«Une prose musicale,
sans rythme et sans
rime »
Elisabetta
Sibilio
Université de
Cassino
elisabetta.sibilio@gmail.com
Résumé : Le poème
en prose constitue un “cas” singulier dans l’histoire et dans la
théorie des genres littéraires. Il s’agit, en effet, d’un genre dont
nous pouvons observer la naissance et le développement, et constater
la mort. C’est que le poème en prose, si l’on adopte la description de
cette forme proposée par Baudelaire dans la célèbre lettre à Arsène
Houssaye, a rempli un rôle décisif dans l’histoire de la poésie
lyrique au XIXe siècle. Il a aidé à briser la cage du vers et des
formes régulières et à imposer une conception moderne de la
littérature et de l’art.
Abstract : The
prose poem is a “case” unique in history and theory of literary
genres. It is a genre of which we can observe the birth and
development, and certify the death. The fact is that the prose poem,
if we adopt the description proposed by Baudelaire in the famous
letter to Arsène Houssaye, has played a decisive role in the history
of lyric poetry in the nineteenth century. He helped to break the cage
of regular forms and verse, and to impose a modern conception of
literature and art.
Le débat critique
sur le poème en prose s’articule désormais autour d’une question qui
ne peut que servir de préalable à toute « entreprise » critique, qu’il
s’agisse du commentaire d’un seul texte ou de la formation d’un
corpus. La question est la suivante : le poème en prose est-il un
genre littéraire ? Il serait somme toute facile d’y répondre s’il y
avait un consensus général sur ce qu’est un genre littéraire. Or, dans
ce domaine de nombreuses idées s’imposent, du moins autant qu’il y a
de genres littéraires.
À mon avis, dans le
cas du poème en prose, pour approcher le plus possible d’une réponse,
autrement dit pour tenter d’en donner une définition, il faudrait
réussir à n’épouser aucune théorie, ni « historique », ni « logique »
(c’est-à-dire taxinomique), ni « sociologique », fondée en
l’occurrence sur la théorie de la réception (j’utilise ici les
catégories répertoriées par Antoine Compagnon dans Le Démon de
la théorie). De plus, comme je vais essayer de le montrer, les
particularités les plus évidentes de ce genre sont tellement
singulières qu’il mérite sans doute d’être traité « à part ». Il ne
s’agit pas, on le verra, de recueillir un certain nombre d’analyses
textuelles, bien qu’elles soient essentielles pour déterminer l’objet
du discours, car on n’obtiendrait pour résultat que de déconstruire le
problème en le « réduisant » à une surabondante série de questions. Je
souhaiterais au contraire proposer une observation « de loin » [1] de ce corpus, constitué
d’une façon que je qualifierai de « naturelle », dans la mesure où
elle ne nécessite aucune prise de position ni aucun artifice
théorique.
À l’extérieur du
corpus, deux textes jouent le rôle respectivement de « fondateur » (je
me réfère bien sûr à la « lettre à Arsène Houssaye » de
Baudelaire [2] ) et de « liquidateur » de
l’expérience du poème en prose français (je fais allusion à la
Préface écrite par Max Jacob à son recueil de poèmes en
prose Le cornet à dés). Et c’est précisément cette
« liquidation », à laquelle souscrit avec autorité André Breton dans
les Pas perdus, qui est selon moi une caractéristique
générique importante : il existerait donc un genre littéraire qui,
comme un être vivant, naît, grandit et meurt. Il meurt car les
conditions de vie qui étaient favorables à son développement
n’existent plus et ne peuvent plus être reproduites. Comme nous le
verrons, il n’y a plus les conditions « historiques » qui ont
contribué à sa naissance en 1842 avec Gaspard de la nuit
de Bertrand, puis en 1867 avec Baudelaire. Par ailleurs, les
« logiques formelles » qui en ont fait, dès sa naissance, l’un des
plus intéressants instruments de la recherche poétique dans la seconde
moitié du XIXe siècle n’ont plus aucun sens. Par conséquent, en dehors
de ce contexte historique, le poème en prose n’est pas ou n’est pas
« accepté » comme un genre littéraire distinct : de la poésie lyrique
en général ou encore, notamment dans la littérature américaine
contemporaine, de la fiction brève ou très brève. Mon hypothèse est
que le poème en prose a joué un rôle clé dans l’intense recherche
du nou veau inaugurée par Baudelaire avec le
dernier vers des Fleurs du mal et prise en charge par les
poètes modernes jusqu’aux avant-gardes des premières décennies du
siècle dernier.
La naissance (ou la
création ?) du poème en prose remonte, comme nous le disions, à
Bertrand, avec son œuvre la plus célèbre, Gaspard de la
nuit, publiée de façon posthume en 1842. Cette date posthume a
son importance parce qu’elle renforce l’idée, essentielle pour notre
démonstration, que Bertrand n’avait aucunement conscience qu’il était
en train de donner naissance à un nouveau genre littéraire, si bien
que pendant un quart de siècle (même si, comme Baudelaire le rappelle
à son destinataire, l’ouvrage était resté pratiquement inconnu)
personne n’a jamais fait état de cette prétendue « naissance ».
J’ai une petite
confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois
au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius
Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos
amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé
fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose
d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou
plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé
qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement
pittoresque [3] .
Le poète des
Fleurs du mal, comme l’on sait, était profondément impliqué
dans la recherche du nouveau dont il s’était lui-même proclamé le
prophète et dont son œuvre majeure offre d’ailleurs de remarquables
illustrations. Toutefois, cette recherche était « restreinte » au
niveau du contenu. Avec le « petit poème en prose », Baudelaire entend
rendre concrète, tout en lui donnant de la visibilité – ainsi qu’il
l’explique dans la lettre que nous mentionnions plus haut – une
certaine idée de la modernité, par ailleurs largement cultivée dans
le Peintre de la vie moderne, selon laquelle la modernité
ne saurait ne pas rendre compte, dans le nouveau contexte historique
et politique du Second Empire, du traumatisme qu’a signifié la
naissance de l’idée même de métropole, de « capitale » [4] :
C’est surtout de la
fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs
innombrables rapports que naît cet idéal obsédant [5] .
C’est à travers le
« poème en prose », pour la première fois sans doute chez Baudelaire,
qu’est mise en jeu la forme, voire le « procédé » considéré comme le
mode d’application d’une forme à un contenu, comme un moment essentiel
du travail de création :
Quel est celui de
nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une
prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et
assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux
ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience [6] ?
Ce passage mérite
d’être analysé attentivement si on veut en saisir toute la portée
novatrice. Baudelaire cherche à définir la prose dont il veut se
servir pour donner vie à cette entreprise. Le terme « prose » est
toujours associé en littérature à la narration, au récit. En général,
la notion de prose relève d’un mode d’expression « naturel », par
opposition au vers qui est en revanche le produit de l’« artifice » et
de l’application de contraintes formelles. Au niveau du contenu, la
prose a une valeur métonymique et représente donc un référent concret,
quoique imaginaire (dans la littérature), tandis que la poésie ou le
vers ont une valeur métaphorique et représentent un référent abstrait.
Ici, précisément, Baudelaire qualifie de « miracle » une prose
« poétique » qui, tout en ne tenant pas compte des caractéristiques
formelles inhérentes à la poésie (le rythme et la rime), sert à
représenter des référents éminemment abstraits, tels les « mouvements
lyriques de l’âme » (idée parfaitement romantique), les « ondulations
de la rêverie » – on songe à la figure du flâneur qui, par la rêverie
(on citera l’exemple éblouissant du Cygne), interprète
métaphoriquement le référent concret de la métropole moderne – et les
« soubresauts de la conscience ».
On a l’impression à
vrai dire de lire la définition d’une forme en prose qui s’imposera
quelques décennies plus tard dans toute l’Europe : le monologue
intérieur ou plutôt – pour utiliser une dénomination qui n’a pas
recours à une définition de genre hybride – le flux de conscience, le
stream of consciousness. Mais si, dans ce cas, c’est un contenu
nouveau, en l’occurrence l’intériorité qui était – du moins depuis le
Romantisme – le domaine exclusif de la poésie lyrique, à faire
irruption dans le roman, Baudelaire tente ici l’opération contraire
par l’adoption d’une nouvelle forme traditionnellement liée à la
narration dans le domaine de la poésie lyrique.
Une prose
« poétique » donc, mais aussi « musicale, sans rythme et sans rime ».
Une prose douée de la plus remarquable caractéristique de la poésie :
le lyrisme. Mais pour y parvenir, elle n’utilisera pas les artifices
de la composition en vers, le rythme et la rime (cela résonne comme un
avertissement à tous les commentateurs qui s’évertuent, dans la
tentative de définir le lyrisme d’un écrit en prose, à trouver des
alexandrins plus ou moins cachés dans le tissu du texte). En lisant
Baudelaire, à partir du Spleen de Paris, sans négliger
pour autant les pages de critique littéraire, artistique et musicale,
on se rend compte que pour lui la musique, contrairement à d’autres
manifestations du génie, jouit d’une caractéristique toute
particulière : de la liberté, c’est-à-dire la liberté à l’égard de la
représentation, des contraintes de la réalité et du concret, la
liberté de puiser ses propres thèmes dans l’abstrait [7] . Rappelons que l’idée d’abstraction ouvrait
justement la réflexion de Baudelaire sur le poème en prose : il
s’agissait alors « d’appliquer [la procédure Bertrand, l’écriture en
prose] à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne
et plus abstraite ». Et dans le cas de la prose, cette liberté se
manifestait par le biais de son être « souple » – par opposition à la
rigidité du vers – et heurté « pour s’adapter » au contenu, dépourvu
de forme, qu’elle doit représenter.
C’est la liberté
vis-à-vis des contraintes de la versification d’une part et, de
l’autre, vis-à-vis de l’ordre même auquel le récit est soumis, un
ordre régi essentiellement par le temps, ainsi que par différents
types de cohérence, comme la logique, par le biais du principe de
cause à effet :
Mon cher ami, je
vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans
injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y
est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. […]
Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le
manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté
rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue.
Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse
fantaisie [8] , se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux
fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part [9] .
Comme l’on sait, le
recueil a été publié posthume. Aussi, rien ne nous dit que Baudelaire
l’aurait présenté avec la structure, l’« architecture » que nous lui
connaissons. Il convient d’observer que, comme c’est souvent le cas,
au-delà de la question de la structure de l’ouvrage, le projet
des Petits poèmes en prose (ou du Spleen de
Paris, autre titre imaginé par Baudelaire) ne correspond pas
toujours à la réalisation qui en a été faite. Même s’ils présentent
souvent un caractère allégorique, de nombreux « petits poèmes » ont
une structure narrative, « une intrigue », d’autres en revanche
avoisinent l’écriture d’essais. D’aucuns encore, et pas seulement les
six pièces qui constituent des réécritures en prose de poèmes
des Fleurs du mal, respectent les « règles » de la
nouvelle prose énoncées par Baudelaire et parviennent admirablement,
selon moi, à atteindre l’objectif de la création d’un nouveau genre
(principalement à mon sens L’étranger et le
Confiteor de l’artiste).
C’est à partir de
là, à partir de cette date, me semble-t-il, que nous pouvons commencer
à parler du poème en prose comme d’un genre. Et ce, non seulement
parce qu’après 1867 les poètes en prose ont tous pris comme modèle,
plus ou moins explicitement, ce livre, mais aussi parce que, si on
peut constituer un corpus en considérant comme normatif le projet
baudelairien, tout ce qui a été produit avant, et qui a été considéré,
pour diverses raisons, comme appartenant à l’histoire du poème en
prose, d’une manière ou d’une autre s’en écarte. Dans la plupart des
cas, il s’agit de textes fondés sur la tradition du seul genre bref en
prose et non fictionnel existant, c’est-à-dire celui des moralistes du
XVIIe ou sur des tentatives comme celle d’Alphonse Rabbe, que
Baudelaire estime et cite (mais non comme auteur de poèmes en prose),
qui donne lieu à une sorte de récit autobiographique, mélancolique,
langoureux et parfaitement inséré dans la période romantique à
laquelle il appartient. J’en veux pour exemple un cas peu connu, bien
que souvent cité dans les anthologies [10] , et à mon
avis le plus proche du modèle dont nous discutons, même s’il n’y
adhère pas parfaitement, à être produit par les devanciers. Il s’agit
du Livre du promeneur de Jules Lefèvre-Deumier de 1856.
Il me semble peu probable que Baudelaire n’ait pas connu ce livre,
publié à courte distance des Fleurs du mal, lequel décrit
« la vie moderne » à travers le regard d’un flâneur qui déambule dans
les rues de la métropole. Ce livre répond à une contrainte très
particulière : il est composé comme un bréviaire et contient 366
poèmes (il tient compte aussi des années bissextiles), tous en prose.
Il ne répond pas dès lors (par l’imposition d’un ordre et d’un rythme)
au principe de liberté musicale de la composition et de la lecture
invoqué par Baudelaire à propos du Spleen de Paris. En
revanche, quant aux thèmes, on est frappé de l’intrusion de la
modernité et de la mélancolie du sujet face à l’avancée du
progrès.
Les chemins de
fer
Il m’est impossible
de regarder sans une sorte de tristesse ces chemins merveilleux
auxquels notre industrie semble donner des ailes. Je ne sais si c’est
un progrès que de pouvoir fendre ainsi l’espace comme une flèche :
mais ce qu’il y a de sûr, c’est que cela me rend plus sensible la
rapidité de la vie, qui, avant notre invention l’était cependant bien
assez. Ces rainures de fer où nous sommes forcés de courir sans dévier
d’une ligne, emportés par une puissance aussi aveugle, presque aussi
indomptable que la foudre, n’est-ce pas une image de cet implacable
sort qui nous entraîne, et dont nous sommes les esclaves alors même
que nous croyons les maîtriser ? On croit gagner du temps parce qu’on
l’accélère. Mais ces voyages étourdissants ne font qu’abréger
l’existence, qui n’est, elle, qu’une traversée. Ils ne permettent pas
la mémoire, le seul moyen qu’ait l’homme d’allonger et de doubler ses
jours. L’unique souvenir qu’ils nous laissent, c’est qu’on va vite.
Aller vite, c’est mourir plus tôt.
18 décembre [11]
Mais c’est avec
le Spleen de Paris que se dessinent, comme je le
rappelais plus haut, les caractéristiques principales du poème en
prose comme genre littéraire. L’expression décrit en soi un oxymoron,
quand ce n’est pas un véritable paradoxe. Né pour briser les règles,
les contraintes qui emprisonnent dans l’alexandrin la modernité
naissante, le poème en prose a besoin de règles, ainsi que de
caractéristiques formelles de contenu qui le rendent reconnaissable
pour pouvoir remplir sa mission « révolutionnaire ». Comme l’explique
de façon très efficace Suzanne Bernard :
Le poème en prose
veut aller au-delà du langage, et il se sert du langage ; briser la
forme, et il crée des formes ; échapper à la littérature, et le voilà
devenu un genre littéraire catalogué. C’est cette contradiction
interne, cette antinomie essentielle qui lui donnent le caractère d’un
art icarien, tendu vers un impossible dépassement de soi-même, vers
une négation de ses propres conditions d’existence - et par là même,
sans doute, hautement représentatif des efforts de toute la poésie
française depuis le XIXe siècle [12] .
Mais partant de cet
oxymoron, de cette contradiction fondatrice, la physionomie du nouveau
genre établie, nous l’avons vu, « artificiellement » et non comme le
résultat d’une évolution naturelle de l’expérience poétique au
dix-neuvième siècle, peut se résumer, pour reprendre S. Bernard, à
trois principes qui à peine ébauchés par Baudelaire seront précisés,
élaborés en profondeur et magistralement utilisés par certains de ses
successeurs, en particulier Rimbaud et Mallarmé. Le poème en prose
« parfait » doit prévoir : l’unité, la concision, la gratuité. Force
est d’observer qu’il s’agit là de « règles » strictes, quand bien même
vagues et indéterminées. La première ressortit, semble-t-il, aux
prétendues règles d’Aristote qui, comme l’on sait, imposaient pendant
le Classicisme les unités de lieu, de temps et d’action. Lieu, temps,
action : tels sont les piliers de la vraisemblance, un critère
absolument exclu de tout raisonnement sur la poésie lyrique, du moins
depuis le Romantisme. De quelle unité est-il alors question ? Car la
brièveté n’est pas, on le sait, un critère absolu mais relatif et dans
ce cas par rapport à quoi ? Si l’unité est un critère positif qui
reste cependant à être défini et la brièveté un critère relatif dont
il reste à préciser les relations, il est plus facile de définir la
gratuité car ce critère se définit de manière négative, c’est-à-dire
par manque de fonction (en particulier, nous l’avons vu, par l’absence
des fonctions narrative et communicative).
Une page de l’un
des plus célèbres romans de la fin du XIXe siècle, À
rebours de Huysmans, aide à l’établissement d’un canon du
genre.
Mais, dans ce
recueil, avaient été colligés certains poèmes sauvés de revues
mortes : le démon de l’analogie, la pipe, le pauvre enfant pâle,
le spectacle interrompu, le phénomène futur, et surtout
plaintes d’automne et frisson d’hiver, qui étaient
les chefs-d’œuvre de Mallarmé et comptaient également parmi les
chefs-d’œuvre du poème en prose, car ils unissaient une langue si
magnifiquement ordonnée qu’elle berçait, par elle-même, ainsi qu’une
mélancolique incantation, qu’une enivrante mélodie, à des pensées
d’une suggestion irrésistible, à des pulsations d’âme de sensitif dont
les nerfs en émoi vibrent avec une acuïté qui vous pénètre jusqu’au
ravissement, jusqu’à la douleur [13] .
Jusque-là, Des
Esseintes établit son canon mallarméen personnel, dans lequel le poème
en prose se trouve dans une position d’importance absolue. Je dirais
même qu’il est difficile de trouver sur ces textes des critiques aussi
ponctuelles et passionnées. Nous sommes dans la précieuse bibliothèque
du protagoniste, collectionneur sophistiqué qui a rassemblé ce que la
production littéraire de son temps offrait de mieux.
De toutes les
formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme
préférée de Des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle
devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l’état d’of
meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs
analytiques et les superfétations descriptives. Bien souvent, Des
Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman
concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des
centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner
les caractères, à entasser à l’appui les observations et les menus
faits.
Alors les mots choisis seraient tellement impermutables
qu’ils suppléeraient à tous les autres ; l’adjectif posé d’une si
ingénieuse et d’une si définitive façon qu’il ne pourrait être
légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que
le lecteur pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur son
sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent,
reconstruirait le passé, devinerait l’avenir d’âmes des personnages,
révélés par les lueurs de cette épithète unique [14] .
On retrouve dans ce
passage les « règles » qualitatives et quantitatives à peine exposées,
mais au-delà du choix de goût de Des Esseintes (Baudelaire et
Mallarmé), ce passage rend compte du fait qu’à la fin du siècle le
poème en prose était considéré comme une « forme ».
En un mot, le poème
en prose représentait, pour Des Esseintes, le suc concret, l’osmazome
de la littérature, l’huile essentielle de l’art. Cette succulence
développée et réduite en une goutte, elle existait déjà chez
Baudelaire, et aussi dans ces poèmes de Mallarmé qu’il humait avec une
si profonde joie. Quand il eut fermé son anthologie, Des Esseintes se
dit que sa bibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, ne
s’augmenterait probablement jamais plus [15] .
Ce célèbre passage
rend compte, je le disais, d’une époque où le poème en prose a été
pratiqué par tous les écrivains « à la mode ». Huysmans lui-même avait
été l’auteur d’un recueil qui adhère à la pensée de Des Esseintes sur
le poème en prose, Le drageoir à épices, publié en 1874
(exactement 10 ans avant À rebours). Cependant malgré
quelques moments « élevés », ce recueil est loin de contenir
« l’osmazome de la littérature ». De fait, vers la fin du siècle, le
poème en prose est en quelque sorte devenu une « mode » où l’on
assiste aux premières tentatives de poètes débutants, à l’esprit
bohémien, en quête de succès ou, comme l’ont déjà observé
malicieusement certains critiques, des poètes n’étant pas en mesure de
composer des vers.
Cette observation
négative était fort récurrente dans les journaux de l’époque, y
compris envers ceux qui avaient choisi un autre mode de « révolte »
contre l’Alexandrin régulier, c’est-à-dire envers bon nombre des
poètes réunis autour du Manifeste du symbolisme (1886) de
Jean Moréas et parmi eux notamment Gustave Kahn qui une décennie plus
tard se proclamera « l’inventeur du vers libre ». Pour tous ces
poètes, comme pour Des Esseintes, l’essentiel de la poésie n’a plus
rien à voir avec sa forme. Elle réside dans les mots qui
matériellement la constituent. Le poète, qui a perdu l’auréole
romantique, ne se distingue plus en raison du fait qu’il s’exprime en
vers. Lautréamont a écrit en 1869 : « Faut-il que j’écrive en vers
pour me séparer des autres ? Que la charité prononce ». Le genre est
tellement consolidé dans le champ de la poésie lyrique que Rimbaud
utilise à la fois vers et prose, avec une écrasante prépondérance
quantitative de cette dernière forme, sans jamais ressentir le besoin
d’expliquer, de faire des commentaires, de théoriser sur des questions
formelles. L’urgence de sa poésie, comme l’on sait, était de « trouver
une langue ».
D’une part, la
naissance du poème en prose, c’est-à-dire d’une nouvelle forme, a fait
que les distinctions fondées dans la poésie lyrique sur la forme ont
perdu de leur sens, si bien que la recherche poétique a mis l’accent
sur le contenu en attribuant à la poésie la tâche de représenter la
« vie moderne », au croisement des XIXe et XXe siècles, principalement
en regard de l’expérience de Guillaume Apollinaire. De l’autre,
l’évolution de la forme poétique conduit majoritairement le contenu
sur la page. Je me réfère bien sûr aux Calligrammes, une
forme poétique pour laquelle la distinction vers / prose n’a plus
aucun sens. Les mots sont disposés sur la page de façon à former une
image, un dessin, qui est « directement » le contenu. Ce qui change
radicalement cette fois, c’est l’idée du texte. Le temps de lecture
est annulé, en même temps que s’annule paradoxalement la liberté
revendiquée par Baudelaire pour le poète et le lecteur. La liberté de
la musique est remplacée par la tyrannie de l’image.
Mais, comme je
l’annonçais au début, le liquidateur du poème en prose est en 1916 Max
Jacob, auteur paradoxalement d’un essai à la fois dur et polémique
qu’il choisit comme préface pour son recueil de poèmes en prose
Le cornet à dés. Ce qui est alors porté au premier plan, ce
n’est pas la question du genre littéraire mais celle, beaucoup plus
large et profonde, de la fonction de l’art pour lequel le poème en
prose offre un exemple parmi d’autres : ce qui est remis en cause,
c’est son appartenance à l’art et non à la littérature.
L’émotion
artistique n’est ni un acte sensoriel, ni un acte sentimental ; sans
cela, la nature suffirait à nous la donner. L’art existe, c’est donc
qu’il corresponde à un besoin : l’art est proprement une
distraction [16] .
L’art pour Jacob
doit être « situé » et « stylé ». Les auteurs de poèmes en prose ont
souvent échoué dans une tentative comme dans l’autre :
On a beaucoup écrit
de poèmes en prose depuis trente ou quarante ans ; je ne connais guère
de poète qui ait compris de quoi il s’agissait et qui ait su sacrifier
ses ambitions d’auteur à la constitution formelle du poème en prose.
La dimension n’est rien pour la beauté de l’œuvre, sa situation et son
style y sont tout [17] .
Le fait est que,
dans le nouveau siècle, le poème en prose « à la Baudelaire », dans
lequel le sujet est d’une importance secondaire par rapport au
contenu, a exaucé sa fonction. L’art est un domaine unique où –
l’exemple d’Apollinaire nous l’a confirmé – on essaie de briser les
frontières entre la littérature et la peinture, la sculpture et la
musique et où peuvent naître même – ce qui est un événement
extraordinaire qui ne s’était pas produit depuis plusieurs siècles –
des arts nouveaux comme la photographie et le cinéma.
Tant et si bien
que, peu après Jacob, André Breton a écrit, en réponse à une enquête
du « Figaro » sur la poésie française contemporaine :
La poésie écrite
perd de jour en jour sa raison d’être. […] La poésie n’aurait pour moi
aucun intérêt si je ne m’attendais pas à ce qu’elle suggère à
quelques-uns de mes amis et à moi-même une solution particulière du
problème de notre vie [18] .
Avec l’éclat de la
pensée des avant-gardes et son devenir concret dans les manifestes,
l’idée se propage et se consolide, jusqu’à ce que les dernières
barrières tombent. Après le dépassement des distinctions de genre dans
la poésie lyrique d’abord, puis dans ce que Bourdieu appelle le
« champ du littéraire » (un dépassement qui est allé de pair avec
l’affirmation de la figure de l’artiste ; il suffit de songer au
Peintre de la vie moderne de Baudelaire) et l’affaiblissement
des frontières entre les arts, pour l’avant-garde et pour les
surréalistes en particulier, il ne reste plus qu’à abattre le dernier
mur, celui qui sépare l’art de la vie.