigneurs » (Adonaï), « je suis qui je
suis » (« Ehyeh Asher Ehyeh », « suprême » (Elyon),
« omniprésent » (Maqom), « destructeur » (Shaddaï), etc. La
dénomination est aussi sacralisée parce que c’est sous
l’injonction de Yahvé que, dans le récit de la
Genèse, Adam donne des noms « à tous les bestiaux,
aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages [152] » et qu’un peu loin, il appelle sa compagne
« femme ». Dans de nombreux passages de la Bible, les serviteurs
de Dieu sont aussi re-nommés et à chaque fois la nouvelle
dénomination est lourde de sens. Simon le pêcheur devient par
exemple l’apôtre « Pierre » (Marc, 3 16),
c’est-à-dire le rocher sur lequel se bâtira l’Eglise des premiers
chrétiens. Cette importance de la dénomination a bien sûr été
transmise au christianisme. Dans de nombreuses communautés les
moines ou moniales changent de nom quand ils font leurs vœux
perpétuels. Même encore maintenant, lors des baptêmes, le prénom
choisi par les parents doit avoir été précédemment porté par un
saint, saint qui est censé servir de modèle et de protecteur au
nouveau baptisé. Bernanos dans Journal d’un curé de campagne
rappelle cette caractéristique en commentant le nom de
l’héroïne d’une des pièces de Claudel :
La sainteté
n’est pas sublime, et si j’avais confessé l’héroïne, je lui aurais
d’abord imposé de changer contre un vrai nom de chrétienne son nom
d’oiseau – elle s’appelle Sygne [153]
Il l’évoque
aussi dans Les Grands Cimetières sous la lune :
Nous ne
connaissons pas les saints, nous autres, et il semble que vous ne
vous ne les connaissiez pas beaucoup davantage. Lequel d’entre
vous serait capable d’écrire vingt lignes sur son Patron ou sa
Patronne [154] ?
Il en joue dans
Dialogues des Carmélites : le nouveau nom de Blanche
est loin d’être anecdotique. Sous le Soleil de Satan
ne fait bien sûr pas exception à la règle. Comme la sœur de Lazare
qui dans Les Evangiles se consacre avant tout à des
tâches matérielles, la vieille femme qui entretient le presbytère
de Donissan s’appelle Marthe (p. 240). Le roman contient aussi
deux Antoine soumis à mille et une tentations : l’orgueil, la
lâcheté, le lucre, la concupiscence, etc., comme le fut l’ermite
du désert portant le même prénom. Moralement, chrétiennement, ces
deux Antoine sont en train de se perdre ; or un homonyme de
l’ermite, Saint Antoine de Padoue, est considéré justement par la
tradition comme le saint patron des choses perdues. Cadignan,
quant à lui, se prénomme Jacques. Il est, nous l’avons vu, un
représentant de la noblesse, autrement dit un membre de cette
classe sur laquelle s’est avant tout appuyée l’Eglise. Les
dénominations nous ont aussi révélé que malgré tous ses défauts,
il reste un des protagonistes préférés du narrateur. Il a le sang
chaud et voudrait éliminer de la terre tous les bourgeois. Lui et
les siens, avec un peu plus de courage, auraient d’ailleurs pu
résister à la classe montante mais finalement les coups de sang et
les grands gestes de protestation se sont révélés rodomontades.
Dans le roman, il est confronté à une jeune fille qui finit par
mourir. Il est lui-même le premier à disparaître. Il est
assassiné. Autant de traits qui rappellent l’hagiographie de
Jacques le Majeur. Celui-ci fait partie des premiers apôtres
appelés par le Christ, il est d’ailleurs considéré par la
tradition comme un des préférés. Il revendique la première place à
côté de Jésus. Son tempérament est si bouillant qu’il veut punir
par le feu ceux qui n’acceptent pas le message divin et qu’il est
désigné dans les Evangiles par le mot grec
« Boanergès », fils du tonnerre. Les Espagnols l’appelleront eux
« Matamore », « le tueur de Maures », lexie riche de sens quand
l’on sait combien le sémantisme de ce mot s’est ensuite affaibli
et s’est chargé de connotations péjoratives. Autre détail
significatif, Jacques le Majeur est l’un des rares apôtres
présents à la mort de la fille de Jaïre. Après que Christ lui a
annoncé qu’il boira sa coupe, il est enfin le premier apôtre à
disparaître : il meurt assassiné. Mouchette semble elle aussi sous
l’étoile de sa sainte patronne : Sainte Germaine Cousin de Pibrac.
Celle-ci n’était effectivement qu’une petite paysanne, une
bergère, ce qui, au passage, permet d’autant mieux de comprendre
les similitudes relevées plus haut entre Mouchette et Jeanne
d’Arc. Germaine Cousin fut maltraitée par sa propre famille, elle
mourut jeune. L’on reconnut plus tard son corps à sa gorge marquée
de cicatrices. Depuis lors, elle est la patronne de tous ceux qui
souffrent et que la vie malmène, la patronne des malades, des
déshérités, des faibles.
Comme le
montrent tous ces exemples, dénommer, pour un fervent catholique,
n’est donc pas un acte insignifiant et l’on comprend donc d’autant
mieux à la fois la révolte de Bernanos face à ceux qui souillent
les mots et son profond désir de revitaliser ceux-ci :
Je désirais
simplement […] fixer ma pensée […] sur un homme surnaturel dont le
sacrifice exemplaire, total, nous restituerait un par un chacun de
ces mots sacrés dont nous craignions d’avoir perdu le sens [155] .
Chrétiennement
parlant, le nom, c’est effectivement d’abord ce qui rattache un
individu à ses parents, ses grands-parents, ses ancêtres et donc
finalement à la grande famille humaine. C’est ce que Donissan fait
comprendre à Mouchette lorsqu’il la rencontre sur le chemin : « A
un mot, à un nom soudain prononcé, ainsi qu’à la surface d’une
bulle de boue, quelque chose remontait du passé au présent »
(p. 205), « Elle s’était reconnue dans les siens, et au paroxysme
du délire, ne se distinguait plus du troupeau. Quoi ! pas un acte
de sa vie qui n’eût ailleurs son double ? » (p. 206). C’est aussi
ce que signifie la plaque de marbre de l’église de Lumbres : « Il
épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le
rassure » (p. 299). Puisqu’ils permettent de remonter de
génération en génération, les noms ramènent à Adam, à l’essence de
l’humanité, c’est-à-dire « au noyau du monstre même, la faute
initiale ignorée de tous » (p. 206). Grâce aux mots, les hommes
prennent conscience de leur condition de pécheur et, par la même
occasion, découvrent la valeur de la Grâce : « Le diable
introduit, il est difficile de se passer de la Grâce pour
expliquer l’homme [156] ».
Plus que cela, les noms, les mots sont eux-mêmes Grâce,
À chaque
instant, il peut nous être inspiré le mot nécessaire,
l’intervention infaillible – celle-là – pas une autre. C’est alors
que nous assistons à de véritables résurrections de la conscience
(p. 223),
une grâce qui
d’ailleurs bien souvent se dérobe. Le « juste nom », le « juste
mot » n’en ont que plus de force : « Ah ! les mots me manquent ;
ils m’ont toujours manqué, s’écrie-t-il avec une impatience
naïve… » (p. 253). Le nom est également sacré parce que comme nous
l’avons vu avec la Bible, le baptême et les communautés
religieuses : « C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons
n’est qu’un nom d’emprunt… » (p. 133). Trouver le bon nom, le bon
mot, c’est découvrir l’essence profonde d’une situation, d’un
être :
Sa perpétuelle
recherche de l’expression n’est que l’image affaiblie, ou comme le
symbole, de sa perpétuelle recherche de l’Être [157] .
Être appelé par
son nom, c’est être rappelé à l’essence de ce nom, rappelé au
projet de Dieu sur le porteur de ce nom, d’où les réticences
observées plus haut à utiliser tel ou tel prénom, tel ou tel
surnom, d’où l’émotion du curé de Luzarnes quand Donissan
l’apostrophe : « Mais le pis, c’était son propre nom, les trois
syllabes en plein vent, jetées comme un ordre : Sabiroux…
Sabiroux » (p. 256). Nous ne sommes pas loin du « Saoul, Saoul,
pourquoi me persécutes-tu ? [158] » du chemin de Damas. En répétant avec force le
prénom de son interlocuteur, Donissan l’invite à quitter ses
habits de scientifique, à retrouver l’innocence et la pureté qu’il
y a en lui, l’innocence et la pureté qui étaient justement
l’apanage de son illustre paronyme-antonyme : Bernadette
Soubirous.
Dénommer, pour
un chrétien, c’est donc rien de moins que d’œuvrer à la communion
des saints, redécouvrir les tréfonds de la nature humaine,
recevoir une grâce du Ciel, découvrir l’essence profonde des êtres
et des choses, réaliser sur Terre le projet de Dieu et finalement
en arriver à imiter celui qui nomme, celui que la tradition
appelle justement… « Le Verbe ». On comprend pourquoi les
dénominations sont si importantes dans l’œuvre de Bernanos,
pourquoi un beau jour, malgré toutes ses réticences et ses doutes,
malgré sa peur de l’imposture, malgré sa crainte de ne pas pouvoir
restituer un regard d’enfant, il a fini par prendre la plume et
s’est mis à rédiger un certain roman intitulé Sous le Soleil
de Satan.
L’abondance et
la variété des dénominations dans l’œuvre de Bernanos s’expliquent
donc par le fait que celui-ci est un Monsieur Réaliste, un
Monsieur Réactionnaire mais aussi et avant tout un Monsieur
Chrétien. Cependant, paradoxalement, ces trois identités sont
aussi constamment discutées dans Sous le Soleil de
Satan.
Certes de
nombreux stylèmes nous ont prouvé que Bernanos cherche à copier le
réel, pourtant son roman met en scène le diable et semble
finalement beaucoup plus s’intéresser au spirituel qu’au
matériel.
Certes Bernanos
est réactionnaire par son écriture et par ses idées, certes sans
cesse l’on retrouve, derrière ses mots, le défenseur de Drumont,
le compagnon de Maurras, l’ennemi de la République des bien
pensants et de la science, pourtant le monarchiste qu’il est
n’hésite pas à critiquer le marquis, à dénoncer la vanité des
classes, à remettre en cause les étiquettes sociales et à voir
derrière chaque individu un Homme ou une Femme. En cela, il
s’oppose totalement à la formule de Poincaré « répétée depuis tant
de fois : Ni réaction, ni révolutions [159] ». Au contraire, lui réussit
l’exploit d’être à la fois réactionnaire et révolutionnaire.
On retrouve la
même complexité au niveau religieux. Certes Bernanos s’affirme
chrétien, catholique et pourtant il porte une charge terrible
contre le clergé et contre
[…] beaucoup de
catholiques préoccupés surtout de conservation sociale,
c’est-à-dire en somme, de leur propre conservation [160] .
De même pendant
la guerre d’Espagne, contre toute attente, il défendra les
Républicains et il s’en prendra à de multiples reprises à
l’Eglise :
J’observe
simplement que ce massacre de misérables sans défense ne tira pas
un mot de blâme, ni même la plus inoffensive réserve des autorités
ecclésiastiques qui se contentèrent d’organiser des processions
d’actions de grâces [161] .
On pourrait
aussi rappeler que, comme nous n’avons cessé de le montrer,
Donissan, est à la fois du côté de la Chute et de la Rédemption,
du côté des Hommes et du côté de Dieu :
Chacun de nous
[…] est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint,
tantôt porté vers le bien […], tantôt tourmenté du goût mystérieux
de l’avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige
de l’animalité, son incompréhensible nostalgie (p. 221).
On retrouve
cette même ambivalence jusque dans le titre du roman puisqu’à la
noirceur afférente de Satan s’oppose la luminosité du soleil.
À la lumière de
toutes ces antinomies, on comprend pourquoi Bernanos dans
Les Grands Cimetières sous la Lune en arrive à se
décrire comme « un de ces énergumènes impossibles à inscrire dans
aucun Pays Réel [162] ». « Monsieur Réaliste », « Monsieur
Réactionnaire », « Monsieur Chrétien »… En vérité, aucune de ces
dénominations n’est totalement satisfaisante. Dénommer ce maître
de la dénomination relève de la gageure et c’est sans doute
d’ailleurs à cause de cela que malgré certaines de ses prises de
position révoltantes on le lit encore. Il ne fait pas partie de
ceux qu’on enferme aisément dans tel ou tel tiroir. À l’image des
lexies Mal-orthy et Lumbres (ombre et lumière), il est à la fois
un « monsieur oui » et un « monsieur non », ou plutôt, même si ce
rapprochement lui aurait certainement déplu, un… « Monsieur
Ouine ».
1 | Georges Bernanos,
Les Grands Cimetières sous la lune, in Essais et
écrits de combat I, Paris, Gallimard (La pléiade), 1971 [Plon,
1929], p. 471. | 2 |
Toutes les références à Sous le Soleil de Satan
correspondent à l’édition de La Pléiade, Œuvres romanesques,
Dialogues des carmélites, Paris, NRF, Gallimard, 1984. | 3 | Marc Wimet, Grammaire
critique du français, Paris, Duculot (Hachette supérieure),
2e éd., 1998, 74, p. 73. | 4 | Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la
prose, Paris, Belin (Sup), 2003, p. 232. | 5 | « groupe de
taxèmes, lié à l’entour socialisé, et tel que dans un domaine
déterminé il n’existe pas de polysémie. », François Rastier,
Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987,
p. 274. | 6 | Karl Cogard,
Introduction à la stylistique, Paris, Flammarion
(Champs Université), 2001, p. 200. | 7 | Catherine
Fromilhague, Anne Sancier-Chateau. Introduction à l’analyse
stylistique, Paris, Armand Colin (Lettres sup.), 2004,
p. 215. | 8 |
Georges Bernanos, L’imposture, p. 474. | 9 | Georges
Bernanos, Monsieur Ouine, p. 1434. | 10 | Ibid., p. 1432. | 11 | Honoré de
Balzac, Z. Marcas, cité par Herschberg Pierrot,
Stylistique de la prose, Paris, Belin (Sup), 2003,
p. 235. | 12 | Georges Bernanos « Lettres
à l’abbé Lagrange », 15 septembre 1905, in Œuvres
romanesques, Dialogues des carmélites, Paris, Gallimard (La
Pléiade), 1984, p. 1733. | 13 |
« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, in Essais et
écrits de combat, Paris, NRF, Gallimard (La Pléiade),
1997, p. 1038. | 14 | Georges Bernanos, Un
mauvais rêve, p. 893-894. | 15 | Ibid., p. 935. | 16 |
Georges Bernanos, Un crime, p. 799. | 17 | Ibid., p. 834. | 18 | Honoré de Balzac, Les
Paysans, I, 5, La Comédie humaine IX, Paris,
Gallimard (La Pléiade). | 19 | À rapprocher de « Qu’a-t-elle besoin d’un curé,
pour apprendre en confesse tout ce qu’elle ne doit pas savoir. Les
prêtres faussent la conscience des enfants, c’est connu »,
p. 68-69. | 20 | Georges Bernanos, Monsieur Ouine,
p. 1386. | 21 |
Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 896. | 22 |
Honoré de Balzac, Les Secrets de la princesse de Cadignan,
La Comédie humaine VI, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2001,
p. 982. | 23 | Ibid.,
p. 1003. | 24 | Ibid.,
p. 950. | 25 | Ibid.,
p. 949. | 26 | Ibid., p. 953. | 27 | Ibid., p. 967. | 28 | Ibid.,
p. 957. | 29 | Georges
Bernanos, La Grande peur des bien-pensants,
p. 111. | 30 | Ibid., p. 342. | 31 | Georges Bernanos, Un mauvais rêve,
p. 928. | 32 | Guy de Maupassant,
« Mouche », Contes et Nouvelles II, Paris, Gallimard
(La Pléiade), 1979, p. 1172. | 33 | Ibid.,
p. 1172. | 34 | Ibid.,
p. 1701. | 35 | Ibid., p. 1174. | 36 | Georges
Bernanos, Monsieur Ouine, p. 1494. | 37 | Georges
Bernanos, Un mauvais rêve, p. 914, 915. | 38 |
Cité par Bernard Dupriez, « Répétition », Gradus, Les
Procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale
d’éditions (10/18), 1984, p. 395. | 39 | Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René
Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF
(Quadrige), 3e éd., 2004, 4.2.2.2, p. 183. | 40 |
Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants,
p. 65. | 41 | Georges Bernanos, Les
Grands Cimetières sous la lune, p. 387. | 42 | Georges Bernanos, La Grande peur des
bien-pensants, p. 108. | 43 | Ce passage est à mettre en
parallèle avec celui de la page 63 où Malorthy envisage un
comportement similaire : « Pour un peu, le brasseur eût ri à son
tour, comme après un marché longtemps débattu, et dit :
« Tope-là ! Monsieur le marquis, allons boire… » » | 44 |
Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 398. | 45 |
Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne,
p. 1175. | 46 |
Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 386. | 47 | Ibid.,
p. 386. | 48 |
Par les antépositions et le fait qu’ils caractérisent une fois
pour toute le substantif qu’ils accompagnent par un trait jugé
fondamental. | 49 | Georges
Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 379. | 50 |
Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, in
Essais et écrits de combat I, Paris, Gallimard (La
pléiade), 1971 [Plon, 1929], p. 22. | 51 | Georges Bernanos, La
Grande peur des bien-pensants, p. 357. | 52 | Georges Bernanos,
Journal d’un curé de campagne, p. 1044. | 53 | Georges Bernanos, Les
Grands Cimetières sous la lune, p. 370. | 54 | Georges Bernanos, La
Grande peur des bien-pensants, p. 84. | 55 | Georges
Bernanos, La Grande peur des bien-pensants,
p. 83. | 56 | Ibid., p. 138. | 57 | Georges Bernanos, Les Grands Cimetières
sous la lune, p. 386. | 58 | Ibid., p. 414. | 59 | Georges
Bernanos, La Grande peur des bien-pensants,
p. 180. | 60 | Georges Bernanos, Les
Grands Cimetières sous la lune, p. 385. | 61 | Georges Bernanos, La
Grande peur des bien-pensants, p. 107. | 62 | Ibid.,
p. 106. | 63 | Ibid., p. 120. | 64 | Ibid.,
p. 96. | 65 | Ibid., p. 97. | 66 | Georges
Bernanos, Journal d’un curé de campagne,
p. 1059. | 67 | Georges Bernanos, La Grande peur des
bien-pensants, p. 136. | 68 | Georges
Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 389. | 69 | Ibid.,
p. 389. | 70 | Georges Bernanos, Les Grands Cimetières
sous la lune, p. 387. | 71 | Ibid., p. 388. | 72 | Georges Bernanos,
Dialogues des carmélites, p. 1618. | 73 | Ibid.,
p. 1621. | 74 | Ibid., p. 1622. | 75 | L’Ecclésiaste,
1, 2. | 76 | Georges Bernanos, Les
Grands Cimetières sous la lune, p. 399. | 77 | Georges Bernanos,
Journal d’un curé de campagne, p. 1139. | 78 | Georges
Bernanos, La Grande peur des bien-pensants,
p. 45. | 79 | Ibid.,
p. 333. | 80 |
Georges Bernanos, L’imposture, p. 443. | 81 | Georges Bernanos,
Journal d’un curé de campagne, p. 1116. | 82 | Ibid.,
p. 1157. | 83 | Georges
Bernanos, L’imposture, p. 437. | 84 | Georges
Bernanos, La Joie, p. 692. | 85 |
Matthieu, 3 3. | 86 | « Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre,
p. 1043. | 87 |
Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte,
p. 42. | 88 | Georges
Bernanos, La Joie, p. 685. | 89 |
Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte,
p. 40-41. | 90 | Ibid., p. 42. | 91 |
Georges Bernanos, La Joie, p. 684. | 92 |
Georges Bernanos, La Joie, p. 594. | 93 | Georges Bernanos, Un
mauvais rêve, p. 910. | 94 | Georges Bernanos, Les Grands Cimetières
sous la lune, p. 372. | 95 | Matthieu, 19, 14. | 96 |
Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte,
p. 21. | 97 | Ibid., p. 40. | 98 | Georges Bernanos, La Joie,
p. 589. | 99 | Ibid., p. 670. | 100 | Guy de Maupassant,
« Mouche », Contes et Nouvelles II, Paris, Gallimard
(La Pléiade), 1979, p. 1178. | 101 | In-Souk Lee, La
Temporalité dans l’œuvre romanesque de Butor, (Passage de Milan,
L’Emploi du temps, La Modification), Thèse présentée en vue
du doctorat de nouveau régime, sous la direction de Marc Dambre,
Université de la Sorbonne nouvelle, Paris III, février 1997,
p. 256. | 102 |
Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne,
p. 1051. | 103 | Ibid., p. 1051. | 104 |
Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne,
p. 1128. | 105 | Georges Bernanos, « Une nuit » in Œuvres
romanesques, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1984 ,
p. 23. | 106 | Ibid., p. 25. | 107 | Ibid., p. 30. | 108 | Georges
Bernanos, La Joie, p. 607. | 109 | Georges
Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 360. | 110 | La Bible,
« Premier livre des Rois », XIX, 12-13. | 111 | Le miel symbolise la
douceur, la miséricorde ; le glaive, la justice. | 112 | Georges Bernanos,
Jeanne, Relapse et Sainte, p. 40. | 113 | Georges Bernanos, La Joie,
p. 611. | 114 | Georges
Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 21. | 115 | Ibid., p. 22. | 116 | Ibid.,
p. 27. | 117 | Ibid.,
p. 22. | 118 | Ibid., p. 25, p. 27, p. 34,
p. 38. | 119 | Ibid., p. 26. | 120 | Ibid., p. 32. | 121 | Ibid., p. 25. | 122 | Ibid., p. 39. | 123 | Ibid., p. 28. | 124 | Ibid., p. 25,
p. 27, p. 34, p. 38. | 125 | Georges Bernanos, La
Joie, p. 548. | 126 | Ibid., p. 617. | 127 | Ibid., p. 619. | 128 | Georges Bernanos,
Journal d’un curé de campagne, p. 1123. | 129 | Georges Bernanos,
Jeanne, Relapse et Sainte, p. 31. | 130 | Georges Bernanos, Saint Dominique,
in Essais et écrits de combat I, Paris, Gallimard (La
Pléiade), 1971 [Plon, 1929], p. 17. | 131 | Saint Paul,
Première épître aux Corinthiens, I 13 1, La
Bible de Jérusalem, Les éditions du Cerf, 1978. | 132 | Georges
Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 41. | 133 | Georges
Bernanos, La Joie, p. 561-562. | 134 | Georges Bernanos,
L’imposture, p. 328. | 135 | Ibid.,
p. 360. | 136 | Georges Bernanos,
Journal d’un curé de campagne, p. 1041. | 137 |
Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 894. | 138 | « Interview
de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1040. | 139 | Georges Bernanos,
L’imposture, p. 354. | 140 | Ibid.,
p. 366. | 141 | Georges Bernanos, « Lettre à Frédéric Lefèvre »,
in Essais et écrits de combat, Paris, NRF, Gallimard
(La Pléiade), 1997, p. 1050. | 142 | Georges Bernanos,
Saint Dominique, p. 3-4. | 143 | Anatole
France, « Le Jongleur de Notre Dame », L’Étui de nacre,
1892. | 144 | Georges
Bernanos, Un mauvais rêve, p. 902-903. | 145 | Georges Bernanos, L’imposture,
p. 329. | 146 |
Georges Bernanos, « Lettre à Frédéric Lefèvre »,
p. 1049-1050. | 147 | Albert
Béguin, Bernanos par lui-même, Paris, Seuil
(Écrivains de toujours), 1954, p. 149, cité par M. Estève,
« Biographie », Bernanos Œuvres romanesques, Paris,
Gallimard (La Pléiade), 1984, p. LI. | 148 | Georges Bernanos, Un
Mauvais rêve, p. 919. | 149 |
Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 404. | 150 | Georges Bernanos, Un
crime, p. 860. | 151 | « Interview
de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1039. | 152 | La Genèse, 2,
20, La Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du
Cerf, 1978. | 153 | Georges Bernanos, Journal d’un curé de
campagne, p. 1188. | 154 | Georges
Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 509. | 155 | « Interview de 1926 » par
Frédéric Lefèvre, p. 1043. | 156 |
« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1047. | 157 | Georges Bernanos, « Lettre
à Frédéric Lefèvre », p. 1050. | 158 | Actes des Apôtres, IX, 4, La
Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf,
1978. | 159 | Georges Bernanos, La Grande peur des
bien-pensants, p. 289. | 160 | Georges Bernanos,
Journal d’un curé de campagne, p. 1061. | 161 |
Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune,
p. 422. | 162 | Ibid.,
p. 454. |
|
|