Dossier : Vous avez dit prose ?


Sous le Soleil de Satan,
à l’ombre des dénominations

Stéphane Gallon

Université de Rennes II, LIDILE

stephanegallon@club-internet.fr

Résumé : L’abondance et la variété des dénominations dans Sous le Soleil de Satan semblent correspondre à une esthétique réaliste qui, tout en cherchant à être le plus proche possible du référent, refuse toute idéalisation et s’intéresse plus particulièrement aux rapports sociaux. Balzac et Maupassant ne sont pas loin. Le refus des répétitions et la valorisation de la dénomination révèlent également une vision du monde classique et monarchique soutenue par une écriture satirique voire polémique. Cependant, paradoxalement, ces mêmes dénominations remettent en cause les différences sociales et permettent de dégager peu à peu une anthropologie chrétienne et une réflexion sur l’écriture.

Abstract : The abundance and variety of appellations in Sous le Soleil de Satan appears to follow a realist aesthetic which, while seeking to remain as close as possible to the referent, rejects all idealisation and focuses particularly on social relationships. The influence of Balzac and Maupassant can be felt. Refusal of repetitions and the importance placed on the appellation also reveals a traditional, monarchist world view supported by satirical, indeed polemical writing. Yet paradoxically, these same appellations call social differences into question and gradually bring to light a Christian anthropology and a reflection on the act of writing.

« [U]n de ces énergumènes impossibles à inscrire dans aucun Pays Réel »

Dans le volume de « La Pléiade » qui regroupe les œuvres romanesques de Bernanos, la première nouvelle comme le dernier roman ont pour titre une dénomination : « Madame d’Argent », Mon sieur Ouine. On retrouve également constamment dans les titres des fictions de Bernanos des… dénominations : « Le geste du roi », « Les deux fils », « Mademoiselle Triomphe », « Virginie ou le Plaisir des Champs », « La Muette », « La Mort avantageuse du Chevalier de Lorges », « Dialogue d’ombres », Journal d’un Curé de campagne, Nouvelle Histoire de Mouchette, etc. Dans ses essais et écrits de combat, à plusieurs reprises, il s’attarde aussi sur tel ou tel surnom :

on est bien excusable, fût-il prisonnier, de le piquer un peu avec la baïonnette que les vaillants Poilus français appelaient, n’est-ce pas, Rosalie [1]  ?

appelant ses ministres de sobriquets grotesques : Caillaux et Barthou, les Deux Gosses, Thomson, le petit mousse, Dujardin-Beaumetz, Follette, Chéron, le Cid de la Normandie, le général Picquart, Polin, Milliès-Lacroix, le Nègre et M. Maujan, Gugusse

Plus significativement, dans ses romans, il ne cesse de glisser, çà et là, au fil des pages, des réflexions sur les patronymes, les prénoms ou surnoms de ses personnages. Pour lui, les noms propres, contrairement aux thèses de Stuart Mill et Kripke, ont une intension, un signifié riche en sèmes et les signifiants eux-mêmes sont significatifs :

Il déplorait sur toutes choses que sa famille lui eût fait cette injustice de lui donner le nom d’Ambroise, cause de ses malheurs : « Un sale nom, monsieur le curé, un nom de salaud, qui fait rigoler, un nom de cocu ! Pas moyen d’être seulement respecté avec un nom pareil. À l’école, ils m’appelaient Framboise, et l’instituteur ne pouvait pas m’encaisser […] Au chantier, c’était le même tabac. Allez aux halles, vous ne pourriez pas l’ouvrir sur moi, sans faire tordre tous les copains. […] »

Plus que cela, les aposiopèses, les réticences, les sèmes afférents, la recherche du mot juste, la peur de prononcer tout haut tel ou tel nom propre révèlent que pour Bernanos dénommer ou être nommé, loin d’être un acte anodin et sans conséquence, est indissociable d’une certaine sacralité sur laquelle il nous faudra bien sûr revenir :

Évangéline, mon garçon, reprit-il (pour la première fois, Mainville l’entendait désigner ainsi sa secrétaire et il s’aperçut – non sans quelque fugitive et secrète angoisse – que jamais son amie n’avait prononcé devant lui ce prénom singulier) Évangé… Simone enfin est un monde

Steeny n’est qu’un faux nom, un sobriquet emprunté par Michelle à son roman anglais favori. Steeny se nomme Philippe, comme son père – le disparu, l’englouti. Sans doute il n’aime pas trop le sobriquet, mais le vrai nom lui fait peur. Miss l’appelle ainsi quelquefois, par jeu peut-être – ou alors dans quel autre dessein ? Elle ose seule prononcer, généralement d’ailleurs à l’improviste, les deux syllabes funèbres, et Steeny frissonne malgré lui

– Pour trotter, elle trotte, c’est sûr… Écoutez, monsieur Ouine…
– Dites simplement monsieur, Philippe
– Non. Oh ! non. Vous êtes M. Ouine, ou rien

« – Pas seule du tout, Daisy !… »

Elle feint de n’avoir pas entendu. Trop tard. Jamais encore il n’a osé l’appeler de ce prénom victorien […]

Dans Sous le soleil de Satan, deux des trois chapitres ont aussi pour titre des dénominations, « Histoire de Mouchette », « Le saint de Lumbres », et la variété de celles-ci au sein du roman est impressionnante. Par exemple, un personnage secondaire comme le père de Germaine est tour à tour nommé « M. Malorthy [2]  » (p. 231), « Malorthy » (p. 61), « le père Malorthy » (p. 75), « le brasseur » (p. 62), « le fougueux brasseur » (p. 61), « papa » (p. 61), « le bonhomme » (p. 61), « le tentateur » (p. 65), « le rival du châtelain » (p. 67), « cette vieille chouette » (p. 79), etc. On peut recenser de même largement plus d’une centaine de syntagmes pour désigner l’abbé Donissan. Même les chiens et les chevaux ont des noms : « Roule-à-Mort », « Rabat-Joie » (p. 67), « Bob » (p. 78), « Jacquot » (p. 238).

Comment expliquer une telle abondance et une telle variété de dénominations ? Doit-on y voir un désir de représenter au mieux le référent, une esthétique et une idéologie encore terriblement dépendantes des normes du passé ou une sacralisation métaphysique du Verbe ?

Monsieur réaliste

Déférence et révérence à la référence

Un premier constat s’impose : pour chacun des protagonistes, Bernanos a recours à des expressions autonomes. Il utilise ainsi systématiquement des noms propres. Par exemple, le syntagme le plus employé pour désigner le père de Mouchette est « Malorthy » (p. 61, 62, 63, 64, 65, 66, 68, 69, etc.). Sa fille est majoritairement désignée par son surnom, mais très souvent, elle est aussi appelée « Germaine » (p. 61, 65, 67, 68, 70, 72, 73, etc.) et, à plusieurs reprises, « Mlle Malorthy » (p. 92, 93, 94, 104, 107, 114, etc.). Le curé de Lumbres a droit au même traitement. L’expression de loin la plus usitée pour le nommer est tout simplement : l’abbé Donissan (p. 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, etc.). Outre ces noms propres, Bernanos utilise des syntagmes introduits par un déterminant démonstratif déictique : « ce gros homme furieux » (p. 73), « cette niaise » (p. 90), « cette mystique ingénue » (p. 213).

Il a aussi recours à des expressions génériques actualisées par un déterminant. Ces expressions sont assez souvent des hyperonymes précisant le sexe du protagoniste (« le bonhomme » p. 61, 72, « La demoiselle » p. 61), son âge (« la vieille » p. 208, « une gamine » p. 88, « l’enfant » p. 198), son statut familial (« le père » p. 231) ou sa profession (« le brasseur » p. 62, « l’abbé » p. 127).

Du point de vue énonciatif, toutes ces dénominations ne sont pas uniquement prises en charge par le narrateur, elles sont souvent prononcées par les protagonistes eux-mêmes. Quand c’est le cas, les apostrophes et appellatifs abondent (« papa » p. 61, « Mon cher Malorthy » p. 64, « Oh ! ma… man ! maman » p. 74, « Antoine » p. 61, « Mon ami ! Mon ami ! » p. 262) et il n’est pas alors rare qu’elles soient teintées d’expressivité comme le révèlent ci-dessus les points d’exclamation, l’interjection, la palillogie ou l’aposiopèse. À noter que quand des dénominations apparaissent ainsi dans le discours, Bernanos a tendance à souligner leur dimension diastratique par exemple en utilisant des périphrases sociolectales : « Un brave gars de Marelles » (p. 185), « le gars de Marelles » (p. 185). Même quand le narrateur reprend la parole, transparaissent dans ses propos, par des effets de focalisation interne et de polyphonie, les paroles, pensées et habitus des protagonistes : « la mère Malorthy » (p. 61).

Ces premières constatations nous révèlent un auteur qui se veut le plus réaliste possible. En effet, une des caractéristiques de la dénomination propre est de connecter le signifiant au référent [3] . De même, les déictiques sont, selon la classification d’Herschberg Pierrot, « des expressions référentielles proprement dites [4]  ». Les hyperonymes relevés plus haut découpent, quant à eux, le réel en « domaines [5]  » et par là même sont donc des tentatives de le représenter plus systématiquement. Le discours direct puisqu’il « crée l’illusion d’une objectivité par l’effet de citation qu’il produit [6]  » est lui aussi un marqueur de mimesis. Au lieu de décrire le référent en passant par l’intermédiaire du récit, on propose au lecteur des phrases prétendument prélevées telles quelles dans le référent. Comme ces phrases et expressions correspondent parfaitement à l’univers de croyance du lecteur, l’effet de réel s’en trouve amplifié. De plus, la cohérence diastratique, diachronique et diatopique des discours et la forte teneur expressive de certaines des dénominations rendent non seulement le référent vraisemblable mais donnent au lecteur l’impression d’assister en direct aux scènes décrites. On ne lui raconte pas que telle ou telle personne ressent tel ou tel sentiment, il l’entend, il le perçoit ; il y croit donc d’autant plus. Enfin, le fait que le narrateur s’approprie les dénominations des villageois est aussi un stylème réaliste : c’est une manière indirecte pour lui d’affirmer sa proximité avec le monde rural et donc de signifier au lecteur que le référent qu’il nous propose est bien réel puisque lui-même en est proche et en quelque sorte le cautionne.

Non à l’idéal

En parfaite cohérence avec l’esthétique réaliste, les dénominations utilisées par le narrateur ou par les locuteurs refusent toute idéalisation. Non seulement Bernanos semble avoir une prédilection pour les sèmes macrogénériques // concret // et plus encore // matériel // plutôt que pour les sèmes // abstrait // et // immatériel // mais le dysphorique l’emporte de loin sur l’euphorique.

Par exemple, Bernanos pour dénommer ses personnages a recours au domaine // habit //, habits qui à chaque fois sont caractérisés dysphoriquement : « ce bonhomme aux souliers crottés » (p. 250), « Un marquis en sabots » (p. 72). Le choix des souliers est évidemment en lui-même dysphorique. Comme le surmarque l’adjectif « crottés », ce sont les habits les plus proches du bas, de la matière, du sol, de la terre. L’utilisation de la lexie « sabots » redouble cette dimension dysphorique : ce ne sont pas n’importe quels souliers qui sont évoqués, ce sont des souliers connotativement associés au monde de la terre, connotativement péjoratifs.

On se doit aussi de repérer que dans les dénominations l’isotopie du corps est très présente et est, à de nombreuses reprises, caractérisée par la grosseur : « ce gros homme » (p. 73), « ce gros homme furieux » (p. 73), « ce gros bonhomme étendu » (p. 95). Dans ce dernier exemple, la grosseur est même surmarquée puisque l’adjectif qui la lexicalise est redoublé par l’épithète « étendu », ce qui met en évidence l’espace occupé par son corps et renforce par la même occasion une nouvelle fois la matérialité du personnage. On trouve le même type de réduplication sémantique dans le syntagme « ce gaillard déjà bedonnant » (p. 85). À noter que l’actualisation du dysphorique passe aussi par l’auditif : « ce gros homme qui ronfle » (p. 98). Bernanos lui donne d’ailleurs encore plus de matérialité en jouant sur les allitérations de constrictives et de dorsovélaires : « ronflement du brasseur » (p. 75).

Autre manifestation de la matérialité : la sexualité. Effectivement, que ce soit par une allusion hypotextuelle (« Barbe bleue » p. 63), par des sèmes afférents socialement normés (« papa lapin » p. 73, « un autre papa lapin » p. 83 — à rapprocher de « chaud lapin ») ou par une longue périphrase cherchant à actualiser le sème générique/juvénile/pour surmarquer l’immoralité de l’actant ergatif (« séducteur d’enfant de quinze ans » p. 112), cette isotopie revient à plusieurs reprises. Pour la rendre plus dysphorique, Bernanos a recours à la caractérisation régressive [7] . En choisissant comme caractérisant un adjectif décatégorisé, par dérivation impropre, en substantif, il remplace l’ordre habituel thème-prédicat par une séquence prédicat-thème (« Ce débauché de marquis » p. 85), séquence qui met au premier plan non pas le titre honorifique mais la caractérisation dysphorique.

Assez souvent dans les conceptions dualistes, là où la matière l’emporte, l’esprit recule. L’isotopie de la bêtise est effectivement très présente dans les dénominations utilisées par Bernanos : « ton benêt de père » (p. 87, autre caractérisation régressive), « Pauvre sotte » (p. 72), « cette niaise » (p. 90), « bête stupide » (p. 173). Parfois le narrateur la sous-entend en jouant sur la polysémie des lexies. Ainsi, dans « un pauvre homme simple » (p. 122), par propagation du cotexte, la lexie devient syllepse : le protagoniste est effectivement doublement « simple », « simple » socialement mais aussi « simple » intellectuellement comme le précise la relative qui caractérise ce syntagme : « qui […] suivra sans […] comprendre » (p. 122). Les frontières entre les acceptions se brouillent et les significations se mêlent. Parfois même, il y a délétion. Ainsi, par un paradoxe sur lequel il faudra bien sûr revenir, très souvent dans le roman l’intelligence est virtualisée chez les personnages les plus brillants. Le curé de Luzarnes, « ancien professeur de chimie » (p. 244), « prêtre cartésien » (p. 255) est par exemple dénommé par le narrateur : « ce prêtre stupide » (p. 291). À la fin du roman, Antoine Saint-Marin sera traité de même.

Le refus de toute idéalisation passe bien sûr par l’énonciatif. En effet, à plusieurs reprises, le narrateur utilise pour dénommer le marquis des syntagmes aux connotations romantiques : « son héros » (p. 68, 72), « son seigneur-maître » (p. 72), « son amant » (p. 73, 75). On a ici ce que Ducrot nomme dans Le Dire et le dit un effet de dialogisme : deux voix se disputent un seul acte de locution. Certes ces dénominations ont pour source première le narrateur mais celui-ci ne les assume pas, ce sont en fait des mentions, autrement dit les mots que Mouchette, la romantique, aurait utilisés si elle avait été la narratrice. Les dénominations utilisées sont certes cohérentes avec la vision que Mouchette a d’elle-même,

Elle était, au milieu de ces nouveaux spectateurs, ce qu’elle avait désiré d’être, toujours semblable à son personnage favori, une fille dangereuse et secrète, au destin singulier, une héroïne parmi les couards et les sots (p. 209),

mais le fait qu’elles soient ressenties comme mention indique qu’il existe une distance entre l’instance citante et l’instance citée, distance qui se confirme ultérieurement à cause de l’écart entre ces dénominations euphoriques et celles dysphoriques qui suivent : « le bonhomme » (p. 80), « un autre rustre, un autre papa lapin » (p. 83), « le bonhomme à son déclin » (p. 85). Ces dénominations romantiques qui révèlent la naïveté et l’idéalisme de l’enfant prennent dans la bouche du narrateur une terrible dimension pathétique et cela d’autant plus que Malorthy utilise lui aussi ces syntagmes : « ton amant » (p. 71), « Mademoiselle » (p. 71), « ton galant » (p. 73). Ce simple changement de locuteur transforme les dénominations en ce trope sémantico-pragmatique qu’est l’ironie. Prononcées par Malorthy, les lexies utilisées semblent si incongrues que toute l’attention du lecteur se porte sur l’énoncé, ce qui l’amène une nouvelle fois à interpréter les paroles proférées comme mention, comme écho d’un point de vue dont le locuteur se dissocie. Les beaux rêves de Madame Bovary non seulement achoppent face à la réalité mais lui reviennent au visage salis et déformés parce qu’accaparés par celui qui leur est le plus opposé.

Oui au social

Les dénominations utilisées par Bernanos mettent en valeur une autre caractéristique réaliste : les rapports sociaux existant entre les êtres.

De nombreux syntagmes précisent par exemple les rapports familiaux entre les personnages. Ainsi sur la quarantaine de dénominations utilisées pour désigner Malorthy, un bon tiers contient les lexies « père » ou « papa » : « Malorthy le père » (p. 59, 60), « Malorthy, ton père » (p. 84), « le père Malorthy » (p. 75, 76), « papa » (p. 61, 68, 71, 75, 78, 79, 81, 88, 92, 94, 106, 112), « papa lapin » (p. 73), « papa Malorthy » (p. 79, 80), « les papas » (p. 64), « mon père » (p. 86), « son père » (p. 65, 71, 73, 207, 214), « ton père » (p. 72, 77, 79, 112), « votre père » (p. 79), « le père » (p. 231), « le père outragé » (p. 74), « ton benêt de père » (p. 87), etc. Ce recours à l’isotopie de la paternité est bien sûr un excellent moyen de nous signifier que la société décrite est patriarcale. Le fait que dans tout le roman Mme Malorthy, elle, n’a droit qu’à une dizaine de dénominations, soit quatre fois moins que son époux, confirme cette observation et cela d’autant plus qu’à aucun moment elle n’est dotée d’un prénom. Le parallélisme lexical « le père Malorthy » (p. 75, 76), « la mère Malorthy » (p. 74, 75) révèle une société où les rôles stéréotypés de chacun sont parfaitement définis et séparés. Preuve en est, les dénominations du premier sont souvent orientées vers la sphère extra-familiale (« le brasseur » p. 62 ; « brasseur républicain » p. 68 ; « paysan qui transige » p. 64 ; « Le rival du châtelain » p. 67 ; « Le premier dans sa petite ville » p. 67) alors que les dénominations qui concernent son épouse sont presque en totalité intra-familiales : « sa femme » (p. 70), « la vieille mère » (p. 71), « ta mère » (p. 72), « Maman, maman » (p. 73). En fait, trois caractérisations la résument : être épouse (deux dénominations sur les douze repérées), être mère (sept dénominations sur les douze repérées), être vieille (quatre dénominations sur les douze repérées). On comprend pourquoi aucun prénom n’est épicène et pourquoi, dans L’Imposture, la confusion des genres est synonyme d’ostracisme social : « Ils m’avaient donné un nom de fille, et un surnom que je peux pas vous répéter, sans offense. [8]  ».

Les dénominations révèlent également les rapports sentimentaux entre les êtres. Observons tout d’abord les rapports unissant les deux époux. Ils sont antithétiques des rêves romantiques de Mouchette. Madame Malorthy utilise pour désigner son mari des lexies totalement désexualisées comme « papa » (p. 61) et, comme nous l’avons vu plus haut en analysant le nombre de dénominations la concernant, bien avant d’être épouse, elle est « mère » ou « vieille »

Les rapports parents/enfants ne sont guère plus reluisants. Quand Malorthy rencontre le marquis, il n’utilise pas pour désigner sa propre fille le déterminant possessif « ma » mais, comme s’il s’agissait de n’importe quel individu, l’article défini « la ». La valeur de notoriété et la valeur catégorielle l’emportent sur le rapport personnel : « et si la fille tourne mal, elle en aura tout le reproche » (p. 65). Autre procédé de distanciation, l’utilisation quelques lignes plus loin du syntagme « son père » à la place du pronom personnel « m’ », « Elle a tout dit à son père » (p. 65), comme s’il n’était pas celui-ci, comme s’il n’était pas directement concerné et affecté par le sort de son enfant. En revanche, à d’autres moments, le déterminant possessif « ma » ne cesse de revenir : « ma fille » (p. 71, 72, 78, 90, 103, 113). Vu le cotexte, la signification est claire. Il ne s’agit évidemment pas d’un rapport personnel affectif mais d’un rapport de possession : Mouchette est sa propriété. Elle est ainsi réduite à l’état non pas d’enfant mais de bien. Tout aussi révélateur, quand père et fille parlent ensemble, pas une fois Malorthy n’a recours à un terme affectif, pas une fois il ne l’appelle par son surnom « Mouchette » qui est, rappelons-le, « son nom d’amitié » (p. 77). Certes, parfois, il utilise la dénomination « fillette » (p. 70) mais le diminutif loin d’être affectif actualise le sème/enfant/. Elle n’est pas une interlocutrice digne de dialoguer avec lui, elle n’est qu’une gamine insensée. En revanche, par une belle palinodie, quand cela l’arrange, quand cela peut l’aider à convaincre le marquis de luxure, il réactualise aussitôt le sème/femme/. La « petite » (p. 63) devient alors « la fille » (p. 65) puis « une jolie fille » (p. 65). Il n’hésite pas non plus, comme nous l’avons vu, à ironiser (« Mademoiselle » p. 71, « pauvre innocente » p. 71) ou à utiliser une périphrase ramenant implicitement à un archétype misogyne : « Une fille qui faute » (p. 70). La mère n’est d’ailleurs pas en reste puisqu’elle aussi insulte sa fille ; d’abord relativement gentiment, comme le révèlent les connotations affectives du groupe nominal « pauvre sotte » (p. 72), puis plus agressivement en ayant recours à une métaphore contenant le sème macrogénérique//inanimé// : « tête de bois » (p. 73). Ce n’est en fait que le début d’une longue gradation puisque, peu après, les deux locuteurs s’associent contre Mouchette puis tiennent un discours de plus en plus hyperbolique, de plus en plus axiologiquement et péjorativement orienté, de plus en plus injurieux. En quelques pages, Mouchette passe ainsi du statut d’enfant à celui de femme puis du statut de femme au statut de femme mauvaise et enfin, par association d’idées, du statut de femme mauvaise à celui de femme de mauvaise vie : « mauvaise » (p. 73), « Garce » (p. 73). L’ordre des termes est révélateur de la doxa : la luxure est hiérarchiquement le péché premier, le mal suprême. Rappelons aussi que ces lexies sont d’autant plus blessantes pour Mouchette que justement elle rêve de l’amour pur, idéal et parfait. Une nouvelle fois, la réalité sordide lui éclate au visage et cela d’autant plus pathétiquement que ce sont les êtres qui sont censés l’aimer le plus qui lui font le plus mal.

Lors de son premier entretien avec Malorthy, les dénominations utilisées par le marquis pour désigner Mouchette sont, sentimentalement parlant, tout aussi révélatrices. Exactement comme son adversaire, le marquis, pour se disculper et rendre donc son forfait moins crédible, ne cesse, par les répétitions de l’adjectif « petite », par la dérivation impropre de ce même adjectif et par les réduplications du sème/enfant/, de rajeunir Mouchette : « la petite » (p. 62), « la petite fille en paix » (p. 65). Pire, quand il se croit trahi par elle, son vocabulaire et son registre de langue changent du tout au tout. Le péjoratif ressurgit, l’enfant perd son individualité et est recatégorisée socialement : « une petite gueuse » (p. 66). L’altercation entre le marquis et Mouchette est tout aussi intéressante. L’ambivalence des sentiments du comte qui hésite constamment entre colère et tendresse, entre mépris et admiration, est exprimée par l’alternance de dénominations dévalorisantes et valorisantes. « Petites sottes » (p. 77) et « tête de bois » (p. 78) sont symptomatiquement entrecoupées de « Mouchette » qui dans un rare moment d’exaltation devient même « son compagnon féminin » (p. 84). Cependant, comme précédemment, le marquis finit par renier Mouchette en la faisant glisser du statut de maîtresse à celui d’enfant : « jolies filles » (p. 77), « ma fille » (p. 78) « une petite fille qui fait aujourd’hui l’entêtée » (p. 79), « la boudeuse » (p. 81), « mignonne » (p. 84), « petite » (p. 84), « une gamine » (p. 88).

Bernanos nous fait découvrir par le jeu des dénominations une autre caractéristique récurrente des textes réalistes : l’existence de classes. Quand les protagonistes ne sont pas désignés par leur nom, ils le sont presque systématiquement par des hyperonymes sociaux. Dans « Histoire de Mouchette », on retrouve par exemple constamment les deux groupes nominaux « le brasseur » (p. 62, 63, 64, 65, 66, 68, 71, 73, 74, 75) et « le marquis » (p. 61, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 71, 72, 77).

À la première apparition dans le texte du marquis, l’origine nobiliaire de celui-ci est surmarquée par la longueur du syntagme utilisé, par la composition de ce syntagme, par l’abondance des titres et des sèmes inhérents honorifiques qu’il contient. Le déterminant de notoriété « le » et le titre « marquis » sont en effet précédés par l’abréviation « M. » et suivis par la particule prépositionnelle « de » et un nom patronymique aristocratique, « Cadignan » (p. 60). Ces traits sont d’autant plus significatifs socialement que Bernanos les explicite dans Monsieur Ouine :

Même il laissera d’argent ce qu’il faut pour une belle pierre, un beau grand morceau de granit venu d’Ardennes, avec son nom écrit dessus, en lettres capitales, son nom à particule après tout, un nom de Seigneur [9]  ;

« Vandomme… qu’il commence. Alors on a entendu la voix du vieux, aussi tranquille que son regard, plus tranquille encore, peut-être bien : « Tu pourrais dire M. de Vandomme, hé, Louis ? » « M. de Vandomme – qu’il a repris […] [10]  »

À plusieurs reprises, Cadignan est aussi appelé par les uns et les autres « Monsieur » : « Monsieur le marquis » (p. 62, 63, 76), « M. le marquis » (p. 73, 112), « Monsieur de Cadignan » (p. 63, 65) alors que lui ne s’encombre pas de ce titre quand il s’adresse à ses inférieurs : « Malorthy » (p. 63). Les dénominations utilisées par le marquis sont tout aussi révélatrices de sa supériorité sociale. Il traite avec beaucoup de condescendance le père de Mouchette en ne cessant par exemple d’utiliser pour le désigner le sociolecte familial, façon indirecte de lui refuser tout autre rôle social : « papa » (p. 76, 78), « le papa Malorthy » (p. 79-80). Même quand Mouchette le tutoie, la relation reste soumise aux normes hiérarchiques de l’Ancien Régime ainsi que le révèle par exemple l’archaïsme « son seigneur maître » (p. 72). D’ailleurs, Mouchette finit peu à peu par comprendre que pour Cadignan, elle n’est rien d’autre qu’une « germaine ». Déjà, le narrateur avait commencé à réactualiser l’acception étymologique de ce prénom en le mettant en vis-à-vis du nom latin « Lucrèce » (p. 60) et en ayant recours à l’isotopie de la sauvagerie pour caractériser son héroïne :

il voyait avec plus d’étonnement encore se dresser devant lui une Germaine inconnue, les yeux mauvais, le front barré d’un pli de colère viril, et la lèvre supérieure un peu retroussée, laissant voir toutes les dents blanches (p. 79).

Mais c’est surtout quand Mouchette prend conscience de l’inanité de ses rêves romantiques que, comme le révèlent la dislocation, le pronom tonique redoublé, la mise en relief typographique et sonore, elle découvre qui elle est vraiment aux yeux du marquis : « D’abord, je ne me connaissais pas du tout moi-même – moi – Germaine » (p. 81). La réduplication de la première personne et le retardement du thème en fin de phrase revivifient son prénom et lui redonnent son sens étymologique. D’une façon tout aussi significative, le descendant de guerriers et de chasseurs qu’est le marquis utilise pour désigner les personnages de son entourage l’isotopie macrogénérique animale et le cas sémantique accusatif, « cette vieille chouette » (p. 79), « Ce joli gibier là » (p. 65), mais quand il lui arrive malgré tout d’avoir recours à cette même isotopie pour s’évoquer métaphoriquement, il choisit alors pour phore un animal ergatif connotativement valorisant et contenant précisément le sème mésogénérique afférent socio-normé/cynégétique/: « ça rendrait fou un vieil épagneul » (p. 65). Dans le même esprit, le cotexte amène le lecteur à relire la périphrase « châtelain de Campagne » (p. 63) en réactualisant dans la préposition incolore « de » les valeurs d’appartenance et de possession et donc à voir dans le village la propriété du marquis alors qu’au contraire, bien que Malorthy soit présenté comme « Le premier dans sa petite ville » (p. 67) ou « Le rival du châtelain » (p. 67), jamais on ne trouve dans le roman le syntagme : « Le brasseur de Campagne ».

Les dénominations permettent donc de dessiner les hiérarchies sociales. Elles permettent aussi et surtout, ainsi que le montre ce dernier exemple, de mesurer les rapports existant entre les classes. Comme le révèlent à la fois une approche actantielle et le lexique guerrier, ces rapports sont avant tout des rapports de lutte. Alors que le marquis est désigné par les syntagmes « redoutable adversaire » (p. 61), « son dangereux adversaire » (p. 64), Malorthy est, lui, appelé « Le rival du châtelain » (p. 67), « ridicule adversaire » (p. 88). Rien que dans ces quatre occurrences, le jeu des antithèses, le recours au registre médiéval, la lexicalisation par dérivation du substantif militaire « château », le déterminant possessif qui individualise la querelle, les répétitions de la lexie « adversaire » et enfin les parallélismes lexical, syntaxique mais aussi phonique prouvent une sévère confrontation. Par l’alternance des mêmes dénominations durant plusieurs pages, le dialogue devient aussi peu à peu duel : « Malorthy » (p. 62), « le marquis » (p. 62), « le brasseur » (p. 62), « le marquis » (p. 63), « le brasseur » (p. 63), « le marquis » (p. 63), « Malorthy » (p. 63), « le brasseur » (p. 63), « paysan qui transige » (p. 64), « son dangereux adversaire » (p. 64), « le marquis » (p. 64), « le brasseur » (p. 64), etc. Le fait de ne pas alterner seulement les noms propres ou de ne pas mettre en avant tel ou tel sème spécifique mais plutôt des sèmes génériques sociaux lexicalisés par les hyperonymes « le brasseur », « le marquis » confirme bien sûr que derrière le combat des hommes se cache un combat de classes. Preuve en est, dès ses premiers mots, le marquis rabaisse son adversaire en lui refusant le titre de Monsieur, en jouant de l’impératif et en étant très laconique : « Bonsoir, Malorthy, dit-il, asseyez-vous. » Il semble d’autant plus dominer que Malorthy ne peut s’empêcher de répondre dans un mouvement antithétique, qui met terriblement en relief son infériorité, par un groupe nominal plus long et surtout plus honorifique et mélioratif : « Monsieur le marquis » (p. 62). Cependant plus la conversation progresse, plus Malorthy se reprend. En une gradation descendante, symbolique de la contestation bourgeoise, il nomme d’abord son adversaire « monsieur de Cadignan » (p. 63) puis, quelques lignes plus loin, simplement « monsieur » (p. 64). Autrement dit, en un peu plus d’une page, le marquis, de noble qu’il était, est devenu simple citoyen. Pendant ce temps, inversement, Cadignan cherche à amadouer le père de Mouchette, à pactiser avec l’adversaire. Le bourgeois, en une gradation inverse, devient alors un interlocuteur de plus en plus pris en compte : au « Malorthy » du début de l’entretien se substituent « Mon cher Malorthy » puis « un homme tel que vous » (p. 64) et même un peu plus loin « l’ami » (p. 65). Cependant la conversation s’échauffant, le noble ne pouvant cacher plus longtemps son mépris, ne pouvant lutter plus longtemps contre le sentiment de l’honneur qui a fondé sa classe, retourne bien vite aux « Malorthy » (p. 66) et aussitôt, révélant ainsi sa faiblesse et sa lâcheté, le manant perd de son audace et de sa suffisance, fait un pas en arrière, retourne au syntagme « monsieur de Cadignan » (p. 65), sans aller cependant jusqu’à s’abaisser à reconnaître le titre de « marquis ». La succession de ces gradations tantôt ascendantes tantôt descendantes et les multiples revirements constatés doivent être lus comme un parfait résumé de la lutte que noblesse et bourgeoisie ont menée tout au long du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle pour se disputer le pouvoir.

Mais le véritable adversaire n’est pas le demi-paysan qu’est encore Malorthy. Le véritable adversaire est le bourgeois radical, « M. LE DOCTEUR GALLET » (p. 92). Symptomatiquement, ce syntagme a une structure parallèle à celle du syntagme utilisé lors de la première apparition du marquis : « M. le marquis de Cadignan » (p. 60). La seule différence, mais elle est symboliquement de taille, est la disparition de la particule nobiliaire. L’autre différence cruciale est typographique : les bas-de-casse ont fait place à des capitales. Comment ne pas y lire à la fois la prise de pouvoir de la nouvelle classe et le caractère outrageusement ostentatoire de cette classe ? La victoire bourgeoise semble d’autant plus sur le point d’aboutir que le syntagme « le châtelain de Campagne » a cette fois un équivalent, équivalent d’ailleurs sans cesse réitéré : « le docteur de Campagne » (p. 93, 110), « le médecin de Campagne » (p. 105, 106, 113, 114). Le danger est d’ailleurs si menaçant pour Cadignan que Gallet a droit à un traitement de faveur, des injures et insultes, injures et insultes qui tranchent avec l’habituelle distinction des aristocrates, injures et insultes qui sont donc révélatrices d’une classe aux abois : « un jean-foutre de renégat, un marchand de phrases, la pire espèce d’arlequin » (p. 90). Les dénominations sont sans équivoques, elles nous révèlent l’issue du conflit : Cadignan n’est effectivement bientôt plus appelé ni « Monsieur le marquis », ni « le marquis » ni même « monsieur » mais « la proie visée » (p. 95), « Le défunt » (p. 113), « le mort inutile » (p. 196). Mouchette tuant Cadignan, c’est une petite bourgeoise tuant un marquis, c’est la bourgeoisie éliminant la noblesse.

« [J]e ne lis que du Balzac, à peu près »

L’importance donnée au référentiel, le refus de toute idéalisation et surtout l’insistance sur les classes sociales et plus particulièrement sur leur affrontement font de Sous le Soleil de Satan un roman réaliste dont un des hypotextes cruciaux est certainement l’œuvre de Balzac. L’on retrouve d’ailleurs dans les titres de La Comédie Humaine la plupart des stylèmes repérés plus haut : abondance de noms propres (Le cousin Pons, Gobseck, Béatrix), expressions génériques actualisées par un déterminant (La femme de trente ans, La Vieille fille), jeux polyphoniques (L’illustre Gaudissart, La Muse du département), remise en cause du mélioratif (Illusions perdues, Histoire de la Grandeur et de la Décadence de César Birotteau, Splendeurs et misères des courtisanes), registre du social (La duchesse de Langeais, La Maison Nucingen), etc. À noter que Balzac lui-même revendique une réflexion sur les dénominations :

Marcas ! Répétez-vous à vous-même ce nom composé de deux syllabes, n’y trouvez-vous pas une sinistre signifiance ? Ne vous semble-t-il pas que l’homme qui le porte doive être martyrisé ? […] Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et d’inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent [11] .

De plus, Bernanos révèle dans une de ses lettres à l’abbé Lagrange que La Comédie Humaine a imprégné sa jeunesse, « Au reste, je ne lis que du Balzac, à peu près [12]  », et il confie à Frédéric Lefèvre :

Balzac. Je l’ai lu à l’âge où les petits garçons dévorent les romans d’aventure […] magicien de génie, […] visionnaire assiégé par le rêve auquel il a donné vie et qui veut, qui exige de nous, avec une espèce de cruauté magnifique, que nous courions son risque, que nous partagions, malgré nous, l’angoisse du cauchemar lucide qui l’assaillait de toutes parts, sans seulement faire chanceler sa haute raison [13]  !

Les œuvres qui suivent Sous le Soleil de Satan ne font que confirmer cette influence majeure. Non seulement, il empruntera, dans plusieurs de ses romans, à son illustre prédécesseur la technique du retour des personnages mais dans Un mauvais rêve, le modèle de l’écrivain Ganse est explicitement Balzac :

Quand je le trouvais à six heures du matin, dans son bureau plein de fumée, tout gluant de sueur, les pattes noires et la cendre de pipe dans chacune de ses rides – je croyais voir Balzac, mon cœur… [14]  ;

Je pense comme Balzac qu’il n’est pas pour l’homme de plus grand honte, ni de plus vive souffrance que l’abdication de la volonté. Elève indigne de ce grand maître, de ce jumeau spirituel de Louis Lambert, je ne consentirais pas, serait-ce pour sauver ma vie, à perdre une parcelle de cette précieuse substance [15] .

De même, Un Crime se réfère sans cesse aux titres de La Comédie Humaine : « ils obscurcissaient encore une affaire déjà ténébreuse [16]  » ; « Au fait, si le Lys dans la Vallée est en bas, ne la laissez pas monter tout de suite [17]  ».

Or plusieurs des dénominations utilisées par Bernanos dans Sous le Soleil de Satan rappellent justement des titres de Balzac. « Le curé de Lumbres » (p. 124, 142) ne serait-il pas un lointain souvenir du Curé de Tours ou du Curé de village ? « Le père Malorthy » exploitant sa fille et montant sans cesse un peu plus haut socialement est une sorte d’anti « père Goriot ». Enfin, à la majuscule près, « le médecin de Campagne », expression qui revient à plusieurs reprises pour désigner le docteur Gallet (p. 105, 106, 113, 114), est un des romans des Scènes de la vie de campagne.

À noter que dans ces mêmes Scènes de la vie de campagne, on peut découvrir dans un roman intitulé Les Paysans [18] un garçon, « personnification de l’indigence », qui, comme Germain, vit dans la nature, ne manque ni de vivacité ni d’intelligence et est élevé par un « grand’papa », fieffé rusé, « le père Fourchon ». Celui-ci l’éduque en le tenant éloigné des préceptes de la religion (« je ne lui disons pas de craindre Dieu » [19] ) et en lui conseillant de vivre au crochet des plus nantis : « fais-toi donner », « Le fin est d’être à côté des riches, il y a des miettes sous la table ! » Selon cet homme, le seul véritable danger qui le menace est « l’rasoir de la justice ». Or ce petit campagnard vif et attachant est surnommé : « Mouche ».

Une autre dette est explicitée dans Monsieur Ouine. Les « gens qui se ressemblent, dont la ressemblance est ridicule, odieuse, obscène » sont comparés par Philippe aux types balzaciens : « Celui-là, c’est Rastignac, ou Marsay [20]  ». Même référence dans un Mauvais rêve : « Non pas qu’il eût jamais rêvé de le conquérir comme Rastignac [21]  ». Or dans Sous le Soleil de Satan, les dénominations tendent justement à transformer les personnages en types sociaux : « le brasseur républicain » (p. 68), le « médecin parlementaire » (p. 111), le « châtelain de Campagne » (p. 63), etc. Et c’est d’ailleurs sans doute ce qui vaut à ce dernier son nom de famille : « Cadignan ». On retrouve effectivement derrière ce patronyme certes un titre balzacien, La Princesse de Cadignan, mais surtout un type balzacien : le noble déclassé. La princesse comme le marquis ont connu richesse, oisiveté, futilité, renommée et aventures sentimentales :

Elle avait passé sa vie à s’amuser, elle un vrai don Juan femelle, à cette différence près que ce n’est pas à souper qu’elle eût invité la statue de pierre [22] ,

Pourquoi, dans le nombre, ne se trouverait-il pas une femme qui s’amusât des hommes, comme les hommes s’amusent des femmes [23]  ?

Derniers acteurs « d’un monde qui, dit-on, s’en va [24]  », représentants symboliques de leur classe sociale, l’un et l’autre, tout à leur vie superficielle, égocentrique et immorale, n’ont pas vu les pages de l’histoire tourner :

Enfin les affaires de cette grande famille se trouvaient en aussi mauvais état que celles de la branche aînée des Bourbons [25] .

L’un et l’autre, ruinés à cause de leur prodigalité, se sont réveillés, un beau matin, victimes d’une société qui avait changé et ont dû renoncer à privilèges et belles demeures :

La femme à peine servie convenablement par trente domestiques, qui possédait les plus beaux appartements de réception de Paris, les plus jolis petits appartements, qui y donna de si belles fêtes, vivait dans un appartement de cinq pièces [26] .

Pourtant tous deux, malgré le quotidien qui ronge l’idéal d’antan, gardent en eux les valeurs aristocratiques et même, pourrait-on dire, une certaine forme de pureté : « Je n’ai eu que des partenaires et jamais d’adversaires. L’amour était un jeu au lieu d’être un combat [27]  » ; « Dans mon cœur vieilli, je sens une innocence qui n’a pas été entamée. [28]  » On voit par là que Bernanos honore dans Balzac à la fois l’historien sociologue et le psychologue moraliste. On retrouve ce double hommage dans La Grande Peur des bien pensants :

Balzac seul, qu’une certaine grossièreté de nature préserve des élégants contresens à l’usage des moralistes mondains, et qui va toujours droit devant lui, avec sa force de lion, semble avoir entrevu au moins l’une des solutions de ce problème de psychologie : l’éducation religieuse ne saurait transformer à coup sûr une âme médiocre [29] ,

Ce fait immense, qui, bien avant Drumont, n’avait pas échappé à Balzac, la dépossession progressive des Etats au profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque, cet avènement triomphal de l’Argent, qui renverse l’ordre des valeurs humaines et met en péril tout l’essentiel de notre civilisation, s’est accompli sous leurs yeux et ils ont gravement hoché la tête ou parlé d’autre chose [30] .

Ces deux isotopies mésogénériques sont omniprésentes dans les dénominations de Bernanos. Preuve en est, Mouchette est par exemple à la fois « petite âme farouche » (p. 196), « pauvre créature reformant en hâte la trame un instant déchirée de ses mensonges » (p. 203) et « fille du brasseur » (p. 89), « petite bourgeoise » (p. 68). On pourrait donc conclure en pastichant Ganse dans Un mauvais Rêve : « Toute l’histoire contemporaine est là-dedans ma petite. Balzac en aurait pleuré ! [31]  »

Cette influence réaliste associée à un refus de toute idéalisation et à la récurrence du sobriquet « Mouchette » est une invitation à chercher dans les dénominations de Sous le Soleil de Satan la présence d’un deuxième hypotexte : l’œuvre de Maupassant et plus particulièrement une de ses nouvelles intitulée… « Mouche ». Cette dernière met en scène une jeune fille qui comme Mouchette est pleine de vie et d’énergie, passe d’un homme à un autre, se retrouve enceinte mais perd son bébé. Au détour d’une conversation, surgit une interrogation sur la dénomination du personnage : « Pourquoi t’appelle-t-on Mouche ? [32]  » Les réponses proposées nous ramènent à l’héroïne de Bernanos :

« – Parce que c’est une petite cantharide »

Oui, une petite cantharide bourdonnante et enfiévrante, non pas la classique cantharide empoisonneuse, brillante et mantelée, mais une petite cantharide aux ailes rousses qui commençait à troubler étrangement l’équipage entier de la Feuille-à-l’Envers. [33]

Or comme le rappellent les notes de la Pléiade : « On désigne sous le nom de cantharide une variété de mouche. Mais surtout, la poudre de cantharide passait pour posséder des vertus aphrodisiaques [34]  » Un peu plus loin, une autre explication est proposée :

« Pourquoi t’appelle-t-on Mouche ? »

Avant qu’elle eût pu répondre, la voix de « N’a-qu’un Œil », assis à l’avant, articula d’un ton sec : « Parce qu’elle se pose sur toutes les charognes [35] . ».

On retrouve là deux isotopies réalistes indissociables de Mouchette : la sexualité et la mort, Eros et Thanatos.

Monsieur réactionnaire

Bis repetita non placent

Cette forte influence du réalisme alors qu’à la même époque il est remis en cause par exemple par les surréalistes révèle un auteur refusant la modernité. La variété des dénominations relevées plus haut peut être interprétée dans le même sens. Ne prouve-t-elle pas un refus de la répétition ? Ce qui nous ramène aux principes esthétiques de Vaugelas, Racine, Voltaire et bien sûr Flaubert :

Il y a une autre sorte de répétition qui est vicieuse parmi nous, et qui choque les personnes même les plus ignorantes ; c’est que, sans nécessité, sans beauté, sans figure, on répète un mot ou une phrase par pure négligence (VAUGEL. Rem. t. II, p. 889-891, dans POUGENS) ;

Les stances m’ont paru très belles et très dignes de celles qui les précèdent, à quelque peu de répétitions près, dont vous vous êtes aperçu vous-même (RAC. « Lett. à Boileau », 24) ;

Toute répétition qui n’enchérit pas doit être évitée (VOLT. Comm. Corn. Rem. Rod. II, 2) ;En général, toute répétition affaiblit l’idée (VOLT. ibid. Pomp. III, 4) ;

Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux ; à force de chercher, je trouve l’expression juste qui était la seule, et qui est, en même temps, l’harmonieuse ; le mot ne manque jamais quand on possède l’idée (Corr. à George Sand, 10 mars 1876).

Comme le prouve l’extrait ci-dessous de Monsieur Ouine où justement il l’utilise pour tourner en ridicule l’inspecteur d’Académie, la répétition, pour Bernanos, est le signe d’une langue maladroite et trop rhétorique :

Mesdames, messieurs, la jeune mémoire devant laquelle je viens… que je salue respectueusement, est celle d’un humble enfant du peuple dont la vie se fût écoulée dans l’obscurité… dans l’obscurité de l’obscur labeur quotidien… Si obsc… si modeste qu’ait été son destin prématurément interrompu, la sollicitude de la République l’avait déjà reconnu… La République toujours pleine de sollicitude l’avait reconnu pour un des siens et si les nécessités de l’obs… du labeur quotidien ne l’avaient retenu trop souvent éloigné de la maison d’école – [36]

La répétition serait également révélatrice du manque de créativité, de l’assèchement verbal, de la diminution intellectuelle, de l’impuissance, de la vieillesse :

Il y avait là des Russes étonnants, qui racontaient des histoires… des… des histoires étonnantes ! Son regard évita brusquement celui de son interlocutrice impassible, car la répétition involontaire des mots était un signe qu’il connaissait bien – trop bien. Il avala péniblement sa salive. […] Je crois qu’il y aurait quelque chose d’étonn… Bon Dieu de bon Dieu ! Répondez-moi donc, à la fin. Etes-vous sourde ? – Je réfléchissais, dit-elle. Je ne trouve pas. Naturellement ! Hé bien ! s’il n’était pas si tard, je vous prouverais le contraire. Oui, en une heure, je ferais le pari de vous dicter, là, sur ce coin de table, une nouvelle éton… épatante, […] [37]

Quoi qu’il en soit, il est certainement révélateur de voir que de nombreux écrivains remettant en cause les esthétiques classiques et réalistes ont au contraire eu recours à la répétition avec délectation. On pense bien sûr aux auteurs du Nouveau Roman mais aussi par exemple

N. Arnaud (les Vies parallèles de Boris Vian, p. 294) raconte qu’un romancier prix Goncourt avait chargé Vian de revoir ses textes pour ôter les répétitions. De là peut-être le malin plaisir que prendra Vian plus tard à en accumuler de gratuites. « C’est compliqué dit Chick – C’est merveilleux, dit Chick » (B. Vian, l’Écume des jours, p. 13) [38] .

« Monsieur le marquis de Cadignan »

Cette esthétique classique, que l’on pourrait, en pleine période surréaliste, qualifier de rétrograde, on la retrouve au niveau idéologique à travers les dénominations choisies par le narrateur pour désigner ses personnages. Ainsi même si Cadignan n’est pas présenté comme un héros idéal, il a droit à de nombreux sèmes afférents mélioratifs comme par exemple ceux de la/force/ou de l’/intelligence/: « ce gaillard » (p. 85), « malin des malins » (p. 65). L’hypotexte balzacien, nous l’avons vu, laisse aussi le lecteur sur une note plus positive que négative. La princesse de Cadignan, malgré sa futilité, ne manque pas de grandeur et est amoureuse d’un des personnages les plus positifs de La Comédie Humaine, l’écrivain et penseur Daniel d’Arthez.

Mais ce sont surtout les indices énonciatifs qui révèlent une valorisation du personnage. Par une caractérisation régressive antiphrastique et un démonstratif affectif laudatif, Malorthy, pourtant son ennemi, laisse transparaître son admiration : « Ce diable d’homme » (p. 66). À plusieurs reprises, l’antéposition de l’adjectif contribue au même effet : « son redoutable adversaire » (p. 61), « son dangereux adversaire » (p. 64). « Tout se passe comme si l’attribution de la qualité dénotée par l’adjectif était prise en charge […] par l’énonciateur [39]  », énonciateur qui certes, par focalisation interne, pourrait être Malorthy ou Mouchette mais qui pourrait tout aussi bien être le narrateur lui-même.

Autre détail significatif, le narrateur appelle le père de Mouchette, « Malorthy ». Autrement dit, il a recours à la même dénomination que celle utilisée par le marquis. C’est avouer implicitement une communion d’esprit avec ce dernier. L’un et l’autre ont la même vision du personnage, l’un et l’autre ont le même regard condescendant, l’un et l’autre, implicitement, estiment que le bourgeois-paysan ne mérite pas le titre de « monsieur ». Plusieurs autres indices prouvent que le narrateur est plus proche du marquis que de Malorthy ou de Gallet. Il se sert par exemple pour le désigner de la périphrase : « le bonhomme tout simple et tout net » (p. 80). Périphrase d’autant plus méliorative qu’elle est longue, qu’elle contient deux adverbes d’intensité de haut degré et des adjectifs qui, par leur signifié, leur registre de langue et un épitrochasme, correspondent parfaitement aux valeurs d’un Maurras ou d’un Drumont qui

a publié dans le dernier de ses livres, quelques mois avant sa mort, cette généalogie de paysans, d’artisans, de garde-chasse, de filandières « qui a une odeur de terre labourée, de sillons remués, de forêts du sol natal, d’intérieurs rustiques et simples, où l’on faisait beaucoup d’enfants » [40]

Enfin et surtout, le personnage le plus valorisé du roman, qualifié à plusieurs reprises de « saint » et réputé pour sa pénétration des âmes, le place explicitement bien au-dessus de Gallet soudain réduit à un pronom indéfini : « un autre qui ne le valait pas » (p. 203).

On retrouve bien sûr, derrière cette valorisation implicite du marquis, le Bernanos monarchiste qui dans Les Grands Cimetières sous la Lune ou La grande Peur des Bien-pensants n’hésite pas à écrire :

 je ne crois pas que la monarchie eût laissé se déformer si gravement l’honnête visage de mon pays. Nous avons eu des rois égoïstes, ambitieux, frivoles, quelques-uns méchants, je doute qu’une famille de princes français eût manqué de sens national au point de permettre qu’une poignée de bourgeois ou de petits bourgeois, d’hommes d’affaires ou d’intellectuels, jacassant et gesticulant à l’avant-scène, prétendissent tenir le rôle de la France [41] .

Qui dit conservateur dit surtout conservateur de soi-même. Lorsqu’on pense à l’immense travail fourni par exemple, de Louis XI à Louis XIV, on doit convenir que l’Ancien Régime, traditionnel en son principe, était sans doute réellement le moins conservateur de tous. Même à la veille d’événements irréparables, la politique de Louis XVI, avec Necker ou Turgot, ne fut pas répressive mais au contraire imprudemment réformatrice [42] .

L’analyse de la répartition des sèmes afférents péjoratifs attribués au marquis est en parfaite adéquation avec les citations ci-dessus. C’est lorsque Cadignan renonce aux valeurs de sa classe, c’est-à-dire lorsqu’il fait preuve de lâcheté (« de voir à présent que les gros yeux de papa t’ont fait peur… Oh ! je te déteste ! » p. 81) ou lorsqu’il négocie à la manière d’un bourgeois, avec un lexique bourgeois (« Concluons : quinze cent louis, deux tiers pour moi, le dernier pour toi. C’est dit. Topons-là. ! [43]  » p. 82), que le péjoratif surgit et que Mouchette lui refuse soudain le titre de marquis : « Mais vous, Cadignan, (lui jetant son nom comme un défi), je vous aurais cru un autre homme » (p. 84). D’une façon graduelle, l’isotopie de la noblesse est alors de plus en plus virtualisée, le meurtre étant bien sûr le summum de cette virtualisation : « un autre papa lapin ! » (p. 83), « Le bonhomme à son déclin » (p. 85), « gaillard déjà bedonnant » (p. 85), « Ce débauché de marquis » (p. 85), « La pauvre dupe » (p. 86), « rustre » (p. 90), « le gros homme » (p. 91). On retrouve là une concrétisation stylistique de certaines des analyses idéologiques de Bernanos :

S’il est bien un spectacle capable de faire vomir, c’est bien celui des monarchistes français mendiant les services de la Démocratie sous sa forme la plus basse [44]

Et n’ayez aucun égard pour le nom, le titre et autres fariboles dont je crains que votre générosité ne fasse trop de cas. Il n’y a plus de nobles, mon cher ami, mettez-vous cela dans la tête. J’en ai connu deux ou trois, au temps de ma jeunesse. C’étaient des personnages ridicules, mais extraordinairement caractérisés. Ils me faisaient penser à ces chênes de vingt centimètres que les Japonais cultivent dans de petits pots. Les petits pots sont nos usages, nos mœurs. Il n’est pas de famille qui puisse résister à la lente usure de l’avarice lorsque la loi est égale pour tous, et l’opinion juge et maîtresse. Les nobles d’aujourd’hui sont des bourgeois honteux [45] .

Les sèmes péjoratifs surgissent également quand Malorthy ne respecte plus Mouchette. Au début de l’entretien, Cadignan fait à plusieurs reprises encore preuve de panache, de courage et l’on peut détecter derrière les lexies dévalorisantes désignant Germaine des traces de modalités appréciatives axiologiques mélioratives teintées çà et là d’affectivité euphorique : « Petite sotte » (p. 77), « ma fille » (p. 78), « tête de bois » (p. 78), « une entêtée » (p. 79), « ma belle » (p. 79), « la boudeuse » (p. 81), « mignonne » (p. 84), « petite » (p. 84), « la sotte » (p. 87), « une gamine » (p. 88). Mais, dès qu’est évoqué le docteur Gallet, tout bascule. Cadignan devient alors un véritable Malorthy. Preuve en est, les deux hommes utilisent les mêmes termes pour critiquer Mouchette : « tête de bois » (p. 73, 78) ; « ma fille » (p. 71, 78) « sotte » (p. 72 et 77) ; « fillette » (p. 70, 90). Bernanos d’ailleurs explicite cette ressemblance : « la même question posée quelques heures plus tôt par Malorthy se retrouvait sur les lèvres de Cadignan » (p. 86). Mouchette ne s’y trompe pas puisqu’elle réunit les deux protagonistes sous la lexie « rustre » (p. 83, 90). C’est à ce tournant du texte que l’attitude de Cadignan par rapport à Mouchette change du tout au tout : les taquineries deviennent insultes, l’amusement colère, l’admiration mépris, le mélioratif péjoratif, l’euphorique dysphorique : « la fille » (p. 88), « La maîtresse de Gallet ! » (p. 88), « cette niaise » (p. 90), « fillette » (p. 90), « enragée ! » (p. 91), « Imbécile ! » (p. 92). Il faut lire allégoriquement et politiquement cette métamorphose. On y retrouve un parfait écho des réflexions de Bernanos sur les rapports entre la monarchie et le peuple : « Elle [la monarchie] ne peut rien sans lui [le peuple]. Je crois, j’écrirais presque je crains, qu’il ne puisse rien sans elle. [46]  » ; « Vous me direz qu’elle [la monarchie] l’[le peuple] oublie parfois. Alors elle meurt. [47]  » C’est précisément ce qui se passe dans Sous le Soleil de Satan. Tant que Cadignan respecte Mouchette, il garde une certaine grandeur et utilité sociale. Quand il oublie la Mouchette qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer quelques pages plus tôt, quand il commence à la mépriser, alors il perd tout rôle social, alors sa grandeur meurt, alors il meurt !

« [U]n jean-foutre de renégat, un marchand de phrases,
la pire espèce d’arlequin »

À la lumière de ce qui précède, on comprend pourquoi Bernanos ne cesse de fustiger les membres de la bourgeoisie, cause première du déclin de cette monarchie en laquelle il voit le seul espoir de la France. Pour dévaloriser ses ennemis, il utilise ainsi à plusieurs reprises des épithètes de nature [48]  : « le fougueux brasseur » (p. 61), « l’ambitieux brasseur » (p. 67), « la perfide Mouchette » (p. 89). Mais à chaque fois, ces épithètes sont en total contraste avec les substantifs qui les suivent. À cause de ces alliances contre-nature, le syntagme prend alors une dimension ironique et nous fait soudain basculer du monde de l’épopée au monde de la farce, comme si le narrateur voulait par ce biais nous faire comprendre qu’avec la bourgeoisie les valeurs de jadis sont abâtardies et le monde désenchanté.

Bernanos se sert aussi des noms propres pour se moquer des bourgeois. Il juxtapose par exemple malicieusement le nom envisagé par Malorthy pour sa fille, « Lucrèce », au nom qu’il lui choisira finalement, « Germaine ». Outre le fait que par connotation idiosyncrasique, le premier prénom était déjà en soi péjoratif,

Je n’ai jamais aimé l’homme romain ! Il m’a fallu néanmoins beaucoup d’années pour que commence à m’apparaître non point seulement sa grossièreté trop éclatante, mais une certaine niaiserie profonde [49] ,

le décalage entre le prénom antique « romain » et le prénom « barbare » est tel qu’il prend une nouvelle fois une dimension ironique. Par amalgame hypotextuel, cet écart révèle par la même occasion le pédantisme et l’inculture de Malorthy. En effet, celui-ci confond allégrement Lucrèce Borgia, héroïne éponyme de la pièce de Hugo, et la Lucrèce dont le viol par Sextus Tarquin entraîna l’avènement de la République romaine. Par un beau jeu d’ironie du sort, Bernanos s’arrange pour que Mouchette soit l’opposé du modèle de vertu prôné par son père mais l’écho parfait de l’héroïne de Hugo avec qui il la confond. Mouchette sera bel et bien une Lucrèce mais une Lucrèce Borgia. Femme aux mœurs dissolues, celle-ci partagea en effet, comme Mouchette, la couche de nombreux hommes. Non reconnue par son premier époux, elle plongea, toujours comme Mouchette, dans les bras d’un second et accoucha d’un enfant qui ne survécut pas. Malorthy rêvait d’une républicaine vertueuse, il a engendré une patricienne dissolue. Y avait-il meilleure façon de signifier que la bourgeoisie a certes des désirs d’ascension mais qu’à cause de son manque de caractère, à cause de l’insuffisance de ses repères moraux et spirituels, elle est incapable de les assumer et donc de mener le pays à bon port ?

Le personnage le plus dévalorisé par le narrateur n’est cependant ni Malorthy ni sa fille mais sans aucun doute Gallet. Là encore les dénominations sont révélatrices. Tout d’abord, Bernanos dote ce personnage d’un prénom ironique puisque saint Philogone était un patriarche d’Antioche, un évêque grand défenseur de l’orthodoxie. De plus, « Philogone » (p. 113), étymologiquement, vient de « philein », aimer, et de « gonos », génération ; là encore l’ironie perce quand on connaît les sentiments de Bernanos pour la génération de l’après-guerre et les réels sentiments de Gallet pour Mouchette. On peut aussi se demander si Bernanos ne joue pas sur les homonymes « gonos », « gônos ». Si le premier substantif désigne, comme nous venons de le rappeler, la génération, le deuxième signifie « angle » et assimile alors le docteur à un étroit scientiste ce qui corrobore parfaitement avec ses affirmations : « Comment croire à une morale qu’une science aussi exacte que la mathématique – l’hygiène — dément chaque jour ? » (p. 102). La rareté (en 1926, moins de deux garçons sur 10 000 ont été prénommés Philogone en France) et la consonance antique du prénom font enfin de Philogone l’équivalent masculin du prénom Lucrèce (lui aussi utilisé en 1926 moins de deux fois sur 10 000). Ce que Malorthy n’a qu’envisagé pour sa fille, les parents de Gallet l’ont osé. Celui-ci est donc un Malorthy à la puissance supérieure. Le patronyme du docteur peut être lu d’une façon tout aussi affligeante puisque, si l’on s’en tient au signifiant, on y trouve un paronyme de « gale » (un comble pour l’hygiéniste qu’il est !) et un homophone de « gars laid ».

Les sèmes afférents confortent cette lecture. L’isotopie de la petitesse est une des caractéristiques premières de Gallet et, constamment, il y a glissement de la petitesse physique à la petitesse morale : « Le pauvre petit homme (p. 69) », « mon minet » (p. 105), « gros bébé » (p. 108). L’environnement cotextuel amène aussi à voir derrière des périphrases prétendument laudatives des antiphrases : « l’homme de l’art » (p. 98, 100), « le législateur de Campagne » (p. 100, 101), « le héros vaincu » (p. 104). Et cela d’autant plus que plusieurs métaphores animales péjoratives sont utilisées pour le dénommer : « ce cafard à dents jaunes » (p. 94), « mon minet » (p. 105), « mon pauvre chat » (p. 105, 109). Certaines métaphores virtualisent même le sème macrogénérique//animé// et réduisent Gallet à un simple objet, objet bien sûr péjoratif : « cette autre épave » (p. 95).

La hargne du narrateur contre ce personnage semble telle qu’il en arrive à se servir de locuteurs intermédiaires pour pouvoir exprimer toute son aversion. D’une façon assez révélatrice, Mouchette le traite beaucoup plus irrespectueusement qu’elle ne traitait le marquis. Non seulement, elle le nomme « mon vieux » (p. 97) mais en moins de dix pages elle le fait passer du statut d’amant maléfique à celui de minable époux bourgeois : « mon abominable amant » (p. 98), « mon pauvre chat ! » (p. 105), « mon minet » (p. 105), « mon chéri » (p. 105). La dévalorisation est graduelle puisqu’elle finit même par le désigner par le syntagme : « vieux scélérat » (p. 109). Mais c’est surtout, et cela ne nous étonnera pas, par l’intermédiaire du marquis que le narrateur exprime son aversion pour Gallet, aversion qui elle aussi est graduelle comme le révèlent la cadence majeure, les hyperboles, l’abondance des compléments du nom, les accumulations de plus en plus longues, le vocabulaire de plus en plus relâché, l’apparition d’un superlatif, etc. : « médecin du diable, ce grand dépendeur d’andouilles ! » (p. 77), « un jean-foutre de renégat, un marchand de phrases, la pire espèce d’arlequin » (p. 90). Cette dernière diatribe est d’autant plus intéressante que si le premier syntagme paraît bien pouvoir être attribué au marquis, le deuxième semble provenir d’un homme pour qui les mots sont importants, profil qui correspond plus à celui de Bernanos qu’à celui de Malorthy. La gradation se poursuit un peu plus loin par une déshumanisation de plus en plus nette puisque l’arlequin se métamorphose progressivement en « un ridicule fantoche » puis dans le même souffle en « une bête venimeuse » (p. 95). Mais à la différence de précédemment, ce n’est plus cette fois le marquis qui s’exprime mais bel et bien le narrateur. Cette gradation n’est donc pas que sémantique, elle est aussi énonciative. Le narrateur qui quelques pages auparavant ne voyait encore en Gallet qu’un « triste législateur de Campagne » (p. 89) critique d’abord Gallet par un jeu de focalisation interne et de discours indirect libre lui permettant de prendre encore un tout petit peu de distance : « Le ridicule et l’odieux de ce cafard à dents jaunes » (p. 94). Mais, très vite, il prend totalement le relais de ses personnages et désigne lui-même Gallet par le substantif « épave » (p. 95) puis, comme nous venons de le voir par les groupes nominaux « ridicule fantoche » et « bête venimeuse ».

Comment expliquer une telle acrimonie ? Tout simplement par les caractéristiques principales du personnage. Celui-ci nous est d’abord présenté par l’isotopie mésogénérique de la science : « l’officier de santé » (p. 60), « médecin du lycée de Montreuil » (p. 69), « un homme instruit, savant même » (p. 88), « l’homme de science » (p. 107). On notera que ces syntagmes sont tous péjoratifs. La périphrase « officier de santé » fait de Gallet non pas un grand médecin mais un reflet hypertextuel de Charles Bovary. Le complément du nom « du lycée » ou l’épanorthose « savant même » remettent en cause la dimension méliorative du groupe nominal qui les précède. Quant à la dernière périphrase, elle apparaît immédiatement comme ironique. Le curé de Luzarnes lui aussi est relié à la même isotopie : « l’ancien professeur de chimie » (p. 244, 280, 283), « ce prêtre cartésien », (p. 255). Il n’est guère plus épargné par la morgue du narrateur : « un curé de Luzarnes pâle, essoufflé, bégayant » (p. 270), « la brute polytechnique » (p. 285), « ce prêtre stupide » (p. 291), « gros enfant épanoui » (p. 262). Si l’on retourne à Gallet, l’hypotexte de Madame Bovary ne semble pas loin. Gallet ne serait-il pas à Mouchette ce que Homais était à Emma ? Bernanos reproche ici à la science d’avoir la prétention de croire pouvoir sauver à elle seule les hommes et de ne voir dans les affres de l’âme que des phénomènes physio-biologiques : « Il attribue ces troubles passagers à une grave intoxication des cellules nerveuses, probablement d’origine intestinale » (p. 231). Aussi constamment dans son œuvre, dans la droite ligne de l’encyclique Quanta cura, des quatre-vingts propositions du Syllabus et de la litanie des « qu’il soit anathème » de la Constitution Dei Filius du Concile de Vatican I, il pointe du doigt les limites et insuffisances du rationalisme :

La pauvre planète, en dépit de ses chimistes et de ses ingénieurs, ne serait qu’un os blanchi lancé à travers l’espace […] Ainsi l’araignée tisse et retisse sa philosophie cartésienne, où tremble à l’aube une bulle d’eau [50] ,

Il a fallu les réussites foudroyantes de la Science expérimentale pour briser, en quelque sorte, le rythme normal de la vie intérieure, ébranler chez les plus humbles, avec l’esprit de soumission à la nature, la croyance atavique au caractère absolu de certaines lois fondamentales régissant l’individu, la famille, la cité [51] .

Bernanos ne croit pas plus au progrès et au « monstre Evolution » (p. 234) car

Commutatum est, c’est-à-dire tout est défini pour toujours (p. 234)

Evolution ! chantent les jeunes. Moi je crois que l’homme est l’homme, qu’il ne vaut guère mieux qu’au temps des païens [52] .

le progrès va de lui-même où l’entraîne la masse des expériences accumulées. Il suffit donc de ne lui opposer d’autre résistance que celle de son propre poids. C’est le genre de collaboration du chien crevé avec le fleuve qu’il descend au fil de l’eau. [53]

cette prétendue évolution démocratique, dont on voudrait faire on ne sait quel phénomène cosmique, n’est qu’un médiocre incident de notre histoire, le signe extérieur d’une conquête politique qui ne saurait tenir éternellement les âmes asservies, et dont il reste l’espoir de briser la force, un jour, par le fer et le feu. [54]

Cette citation nous amène à une deuxième caractéristique du médecin de Campagne, tout aussi rédhibitoire pour le narrateur, caractéristique qui transparaît à travers l’isotopie mésogénérique du politique : Gallet est un démocrate. Dans le roman, cette spécificité est surmarquée surtout par l’adjonction d’adjectifs (souvent de relation) et par la répétition des mêmes lexies : « docteur radical Gallet » (p. 119), « médecin parlementaire » (p. 111), « député Gallet » (p. 69, 77), « ton député » (p. 72), « ces messieurs députés » (p. 89), etc. Inutile de spécifier que cette isotopie forme une véritable molécule sémique avec le sème péjoratif (« votre satané député » p. 63, « le triste législateur de Campagne » p. 89) et que même quand ce sème n’est pas lexicalisé, il est inhérent au taxème//démocratie//. On retrouve là bien sûr le Bernanos monarchiste constamment en révolte contre les Républicains et Démocrates de tout cru : « Mais la démagogie de l’opposition républicaine avait déjà trahi par avance le moral français. [55]  » ; « la Démocratie, c’est-à-dire une vérité provisoire qui ne dure pas une minute de plus que la majorité qui l’a faite [56]  » ; « La démocratie est une invention d’intellectuels [57]  » ; « le jeu naturel de la démocratie met tour à tour au pouvoir le plus fort ou le plus malin. [58]  »

Gallet est donc pour Bernanos un vil suppôt de la science et de la démocratie ; pourtant sa caractéristique la plus rédhibitoire est ailleurs. Ce que lui reproche avant tout Bernanos c’est d’être, comme nous avons commencé à le montrer plus haut, le parfait représentant d’« un système social qui ne peut aboutir qu’à la Dictature de l’Argent [59]  », le parfait prototype d’

une classe demeurée depuis un siècle parfaitement étrangère à la tradition des aïeux, au sens profond de notre histoire et dont l’égoïsme, la sottise et la cupidité avaient réussi à établir une espèce de servage plus inhumain que celui jadis aboli par nos rois [60] .

L’étude des dénominations confirme une nouvelle fois l’analyse idéologique. Non seulement la sottise de Gallet est si actualisée qu’elle est lexicalisée (« Pareil à beaucoup d’imbéciles » p. 104) mais sa condition de bien nanti, d’abord révélée par une accumulation, une cadence majeure, des expansions nominales de plus en plus longues (« un beau parti, père de deux enfants et mari d’une femme long-jointée » p. 88), cache bel et bien de la cupidité : « tu es plutôt rat » (p. 109). Quant à l’asservissement, l’aliénation du peuple, il suffit de relire le passage qui précède la crise nerveuse de Germaine pour en prendre pleinement conscience. Gallet, qui au début du chapitre IV de « L’histoire de Mouchette » dénomme encore cette dernière, en public, « Mademoiselle Germaine », très vite se met, en privé, à révéler ses véritables sentiments pour elle. La dérivation impropre de l’adjectif « petit » (« mon petit » p. 102, « petite » p. 103), le déterminant possessif qui la transforme en objet (« mon petit » p. 102, « ma fille » p. 113) et la description objective, rationnelle, scientifique qu’il nous en propose (« une fille nerveuse, d’hérédité alcoolique, pubère de puis deux ou trois an, souffrant d’une grossesse précoce » p. 110) révèlent une attitude paternaliste, utilitaire, distante, égoïste, sans aucune compréhension, sans aucun sentiment, sans aucune pitié, sans aucune charité. Pire, pour Bernanos le monarchiste et défenseur des valeurs de l’aristocratie, Gallet, comme le révèle l’isotopie omniprésente de la lâcheté, manque d’honneur et de courage. Il n’est qu’un couard : « le pusillanime » (p. 100), « vilain lâche d’homme » (p. 108), « lâche » (p. 111), « lâche affolé » (p. 114). Le fort contraste entre d’une part les paroles et attitudes de Gallet et d’autre part les syntagmes laudatifs ironiques utilisés par Bernanos conforte d’autant plus cette isotopie que c’est le lecteur lui-même qui est amené à la diagnostiquer : « « J’ai cru un moment que c’était ma femme », répondit naïvement le grand homme de Campagne » (p. 105).

Il ne faut bien sûr pas voir derrière ce trait et ceux qui précèdent les caractéristiques idiosyncrasiques d’un simple protagoniste bien spécifique. Comme nous l’avons dit plus haut, à travers Gallet, à travers le refus de la science et de la démocratie, à travers les isotopies de la bêtise, de l’argent-roi, de la cupidité, de l’aliénation, de la lâcheté, c’est, comme le confirme la présence des mêmes thématiques et isotopies quand elle est évoquée dans les écrits de combat, la classe bourgeoise que Bernanos attaque :

S’est-elle jamais élevée, dans son ensemble, à cette conception de l’honneur particulière aux hommes de gouvernement, qui fait les Richelieu, les Bismarck, les Cavour ? Il ne le semble pas [61] .

Cette défaillance d’ailleurs a un nom : le mépris du risque [62] .

Ces honnêtes gens étaient des pleutres [63] .

À noter que pour Bernanos le bourgeois ne saurait être réduit « au sens balzacien de classe rivale de la noblesse [64]  » :

On pourrait la [la classe bourgeoise] désigner du nom qui lui fut cher jadis, qu’elle n’ose plus revendiquer désormais, par crainte du ridicule : le parti des honnêtes gens. Mais c’est plutôt le parti des gens qui regardent, des spectateurs pareils à ceux qui se hasardent parfois dans un cercle de badauds, les mains dans les poches, le collet du pardessus relevé, puis s’effacent comme par magie au premier risque d’avoir à donner un témoignage, à prendre parti. Est-il juste de donner à ces passifs le nom commun de bourgeois ? […] Ce qui reste d’une classe ainsi affaiblie ne peut être évidemment que médiocre, et notre malheur commun, la mauvaise fortune de la France, veut que ce reste ait incarné l’ordre social, la religion – que ces faibles aient longtemps passé pour servir une pensée forte, s’intitulant avec modestie les « gens bien pensants » [65] .

Malorthy est un bien-pensant ; Gallet est un bien-pensant ; la vieille dame Sangnier (« sang niais » ?) qui écarte de Mouchette sa petite nièce Laure (p. 97) en est également une. Pire, le clergé et la noblesse sont en train de se métamorphoser en bien-pensants. Preuve en est, le marquis se désigne lui-même par une lexie que dans l’extrait ci-dessus Bernanos présente comme auto-définitoire de la bourgeoisie : « Mais, foi d’honnête homme ! » (p. 63). Quant au clergé, la présence de la particule prépositionnelle « de » et le cotexte qui nous permet de découvrir les origines des différents religieux nous révèlent que l’on retrouve dans la hiérarchie ecclésiale un reflet parfait de la société de classe : « Mgr de Targe » (p. 117), « le curé de Luzarnes, ancien professeur au petit séminaire de Cambrai » (p. 247), « Le malheureux vicaire » (p. 231). Au commande du diocèse un noble, en dessous mais remettant en cause les préceptes de ses supérieurs en s’appuyant haut et fort sur la raison un membre de la classe moyenne et tout en bas, au milieu des ouailles, un fils de paysan. Symptomatiquement, comme Cadignan, Mgr de Targe, « le dernier prélat gentilhomme » (p. 118), meurt au début du roman. Son successeur non seulement n’est plus doté d’une particule mais a droit à un patronyme aux connotations simiesques (« babouin ») et négatives (« pas », « point ») : « Mgr Papouin » (p. 118). Une nouvelle fois l’institution ecclésiale se révèle n’être qu’un simulacre de la société.

Des « bonhommes »

Pourtant, même si l’écriture de Bernanos tend à rendre, en surface, si antithétiques nobles et manants, un mouvement contraire semble, en structure profonde, les rapprocher. Dès le chapitre I, Gallet et Cadignan sont placés sous le même hyperonyme : « les deux seigneurs » (p. 60). Certes, la lexie a deux signifiés bien différents (seigneur = noble, seigneur = maître) mais elle n’en a pas moins un seul et même signifiant. La suite du roman confirme ce premier rapprochement. Si le marquis est logiquement dénommé « son seigneur maître » (p. 72) ou un peu plus loin « le maître détesté » (p. 91), Saint-Marin lui aussi est désigné par ce même substantif : « cher et illustre maître » (p. 283), « L’illustre maître » (p. 284, 286, 292, 301, 305), « maître » (p. 288, 290, 292), « l’éminent maître » (p. 296, 303). D’une façon encore plus surprenante, même l’humble paysan Donissan a droit à ce titre : « mon maître » (p. 179), « son maître » (p. 279).

Parallèlement, sous la plume de Bernanos, tous les protagonistes sont diastratiquement associés à la même couche sociale : le monde de la paysannerie. Certes Malorthy, désireux d’effacer les différences et de rabaisser son adversaire, utilise la périphrase péjorative « marquis en sabots » (p. 72) mais surtout le narrateur lui-même ne cesse de rapprocher les deux hommes. Très vite, il se met par exemple à élider les titres honorifiques et à appeler le châtelain « Cadignan » (p. 65, 66, 80, 82). Le nom du village choisi par Bernanos ramène aussi le marquis à l’isotopie de la ruralité : « châtelain de Campagne » (p. 63). Les deux hommes sont encore rapprochés par le jeu des répétitions : l’un et l’autre sont en effet tour à tour nommés « le bonhomme » (p. 60, 61). Les origines paysannes du marquis sont même, comme nous l’avons analysé plus haut, surmarquées page 80 par la caractérisation : « le bonhomme tout simple et tout net ». Dans Journal d’un Curé de campagne, le comte a exactement les mêmes caractéristiques :

M. le comte ressemble certainement plus à un paysan comme moi qu’à n’importe quel riche industriel comme il m’est arrivé d’en approcher jadis, au cours de mon vicariat. En deux mots, il m’a mis à l’aise. De quel pouvoir disposent ces gens du grand monde qui semblent à peine se distinguer des autres, et cependant ne font rien comme personne [66]  !

Une première explication de ce rapprochement paradoxal se trouve dans La Grande peur des bien-pensants. Tout notable, quel que soit son nombre de quartiers, est à l’origine issu d’un manant :

après cent volumes de discours ou de projets de lois rédigés dans le patois des hommes d’État, qu’un banquet trop copieux rallume aux reins du cuistre la vieille ardeur héréditaire, le manant réapparaît aussitôt sous la redingote officielle [67] .

Et d’ailleurs, Bernanos laisse même entendre que plusieurs des qualités reconnues aux nobles viendraient de leur origine paysanne :

ce gaillard déjà bedonnant qui ne tenait que de sa race paysanne et militaire une énergie toute physique, et comme une espèce grossière de dignité ? (p. 85)

Une deuxième explication d’ordre politique permet une nouvelle fois d’égratigner la bourgeoisie. Sous l’Ancien Régime, nobles et paysans étaient plus proches que l’on n’aurait pu le croire, ils partageaient les mêmes valeurs terriennes. La bourgeoisie en aliénant par son attitude méprisante, égoïste et lâche le peuple et en le transformant en prolétariat a entraîné le malheur de cette classe qui a perdu tous ses repères :

Laissé à lui-même, l’homme du peuple aurait la même conception du pouvoir que l’aristocrate – auquel il ressemble d’ailleurs par tant de traits – [68]

Aucune vie nationale n’est possible ni même concevable dès que le peuple a perdu son caractère propre, son originalité raciale et culturelle, n’est plus qu’un immense réservoir de manœuvres abrutis, complété par une minuscule pépinière de futurs bourgeois. [69]

Il serait bien sûr réducteur de limiter ces deux explications au seul couple Malorthy/Cadignan. Tous les personnages ou presque du roman deviennent en effet à un moment ou à un autre « bonhomme » : le curé de Luzerne (p. 244, 261, 291), Donissan (« ce bonhomme de prêtre » p. 302, « ce bonhomme aux souliers crottés » p. 250, « ce bonhomme inattendu » p. 306) et même le grand et distingué Saint-Marin : « un bonhomme antique » (p. 292). Le prénom de celui-ci est d’ailleurs peut-être, de ce point de vue, révélateur. Certes sa personnalité de fin lettré semble à l’opposé de Malorthy mais pourtant tous deux sont réunis par leur prénom commun « Antoine ». Dans un mouvement comparable, Cadignan, le noble, et Gallet, le bourgeois, malgré leurs divergences politiques, sont aussi rapprochés par la lexie « amant ». Le parallélisme est même accentué par la détermination : « son amant » (p. 73, 75, 81, 83, 88), « son amant » (p. 110, 111). Ces similitudes conduisent à chercher une troisième explication :

Je n’appartiens à aucune classe, je me moque des classes et d’ailleurs il n’y a plus de classes. À quoi reconnaît-on un Français de première classe ? À son compte en banque ? À son diplôme de bachelier ? À sa patente ? À la Légion d’honneur [70]  ?

Il n’y a plus de classes, parce que le peuple n’est pas une classe, au sens exact du mot, et les classes supérieures se sont peu à peu fondues en une seule à laquelle vous avez donné précisément ce nom de classe moyenne [71] .

L’actualisation dans les dénominations du sème macro-générique//humain// par la lexie « homme » invite cependant à faire un pas de plus. Si Gallet le méprisable est nommé « un homme instruit » (p. 88), « l’homme de science » (p. 107), « l’homme de l’art » (p. 98, 100) ; si le marquis est quant à lui un « gros homme » (p. 62, 91), « Un homme riche » (p. 64) ; si Malorthy est caractérisé par les syntagmes « ce gros homme furieux » (p. 73), « ce gros homme » (p. 73), c’est parce qu’au-delà de leurs différences de classe ou de caractère, tous les protagonistes ont un point commun crucial : leur condition d’Homme. Bernanos ne dit pas autre chose dans le Dialogue des Carmélites : « la plus mijaurée des duchesses a la même santé de corps ou d’âme que sa fermière… [72]  ». On peut certes donner, une nouvelle foi, à cette ressemblance primordiale une portée réactionnaire. Les hommes étant tous par définition « Homme », à quoi bon cette comédie humaine qui consiste à vouloir changer de classe ? À quoi bon mettre en péril le si fragile équilibre social pour un résultat qui risque d’être bien pire que la situation actuelle ? On peut cependant aussi voir derrière ces ressemblances entre les êtres une vision du monde chrétienne.

Monsieur chrétien

« Lorsque Adam labourait et que Ève filait,
où était le gentilhomme ? »

Que l’on soit riche ou pauvre, noble ou fermier, aux yeux de Dieu il n’y a pas de différence sociale. L’échelle des valeurs est autre. Dans Dialogues des Carmélites, Sœur Marthe le rappelle : « Il n’y a point chez nous de bourgeoises ou d’aristocrates. [73]  ». Et sœur Alice de rajouter : « Vous connaissez bien le vieux dicton : Lorsque Adam labourait et que Ève filait, où était le gentilhomme ? [74]  ». Les dénominations utilisées par Bernanos confirment cette interprétation. Alors que dans le monde des hommes Donissan n’est qu’un pauvre petit vicaire pas toujours bien vu de ses supérieurs, le narrateur, bien avant la deuxième partie et donc bien avant sa nomination ecclésiale, voit déjà en lui « le curé de Lumbres » (p. 124, 142). Mieux, dans un mouvement graduel ascendant, dès la page 147, bien avant une reconnaissance officielle par l’Église, il est désigné par le syntagme « Le saint de Lumbres » (p. 147, 159, 161).

Par une gradation inverse, alors que le curé de Luzarnes est d’abord valorisé par un redoublement de titres, « M. le curé de Luzarnes » (p. 240) puis par une longue construction détachée assurant une caractérisation laudative, « le curé de Luzarnes, ancien professeur au petit séminaire de Cambrai » (p. 247), il perd peu à peu ses caractérisants : « [L]e futur chanoine » (p. 250) devient tout simplement « Sabiroux » (p. 254, 255, 256, 257, 258). Les fonctions et titres honorifiques ont disparu, il ne reste plus que l’homme. De même, alors que Saint-Marin est honoré par tous et est dénommé par une foule de périphrases mélioratives, « grand homme » (p. 283, 291, 294, 305), « merveilleux causeur » (p. 283), « sage couronné de roses » (p. 292), « ce nouveau miracle de la civilisation méditerranéenne » (p. 281), à travers le discours hyperbolique, les substantifs et adjectifs sans cesse plus longs et élogieux, les caractérisations stéréotypées et éculées, l’ironie transparaît de plus en plus. La signification est claire. Pour un Donissan, les biens de ce monde qu’ils soient matériels ou immatériels ne sont, comme il est écrit dans l’Ecclésiaste, que « Vanité des vanités [75]  ».

En toute logique, le concept d’intelligence est privé de ses habituelles connotations mélioratives. À plusieurs reprises les limites intellectuelles de Donissan sont explicitées et l’isotopie de la bêtise lui est constamment associée : « un pauvre homme simple » (p. 122), « bête stupide » (p. 173), « nigaud » (p. 174). Par opposition l’isotopie de l’intelligence est, elle, inséparable de Saint-Marin : « génie » (p. 305), « un bec fin » (p. 292), « un esprit comme le vôtre » (p. 290), « votre haute intelligence » (p. 290), « cet homme, pourtant subtil » (p. 304), « le philosophe » (p. 305). Pourtant, sans nul doute possible, le premier est le plus valorisé des deux par le narrateur.

Ce renversement des valeurs de la doxa s’explique par le fait que dans la perspective chrétienne, la richesse, le prestige social ou l’intelligence comptent bien moins que les qualités humaines. Au-delà de l’histoire de Mouchette et des rivalités du village, au-delà des luttes sociales et des combats de classe, c’est sur l’Homme avec un grand H que Bernanos médite. L’utilisation du toponyme Campagne le confirme. Ce toponyme tend à généraliser le discours, à lui donner une portée universelle. Il ne s’agit pas d’étudier les hommes de tel ou tel petit village précis mais les hommes de toute la campagne, autrement dit en cette ère antérieure à l’exode rural, l’ensemble ou presque de la population.

Cependant, la lexie « homme » dans la bouche de Bernanos a un sens bien précis. Il ne nous parle pas de n’importe quel homme, il nous parle de l’Homme de la Chute originelle :

Il est absurde de croire avec Jean-Jacques que l’homme naît bon. Il naît capable de plus de bien et de plus de mal que n’en sauraient imaginer les Moralistes, car il n’a pas été créé à l’image des Moralistes, il a été créé à l’image de Dieu. Et son suborneur n’est pas seulement la force de désordre qu’il porte en lui : instinct, désir, quel que soit le nom qu’on lui donne. Son suborneur est le plus grand des anges, tombé de la plus haute cime des Cieux [76] .

Cette origine commune explique les ressemblances fondamentales observées ci-dessus. Si tous les protagonistes partagent certains traits, c’est parce que pour Dieu les différences sociales ne sont que Vanité, c’est parce qu’à ses yeux les marquis ou manants sont avant tout Homme, c’est-à-dire fils d’Adam, c’est enfin et surtout parce qu’

Il y a […] une communion des pécheurs. Dans la haine que les pécheurs se portent les uns aux autres, dans le mépris, ils s’unissent, il s’embrassent, il s’agrègent, ils se confondent […] [77] .

Sous le soleil de Satan

Les isotopies relevées plus haut, isotopie du sol, du corps, de la grosseur, de la sexualité, de la bêtise ne s’expliquent donc pas seulement par un refus de l’idéalisation. Elles s’expliquent par le fait que, depuis la faute d’Adam, l’homme est englué dans la matière, dans l’argile dont il est issu. C’est parce que « Satan pèse de ton son poids » (p. 238), c’est parce qu’il « port[e] le poids de [son] péch [é] [78]  » que l’homme est devenu lourd et pesant. C’est parce qu’il s’est laissé tenter par le serpent que sa nature bestiale ne cesse de rejaillir : « O singulières bêtes que vous êtes ! » (p. 177). C’est parce que l’hypotexte pascalien n’est jamais loin que les métaphores animales abondent :

C’en est assez pour faire d’eux des êtres absolument neufs, aussi différents que possible de l’homme connu depuis des millénaires, de l’animal religieux dont Blaise Pascal offre le type accompli. [79]

Pire, l’homme de la Chute s’est laissé tenter par le diable et de nombreuses dénominations nous révèlent cette terrible affiliation. Même si le sémème ‘diabolique’n’est pas toujours totalement actualisé, la lexie « diable » et ces parasynonymes n’en sont pas moins omniprésents. Gallet est par exemple traité par le marquis de « médecin du diable » (p. 77), de « satané député » (p. 63). Plus loin, le narrateur lui-même voit en Gallet « une bête venimeuse » (p. 95). Le marquis est quant à lui nommé « le tentateur » (p. 65), « diable d’homme » (p. 66), « pauvre diable » (p. 84). On se doit aussi de remarquer que Satan par bien des sèmes ressemble aux protagonistes du roman. Il est explicitement relié au domaine de la ruralité : « maquignon » (p. 170, 174, 175), « le maquignon picard » (p. 182), « un brave gars de Marelles » (p. 185). Comme la plupart des personnages, il est dénommé « bonhomme », le narrateur précise même « bonhomme si prodigieusement semblable à tant d’autres » (p. 182). On retrouve enfin pour le désigner des expressions que nous avons rencontrées pour le marquis, Malorthy ou même Mouchette : « un tel adversaire » (p. 176), « entêté » (p. 307).

Parce qu’il s’est laissé tenter par le diable, l’homme de la Chute enfante dans la douleur, travaille à la sueur de son front et est condamné, par Yahvé, à l’épreuve. C’est la raison pour laquelle les sèmes/souffrance/et/malheur/forment une véritable molécule sémique avec chacun des protagonistes. Gallet avec toute sa science et toutes ses certitudes n’est qu’un « malheureux » (p. 100). Le marquis avec tous ses titres, toute son autorité, tous ses domaines n’est qu’une « pauvre dupe » (p. 86). Le curé de Luzarnes est reconnu par sa hiérarchie, il sera même chanoine et pourtant il n’est qu’« une pauvre vie » (p. 248), qu’une « innocente victime » (p. 248), qu’un « prêtre malheureux » (p. 255), qu’un « chanoine terrassé » (p. 260), qu’un « infortuné » (p. 293). Même Saint-Marin, à l’existence auréolée de gloire et de succès mondains, féminins et littéraires, n’est qu’un « pauvre Monsieur » (p. 305), qu’un « misérable » (p. 282), qu’un « malheureux » (p. 289). Tous sont condamnés à mourir et l’omniprésence de l’isotopie de la vieillesse est là pour nous le rappeler. Au début du roman comme à la fin, cette isotopie règne : « vieux bonhomme » (p. 65), « le vieux » (p. 279). Que ce soit par les phores choisis, par les connotations, par les suffixes, par les adjectifs, à chaque occurrence ou presque elle est même surmarquée : « cette vieille chouette » (p. 79), « un vieux avec la Légion d’honneur » (p. 279), « vieillard » (p. 292), « hideux vieillard » (p. 281), « le vieux cynique » (p. 285), etc.

L’Homme de la Chute, englué dans la matière, prisonnier de ses instincts animaux, sans cesse tenté par le diable, soumis à la souffrance et à la vieillesse est fatalement, avec un tel patrimoine, tenté à un moment ou un autre par le désespoir. Or, comme le révèle le titre de la Première partie de Sous le Soleil de Satan où sont justement réunis la lexie « désespoir » et un substantif ayant pour sème afférent/le diable/, le désespoir est pour Bernanos synonyme d’Enfer. C’est tout le drame de Cénabre :

Pour donner idée d’une âme ainsi désertée, rendue stérile, il faut penser à l’enfer où le désespoir même est étale, où l’océan sans rivages n’a ni flux ni reflux [80] .

Chantal dans La Joie en a parfaitement conscience : « Le péché contre l’espérance – le plus mortel de tous [81]  ». Le désespoir est le péché par excellence car se désespérer amène à désespérer de soi : « L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer [82]  ». Cette haine de soi a de lourdes conséquences. Elle conduit à détester à travers soi tous les hommes, toute l’humanité :

Tout va bien jusqu’au jour où l’on se hait soi-même. Car enfin, mon garçon, je vous demande : haïr en soi sa propre espèce, n’est-ce pas l’enfer [83]  ?

Mais surtout, cette haine de soi conduit à rejeter celui qui a tant aimé l’humanité qu’il en est arrivé, par l’intermédiaire de son fils, à se fondre en elle : Dieu. Désespérer revient donc à ne pas s’aimer, à ne pas aimer les hommes, à ne pas aimer Dieu. On comprend pourquoi le désespoir conduit à l’enfer, pourquoi dans La Joie Chantal s’écrie « Je crains vraiment qu’ils ne désespèrent [84]  », pourquoi enfin les dénominations utilisées pour désigner les différents protagonistes prennent une tonalité de plus en plus pessimiste : « le vieil homme accablé » (p. 237), « l’héroïque vieillard » (p. 263), « ce tragique vieillard » (p. 260), « patriarche du néant » (p. 287).

Le Saint de Lumbres

Donissan est lui aussi un homme de la Chute, un homme englué dans la matière : « ce grand pataud tout en noir » (p. 117), « ce lourdaud » (p. 121). Lui aussi a droit à des métaphores animales : « bête stupide » (p. 173), « singulières bêtes » (p. 177), « bête soumise » (p. 178), « chien couchant » (p. 178), « chien consacré » (p. 179) en un mot : « pauvre animal humain » (p. 263). Lui aussi, en tant que descendant d’Adam, n’est pas aussi éloigné qu’on pourrait le croire de Satan : « Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double » (p. 180). Là encore les dénominations utilisées pour le désigner sont révélatrices. Plusieurs d’entre elles rappellent celles utilisées pour évoquer le diable : « compagnon » (p. 197/p. 174, 168), « ami » (p. 126, 127/p. 174, 175), « pauvre homme » (p. 197/p. 175), « supplicié » (p. 179/p. 181), « voix » (p. 201/p. 245), « vieillard, en pleine révolte », « rebelle » (p. 273/p. 246, p. 259). De même, comme les autres protagonistes du roman, Donissan connaît la souffrance. Les trois adjectifs les plus utilisés pour le désigner semblent être « malheureux », « pauvre » et « misérable » : « le malheureux abbé Donissan » (p. 230), « le malheureux prêtre » (p. 128, 131, 270), « Le malheureux vicaire » (p. 231), « malheureux homme » (p. 248, 268), « pauvre prêtre » (p. 127, 130, 135), « pauvre homme » (p. 197), « pauvre prêtre accablé » (p. 185), « pauvre animal humain » (p. 263), « pauvre curé de Lumbres » (p. 233, 235), « le misérable prêtre » (p. 162, 171, 188), « misérable vieux prêtre » (p. 267, 268), « misérable vieillard » (p. 275). Alors que, stylistiquement parlant, Bernanos a plutôt rarement recours à de longues dénominations, quand il s’agit de la misère de Donissan, comme pour nous montrer son étendue, sa démesure, il a tendance à allonger ses groupes nominaux et à utiliser des relatives : « l’homme qui tout à l’heure se débattait sans espoir, sous un poids sans cesse accru » (p. 145), « l’homme qui défend sa vie dans un combat désespéré » (p. 154), « l’homme extraordinaire sur qui furent essayées toutes les séductions du désespoir » (p. 269). Donissan, constamment caractérisé par sa jeunesse et son immaturité dans la première moitié du roman, n’est pas non plus épargné par la vieillesse puisqu’en l’espace de quelques pages il devient « un vieux prêtre » (p. 235, 240, 250), « un vieil homme » (p. 236, 260), « un vieil homme accablé » (p. 237) et même en une terrifiante gradation : « un misérable vieillard » (p. 275), « un cadavre vertical » (p. 306). L’isotopie du désespoir devient si prégnante dans le roman que Donissan est comme englouti à son tour par le néant. Aux pages 164 et 165 par exemple, comme si au fur et à mesure que le désespoir l’envahissait, sa matérialité, son individualité s’estompaient, les dénominations soudain disparaissent et le futur curé de Lumbres n’est plus désigné que par le pronom personnel « il » : « Il répétait mentalement la même phrase […] il souffrit étrangement dans tout son corps […] il se retrouva au bord d’un champ inconnu […] il grelottait dans sa soutane […] il se laissa glisser […] ».

Pourtant contrairement à Gallet, à Saint-Marin ou même à Malorthy, Donissan continue à croire, à aimer, à espérer et par là, malgré toutes les similitudes que nous venons de recenser, il leur est totalement antithétique. Preuve en est, par le jeu des synecdoques il se libère peu à peu de sa matérialité. A l’image de Jean-Baptiste qui dans La Bible est décrit comme une « voix qui crie dans le désert [85]  », il est constamment appelé : « la voix » (p. 201, 206), « la voix souveraine » (p. 243), « la voix lamentable » (p. 251), « une voix d’un accent si singulier » (p. 251), « une voix si singulière, si peu attendue » (p. 251), « cette voix devenue si dure » (p. 256). Parfois même, son immatérialité est telle qu’il n’est plus que « le regard, ce regard » (p. 244), « ce regard si clair » (p. 237). Le regard étant selon l’adage « la porte de l’âme », celle-ci, logiquement, est très vite lexicalisée dans le roman : « cette âme » (p. 134), « la plus claire des âmes » (p. 162), « une grande âme » (p. 160), « la grande âme impatiente » (p. 276). Alors que les pécheurs ou les désespérés étaient du côté de la matière et de l’animalité, Donissan est, lui, du côté de l’âme et de la spiritualité : « Le saint de Lumbres à l’agonie n’a plus commerce qu’avec les âmes » (p. 275).

Aussi, plusieurs dénominations utilisées pour le désigner conduisent à l’hypotexte biblique. Certaines nous ramènent à l’Ancien Testament : « élus » (p. 187), « prophète » (p. 301). D’autres aux paraboles évangéliques : « le pasteur » (p. 236), « le serviteur infidèle » (p. 265), « un nouveau convive » (p. 246). Bernanos au détour d’une phrase utilise même la périphrase : « son étrange disciple » (p. 13). Mais surtout sans cesse revient l’isotopie de la sainteté et cela à un tel point qu’elle est constamment actualisée, lexicalisée, dupliquée, répétée : « le futur saint de Lumbres » (p. 180, 182, 185, 187, 225, 228), « Le saint de Lumbres » (p. 147, 159, 161, 166, 173, 174, 178, 179, 189, 234, 237, 238, 240, 245, 260, 262, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 275, 301, 306), « Notre saint de Lumbres » (p. 241, 287), « votre saint de Lumbres » (p. 292), « saint homme » (p. 198), « un saint homme du bon Dieu » (p. 194), « un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles, et, pour tout dire, un saint populaire » (p. 281). L’emphatisation est telle sur cette sainteté qu’elle est mise comme en exergue, en lettres capitales, dans le titre de la deuxième partie : « LE SAINT DE LUMBRES » (p. 233). Cette position stratégique remet en cause la supériorité de Gallet qui certes avait, contrairement à Cadignan, lui aussi eu droit à des lettres capitales mais seulement au début d’un petit chapitre du prologue (p. 94). Ce parallélisme typographique comme le parallélisme tactique des titres des deux grandes parties laisse entendre que la bourgeoisie comme le désespoir sont vaincus par la sainteté. Sainteté qui transparaissait déjà dans le simple signifiant « Donissan » puisqu’il est un amalgame du participe présent « hissant » (qui connotativement peut être associé aux concepts d’élévation et donc de ciel : « Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre » (p. 134), « où il vous mène on sent qu’il monte avec vous » p. 138, « j’avais passionnément besoin – de fixer ma pensée, comme on lève les yeux vers une cime dans le ciel, sur un homme surnaturel [86]  ») et du substantif « don » qui chez Bernanos est très souvent relié à cette thématique : « est-il rien en ce monde que nos saints n’aient dû reprendre, est-il rien qu’ils ne puissent donner ? [87]  » De même Mlle Chantal, modèle de la sainte, « s’offrit naïvement, elle fit une fois de plus ce don ingénu de soi-même. [88]  ». On peut peut-être aussi voir dans le patronyme Donissan une paranomase de « bénissant ». Quoi qu’il en soit, l’association de l’isotopie de la sainteté et de celle du monde rural mène par connexion métaphorique à celui qui aurait servi de modèle à Donissan : « le nouveau curé d’Ars » (p. 232), « un autre curé d’Ars » (p. 246).

Donissan est élu, prophète, saint mais, comme nous l’avons vu avec les isotopies du corps, de la grosseur, de l’animalité, du diable, de la souffrance et de la vieillesse, il n’en reste pas moins, pleinement homme. C’est justement selon Bernanos une caractéristique essentielle de la sainteté :

Ils vécurent, ils souffrirent comme nous. Ils furent tentés comme nous. Ils eurent leur pleine charge et plus d’un, sans la lâcher, se coucha dessous pour mourir [89]  ;

Que d’autres prennent soin du spirituel, argumentent, légifèrent : nous tenons le temporel à pleines mains, nous tenons à pleines mains le royaume temporel de Dieu [90] .

C’est sûrement la raison pour laquelle dans Sous le soleil de Satan, aucun des autres personnages n’est aussi souvent désigné par le substantif « homme » : « un homme comme vous » (p. 169), « un homme tel que vous » (p. 271), « l’homme extraordinaire » (p. 135), « un homme véritablement surnaturel, en pleine extase » (p. 259), « cet homme étrange » (p. 147, 242), « cet homme singulier » (p. 158), « un tel homme » (p. 138, 141, 234), « cet homme unique » (p. 148, 159), « cet homme incomparable » (p. 151), « cet homme intrépide, soutien de tant d’âmes » (p. 233), « cet homme étrange » (p. 253), « cet homme surnaturel » (p. 244), etc.

Comment devant une telle déferlante ne pas penser à l’expression biblique « ecce homo » ? Comment ne pas se poser avec Mouchette la question « Quel homme es-tu donc ? » (p. 181) ? Et comment enfin ne pas répondre : un écho de Jésus ? En effet, la double dimension humaine et divine que nous n’avons cessé de repérer est, comme le rappelle Bernanos dans La Joie, fondamentalement christique :

Il a aimé comme un homme, humainement, l’humble hoirie de l’homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin – les routes grises, dorées par l’averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d’épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d’un homme, mais comme aucun homme ne l’avait jamais aimé, ne l’aimerait jamais [91] .

Si tout ramenait l’homme de la Chute au diable, tout, et donc les dénominations, ramène Donissan au Christ : « créature suppliciée » (p. 179), « l’homme des temps nouveaux » (p. 246), « L’homme de la Croix » (p. 276), « l’homme de Dieu » (p. 193, 199, 211, 212, 245, 246). Même le signifiant de son nom est significatif. Donissan, c’est celui qui, comme Jésus, « donne » son « sang ». Cette double nature, humaine et divine, on la retrouve dans une autre des dénominations utilisées par Bernanos pour désigner Donissan : « Le curé de Lumbres ». Le nom propre « Lumbres » semble en effet un mixte de « l’ombre » et « lumière », mixte qui synthétise parfaitement la conception chrétienne de la nature humaine, une nature duelle : l’homme est un mélange d’argile et de souffle, un mélange de matière et d’esprit, un mélange d’humanité et de divinité. Comme le Christ, Donissan, en tant qu’homme, va connaître la souffrance, mais, en tant qu’enfant de Dieu, il ne va pas du tout la vivre comme un Malorthy, un Gallet ou un Saint-Marin. Sa souffrance n’est pas égocentrée :

Ce qui me fait tant de peine, là, vous voulez le savoir ? Hé bien, c’est d’être aussi impuissant à vous rendre heureux, vous, vous tous, tous ! Il me semble que je travaille à ça depuis des siècles, et me voilà comme au premier jour [92] .

De plus, il ne rejette pas cette souffrance. Il est persuadé qu’elle a une valeur purificatrice (« plus active que le feu chaste, incorruptible » p. 307), qu’elle fait émerger le spirituel enfoui dans la matière : « Elle a pénétré si avant qu’elle semble atteindre la division du corps et de l’esprit, faire deux parts du même homme » (p. 275). Plus que cela, sa souffrance est une souffrance sacrificielle :

un homme réellement supérieur est naturellement sacrificiel, […] il tend naturellement à s’immoler pour quelque chose qui le dépasse [93] .

Comme le révèle une des plus longues dénominations du roman, « celui dont la tendre et sagace charité devait relever l’espérance au fond de tant de cœurs, qui paraissaient vides à jamais » (p. 159), Donissan croit en la communion des saints (« la souffrance […] héritée de nos pères » p. 307) et estime que la souffrance des uns peut aider les autres. Il souffre donc pour imiter le Christ (« Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection » p. 307), pour sauver les hommes et par cela même vaincre le désespoir, la vieillesse, la mort. Non seulement la souffrance est donc bénéfique mais seule la foi, en la transcendant, peut véritablement la vaincre. Deux autres raisons fondamentales qui font que Bernanos s’en prend constamment à la science : « C’est à la science qu’il appartient de vaincre la douleur, pense l’imbécile dans sa logique inflexible [94]  ».

En toute logique, à l’opposé des pécheurs soumis à la matière, à la souffrance, à l’usure de l’âge, Donissan est très souvent désigné par l’isotopie de l’enfance : « mon enfant » (p. 128, 130, 133, 219, 220, 221, 222, 227, 229), « un enfant, répète-t-il, un véritable enfant » (p. 156), « l’enfant » (p. 157), « mon petit » (p. 132, 133, 152), « mon petit enfant » (p. 131, 134, 221, 228), « mon garçon » (p. 217, 218), « notre cher enfant » (p. 231). Le diable, présenté comme terriblement clairvoyant, le nomme même « nourrisson de mon cœur » (p. 173), « mon chérubin » (p. 173). Bernanos de même insiste dans toute la première partie sur sa jeunesse, « jeune prêtre » (p. 135, 156, 188, 192, 209, 219), et il lui arrive même à l’occasion de l’appeler « le grand enfant » (p. 141). On peut d’ailleurs peut-être aussi voir dans le syntagme récurrent « saint de Lumbres » un paronyme de « Limbes », lieu dans lequel vont, si l’on en croit la tradition, les âmes des enfants non baptisés, non lavés de la faute originelle. Ce qui est, rappelons-le, le cas de Mouchette. Ce côté enfantin nous ramène encore au Christ, d’abord parce que dans les Evangiles celui-ci commande aux apôtres de « laisse[r] venir à [lui] les petites enfants [95]  » mais aussi et surtout parce que Jésus est l’agneau de Dieu, l’enfant de la crèche, un enfant qui symbolise la confiance en Dieu, l’amour de Dieu, l’humilité, l’innocence, la pureté, l’abolition du passé, le recommencement et donc… l’espérance :

Je vous laisse à plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort n’a pas grand-chose à apprendre aux vieilles gens, mais un enfant, dans son berceau ! Et quel enfant !… Tout à l’heure, le monde commence (p. 125).

On retrouve constamment cette isotopie dans l’œuvre de Bernanos. Dans Jeanne, relapse et sainte, il écrit par exemple :

Le cœur du monde bat toujours. L’enfance est ce cœur. N’était ce doux scandale de l’enfance, l’avarice et la ruse eussent, en un siècle ou deux, tari la terre [96] .

Pour lui, sainteté et enfance sont indissociables :

Mais qui se met en peine des saints ? On voudrait qu’ils fussent des vieillards pleins d’expérience et de politique, et la plupart sont des enfants [97] .

Au grand dam de son père, l’autre sainte de son œuvre, Mlle Chantal est aussi une enfant :

Je reproche à l’abbé Chevance de t’avoir maintenue exprès […] dans un état d’indifférence, d’ignorance absurde, puérile – oui, puérile ! – toi, pourtant si calme, si sensée… si judicieuse même… (Il bégayait.) Tu as l’expérience qu’il faut pour gouverner une maison telle que celle-ci, de la décision, une volonté magnifique, et il semble que tu aies fait cette gageure de vivre dans le monde avec la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant. Quelle contradiction [98]  !

ou un peu plus loin

au fond, je ne pensais qu’à Dieu, je n’étais simple et gaie que pour lui…, un enfant, un petit enfant… Mais les saints seuls sont des enfants [99]  !

« Cette petite âme obscure »

Les dénominations nous révèlent donc que Donissan est indéniablement un Homme de la Chute mais que c’est précisément cette dimension humaine qui fait sa grandeur, qui le rapproche du Christ, qui le ramène à la pureté de l’enfance. Or ce côté enfantin est une des caractéristiques essentielles de Mouchette. Le suffixe de son surnom en est une première preuve mais surtout constamment les personnages comme le narrateur reviennent sur sa jeunesse : « enfant » (p. 115, 198, 200), « petite » (p. 61, 65, 72, 74, 84, 103, 114), « mon petit » (p. 102, 109), « une gamine » (p. 88), « cette jeunesse » (p. 72). Ce sème est même parfois lexicalisé par l’adjectivation ou la suffixation : « la petite ombre » (p. 192), « petite fille » (p. 65, 79, 81, 22), « fillette » (p. 70, 90). Parce qu’elle est encore enfant et parce que l’enfance est indissociable de la sainteté, Mouchette malgré ses actes reste du côté des isotopies de l’immatériel et du divin. Plus qu’un corps, elle est une âme : « cette petite âme obscure » (p. 97), « petite âme farouche » (p. 196), « pauvre âme » (p. 219).

Certes, elle est associée à la fois à la sexualité et au meurtre mais elle n’est pas encore totalement un double de Mouche, l’héroïne de Maupassant. Contrairement à celle-ci, elle ne couche pas simultanément avec cinq hommes mais successivement avec deux. Contrairement à celle-ci, elle n’est pas encore amorale mais immorale. Elle ne se console pas de la perte d’un enfant par la possible naissance d’un autre. Ses sanglots ne sont pas balayés en une réplique par « Le sens comique qu’elle avait dans les moelles […] [100]  » Elle n’est pas encore perdue, elle peut être sauvée. Elle n’est pas encore Mouche, elle n’est que Mouchette.

Ce suffixe est primordial lorsque l’on sait que

Belzébuth, désignant le chef des démons dans le Nouveau Testament, est une déformation péjorative de Ball Zébub « seigneur des mouches », dieu philistin mentionné dans l’Ancien testament) [101] .

Or Bernanos le sait et le dit :

Dieu veut-il que le serviteur qui l’a suivi, trouve à sa place le roi risible des mouches, la bête sept fois couronnée ? (p. 267).

Il en joue dans plusieurs de ses romans. La petite héroïne du Journal d’un Curé de Campagne, elle aussi tentée par le Malin, voit trôner au cœur de son patronyme le radical « mouche » : Séraphita Dumouchel. Comme Mouchette, en elle se mêlent mélioratif (l’enfance) et péjoratif (l’âge adulte), isotopie de la pureté et allotopie du vice :

C’était la meilleure élève du catéchisme, gaie, proprette, le regard un peu hardi, bien que pur [102] .

Mais la pauvre petite, sans doute encouragée par les autres, me poursuit de grimaces sournoises avec des mines de vraies femmes, et une manière de relever sa jupe pour renouer le lacet qui lui sert de jarretière [103] .

Dans ce même roman, les sèmes/mouche/et/mal forment une véritable molécule sémique puisqu’on peut y lire : « De quel effort n’eût pas été capable le cerveau de l’homme si la mouche empoisonnée n’y avait pondu sa larve ! [104]  ». Cette molécule sémique était déjà présente dans « Une nuit ». Dans cette nouvelle de Bernanos, chronologiquement antérieure à Sous le soleil de Satan, une indienne criminelle, double de Mouchette par bien des aspects, est associée métaphoriquement à plusieurs reprises à cet animal : « J’ai trouvé par hasard une jolie bête d’une espèce très particulière [105]  » ; « Avez-vous été piqué par une mouche charbonneuse, camarade ? [106]  » ; « La fille… Oui, hein ? L’avez-vous tuée ? Elle ne fait pas plus de bruit qu’une mouche [107]  ». Cette molécule, on la retrouve aussi dans La Joie lorsque la grand-mère, caractérisée par le mensonge, s’écrie : « Ainsi dans ce moment, je vous parle, et je vois aussi une grosse mouche bleue – oui, bleue ! [108]  ». En toute logique sémique, la petite fille étant devenue grand-mère, la « mouchette » devient « mouche bleue ». Dans Les Grands Cimetières sous la lune, la mouche forme toujours une molécule sémique avec le péché mais aussi, comme, dans le roman que nous étudions, avec la jeunesse :

Mais à qui la jeunesse ne prodigue-t-elle pas son âme ! Elle la jette parfois à pleines mains, dans les bordels. Comme ces mouches chatoyantes, vêtues d’azur et d’or, peintes avec plus de soin que les enluminures de missel, les premières amours s’abattent autour des charniers [109] .

Dans Sous le Soleil de Satan, on peut légitimement se demander si Bernanos n’a pas mis en place autour de cette lexie un véritable réseau sémantique. Outre l’interprétant « le roi risible des mouches », elle n’est pourtant présente qu’une seule autre fois dans le roman : « Une mouche, affairée, bourdonne » (p. 265). Mais tactiquement parlant, ce passage se trouve au cœur de la deuxième partie du roman (au chapitre VII alors que « Le Saint de Lumbres » en contient quinze) et est constitué d’une phrase de seulement quatre mots alors que la précédente était au contraire particulièrement longue. Cette phrase est également surmarquée par sa position en fin de paragraphe. Connotativement, dans cet extrait, le sémème ‘mouche’est associé à la mort et est très ergatif comme le souligne l’adjectif détaché « affairée ». Du point de vue sonore mais aussi dynamique il est allotopique de l’enfant : « à présent merveilleusement sage et tranquille » (p. 264-265). Il est également intéressant de remarquer que cette lexie est « cernée » par des abeilles :

Le beau soleil filtrait sur les romaines et les laitues. Des abeilles, dans le vent d’ouest, filaient comme des flèches. Car la brise s’était levée avec le jour (p. 250),

Regardez ces enfants, Seigneur, dans leur faiblesse ! leur vanité, aussi légère et aussi prompte qu’une abeille (p. 276) ?

Les lexies cotextuelles « lumière », « beauté », « brise » [110] , « enfants », l’apostrophe « Seigneur », le fait que les abeilles soient associées à Donissan et que culturellement parlant cet insecte, à cause de son miel et de son dard, soit traditionnellement considéré comme l’emblème du Christ [111] amènent à déceler une nouvelle manifestation de la lutte entre le diable et le Christ. La structure « abeilles, mouche, abeilles » résume en effet parfaitement la scène de l’enfant malade. Au cœur de la sainteté, au cœur de l’acte de Donissan vient se nicher le diable ; pourtant même si l’enfant ne ressuscite pas, la sainteté finit par l’emporter. On peut aussi noter que dans ce même passage, un troisième insecte, mi-mouche mi-abeille, est présent :

Il sourit, écartant de sa main une guêpe importune (la guêpe, et cette bouche émerveillée, pleine de discours, deux bêtes bourdonnantes) (p. 251).

Cette guêpe s’insère parfaitement dans le réseau décrit ci-dessus. Entre l’abeille Christ et la mouche Diable volètent les mi-Christ mi-Diable, les hommes ordinaires, les médiocres au sens étymologique du terme.

Quoi qu’il en soit, puisque Mouchette n’est pas totalement Mouche, puisqu’elle est encore enfant, malgré sa faute, elle est paradoxalement plus proche de Donissan qu’aucun autre protagoniste du roman. D’ailleurs, tous deux sont « seul[s] contre tous [112]  », tous deux sont des révoltés (« grand vieillard, en pleine révolte, en plein défi » p. 273, « la petite révoltée » p. 72, « enfant révolté » p. 84) ; tous deux connaissent « La tentation du désespoir » et ont un itinéraire ne manquant pas de parallélisme ; tous deux surtout gardent une certaine naïveté et sont en relation avec le divin. Si l’une est appelée « mystique ingénue » (p. 213), l’autre est désigné par le groupe nominal « paysan mystique » (p. 302). De même si Donissan est nommé « le saint de Lumbres » et est comparé au curé d’Ars, Mouchette est pour le narrateur une « sainte Brigitte du néant » (p. 213). Paradoxalement, elle n’est pas si différente d’une Mlle Chantal

prise[s] dans les rets de flamme du paysage, comme une petite mouche au centre d’une toile éblouissante… Elle fit face [113]  !

On pourrait aussi aisément la comparer à la pucelle d’Orléans telle que Bernanos la décrit dans Jeanne, Relapse et sainte. Comme la bergère de Domrémy, elle est seule face aux « vieillard[s] aux pinces débiles, [aux] infatigable[s] mâchoire[s] [114]  », seule face à

[…] l’esprit de vieillesse qui conquiert patiemment le monde, le perd chaque fois au bon moment, puis recommence pour le perdre encore, inlassable, inexorable. [115]

Dans les deux cas les êtres qui harcèlent sont comparés à des animaux sauvages : « seule hyène peut-être parmi ces renards et ces rats [116]  ». Constamment Bernanos associe aussi à Jeanne le suffixe « ette » : « Pauvre, pauvre Jeannette [117]  », « la pauvrette [118]  », « cette bergerette [119]  ». Toutes deux sont aussi caractérisées par leur combativité mais surtout Bernanos ne cesse d’utiliser les mêmes dénominations pour les désigner : « une jolie fille [120]  »/ « jolie fille » (p. 65) ; « la fille sans cervelle qui n’en voulut jamais faire qu’à sa tête [121]  »/« la fille obstinée » (p. 61) « entêtée » (p. 79) ; « pauvre fille [122]  »,/« pauvre fille » (p. 203) ; « petite fille [123]  »,/« petite fille » (p. 65, 79, 81, 223) ; « pauvrette [124]  »/« pauvrette » (p. 61, 71, 74,.90), etc.

Cependant Germaine si elle est enfant et donc du côté de la sainteté par le diminutif « ette » n’en est pas moins du côté maléfique par le radical « Mouche ». Plus que jamais son nom de famille est révélateur : « Mal – orthy. » L’histoire de Mouchette c’est l’histoire d’une enfant qui devient adulte, c’est l’histoire d’une gamine qui est à la lisière du « droit » et du « mal ». Elle résume en sa personne la condition humaine vue par Bernanos, elle est mi-Dieu mais elle est aussi mi-animal : « un jeune animal féminin » (p. 75), « Ce joli gibier là » (p. 65), « souple petite bête » (p. 99), « pauvre petit animal obscur » (p. 21), « petite bête obscure et farouche » (p. 200). Comme le curé de Lumbres, elle est lumière et ombre : « cette petite âme obscure » (p. 97), « la noire silhouette » (p. 104), « la petite ombre » (p. 192), « ombre mystérieuse », (p. 192), « petite bête obscure et farouche » (p. 200), « pauvre petit animal obscur » (p. 211). En devenant adulte, étant non soutenue par les repères de la foi, étant corrompue par la morale républicaine, elle tombe vers l’ombre et perd sa part enfantine. Il faut donc lire au sens propre mais surtout au sens figuré la dernière ligne, d’ailleurs surmarquée typographiquement, du chapitre IV de « Histoire de Mouchette » : « Mouchette ouvrit la fenêtre et disparut » (p. 92).

Effectivement, le surnom affectif, dernière trace de l’enfance, disparaît dans les pages qui suivent. Mouchette devient soudain « Mademoiselle Germaine » (p. 92) ou « Mlle Malorthy » (p. 92) et lorsque Gallet tente de réutiliser le surnom de Mouchette, elle le houspille violemment et refuse qu’il lexicalise son sobriquet : « Je te défends de m’appeler Mouchette » (p. 93). Même le narrateur la désigne alors par les syntagmes « Mlle Malorthy » (p. 93) ou Germaine « Malorthy » (p. 93) et ce n’est évidemment pas un hasard si sont soudain juxtaposés « la petite Malorthy, Mlle Malorthy » (p. 94). La typographie révèle la chronologie. En deux vocables, l’enfant disparaît. Par la suite, la dénomination « Mlle Malorthy » devient une des désignations les plus courantes pour parler de Mouchette (p. 104, 107, 114, 115, 192, 193, 195, 196, 197, 198, 230, 231).

Tout aussi symptomatiquement, la féminité et la sexualité sont soudain réactivées. L’enfant, la petite devient alors « maîtresse » (p. 100, 101, 102, 103, 104, 107) ou « amante » (p. 103) et la dimension diabolique de Mouchette, déjà précédemment annoncée par des sèmes afférents socio-normés évoquant tantôt Ève tantôt le serpent (« la belle fleur pleine de venin » p. 89, « fille qui faute » p. 70, « rusée » p. 80, 87), devient alors si actualisée qu’elle finit par être lexicalisée : « petite servante de Satan » (p. 213).

« [T]oute sa musique ne l’a pas préservé du péché. »

Et pourtant, alors qu’elle a indéniablement péché, alors qu’elle a basculé dans le monde des adultes, le narrateur ne peut s’empêcher de la regarder comme Mlle Chantal dans La Joie regarde le chauffeur russe : « Vous avez pitié de tout, vous souriez à tout, même aux feuilles des arbres, même aux mouches. [125]  » Il ne peut s’empêcher de voir derrière elle toutes ces Francine abusées par leurs sentiments et par le cynisme masculin, ce qui actualise au passage de nouveaux sèmes dans la lexie « Mouchette », les sèmes/petitesse/, /victime/, /fragilité/, /faiblesse/: « J’en ai vu de plus malicieuses que vous chipées par le suicide, l’idée fixe à ce qu’on dit, gobées comme des mouches… [126]  » ; « Je me fiche du reste, je ne veux pas qu’on se mette en peine de moi, je mourrai comme une mouche [127]  ».

Bien qu’elle ait acquis le statut de demoiselle, de femme, le narrateur se remet à la désigner par son surnom d’enfant, « Mouchette » (p. 99, 103, 104, 105, 106, 107, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115). Plus que cela, comme le révèle la confrontation des passages où sont utilisées les dénominations « Mlle Malorthy » et « Mouchette », à partir de la page 195 les « Mouchette » deviennent de plus en plus nombreuses et finissent même, après la page 199, par chasser presque totalement les « Mlle Malorthy. » Or, comme déjà dit plus haut, « c’était son nom d’amitié » (p. 77). Le suffixe « -ette » est certes un diminutif mais il a aussi une dimension fortement affective. Cette dénomination révèle que le narrateur continue à porter sur Mouchette un regard aimant. De même, derrière le groupe nominal « la misérable enfant » (p. 114), il faut voir une syllepse. Certes Mouchette n’est qu’une misérable et odieuse pécheresse mais elle est aussi une fille qui est dans la misère, une fille digne de pitié. On comprend donc pourquoi apparaît aussi à plusieurs reprises sous la plume de Bernanos un autre diminutif affectif : « la pauvrette » (p. 61, 71, 90). Le narrateur a une attitude très proche de celle de Donissan, qui, alors que Malorthy ou le marquis la désignent constamment par des expressions péjoratives, utilise, allotopiquement, pour la nommer un syntagme très déférent et respectueux : « cette personne » (p. 219). Il regarde avec affection la pauvre petite âme, il en arrive à être envers Mouchette plus paternel que son propre père puisqu’il l’apostrophe en l’appelant : « MA FILLE » (p. 202). Les capitales en surmarquant ce syntagme virtualisent le sème/féminin/et actualisent le sème/enfant/. Cette actualisation avait été préparée quelques pages plus tôt : « le regard paternel acheva de la confondre. Si paternel !…. » (p. 197). Or symptomatiquement, le narrateur utilise à plusieurs reprises exactement les mêmes lexies que Donissan pour désigner Mouchette : « pauvre fille » (p. 203), « pauvrette ! » (p. 74). Ces dénominations révèlent que, comme Donissan, il a un regard éminemment chrétien sur Germaine, un regard qui rappelle celui que le Christ porte dans les Evangiles sur Marie-Madeleine.

Comme le révèlent l’omniprésence des connotations affectives et la réitération de l’adjectif « pauvre », ce regard, le narrateur ne le réserve pas qu’à Mouchette, il le porte sur tous ses personnages. Sur Donissan bien sûr qui, comme nous l’avons vu, est tour à tour appelé « le misérable » (p. 263), « misérable prêtre » (p. 162, 171, 188), « pauvre prêtre » (p. 127, 130, 135, 139, 140, 142, 144, 147, 155, 160, 161, 168, 170, 171, 172, 180, 189, 191, 215, 216, 224, 227, 251, 308), « pauvre prêtre accablé » (p. 185), « pauvre homme » (p. 197), « pauvre curé de Lumbres » (p. 233, 235). Mais aussi sur des personnages bien moins valorisés comme par exemple le marquis qui est nommé par le narrateur « la pauvre dupe » (p. 86) ou le curé de Luzarnes qui est tour à tour désigné par les expressions : « une pauvre vie » (p. 248), « le prêtre malheureux » (p. 255), « un malheureux » (p. 258), « l’infortuné » (p. 293). Même les plus odieux, les plus insupportables ont droit au regard charitable et apitoyé du narrateur. Saint-Marin est ainsi appelé au détour d’une phrase : « le misérable » (p. 282), « le malheureux » (p. 289) et Gallet, l’infâme, devient sous la plume de Bernanos « pauvre petit homme » (p. 69), « pauvre diable » (p. 100), « malheureux » (p. 100, 112).

Cet amour du petit, du plus pitoyable, Bernanos l’explicite dans Journal d’un Curé de campagne :

Et si Jésus-Christ vous attendait justement sous les apparences d’un de ces bonshommes que vous méprisez, car sauf le péché, il assume et sanctifie toutes nos misères ? Tel lâche n’est qu’un misérable écrasé sous l’immense appareil social comme un rat pris sous une poutre, tel avare un anxieux convaincu de son impuissance et dévoré par la peur de « manquer ». Tel semble impitoyable qui souffre d’une espèce de phobie du pauvre, – cela se rencontre, – terreur aussi inexplicable que celle qu’inspirent aux nerveux les araignées ou les souris. Cherchez-vous Notre-Seigneur parmi ces sortes de gens ? lui demandais-je. Et si vous ne le cherchez pas là, de quoi vous plaignez-vous ? C’est vous qui l’avez manqué [128] …

On retrouve là le même regard que celui porté par Bernanos sur les bourreaux de Jeanne d’Arc :

Mais à mesure qu’approche le dénouement, dès qu’on voit faiblir la sainte harcelée, forcée d’heure en heure dans sa naïve et fragile défense, une pitié qu’on n’attendait plus vous saisit soudain pour les juges. Au point où ils en sont désormais, aucune force humaine ne saurait les ramener en arrière, ils s’enfoncent par leur propre poids, on les voit tomber comme des pierres [129] .

Peut-être faut-il y voir une influence de Saint Dominique, qui, rappelons-le, fut le sujet d’étude d’un des premiers essais de Bernanos :

c’est la même voix aussi qui, dans le retrait de la nuit, appela Dieu tant de fois d’un cri déchirant, rugissant pour les infidèles, les hérétiques, les Juifs, et dans l’admirable délire d’une charité universelle allant jusqu’à prétendre forcer la justice même du Père, en priant pour les damnés […] [130] .

Mais c’est surtout de Saint Paul que Bernanos par bien des aspects se révèle le continuateur. Certes il malmène vertement ceux qui s’égarent mais, à la manière du disciple qui dans la première épître aux Corinthiens écrivait

Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit [131] ,

il est aussi le premier à clamer :

Tout ce grand appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de magnificence et de majesté n’est rien de lui-même, si la charité ne l’anime [132] .

Cette « charité », caractérisée et déterminée dans La Joie, nous permet de comprendre pourquoi Donissan est duel, pourquoi il n’est pas un pur esprit, pourquoi il ne renie pas la matière, le terrestre :

une charité plus humaine, plus charnelle qui découvre Dieu dans l’homme, et les confond l’un et l’autre par la même compassion surnaturelle [133] .

Bernanos continue à voir derrière les hommes, derrière les rides, derrière les vices, des enfants de Dieu. Preuve en est, cette isotopie ressurgit sous sa plume même pour les protagonistes les plus improbables. Gallet est par exemple dénommé « gros bébé » (p. 108), le curé de Luzarnes « gros enfant épanoui » (p. 262) et le plus âgé d’entre eux, Saint-Marin, est traité de « gamin bientôt centenaire » (p. 281), voire d’« Etrange, effroyable nourrisson » (p. 281).

C’est parce qu’il sait voir derrière chaque être l’enfant qui sommeille que Bernanos est justement l’opposé de Saint-Marin, Saint-Marin dont il faut lire le patronyme ironiquement puisque par son attitude il n’a rien d’un saint. Bien au contraire, il a tout du Cénabre de L’imposture. Comme ce dernier, il est reconnu avant tout par son œuvre et d’ailleurs on peut sans doute voir derrière le syntagme récurrent « l’auteur du Cierge Pascal » (p. 284, 285, 286) comme un lointain écho du groupe nominal tout aussi récurrent « l’auteur des Mystiques florentins [134]  ». Dans les deux cas, il y a allotopie, contradiction, entre le titre où la dimension chrétienne est très actualisée et l’auteur en qui cette même dimension est virtualisée. Le lexique et les isotopies les rapprochent également. Si Cénabre est « l’esprit le plus subtil et le plus fin de son temps » [135] , Saint-Marin est un « esprit » (p. 292), « un bec fin » (p. 292), « un homme, pourtant subtil » (p. 304). Saint-Marin prend une place très importante à la fin du roman parce qu’avec Sous le Soleil de Satan, Bernanos s’interroge sur le bien-fondé de sa vocation d’écrivain. Écrire est-il moralement et chrétiennement justifié ?

J’ai mes idées sur la harpe du jeune David. C’était un garçon de talent, sûr, mais toute sa musique ne l’a pas préservé du péché [136] .

La littérature n’est-elle pas une voie dangereuse pour l’âme ?

Le voilà tombé dans la littérature comme un rat dans un bol de glu, et ça dégoûte de l’y voir barboter [137] .

Peut-on concilier le statut d’écrivain avec celui de chrétien ? Bernanos se méfie en fait terriblement des mots :

Nous répétons des mots non moins épuisés que nous-mêmes (p. 302

Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés (p. 280),

Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux. […] Périssent avec lui les mots perfides (p. 307)

Les mots les plus sûrs étaient pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main. On traitait communément, je ne dis même pas de héros, mais de saint, l’adjudant engagé, tué par hasard au créneau [138]

En parfaite cohérence avec les valeurs analysées plus haut, il se méfie aussi de tout intellectualisme, de l’intelligence desséchante :

Hélas ! la charité nous peut unir et confondre en un même cœur, mais l’univers intellectuel est une solitude claire et glacée… Oui, l’intelligence peut tout traverser, ainsi que la lumière l’épaisseur du cristal, mais elle est incapable de toucher, ni d’étreindre. Elle est une contemplation stérile [139] .

Et déjà naissait dans ce cerveau enfantin l’œuvre sournoise, têtue, les livres brillants et stériles, au cœur empoisonné, modèles d’analyse perfide, sagace, impitoyable, d’un travail et d’une inspiration si complique qu’ils trouveront toujours des dupes [140]

Stylistiquement, ces constatations induisent ce que nous n’avons cessé d’observer, à savoir un registre de langue simple, des lexies du quotidien, des syntagmes généralement courts, une syntaxe dénominative peu complexe (nom propre, article + adjectif + nom, article + nom + complément de nom, article + nom + relative) voire même des détours par l’idiolecte rural : « Rien de meilleur que d’exprimer le surnaturel dans un langage commun, vulgaire, avec les mots de tous les jours » (p. 223). Pas plus qu’il ne souhaite des constructions intellectuelles tournant à vide, Bernanos ne revendique l’art pour l’art : « On ne peut le nier : l’art a un autre but que lui-même [141]  ».

Mais ce qu’il craint avant tout dans l’acte d’écrire, c’est le « faux-être », c’est « l’Imposture ». Dans la lignée d’un Platon, dans la lignée des Jansénistes, il assimile écriture et mensonge, écriture et cynisme, écriture et manque de charité. On comprend d’autant mieux pourquoi il a attendu l’âge de 38 ans pour publier son premier roman et pourquoi plusieurs de ses premières nouvelles mettent justement en scène des écrivains confrontés au mensonge :

Le génie a toujours en soi quelque chose d’hostile et d’irréductible, et comme un principe de stérilité. S’il réalise cette merveille d’inspiration et d’équilibre qu’est l’œuvre d’art achevée, c’est le plus souvent, et quand la divine charité n’y collabore, par une espèce de spécialisation monstrueuse qui épuise toutes les puissances de l’âme et la laisse dévorée d’orgueil dans un égoïsme inhumain. L’homme de génie est si peu dans son œuvre, qu’elle est presque toujours contre lui un témoignage impitoyable […] le moraliste sait qu’il a devant lui ce personnage d’artifice et de fraude, ce cadavre camouflé dont nous sommes nous-mêmes dupes aussi souvent qu’autrui, jusqu’à ce que le premier regard du juge, au-delà de la mort, le fasse voler en éclat [142]

Autant de sèmes afférents que l’on retrouve constamment dans les dénominations péjoratives utilisées pour désigner Saint-Marin : « hideux vieillard » (p. 281), « le vieux cynique » (p. 285), « le vieux comédien » (p. 289, 291), « l’observateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, délicieux railleur ! » (p. 304), « ce vieux corps inerte » (p. 282), « patriarche du néant » (p. 287). S’il est aussi nommé « vieux jongleur » (p. 280) et un peu plus loin « le merveilleux jongleur » (p. 297), c’est sans doute par référence à un de ses modèles, Anatole France, l’auteur du « jongleur de Notre Dame ». Cette nouvelle d’apparence simple, fervente et chrétienne a pourtant pour auteur un être profondément anti-chrétien. Dans cette nouvelle, Anatole France s’avère donc plus que jamais ce « personnage d’artifice et de fraude, ce cadavre camouflé » évoqué plus haut. Il est un double du jongleur qui

[…] après avoir attiré les enfants et les badauds par des propos plaisants […] prenait des attitudes qui n’étaient pas naturelles […] se renversant jusqu’à ce que sa nuque touchât ses talons, il donnait à son corps la forme d’une roue parfaite et jonglait, dans cette posture [143]

On comprend que Bernanos ne l’épargne pas dans Un Mauvais rêve :

Ils lisaient ensemble les livres envoyés chaque quinzaine par le libraire de Meaulnes qui ressemble à Anatole France dont il a le culte, et qu’il s’efforce d’imiter en tout, au point d’engrosser ses bonnes [144] .

Le « crime » d’Anatole France mais aussi de Saint-Marin et de Cénabre est d’être assez cynique pour écrire des œuvres édifiantes alors qu’il est athée, alors qu’il écrit avec un cœur sec :

L’art, ou plutôt la formule heureuse de l’auteur, exploitée à fond, peut se définir ainsi : écrire de la sainteté comme si la charité n’était pas. […] Il lui est simplement donné d’imaginer un ordre spirituel découronné de la charité [145]

C’est d’ailleurs sans doute pour surmarquer et mieux actualiser leur « imposture » que la plupart des écrivains de Bernanos ont des aventures sentimentales extraconjugales.

Mais alors si écrire n’est pas une question d’intelligence, si écrire ne se réduit pas à l’art pour l’art, si écrire ne doit pas être une « Imposture », si Saint-Marin, Cénabre mais aussi Monsieur Dargent, Jacques du « Dialogues des ombres », Ganse d’Un mauvais Rêve ne sont pas de bons modèles d’écrivain, qui l’est ? La réponse est simple : celui à qui le narrateur ressemble le plus par son attitude, Donissan. Par de nombreux aspects, on peut en effet paradoxalement voir derrière ce « mal dégrossi », ce « petit sauvage » (p. 120), une figure de l’écrivain tel que le conçoit Bernanos. Non seulement lui aussi refuse les finesses intellectuelles gratuites : « Nul ne montra plus de défiance aux beaux esprits » (p. 162) mais il finit même « par atteindre à une espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique » (p. 139). N’est-il pas aussi comparé à un « artiste vieillissant qu’on trouve mort devant l’œuvre commencée, les yeux pleins du chef-d’œuvre inaccessible » (p. 142) ? Ne raconte-t-il pas exactement comme Bernanos « l’histoire de Mouchette non point dramatisée par le metteur en scène, enrichie de détails rares et singuliers, mais résumée au contraire, réduite à rien, vue du dedans » (p. 200) ? Ses propres mots ne finissent-ils pas par se mêler avec ceux du narrateur (p. 269) ? N’a-t-il pas enfin comme Bernanos une prédilection pour les noms propres :

Ces noms que prononçait l’un après l’autre la voix redevenue souveraine, elle les reconnaissait au passage, mais pas tous. C’étaient ceux des Malorthy, des Brissaut, des Paully, des Pichon, aïeux et aïeules, négociants sans reproche, bonnes ménagères, aimant leur bien, jamais décédés intestats, honneur des chambres de commerce et des études de notaire. (Ta tante Suzanne, ton oncle Henri, tes grand-mères Adèle et Malvina ou Cécile…) (p. 205) ?

La Grâce donnée à Donissan est en fait la même que celle donnée aux grands écrivains :

Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste caché au plus pénétrant – à l’intuition la plus subtile – à la plus ferme éducation : une conscience humaine. […] Et voilà… et voilà que ce misérable prêtre se trouvait soudain transporté au plus intime d’un autre être (p. 188)

Pour Bernanos, le véritable écrivain est donc non pas un monstre d’orgueil et d’égoïsme, un subtil et stérile intellectuel desséché, un cynique plein d’artifices qui émeut tout en restant lui-même insensible mais un individu qui redonne leur sens plein aux mots, un individu qui est en quête, en mouvement (« L’œuvre d’art, même fixée par le génie, garde, jusque dans son immobilité sublime, le geste et la forme de son élan [146]  »), qui s’approche toujours plus de l’Être, un individu qui vit une véritable expérience spirituelle,

le métier d’écrivain, n’est plus un métier, c’est une aventure, et d’abord une aventure spirituelle. Toutes les aventures spirituelles sont des Calvaires [147] ,

un individu qui, comme Donissan, vit pleinement les trois vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, un individu qui retranscrit cet esprit de l’enfance que cherche vainement Ganse dans Un mauvais Rêve,

Je pense qu’aucun d’entre eux n’a réussi à déraciner tout à fait le petit enfant qu’il avait été jadis. Les plus malins n’ont donné que de vains simulacres, d’horribles poupées de cire [148] .

cet esprit d’enfance que Bernanos veut lui aussi plus que tout garder :

Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus [149] .

L’abondance et la variété des dénominations dans Sous le Soleil de Satan s’expliquent donc d’abord par une esthétique réaliste qui cherche à être le plus proche possible du référent en utilisant les stylèmes les plus référentiels possibles : expressions autonomes, expressions génériques, déictiques, discours direct, appellatifs, apostrophes, sociolecte, polyphonie, etc. Bernanos a aussi parfaitement conscience que toute dénomination est le résultat d’un regard, d’un point de vue :

L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt, comme un navire sous un pavillon étranger [150] .

Dénommer c’est donc proposer une lecture du réel. Multiplier et varier les dénominations, c’est donner une image de la réalité plus complète et plus exhaustive, c’est aussi confronter des points de vue parfois individuels mais surtout collectifs, c’est prendre conscience des rapports de force existant entre les individus et les classes sociales. Dénommer c’est enfin reprendre ou au contraire refuser les dénominations utilisées par les prédécesseurs. Choisir les dénominations d’un Balzac ou d’un Maupassant n’est donc pas un acte gratuit et est révélateur d’une vision du réel encore fortement influencée par le passé.

En toute logique, l’abondance et la variété des dénominations s’expliquent aussi par une conception de la littérature qui reste à un tel point classique que toute répétition est honnie. L’importance donnée aux dénominations vient également certainement du fait que Bernanos est monarchiste or pour ces derniers les noms et les titres sont bien sûr primordiaux puisque indissociables de leur identité. Les dénominations sont aussi de formidables marqueurs sociaux permettant de hiérarchiser le monde. Mais s’il est monarchiste, Bernanos est aussi polémiste et là encore l’on trouve certainement une des origines de sa verve lexicale. Ce n’est pas avec les armes qu’il se bat mais avec les dénominations qu’il jette à la figure de ses ennemis un peu comme les nobles et guerriers du passé le faisaient avant de s’affronter épées à la main.

Les explications qui précèdent, même si elles semblent justifier la plupart des dénominations analysées ci-dessus, ne sauraient cependant suffire. On pourrait leur faire le reproche que Bernanos adresse à Balzac : tout cela « n’est […] que le réalisme humain. [151]  » En effet, ces explications ne permettent en aucune façon de rendre compte de la sacralisation signalée plus haut. Pour mieux appréhender cette dernière et bien percevoir les enjeux, un détour par la culture judéo-chrétienne est indispensable. Dans cette culture, les noms et désignations ont une importance considérable. Pour les Hébreux, le nom propre de Dieu, YHWH, est sacré et ne peut être prononcé en dehors de l’enceinte du temple. En revanche, les noms communs servent à approcher ses qualités et attributs essentiels : « Il est Puissant » (Elohim), « Seigneurs » (Adonaï), « je suis qui je suis » (« Ehyeh Asher Ehyeh », « suprême » (Elyon), « omniprésent » (Maqom), « destructeur » (Shaddaï), etc. La dénomination est aussi sacralisée parce que c’est sous l’injonction de Yahvé que, dans le récit de la Genèse, Adam donne des noms « à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages [152]  » et qu’un peu loin, il appelle sa compagne « femme ». Dans de nombreux passages de la Bible, les serviteurs de Dieu sont aussi re-nommés et à chaque fois la nouvelle dénomination est lourde de sens. Simon le pêcheur devient par exemple l’apôtre « Pierre » (Marc, 3 16), c’est-à-dire le rocher sur lequel se bâtira l’Eglise des premiers chrétiens. Cette importance de la dénomination a bien sûr été transmise au christianisme. Dans de nombreuses communautés les moines ou moniales changent de nom quand ils font leurs vœux perpétuels. Même encore maintenant, lors des baptêmes, le prénom choisi par les parents doit avoir été précédemment porté par un saint, saint qui est censé servir de modèle et de protecteur au nouveau baptisé. Bernanos dans Journal d’un curé de campagne rappelle cette caractéristique en commentant le nom de l’héroïne d’une des pièces de Claudel :

La sainteté n’est pas sublime, et si j’avais confessé l’héroïne, je lui aurais d’abord imposé de changer contre un vrai nom de chrétienne son nom d’oiseau – elle s’appelle Sygne [153]

Il l’évoque aussi dans Les Grands Cimetières sous la lune :

Nous ne connaissons pas les saints, nous autres, et il semble que vous ne vous ne les connaissiez pas beaucoup davantage. Lequel d’entre vous serait capable d’écrire vingt lignes sur son Patron ou sa Patronne [154]  ?

Il en joue dans Dialogues des Carmélites : le nouveau nom de Blanche est loin d’être anecdotique. Sous le Soleil de Satan ne fait bien sûr pas exception à la règle. Comme la sœur de Lazare qui dans Les Evangiles se consacre avant tout à des tâches matérielles, la vieille femme qui entretient le presbytère de Donissan s’appelle Marthe (p. 240). Le roman contient aussi deux Antoine soumis à mille et une tentations : l’orgueil, la lâcheté, le lucre, la concupiscence, etc., comme le fut l’ermite du désert portant le même prénom. Moralement, chrétiennement, ces deux Antoine sont en train de se perdre ; or un homonyme de l’ermite, Saint Antoine de Padoue, est considéré justement par la tradition comme le saint patron des choses perdues. Cadignan, quant à lui, se prénomme Jacques. Il est, nous l’avons vu, un représentant de la noblesse, autrement dit un membre de cette classe sur laquelle s’est avant tout appuyée l’Eglise. Les dénominations nous ont aussi révélé que malgré tous ses défauts, il reste un des protagonistes préférés du narrateur. Il a le sang chaud et voudrait éliminer de la terre tous les bourgeois. Lui et les siens, avec un peu plus de courage, auraient d’ailleurs pu résister à la classe montante mais finalement les coups de sang et les grands gestes de protestation se sont révélés rodomontades. Dans le roman, il est confronté à une jeune fille qui finit par mourir. Il est lui-même le premier à disparaître. Il est assassiné. Autant de traits qui rappellent l’hagiographie de Jacques le Majeur. Celui-ci fait partie des premiers apôtres appelés par le Christ, il est d’ailleurs considéré par la tradition comme un des préférés. Il revendique la première place à côté de Jésus. Son tempérament est si bouillant qu’il veut punir par le feu ceux qui n’acceptent pas le message divin et qu’il est désigné dans les Evangiles par le mot grec « Boanergès », fils du tonnerre. Les Espagnols l’appelleront eux « Matamore », « le tueur de Maures », lexie riche de sens quand l’on sait combien le sémantisme de ce mot s’est ensuite affaibli et s’est chargé de connotations péjoratives. Autre détail significatif, Jacques le Majeur est l’un des rares apôtres présents à la mort de la fille de Jaïre. Après que Christ lui a annoncé qu’il boira sa coupe, il est enfin le premier apôtre à disparaître : il meurt assassiné. Mouchette semble elle aussi sous l’étoile de sa sainte patronne : Sainte Germaine Cousin de Pibrac. Celle-ci n’était effectivement qu’une petite paysanne, une bergère, ce qui, au passage, permet d’autant mieux de comprendre les similitudes relevées plus haut entre Mouchette et Jeanne d’Arc. Germaine Cousin fut maltraitée par sa propre famille, elle mourut jeune. L’on reconnut plus tard son corps à sa gorge marquée de cicatrices. Depuis lors, elle est la patronne de tous ceux qui souffrent et que la vie malmène, la patronne des malades, des déshérités, des faibles.

Comme le montrent tous ces exemples, dénommer, pour un fervent catholique, n’est donc pas un acte insignifiant et l’on comprend donc d’autant mieux à la fois la révolte de Bernanos face à ceux qui souillent les mots et son profond désir de revitaliser ceux-ci :

Je désirais simplement […] fixer ma pensée […] sur un homme surnaturel dont le sacrifice exemplaire, total, nous restituerait un par un chacun de ces mots sacrés dont nous craignions d’avoir perdu le sens [155] .

Chrétiennement parlant, le nom, c’est effectivement d’abord ce qui rattache un individu à ses parents, ses grands-parents, ses ancêtres et donc finalement à la grande famille humaine. C’est ce que Donissan fait comprendre à Mouchette lorsqu’il la rencontre sur le chemin : « A un mot, à un nom soudain prononcé, ainsi qu’à la surface d’une bulle de boue, quelque chose remontait du passé au présent » (p. 205), « Elle s’était reconnue dans les siens, et au paroxysme du délire, ne se distinguait plus du troupeau. Quoi ! pas un acte de sa vie qui n’eût ailleurs son double ? » (p. 206). C’est aussi ce que signifie la plaque de marbre de l’église de Lumbres : « Il épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure » (p. 299). Puisqu’ils permettent de remonter de génération en génération, les noms ramènent à Adam, à l’essence de l’humanité, c’est-à-dire « au noyau du monstre même, la faute initiale ignorée de tous » (p. 206). Grâce aux mots, les hommes prennent conscience de leur condition de pécheur et, par la même occasion, découvrent la valeur de la Grâce : « Le diable introduit, il est difficile de se passer de la Grâce pour expliquer l’homme [156]  ». Plus que cela, les noms, les mots sont eux-mêmes Grâce,

À chaque instant, il peut nous être inspiré le mot nécessaire, l’intervention infaillible – celle-là – pas une autre. C’est alors que nous assistons à de véritables résurrections de la conscience (p. 223),

une grâce qui d’ailleurs bien souvent se dérobe. Le « juste nom », le « juste mot » n’en ont que plus de force : « Ah ! les mots me manquent ; ils m’ont toujours manqué, s’écrie-t-il avec une impatience naïve… » (p. 253). Le nom est également sacré parce que comme nous l’avons vu avec la Bible, le baptême et les communautés religieuses : « C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons n’est qu’un nom d’emprunt… » (p. 133). Trouver le bon nom, le bon mot, c’est découvrir l’essence profonde d’une situation, d’un être :

Sa perpétuelle recherche de l’expression n’est que l’image affaiblie, ou comme le symbole, de sa perpétuelle recherche de l’Être [157] .

Être appelé par son nom, c’est être rappelé à l’essence de ce nom, rappelé au projet de Dieu sur le porteur de ce nom, d’où les réticences observées plus haut à utiliser tel ou tel prénom, tel ou tel surnom, d’où l’émotion du curé de Luzarnes quand Donissan l’apostrophe : « Mais le pis, c’était son propre nom, les trois syllabes en plein vent, jetées comme un ordre : Sabiroux… Sabiroux » (p. 256). Nous ne sommes pas loin du « Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? [158]  » du chemin de Damas. En répétant avec force le prénom de son interlocuteur, Donissan l’invite à quitter ses habits de scientifique, à retrouver l’innocence et la pureté qu’il y a en lui, l’innocence et la pureté qui étaient justement l’apanage de son illustre paronyme-antonyme : Bernadette Soubirous.

Dénommer, pour un chrétien, c’est donc rien de moins que d’œuvrer à la communion des saints, redécouvrir les tréfonds de la nature humaine, recevoir une grâce du Ciel, découvrir l’essence profonde des êtres et des choses, réaliser sur Terre le projet de Dieu et finalement en arriver à imiter celui qui nomme, celui que la tradition appelle justement… « Le Verbe ». On comprend pourquoi les dénominations sont si importantes dans l’œuvre de Bernanos, pourquoi un beau jour, malgré toutes ses réticences et ses doutes, malgré sa peur de l’imposture, malgré sa crainte de ne pas pouvoir restituer un regard d’enfant, il a fini par prendre la plume et s’est mis à rédiger un certain roman intitulé Sous le Soleil de Satan.

L’abondance et la variété des dénominations dans l’œuvre de Bernanos s’expliquent donc par le fait que celui-ci est un Monsieur Réaliste, un Monsieur Réactionnaire mais aussi et avant tout un Monsieur Chrétien. Cependant, paradoxalement, ces trois identités sont aussi constamment discutées dans Sous le Soleil de Satan.

Certes de nombreux stylèmes nous ont prouvé que Bernanos cherche à copier le réel, pourtant son roman met en scène le diable et semble finalement beaucoup plus s’intéresser au spirituel qu’au matériel.

Certes Bernanos est réactionnaire par son écriture et par ses idées, certes sans cesse l’on retrouve, derrière ses mots, le défenseur de Drumont, le compagnon de Maurras, l’ennemi de la République des bien pensants et de la science, pourtant le monarchiste qu’il est n’hésite pas à critiquer le marquis, à dénoncer la vanité des classes, à remettre en cause les étiquettes sociales et à voir derrière chaque individu un Homme ou une Femme. En cela, il s’oppose totalement à la formule de Poincaré « répétée depuis tant de fois : Ni réaction, ni révolutions  [159]  ». Au contraire, lui réussit l’exploit d’être à la fois réactionnaire et révolutionnaire.

On retrouve la même complexité au niveau religieux. Certes Bernanos s’affirme chrétien, catholique et pourtant il porte une charge terrible contre le clergé et contre

[…] beaucoup de catholiques préoccupés surtout de conservation sociale, c’est-à-dire en somme, de leur propre conservation [160] .

De même pendant la guerre d’Espagne, contre toute attente, il défendra les Républicains et il s’en prendra à de multiples reprises à l’Eglise :

J’observe simplement que ce massacre de misérables sans défense ne tira pas un mot de blâme, ni même la plus inoffensive réserve des autorités ecclésiastiques qui se contentèrent d’organiser des processions d’actions de grâces [161] .

On pourrait aussi rappeler que, comme nous n’avons cessé de le montrer, Donissan, est à la fois du côté de la Chute et de la Rédemption, du côté des Hommes et du côté de Dieu :

Chacun de nous […] est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien […], tantôt tourmenté du goût mystérieux de l’avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l’animalité, son incompréhensible nostalgie (p. 221).

On retrouve cette même ambivalence jusque dans le titre du roman puisqu’à la noirceur afférente de Satan s’oppose la luminosité du soleil.

À la lumière de toutes ces antinomies, on comprend pourquoi Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la Lune en arrive à se décrire comme « un de ces énergumènes impossibles à inscrire dans aucun Pays Réel [162]  ». « Monsieur Réaliste », « Monsieur Réactionnaire », « Monsieur Chrétien »… En vérité, aucune de ces dénominations n’est totalement satisfaisante. Dénommer ce maître de la dénomination relève de la gageure et c’est sans doute d’ailleurs à cause de cela que malgré certaines de ses prises de position révoltantes on le lit encore. Il ne fait pas partie de ceux qu’on enferme aisément dans tel ou tel tiroir. À l’image des lexies Mal-orthy et Lumbres (ombre et lumière), il est à la fois un « monsieur oui » et un « monsieur non », ou plutôt, même si ce rapprochement lui aurait certainement déplu, un… « Monsieur Ouine ».


1

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, in Essais et écrits de combat I, Paris, Gallimard (La pléiade), 1971 [Plon, 1929], p. 471.

2

Toutes les références à Sous le Soleil de Satan correspondent à l’édition de La Pléiade, Œuvres romanesques, Dialogues des carmélites, Paris, NRF, Gallimard, 1984.

3

Marc Wimet, Grammaire critique du français, Paris, Duculot (Hachette supérieure), 2e éd., 1998, 74, p. 73.

4

Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin (Sup), 2003, p. 232.

5

« groupe de taxèmes, lié à l’entour socialisé, et tel que dans un domaine déterminé il n’existe pas de polysémie. », François Rastier, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987, p. 274.

6

Karl Cogard, Introduction à la stylistique, Paris, Flammarion (Champs Université), 2001, p. 200.

7

Catherine Fromilhague, Anne Sancier-Chateau. Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Armand Colin (Lettres sup.), 2004, p. 215.

8

Georges Bernanos, L’imposture, p. 474.

9

Georges Bernanos, Monsieur Ouine, p. 1434.

10

Ibid., p. 1432.

11

Honoré de Balzac, Z. Marcas, cité par Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin (Sup), 2003, p. 235.

12

Georges Bernanos « Lettres à l’abbé Lagrange », 15 septembre 1905, in Œuvres romanesques, Dialogues des carmélites, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1984, p. 1733.

13

« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, in Essais et écrits de combat, Paris, NRF, Gallimard (La Pléiade), 1997, p. 1038.

14

Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 893-894.

15

Ibid., p. 935.

16

Georges Bernanos, Un crime, p. 799.

17

Ibid., p. 834.

18

Honoré de Balzac, Les Paysans, I, 5, La Comédie humaine IX, Paris, Gallimard (La Pléiade).

19

À rapprocher de « Qu’a-t-elle besoin d’un curé, pour apprendre en confesse tout ce qu’elle ne doit pas savoir. Les prêtres faussent la conscience des enfants, c’est connu », p. 68-69.

20

Georges Bernanos, Monsieur Ouine, p. 1386.

21

Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 896.

22

Honoré de Balzac, Les Secrets de la princesse de Cadignan, La Comédie humaine VI, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2001, p. 982.

23

Ibid., p. 1003.

24

Ibid., p. 950.

25

Ibid., p. 949.

26

Ibid., p. 953.

27

Ibid., p. 967.

28

Ibid., p. 957.

29

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 111.

30

Ibid., p. 342.

31

Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 928.

32

Guy de Maupassant, « Mouche », Contes et Nouvelles II, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1979, p. 1172.

33

Ibid., p. 1172.

34

Ibid., p. 1701.

35

Ibid., p. 1174.

36

Georges Bernanos, Monsieur Ouine, p. 1494.

37

Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 914, 915.

38

Cité par Bernard Dupriez, « Répétition », Gradus, Les Procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1984, p. 395.

39

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF (Quadrige), 3e éd., 2004, 4.2.2.2, p. 183.

40

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 65.

41

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 387.

42

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 108.

43

Ce passage est à mettre en parallèle avec celui de la page 63 où Malorthy envisage un comportement similaire : « Pour un peu, le brasseur eût ri à son tour, comme après un marché longtemps débattu, et dit : « Tope-là ! Monsieur le marquis, allons boire… » »

44

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 398.

45

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1175.

46

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 386.

47

Ibid., p. 386.

48

Par les antépositions et le fait qu’ils caractérisent une fois pour toute le substantif qu’ils accompagnent par un trait jugé fondamental.

49

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 379.

50

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, in Essais et écrits de combat I, Paris, Gallimard (La pléiade), 1971 [Plon, 1929], p. 22.

51

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 357.

52

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1044.

53

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 370.

54

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 84.

55

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 83.

56

Ibid., p. 138.

57

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 386.

58

Ibid., p. 414.

59

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 180.

60

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 385.

61

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 107.

62

Ibid., p. 106.

63

Ibid., p. 120.

64

Ibid., p. 96.

65

Ibid., p. 97.

66

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1059.

67

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 136.

68

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 389.

69

Ibid., p. 389.

70

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 387.

71

Ibid., p. 388.

72

Georges Bernanos, Dialogues des carmélites, p. 1618.

73

Ibid., p. 1621.

74

Ibid., p. 1622.

75

L’Ecclésiaste, 1, 2.

76

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 399.

77

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1139.

78

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 45.

79

Ibid., p. 333.

80

Georges Bernanos, L’imposture, p. 443.

81

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1116.

82

Ibid., p. 1157.

83

Georges Bernanos, L’imposture, p. 437.

84

Georges Bernanos, La Joie, p. 692.

85

Matthieu, 3 3.

86

« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1043.

87

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 42.

88

Georges Bernanos, La Joie, p. 685.

89

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 40-41.

90

Ibid., p. 42.

91

Georges Bernanos, La Joie, p. 684.

92

Georges Bernanos, La Joie, p. 594.

93

Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 910.

94

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 372.

95

Matthieu, 19, 14.

96

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 21.

97

Ibid., p. 40.

98

Georges Bernanos, La Joie, p. 589.

99

Ibid., p. 670.

100

Guy de Maupassant, « Mouche », Contes et Nouvelles II, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1979, p. 1178.

101

In-Souk Lee, La Temporalité dans l’œuvre romanesque de Butor, (Passage de Milan, L’Emploi du temps, La Modification), Thèse présentée en vue du doctorat de nouveau régime, sous la direction de Marc Dambre, Université de la Sorbonne nouvelle, Paris III, février 1997, p. 256.

102

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1051.

103

Ibid., p. 1051.

104

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1128.

105

Georges Bernanos, « Une nuit » in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1984 , p. 23.

106

Ibid., p. 25.

107

Ibid., p. 30.

108

Georges Bernanos, La Joie, p. 607.

109

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 360.

110

La Bible, « Premier livre des Rois », XIX, 12-13.

111

Le miel symbolise la douceur, la miséricorde ; le glaive, la justice.

112

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 40.

113

Georges Bernanos, La Joie, p. 611.

114

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 21.

115

Ibid., p. 22.

116

Ibid., p. 27.

117

Ibid., p. 22.

118

Ibid., p. 25, p. 27, p. 34, p. 38.

119

Ibid., p. 26.

120

Ibid., p. 32.

121

Ibid., p. 25.

122

Ibid., p. 39.

123

Ibid., p. 28.

124

Ibid., p. 25, p. 27, p. 34, p. 38.

125

Georges Bernanos, La Joie, p. 548.

126

Ibid., p. 617.

127

Ibid., p. 619.

128

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1123.

129

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 31.

130

Georges Bernanos, Saint Dominique, in Essais et écrits de combat I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1971 [Plon, 1929], p. 17.

131

Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, I 13 1, La Bible de Jérusalem, Les éditions du Cerf, 1978.

132

Georges Bernanos, Jeanne, Relapse et Sainte, p. 41.

133

Georges Bernanos, La Joie, p. 561-562.

134

Georges Bernanos, L’imposture, p. 328.

135

Ibid., p. 360.

136

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1041.

137

Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 894.

138

« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1040.

139

Georges Bernanos, L’imposture, p. 354.

140

Ibid., p. 366.

141

Georges Bernanos, « Lettre à Frédéric Lefèvre », in Essais et écrits de combat, Paris, NRF, Gallimard (La Pléiade), 1997, p. 1050.

142

Georges Bernanos, Saint Dominique, p. 3-4.

143

Anatole France, « Le Jongleur de Notre Dame », L’Étui de nacre, 1892.

144

Georges Bernanos, Un mauvais rêve, p. 902-903.

145

Georges Bernanos, L’imposture, p. 329.

146

Georges Bernanos, « Lettre à Frédéric Lefèvre », p. 1049-1050.

147

Albert Béguin, Bernanos par lui-même, Paris, Seuil (Écrivains de toujours), 1954, p. 149, cité par M. Estève, « Biographie », Bernanos Œuvres romanesques, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1984, p. LI.

148

Georges Bernanos, Un Mauvais rêve, p. 919.

149

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 404.

150

Georges Bernanos, Un crime, p. 860.

151

« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1039.

152

La Genèse, 2, 20, La Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, 1978.

153

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1188.

154

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 509.

155

« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1043.

156

« Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, p. 1047.

157

Georges Bernanos, « Lettre à Frédéric Lefèvre », p. 1050.

158

Actes des Apôtres, IX, 4, La Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, 1978.

159

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants, p. 289.

160

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, p. 1061.

161

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, p. 422.

162

Ibid., p. 454.