Dossier : Vous avez dit prose ?


Strates discursives et hétérogénéité de la prose
dans Sous le soleil de Satan de Bernanos

Laure Himy-Piéri

Université de Caen Basse-Normandie

laure.himy@unicaen.fr

Résumé : Dans Sous le soleil de Satan, premier roman de Bernanos, on voit se multiplier des modèles de prose empruntés à la tradition littéraire (roman réaliste), à l’éloquence (de la chaire ou de la parole révolutionnaire), à la phraséologie de l’époque (sentimentalisme romantique, idéologie progressiste, parole ecclésiastique). Ces modèles peuvent désigner de façon satirique des personnages saisis comme des types, comme ils peuvent passer d’un personnage à l’autre, et déranger une vision typologie simpliste. De cette dissociation entre le personnage, sa voix, et son discours, s’élève une tonalité pathétique qui ne relève plus du contenu narratif, mais au contraire de son dysfonctionnement.

Abstract : In Sous le soleil de Satan, the first novel written by Bernanos, divers prose styles crop up, borrowed from the literary tradition of realism, pulpit oratory or revolutionary eloquence, from the diction of romantic sensibility or that of ideology, be it political or religious. Such prose styles may either concern well-defined types, for satirical purposes, or may be transferred from one character to another, rendering systematic typological classification unconvincing. Actually, the association of character, voice, diction is undermined by a touch of pathos that undercuts the narrative and throws into light its jarring discordances.

La perspective critique qui est celle de la modernité nous a maintenant habitués à ne plus accepter sans examen les catégories trop englobantes, perdant leur objet de vue à force d'abstraction : il en est ainsi de la notion de prose, dont on voit mal comment elle pourrait réunir des textes aussi disparates que les articles de journaux contemporains, les textes les plus travaillés de la zone appelée « littérature », des modes d'emploi, ou même la langue spontanée de tout un chacun. Écriture technique, écriture rapide à visée informative, s'inscrivant dans l'éphémère, écriture travaillée rêvant d'éternité, et oral, – sans poursuivre l'éclatement de la notion de prose au travers de l'énumération rapide de quelques aspects de l'oral, et notamment le « parlé » – voilà qui évidemment détruit la rassurante proposition du singulier de la notion : LA prose [1] . On s'accordera alors à reconnaître, d'emblée, que le terme « prose », présenté comme un concept unifiant, ne veut rien dire, sauf à retomber dans la fameuse dichotomie du maître de musique moliéresque, et à voir dans la prose ce qui n'est point vers, ou à accepter cette équivalence qui ne saurait correspondre à l'usage littéraire de la prose : « comme l'on parle » [2] . À la fois parce que l'écrit – littéraire ou pas – a ses codes qui ne sont pas ceux de l'oral, même dans les fictions d'oralité auxquelles Céline notamment nous a habitués ; et parce qu'on ne peut inférer de ce sujet anonyme et singulier, « on », une unité du procès « parle », dès lors qu'on remet en question, avec la modernité, l'unité de la conscience, ou du sujet.

Pour aborder donc la question de la prose, du champ recouvert par cette notion, il paraît dès lors plus sage de partir de réalisations diverses de proses, et de confronter ensuite les différentes hypothèses qui peuvent être formulées : mon prétexte à la réflexion sera ici un exemple de prose romanesque, Sous le soleil de Satan de Bernanos. Mais à peine le prétexte choisi, on est obligé de constater que l'éclatement de la notion de prose inhérente au domaine psychologique de la mise en berne de la conscience et du sujet, posée comme préalable à l'écriture en ce XXe siècle commençant, vient apporter sa caution à l'éclatement du genre qu'est le roman, et de la forme de prose qui lui était corollaire. Le roman comme genre, au XXe siècle, n'est plus un bloc homogène – si même il l'a jamais été –, et il apparaît que la question de la prose ne peut pas être traitée indépendamment de certaines considérations narratologiques. La mimésis romanesque, l'effet qui en est attendu sur le lecteur, reposent en effet sur un certain nombre de contraintes, dont la prise en compte ne peut être sans portée sur l'élaboration de la prose narrative, ou sur celle des personnages mis en scène à l'intérieur de la fiction romanesque.

Dès lors, la réflexion sur la prose doit être intégrée à une réflexion sur le sujet, sur le mode romanesque, le tout bien sûr, à l'intérieur des contraintes spécifiques qui à l'époque où Bernanos écrit constituent cette mimésis romanesque : on sait bien que les illusions positivistes d'une littérature qui serait le reflet d'un monde objectal, n'ont pas attendu la guerre de 14-18 pour s'envoler, et que le pessimisme s'est insinué depuis longtemps dans une littérature dite « fin-de-siècle », volontiers décrite comme décadente par ses sectataires, et dont on voit la naissance sans doute dès 1850.

On sait bien donc que le réalisme « naturaliste » a déjà cédé en partie la place à un « impressionnisme » littéraire, où la réalité à saisir n'est pas tant le monde extérieur dit objectif que le lieu même de saisie du monde qu'est le sujet, et ses replis. En sorte que le roman se tourne volontiers vers une prose qui abandonne l'arsenal scientifique, la forme démonstrative qui lui est corollaire, au profit de l'élaboration de nouvelles formes discursives, d'une nouvelle syntaxe, propres à restituer une intériorité labyrinthique, qui recule à mesure qu'on avance – cela pour les circonlocutions proustiennes – ou qui au contraire marque les difficultés dans la progression, les béances ainsi découvertes, monde perçu par bribes, conscience à éclipse, syntaxe réduite au minimum, phrases trouées – cela pour le symbole même de l'écriture de la modernité qu'est l'écriture fragmentaire.

Quelle que soit la forme choisie, ici hâtivement réduite à une alternative cavalièrement esquissée, il faut noter que quelque chose semble être arrivé à la prose, ou au moins à ce que la prose était « naturellement » apte à prendre en charge. Dans ses nouvelles formes, le roman empiète en effet sur ce qui était habituellement dévolu au poétique : dire le monde autrement, déplacer l'objet d'études de l'extérieur vers l'intérieur, cela à l'intérieur du mode romanesque, peut se faire, mais par le biais d'un bouleversement formel, qui est celui de l'emprunt de modalités discursives à une forme hétérogène, la poésie ; dans le même temps, celle-ci se voit contester l'annexion qui s'est faite à son profit de l'expression d'une intériorité ; et l'intériorité elle-même est redéfinie non pas tant comme le lieu des sentiments, que comme le passage où se jouent, sur des modes qui ne sont plus ceux de la conscience et de la maitrise de soi, perception du monde et de soi. On voit alors des traits syntaxiques jusqu'alors réservés au domaine poétique gagner le romanesque et sa prose, au service d'une réaction anti-naturaliste du roman, c'est-à-dire au service d'un changement de direction de l'extérieur vers l'intérieur, ou plutôt d'une contestation de ce cloisonnement, de cette étanchéité entre intérieur et extérieur, perception et intellection, étanchéité largement remise en question au début du XXe siècle dans les domaines scientifique, philosophique, et littéraire.

Par ailleurs, de façon plus spécifique, la position à l'égard des séductions de la parole et de la littérature avec la guerre de 14/18 se modifie considérablement, et pour Bernanos, qui refusait de se dire écrivain, il y a une évidente ironie à l'égard d'un monde littéraire fait de recettes. On n'oublie pas que la formation institutionnelle de l'époque, que Bernanos a tant décriée, reposait pour beaucoup sur la pratique des Autorités, et que justement la violence de la réalité a déconnecté ces beaux discours de toute validité : au moment de la parution de Sous le Soleil de Satan, si la guerre est finie, et si l'on peut penser que le traitement de ses conséquences et de l'avenir qui peut en résulter relève du politique, il suffit de lire quelques romans d'après guerre pour se convaincre de l'empreinte qu'elle a pu laisser dans les consciences, ou de contempler le panorama du monde des lettres des années 30 ou 40 pour en saisir le poids, par delà le politique. Ce panorama est constitué, par exemple, de l'absence de Péguy, mort à la guerre ; de la disparition prématurée d'Apollinaire, qui a laissé ainsi le champ libre à la main-mise des avant-gardes et du Surréalisme sur la poésie [3]  ; et parmi la jeune génération d'écrivains, le nombre des écrivains d'importance qui sont orphelins (Simon, ou Barthes) pour ne citer qu'eux, ne peut pas être oublié.

C'est sur la base de l'absence des collègues en écriture, ou des pères des écrivains comme des lecteurs, que se font la littérature et sa réception pour toute une époque. Dans ce contexte, on comprend évidemment le poids de la déconsidération de l'idéologie héroïque, de l'idéologie du sacrifice, qui a pu mener à la guerre de 14 ; on comprend qu'elle soit présentée comme déguisement noble de motivations indignes, emportant avec elle une certaine foi dans les valeurs collectives, et dans le lieu même de leurs manifestations, le discours, politique d'abord, celui des institutions qui s'en font le relais ensuite, aussi bien l'école, que le littéraire.

Mais il y a, en même temps que cette ironie devant un discours d'ores et déjà démonétisé, un élan pathétique indéniable : il n'y a, malgré tout, rien d'autre que le discours – sauf à choisir le silence, fortement sollicité d'ailleurs dans le texte, mais auquel il s'agit précisément de répondre ou de faire écho, et finalement, celui qui refuse d'être un écrivain n'a pas d'autre recours qu'écrire, écrire qui plus est des textes de fiction, emprunter donc des modèles discursifs préétablis, dévalorisés, avec lesquels il s'agit pourtant, à travers une ironie toujours persistante, de faire mouche. Voilà donc l'ensemble des problèmes qui préludent à ma réflexion sur la prose de Bernanos, qui déterminent à mon sens sa position énonciative, comme les formes de prose qu'il emprunte.

Une fois ce panorama trop rapidement posé, essayons de revenir à la question de la « poétique de la prose » : notre hypothèse est qu'il s'agit véritablement chez Bernanos d'une poétique, et non d'une esthétique de la prose, au sens où il ne s'inscrit pas dans une tradition de la prose romanesque dont il adopte les contraintes, mais s'efforce au contraire, au nom d'ailleurs d'un refus du littéraire, de jouer avec des contraintes qu'il met savamment en scène, pour obtenir des effets différents, dans lesquels la nostalgie de l'éloquence révolutionnaire, de la parole inspirée, est explicite, et mise d'ailleurs à distance. Plusieurs modèles de prose vont donc entrer en concurrence, dans un effort pathétique de légitimation de l'instance énonciatrice, éternellement reléguée dans les espaces de la répétition et de la parole représentée.

L'écriture comme boîte à outils

Je voudrais d'abord insister sur le fait que Bernanos présente explicitement l'écrivain comme un homme disposant au moment d'écrire de modèles discursifs, proposant leur syntaxe, leur lexique, leur thématique, déjà constitués, à l'apprenti écrivain.

(1) Voici l'heure du soir qu'aima P.-J. Toulet. Voici l'horizon qui se défait – un grand nuage d'ivoire au couchant et, du zénith au sol, le ciel crépusculaire, la solitude immense, déjà glacée, - plein d'un silence liquide… Voici l'heure du poète qui distillait la vie dans son cœur, pour en extraire l'essence secrète, embaumée, empoisonnée.

(2) Déjà la troupe humaine remue dans l'ombre, aux mille bras, aux mille bouches ; déjà le boulevard déferle et resplendit… Et lui, accoudé à la table de marbre, regardait monter la nuit, comme un lis.

(3) Voici l'heure où commence l'histoire de Germaine Malorthy, du bourg de Terninques, en Artois.

D'entrée de jeu, en (1) la formule en présentatif « voici l'heure du soir », l'allusion à Toulet (« qu'aima P.-J. Toulet »), aussi bien qu'à Baudelaire (« voici venir le temps »), ou à Rimbaud (« voici le temps des assassins ») semblent proposer un modèle à l'horizon du texte, qui tourne autour de la référence poétique, ou tout au moins des formes canoniques obligées qu'elle peut prendre à ce moment de l'écriture, coincées entre post-symbolisme et modernisme, avec sa palette d'avatars unanimistes, futuristes, et autres avant-gardismes. On peut sans doute reconnaître dans cette finale de paragraphe d'ouverture, trio d'adjectif ou de participes passés aux finales féminines, « secrète, embaumée, empoisonnée », l'esquisse parodique d'une écriture artiste qui, dans la grandiloquence de la rhétorique ternaire, cumule l'ésotérisme (métaphore alchimique de « extraire », « distillait »), l'intentionnalité positiviste (avec la finalité de « pour en extraire »), au service d'une métaphysique pervertie (« essence… empoisonnée »), pervertie au sens propre, c'est-à-dire détournée (« distillait la vie dans son cœur »).

À ce portrait-charge semble correspondre un pastiche : le premier paragraphe est constitué de traits d'écriture réputés poétiques, cruellement rassemblés jusqu'à la saturation – signe même de l'intention parodique : passons sur le présentatif qui fait office de citation, et sur l'anaphore (« voici… voici… voici »). Je relèverais surtout le caractère grandiose et dérisoire d'une expression (« un grand nuage d'ivoire au couchant ») qui n'est métaphorique que localement, dans la caractérisation de couleur ; cela va parfaitement de pair avec une poéticité qui relève du lexique spécialisé (« zénith »), et une syntaxe également traditionnelle du poétique : la structure appositive, interrompant la progression linéaire, volontiers, depuis Aloysius Bertrand et Rimbaud soulignée par les tirets. Et s'il fallait faire un résumé caricatural de cette caricature, on voit bien le grandiose hugolien au service des artifices de Huysmans.

A ce poétique que l'on peut qualifier d'ornemental du fait du caractère extrêmement ponctuel de sa localisation, est opposé un contre-modèle, qui est le commencement du paragraphe 2. On peut y voir la même prégnance métaphorique : mais il est évident que la métaphore ne repose absolument pas sur le même principe générateur. La métaphore n'est pas ici créée par l'utilisation ornementale de termes réputés poétiques en lieu et place du terme « propre » (« ivoire » ne serait qu'un bel adjectif de couleur, « zénith » qu'un beau mot pour dire ciel), ensemble qui fait de la description poétique une description maniériste ; au contraire, Bernanos oppose à cette pseudo-poéticité du §1 une volonté prosaïque dans le recours à la métaphore usée de « troupe » pour « foule ». Mais celle-ci est resémantisée par les syntagmes en hyperbate « mille bras », « mille bouches », donnant une valeur organique effective à ce qui n'était qu'une expression stéréotypée. Là aussi, on peut constater qu'un certain nombre de procédés syntaxiques donnent à cette prose une relative spécificité : même goût pour l'anaphore à fonction de scansion à l'initiale (« Déjà… déjà »), même goût pour l'interruption de la phrase : mais cette anaphore va chercher plus loin ses modèles – virgiliens, dantesques ; cet hyperbate n'est pas en soi métaphorique, mais rend l'ensemble métaphorique, et fait système. En somme, on a affaire à deux typologies discursives, l'une où le fait saillant reste micro-structural, et relève de la substitution locale, ce qui en terme de syntaxe se traduit par la parenthèse paradigmatique, en termes de construction textuelle par le phénomène d'expansion emphatique. L'autre modèle pourrait se voir reprocher le même aspect phraséologique : l'indifférenciation d'une troupe humaine plongée dans l'ombre, ou au contraire l'assimilation de la ville à un organisme animal, ne sont pas nouveaux. Pourtant ce modèle 2 semble s'opposer au modèle 1, tout comme d'ailleurs le sentiment d'enlisement y est remplacé par celui d'émergence (puisque le « couchant » laisse la place à « déferle » et « resplendit »). Là, les éléments entretiennent un rapport nécessaire, parce que la métaphore est macro-structurale, de même que la syntaxe est progressive, même si l'hyperbate, et le parallélisme imposé par l'anaphore de « déjà » tempèrent cette idée.

À quoi peuvent nous conduire ces remarques ? Il ne s'agit pas du tout de se livrer à des analyses comparées de ce qui serait présenté comme le vrai modèle, et le contre-modèle, de Bernanos. Au contraire, il y a là une utilisation je dirais indifférenciée des discours constitués antérieurs, dans lesquels, on le voit, sont mêlés inextricablement Baudelaire, Rimbaud et Toulet, Dante, Virgile et Balzac, figures littéraires écrasantes face au « pauvre Lélian » esquissé, après ces points de suspension qui, par deux fois, arrêtent la parodie :

Et lui, accoudé à la table de marbre, regardait monter la nuit, comme un lis.

Cette figure est particulièrement intéressante, en ce qu'elle instaure une dichotomie dans l'instance narrative : la figure de l'écrivain est posée comme celle d'un spectateur du monde, doté d'un regard propre, légitimant le passage à l'acte narratif : le récit qui commence serait donc le résultat écrit de ce regard d'un spectateur sur le monde, l'ensemble du récit serait l'expansion de la matrice : « regardait monter la nuit », avec la valeur à la fois référentielle et morale de ce syntagme « monter la nuit », et de cette comparaison symboliquement lourde « comme un lis ».

Cependant, ce spectateur présenté à la troisième personne semble bien être lui-même l'objet d'un regard, la fiction de l'écrivain serait donc elle-même prise à l'intérieur d'un premier discours. On aurait donc un N1 mettant en scène de façon parodique la tradition littéraire et son échantillon, ce futur auteur accoudé ayant devant lui le monde, et à sa disposition des matrices discursives hétérogènes, aptes à exprimer à la fois le référent mondain et sa traduction symbolique. Le blanc entre les trois premiers § et la suite du texte pourrait figurer le changement d'instance énonciative, théâtralisant la délégation de parole comme un lever de rideau, manifestant clairement le début de l'intrigue tel que pourrait l'effectuer un écrivain, c'est-à-dire un tenant du roman traditionnel, naturaliste.

Prose et déterminisme

Je voudrais, très rapidement, esquisser une description de deux des modèles de proses présents dans le texte, et montrer en quoi ces deux modèles, pourtant apparemment différents, relèvent au fond du même type de représentation du rapport de l'homme au monde.

La prose progressiste, celle de la foi en la saisie de l'objet, est caractérisée par une forme de rapidité. Très informative, elle enchaîne thème et propos, et repose sur l'avancée thématique. Pour ce faire, elle s'appuie sur des catégorisations impliquant une connaissance supposée partagée, et dispensant ainsi d'un développement implicitement compris : tout de suite, le syntagme « un de ces… » [4] vient jouer ce rôle. La rapidité repose donc sur des phénomènes d'ellipse, dont le récit de vie est significatif :

(6) Malorthy le père vint le premier s'établir à Campagne, s'y maria et, laissant le blé pour l'orge, fit de la politique et de la bière, l'une et l'autre assez mauvaises. Les minotiers de Doeuvres et de Marquise le tinrent dès lors pour un fou dangereux, qui finirait sur la paille, après avoir déshonoré des commerçants qui n'avaient jamais rien demandé à personne qu'un honnête profit. « Nous sommes libéraux de père en fils », disaient-ils, voulant exprimer par là qu'ils restaient des négociants irréprochables… Car le doctrinaire en révolte dont le temps s'amuse avec une profonde ironie, ne fait souche que de gens paisibles.

Les procès sur lesquels repose l'essentiel de la vie du personnage sont évoqués sans développements, rendus inutiles par la connaissance que chacun peut avoir de ce que cela recouvre : « s'établir », « se marier ». La seule diversification imprévue (la nature exacte de l'objet interne « vivre sa vie »), est rondement expédiée en une expansion (deux objets : bière et politique), mais elle-même ramenée à une ellipse par ce rapprochement en hypallage de « faire de la politique et de la bière ». Même le recours au discours direct, qui pourrait faire croire au début d'une scène (« nous sommes libéraux de père en fils »), qui a traditionnellement pour effet d'arrêter la progression temporelle, et de provoquer un ralentissement dans le déroulement de la diégèse, est contenu en une seule ligne, et surtout suivi d'une incise à l'imparfait, « disaient-ils », imparfait de répétition, inscrivant bien l'ensemble dans le refus général d'exposer longuement ce qui relève du déjà connu, parce que toutes les vies sont les mêmes, parce que le récit de ces vies a déjà été fait par une littérature dont tous les récits sont les mêmes. On a donc affaire à un récit très économique, convoquant diverses figures rhétoriques, toutes au service de la concision, qu'une conclusion au présent de vérité générale, introduite par le connecteur « car », à valeur de disjonction discursive, sur lequel je reviendrai plus bas, vient encore resserrer et synthétiser sous la formule ironique, la pointe, figure qui, encore, relève de l'écriture rapide :

Car le doctrinaire en révolte, dont le temps s'amuse avec une profonde ironie, ne fait souche que de gens paisibles.

À cette écriture du déterminisme, autorisant toutes les figures de la vitesse, destinées à raccourcir la ligne droite de la causalité répétitive, écrasant le déroulement et ses expansions sous l'impact de la répétition du même et du prévisible, vient s'opposer un deuxième type, que l'on peut qualifier, pour accuser la distance avec ce qui précède, d' « impressionniste ».

(7) L'horizon qui déjà s'échauffe et fume, le chemin creux encore plein d'ombre, et les pâtures tout autour, aux pommiers bossus. La lumière aussi fraîche que la rosée. Toujours elle entendra les six belles vaches qui s'ébrouent et toussent dans le clair matin. Toujours elle respirera la brume à l'odeur de cannelle et de fumée, qui pique la gorge et force à chanter. Toujours elle reverra le chemin creux où l'eau des ornières s'allume au soleil levant… Et plus merveilleux encore, à la lisière du bois, entre ses deux chiens Roule-à-Mort et Rabat-Joie, son héros, fumant sa pipe de bruyère, dans son habit de velours et ses grosses bottes, comme un roi.

On notera le rapport de concomitance entre effet « impressionniste » et abandon de la construction déterministe : la construction du § repose sur une énumération nominale (« l'horizon », « le chemin », « les pâtures », « la lumière »), aux déterminations adjectives reposant toutes sur des notations visuelles (« fumer », « plein d'ombre », « pommiers bossus », ou établissant un lien synesthésique entre les sensations (« lumière » et « fraicheur »), notations descriptives assez fines pour permettre une datation (le « déjà », le « encore » exprimant la nuance de la couleur, et par inférence, permettant la datation). À l'envahissement de la notation nominale correspond la diversification syntaxique : on notera surtout que la description est faite de quatre éléments (« l'horizon », « le chemin », « les pâtures », « la lumière ») : on pourrait s'attendre à ce que l'énumération suive une courbe ascendante, reposant sur une gradation de la force des connecteurs (par exemple de la juxtaposition à la clausule par coordination); mais on a d'abord la juxtaposition (reliant deux noms à expansion adjective), puis la coordination du 3e élément (sur 4), par « et », donnant le sentiment que la fin de l'énumération est atteinte ; enfin, pour le 4e et dernier élément, un retour à la parataxe, d'autant plus fort qu'il suit un point qu'on avait cru final. Ce qui donne par contrecoup au connecteur « et », avec la rupture de construction dans l'expansion nominale (« et les pâtures […] avec ») une toute autre valeur, claudélienne, d'impulsion lyrique et euphorique. On n'est plus dans la description cumulative, qui rend compte exhaustivement d'un regard méthodiquement balayeur, mais dans l'immédiateté d'une perception que la sensualité du monde vient happer et réjouir. C'est d'ailleurs dans ce contexte que le futur de l'indicatif apparaît pour la première fois, futur qui fait le lien entre Mouchette et Donissan (comme le « c'est moi, dit-elle » p. 29 fait écho au « me voici, dit-il », de Donissan p. 193), et c'est dans ce contexte que se fait la scansion entêtante de ce « toujours elle + verbe de sensation à l'indicatif futur ».

Et c'est à ce moment, où la prose semble rejoindre le poétique, dans la saisie d'une conscience que la perception du monde amène à soi, à qui la perception du monde ouvre le temps, que les points de suspension arrêtent un éventuel lyrisme, pour que le poétique laisse la place à l'imagerie littéraire stéréotypée, au leurre d'un monde pré-construit par un discours qui substitue son modèle interprétatif au regard sur le monde, rappelant que la perception est déjà interprétation, démolissant alors ce leurre d'une Mouchette qui ne serait que perception, vierge de tout schéma, ce leurre d'un rapport immédiat au monde par une perception anté-prédicative dont la conscience aurait le souvenir, mais dont tout un pan du roman moderne aura précisément a cœur de montrer la réalité.

L'intérêt de la mise en scène de ces formes de prose, et en creux de la conception de la représentation qu'elles mettent en place, dont il faudrait fournir bien sûr une analyse plus fine, et qu'il faudrait étendre à d'autres formes que narratives [5] , est de mettre en place fictivement une voix (qu'elle soit narrative ou celle d'un personnage à l'intérieur d'un dialogue) prise dans les rets du littéraire et de sa dévalorisation (ou du discours dévalué parce que phraséologique [6] ) –, tandis que la scission posée entre voix auctoriale et voix narrative sauvegarderait du soupçon de littérature l'instance première, et créditerait ainsi sa parole d'une valeur effective. Pourtant, la similitude des deux débuts (« voici l'heure » en (3), en écho au (1) « voici l'heure du soir ») vient immédiatement démonter ce système : non qu'il ne soit pas pertinent, mais il ne résiste pas à l'objection de qui affirmerait que la fiction remonte simplement d'un cran. Dénoncer le texte comme fiction pour accréditer une voix fictionnelle comme véridique est encore un procédé sans nouveauté. L'écrivain se trouve dans la même position exactement que les personnages de la diégèse, par exemple Mouchette, enfermée avec Gallet, brutalement étourdie par l'intuition de l'éternelle répétition, perdant sa voix propre devant l'évidence de la vanité de ce qu'elle prend pour sa liberté :

(4) Elle se parlait à elle-même ; elle répéta plusieurs fois d'une voix blanche :

Cela me rappelle quelque chose, mais quoi ? 56

ou de Donissan

(5) Nous avons dissipé la grâce de Dieu, répétait au-dedans de lui une voix étrangère, mais avec son propre accent, nous sommes jugés, condamnés… Déjà je ne suis plus : j'aurais pu être !

« Voix étrangères, propre accent, voix blanche, répétait, se parler, répéter au dedans », autant de descriptions de l'ensemble des voix parcourant le texte, personnages comme narrateur de quelque niveau qu'il soit, non pas juxtaposées, ou successives, mais simultanées, constitutives dans le même moment de ce qui parvient au lecteur pourtant comme la voix d'un personnage bien identifié. Et les aspects hagiographiques du texte sont sans doute l'exhibition du mode même de fabrique du texte, fait de voix superposées, voire confondues, faisant éclater la localisation du point de vue narratif, les positions focales, emportant avec elle les problèmes de réalisme, les typologies discursives – et les modalisations de la prose – qu'elles entraînent.

Déconstruction, déjà ?

Le texte demande alors à être envisagé de façon macro-structurale, comme constitué de strates discursives hétérogènes, strates rendues visibles à travers les voix qui s'élèvent dans le texte : voix auctoriale d'autant plus forte qu'on a affaire à un vigoureux pamphlétaire -, voix des personnages d'autant plus audibles que les dialogues fort nombreux et amplement commentés opèrent une fiction d'audition possible. Mais il ne s'agit plus de confondre, selon une typologie réaliste, voix et discours, mais au contraire de bien comprendre que la voix ne peut être actualisée dans l'esprit du lecteur sous forme de personnages que parce qu'elle endosse de façon réaliste des discours pré-constitués, bribes résurgentes d'un référent extra-linguistique, dans laquelle la constance du rapport entre personnage de fiction et typologie discursive permet les phénomènes d'identification : la constance de la typologie discursive du personnage, l'identification à un référent discursif reconnaissable, créent l'effet de profondeur dont le personnage de papier doit être doté pour sembler renvoyer au monde. Pour cela, il doit implicitement correspondre aux schèmes cognitifs permettant le partage entre réel et fiction, permettant l'accréditation de vraisemblance de la fiction, et sa reconnaissance comme « réaliste ». Pour cela, il doit y avoir caractérisation corollaire de la voix et du discours, propre à créer l'effet de psychologie indispensable à « l'effet-personnage » [7] . Mais ce texte s'attache précisément à empêcher le bon fonctionnement de cette corrélation, par la dissociation de la voix et du discours. Soit en proposant des formes discursives stéréotypées, qu'elles soient romanesques ou idéologiques, ce qui entrave l'effet-voix, en ce que la voix serait reliée au corps, et irréductible donc à cette collectivité néantisante ; soit en soulignant la présence en le personnage d'une « voix », qui peut être dissociée de ses propos.

Pour échapper à cette condamnation du discours à retomber dans l'ornière du préétabli, engageant la pensée dans du pré-pensé, et même la perception dans du pré-perçu, il ne reste en effet qu'à proposer une prose du suspens, qui se lira macro-structuralement, et non pas localement : c'est le rôle des boucles discursives très fréquentes dans le texte, où un modalisateur, un élément discret, viennent casser le rythme du discours (moins sa périodicité que son ronron lénifiant, son ronron lénifiant comme périodicité, qu'il soit naturaliste-progressiste, ou réputé poétique ; c'est le rôle des ruptures gnomiques, où on croit entendre Bosco couper la parole à Zola, imposant cette austérité attique (« car » à l'initiale, présent gnomique, caractérisations génériques et absolutisantes) au service de la pointe décapante ; et c'est le rôle, surtout, des blancs, et des tirets, qui viennent toujours interrompre un modèle discursif quand il semble prendre sa vitesse de croisière, s'installer comme autorisé ; et peut-être les blancs servent-ils, musicalement, à laisser le temps à l'ensemble des voix de résonner quand les instruments que sont l'intrigue et la narration se taisent. On entend alors aussi bien le grotesque de chaque rôle hâtivement revêtu par les personnages, le sublime de l'écriture mystique parfois paraphrasée à la lettre (et les fioritures autour de la nuit obscure), l'amertume ironique de qui est écartelé entre toutes les tentations matérialistes ou métaphysiques.

Ces coups de boutoir contre la littérature, terrible système qui récupère tous les discours les uns après les autres, pousse l'écrivain dans les retranchements d'un écrit qui cherche sans cesse sa justification parmi tant de procès en dérision : et comme nombre d'autres écrivains avant lui, ou de son époque, Bernanos semble trouver recours contre le littéraire dans le repli sur le mythe de l'éloquence : la chaire ou la tribune sont bien les lieux originaires de la parole efficace, la littérature ne trouvant plus dans le livre qu'une parodie de tribune pour nostalgiques. Il ne reste alors plus qu'à empêcher l'installation du littéraire par les circonvolutions de sa dénonciation ; qu'à le revitaliser par le souffle de la polémique, et ses disruptions phrastiques – irruptions de représentations de discours direct, esthétique contestataire avec ses esquisses d'arguments et contre-arguments, ses voltes, ses phrases nominales réduites à « non », ses points de suspension, son imitation de la vigueur d'une pensée qui se trace, déboutant sans autre forme de procès ce qui ne convient pas ; il ne reste plus qu'à affirmer la vanité d'une parole solipsiste, dans l'établissement autour de chaque discours, comme une ombre portée, de son antécédent culturel – tradition naturaliste, tradition mystique, tradition poétique. Donissan n'y échappe pas davantage, qui tient un discours parfaitement déterministe à Mouchette, dans sa vision, ou élève une prière à la fin du texte, ce qui, dans les deux cas, relève de la récitation.

Pour conclure, la prose de Bernanos dans Sous le Soleil de Satan me paraît plus que tout définie par un phénomène d'échos, et de résonances. Il est impossible de lire bien des passages sans avoir la réaction de Mouchette, sans se demander où on a déjà vu ça. Au sens plein alors, cette écriture est polyphonique, laisse résonner des voix divergentes, incompatibles, dans lesquelles la voix auctoriale, toujours rattrapée par la voix narrative, perd toute fonction de régie. Il y a véritablement mise en place d'un système où les univers discursifs ne sont plus nettement distingués et assignables, où la lettre n'exclut pas un contrepoint virtuel, et au contraire même l'évoque, où « l'hétérogénéité montrée » sert à figurer « l'hétérogénéité constitutive » [8] que chacun traduira dans les termes qui lui conviennent.


1

Voir sur ce point le très stimulant volume intitulé Crise de prose, Jean-Nicolas Illouz, Jacques Neefs (dir.), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2002.

2

On aura reconnu les assertions de Monsieur Jourdain, que Gérard Dessons commente dans Semen, 16, Semen, 16, Rythme de la prose, 2003, [En ligne], mis en ligne le 4 mai 2007.

3

Voir le livre de William Marx, Naissance de la critique moderne. La littérature selon Eliot et Valéry, Arras, Artois Presses Université, 2002.

4

Commenté par Éric Bordas dans l'Information Grammaticale, « Un stylème dix-neuviémiste. Le déterminant discontinu un de ces… qui, », Juin 2001, 90, p. 32-43.

5

Sur le dialogue, on peut consulter le livre d’André Not, Les Dialogues dans l’œuvre de Bernanos, Toulouse, Éditions universitaires du Sud (Études littéraires).

6

On peut par exemple lire les interventions du député Gallet, du médecin Gambichet, de certains ecclésiastiques comme des formes de pastiche, dont le but est bien de représenter l'exercice prétendument libre de la parole individuelle comme une forme de psittacisme qui s'ignore.

7

Pour reprendre la formulation du Vincent Jouve dans L'effet personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.

8

Selon la terminologie de Jacqueline Authier-Revuz.