Dossier : Vous avez dit prose ?


«Une prose musicale,
sans rythme et sans rime »

Elisabetta Sibilio

Université de Cassino

elisabetta.sibilio@gmail.com

Résumé : Le poème en prose constitue un “cas” singulier dans l’histoire et dans la théorie des genres littéraires. Il s’agit, en effet, d’un genre dont nous pouvons observer la naissance et le développement, et constater la mort. C’est que le poème en prose, si l’on adopte la description de cette forme proposée par Baudelaire dans la célèbre lettre à Arsène Houssaye, a rempli un rôle décisif dans l’histoire de la poésie lyrique au XIXe siècle. Il a aidé à briser la cage du vers et des formes régulières et à imposer une conception moderne de la littérature et de l’art.

Abstract : The prose poem is a “case” unique in history and theory of literary genres. It is a genre of which we can observe the birth and development, and certify the death. The fact is that the prose poem, if we adopt the description proposed by Baudelaire in the famous letter to Arsène Houssaye, has played a decisive role in the history of lyric poetry in the nineteenth century. He helped to break the cage of regular forms and verse, and to impose a modern conception of literature and art.

Le débat critique sur le poème en prose s’articule désormais autour d’une question qui ne peut que servir de préalable à toute « entreprise » critique, qu’il s’agisse du commentaire d’un seul texte ou de la formation d’un corpus. La question est la suivante : le poème en prose est-il un genre littéraire ? Il serait somme toute facile d’y répondre s’il y avait un consensus général sur ce qu’est un genre littéraire. Or, dans ce domaine de nombreuses idées s’imposent, du moins autant qu’il y a de genres littéraires.

À mon avis, dans le cas du poème en prose, pour approcher le plus possible d’une réponse, autrement dit pour tenter d’en donner une définition, il faudrait réussir à n’épouser aucune théorie, ni « historique », ni « logique » (c’est-à-dire taxinomique), ni « sociologique », fondée en l’occurrence sur la théorie de la réception (j’utilise ici les catégories répertoriées par Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie). De plus, comme je vais essayer de le montrer, les particularités les plus évidentes de ce genre sont tellement singulières qu’il mérite sans doute d’être traité « à part ». Il ne s’agit pas, on le verra, de recueillir un certain nombre d’analyses textuelles, bien qu’elles soient essentielles pour déterminer l’objet du discours, car on n’obtiendrait pour résultat que de déconstruire le problème en le « réduisant » à une surabondante série de questions. Je souhaiterais au contraire proposer une observation « de loin » [1] de ce corpus, constitué d’une façon que je qualifierai de « naturelle », dans la mesure où elle ne nécessite aucune prise de position ni aucun artifice théorique.

À l’extérieur du corpus, deux textes jouent le rôle respectivement de « fondateur » (je me réfère bien sûr à la « lettre à Arsène Houssaye » de Baudelaire [2] ) et de « liquidateur » de l’expérience du poème en prose français (je fais allusion à la Préface écrite par Max Jacob à son recueil de poèmes en prose Le cornet à dés). Et c’est précisément cette « liquidation », à laquelle souscrit avec autorité André Breton dans les Pas perdus, qui est selon moi une caractéristique générique importante : il existerait donc un genre littéraire qui, comme un être vivant, naît, grandit et meurt. Il meurt car les conditions de vie qui étaient favorables à son développement n’existent plus et ne peuvent plus être reproduites. Comme nous le verrons, il n’y a plus les conditions « historiques » qui ont contribué à sa naissance en 1842 avec Gaspard de la nuit de Bertrand, puis en 1867 avec Baudelaire. Par ailleurs, les « logiques formelles » qui en ont fait, dès sa naissance, l’un des plus intéressants instruments de la recherche poétique dans la seconde moitié du XIXe siècle n’ont plus aucun sens. Par conséquent, en dehors de ce contexte historique, le poème en prose n’est pas ou n’est pas « accepté » comme un genre littéraire distinct : de la poésie lyrique en général ou encore, notamment dans la littérature américaine contemporaine, de la fiction brève ou très brève. Mon hypothèse est que le poème en prose a joué un rôle clé dans l’intense recherche du nou veau inaugurée par Baudelaire avec le dernier vers des Fleurs du mal et prise en charge par les poètes modernes jusqu’aux avant-gardes des premières décennies du siècle dernier.

La naissance (ou la création ?) du poème en prose remonte, comme nous le disions, à Bertrand, avec son œuvre la plus célèbre, Gaspard de la nuit, publiée de façon posthume en 1842. Cette date posthume a son importance parce qu’elle renforce l’idée, essentielle pour notre démonstration, que Bertrand n’avait aucunement conscience qu’il était en train de donner naissance à un nouveau genre littéraire, si bien que pendant un quart de siècle (même si, comme Baudelaire le rappelle à son destinataire, l’ouvrage était resté pratiquement inconnu) personne n’a jamais fait état de cette prétendue « naissance ».

J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque [3] .

Le poète des Fleurs du mal, comme l’on sait, était profondément impliqué dans la recherche du nouveau dont il s’était lui-même proclamé le prophète et dont son œuvre majeure offre d’ailleurs de remarquables illustrations. Toutefois, cette recherche était « restreinte » au niveau du contenu. Avec le « petit poème en prose », Baudelaire entend rendre concrète, tout en lui donnant de la visibilité – ainsi qu’il l’explique dans la lettre que nous mentionnions plus haut – une certaine idée de la modernité, par ailleurs largement cultivée dans le Peintre de la vie moderne, selon laquelle la modernité ne saurait ne pas rendre compte, dans le nouveau contexte historique et politique du Second Empire, du traumatisme qu’a signifié la naissance de l’idée même de métropole, de « capitale » [4]  :

C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant [5] .

C’est à travers le « poème en prose », pour la première fois sans doute chez Baudelaire, qu’est mise en jeu la forme, voire le « procédé » considéré comme le mode d’application d’une forme à un contenu, comme un moment essentiel du travail de création :

Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience [6]  ?

Ce passage mérite d’être analysé attentivement si on veut en saisir toute la portée novatrice. Baudelaire cherche à définir la prose dont il veut se servir pour donner vie à cette entreprise. Le terme « prose » est toujours associé en littérature à la narration, au récit. En général, la notion de prose relève d’un mode d’expression « naturel », par opposition au vers qui est en revanche le produit de l’« artifice » et de l’application de contraintes formelles. Au niveau du contenu, la prose a une valeur métonymique et représente donc un référent concret, quoique imaginaire (dans la littérature), tandis que la poésie ou le vers ont une valeur métaphorique et représentent un référent abstrait. Ici, précisément, Baudelaire qualifie de « miracle » une prose « poétique » qui, tout en ne tenant pas compte des caractéristiques formelles inhérentes à la poésie (le rythme et la rime), sert à représenter des référents éminemment abstraits, tels les « mouvements lyriques de l’âme » (idée parfaitement romantique), les « ondulations de la rêverie » – on songe à la figure du flâneur qui, par la rêverie (on citera l’exemple éblouissant du Cygne), interprète métaphoriquement le référent concret de la métropole moderne – et les « soubresauts de la conscience ».

On a l’impression à vrai dire de lire la définition d’une forme en prose qui s’imposera quelques décennies plus tard dans toute l’Europe : le monologue intérieur ou plutôt – pour utiliser une dénomination qui n’a pas recours à une définition de genre hybride – le flux de conscience, le stream of consciousness. Mais si, dans ce cas, c’est un contenu nouveau, en l’occurrence l’intériorité qui était – du moins depuis le Romantisme – le domaine exclusif de la poésie lyrique, à faire irruption dans le roman, Baudelaire tente ici l’opération contraire par l’adoption d’une nouvelle forme traditionnellement liée à la narration dans le domaine de la poésie lyrique.

Une prose « poétique » donc, mais aussi « musicale, sans rythme et sans rime ». Une prose douée de la plus remarquable caractéristique de la poésie : le lyrisme. Mais pour y parvenir, elle n’utilisera pas les artifices de la composition en vers, le rythme et la rime (cela résonne comme un avertissement à tous les commentateurs qui s’évertuent, dans la tentative de définir le lyrisme d’un écrit en prose, à trouver des alexandrins plus ou moins cachés dans le tissu du texte). En lisant Baudelaire, à partir du Spleen de Paris, sans négliger pour autant les pages de critique littéraire, artistique et musicale, on se rend compte que pour lui la musique, contrairement à d’autres manifestations du génie, jouit d’une caractéristique toute particulière : de la liberté, c’est-à-dire la liberté à l’égard de la représentation, des contraintes de la réalité et du concret, la liberté de puiser ses propres thèmes dans l’abstrait [7] . Rappelons que l’idée d’abstraction ouvrait justement la réflexion de Baudelaire sur le poème en prose : il s’agissait alors « d’appliquer [la procédure Bertrand, l’écriture en prose] à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite ». Et dans le cas de la prose, cette liberté se manifestait par le biais de son être « souple » – par opposition à la rigidité du vers – et heurté « pour s’adapter » au contenu, dépourvu de forme, qu’elle doit représenter.

C’est la liberté vis-à-vis des contraintes de la versification d’une part et, de l’autre, vis-à-vis de l’ordre même auquel le récit est soumis, un ordre régi essentiellement par le temps, ainsi que par différents types de cohérence, comme la logique, par le biais du principe de cause à effet :

Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. […] Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie [8] , se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part [9] .

Comme l’on sait, le recueil a été publié posthume. Aussi, rien ne nous dit que Baudelaire l’aurait présenté avec la structure, l’« architecture » que nous lui connaissons. Il convient d’observer que, comme c’est souvent le cas, au-delà de la question de la structure de l’ouvrage, le projet des Petits poèmes en prose (ou du Spleen de Paris, autre titre imaginé par Baudelaire) ne correspond pas toujours à la réalisation qui en a été faite. Même s’ils présentent souvent un caractère allégorique, de nombreux « petits poèmes » ont une structure narrative, « une intrigue », d’autres en revanche avoisinent l’écriture d’essais. D’aucuns encore, et pas seulement les six pièces qui constituent des réécritures en prose de poèmes des Fleurs du mal, respectent les « règles » de la nouvelle prose énoncées par Baudelaire et parviennent admirablement, selon moi, à atteindre l’objectif de la création d’un nouveau genre (principalement à mon sens L’étranger et le Confiteor de l’artiste).

C’est à partir de là, à partir de cette date, me semble-t-il, que nous pouvons commencer à parler du poème en prose comme d’un genre. Et ce, non seulement parce qu’après 1867 les poètes en prose ont tous pris comme modèle, plus ou moins explicitement, ce livre, mais aussi parce que, si on peut constituer un corpus en considérant comme normatif le projet baudelairien, tout ce qui a été produit avant, et qui a été considéré, pour diverses raisons, comme appartenant à l’histoire du poème en prose, d’une manière ou d’une autre s’en écarte. Dans la plupart des cas, il s’agit de textes fondés sur la tradition du seul genre bref en prose et non fictionnel existant, c’est-à-dire celui des moralistes du XVIIe ou sur des tentatives comme celle d’Alphonse Rabbe, que Baudelaire estime et cite (mais non comme auteur de poèmes en prose), qui donne lieu à une sorte de récit autobiographique, mélancolique, langoureux et parfaitement inséré dans la période romantique à laquelle il appartient. J’en veux pour exemple un cas peu connu, bien que souvent cité dans les anthologies [10] , et à mon avis le plus proche du modèle dont nous discutons, même s’il n’y adhère pas parfaitement, à être produit par les devanciers. Il s’agit du Livre du promeneur de Jules Lefèvre-Deumier de 1856. Il me semble peu probable que Baudelaire n’ait pas connu ce livre, publié à courte distance des Fleurs du mal, lequel décrit « la vie moderne » à travers le regard d’un flâneur qui déambule dans les rues de la métropole. Ce livre répond à une contrainte très particulière : il est composé comme un bréviaire et contient 366 poèmes (il tient compte aussi des années bissextiles), tous en prose. Il ne répond pas dès lors (par l’imposition d’un ordre et d’un rythme) au principe de liberté musicale de la composition et de la lecture invoqué par Baudelaire à propos du Spleen de Paris. En revanche, quant aux thèmes, on est frappé de l’intrusion de la modernité et de la mélancolie du sujet face à l’avancée du progrès.

Les chemins de fer

Il m’est impossible de regarder sans une sorte de tristesse ces chemins merveilleux auxquels notre industrie semble donner des ailes. Je ne sais si c’est un progrès que de pouvoir fendre ainsi l’espace comme une flèche : mais ce qu’il y a de sûr, c’est que cela me rend plus sensible la rapidité de la vie, qui, avant notre invention l’était cependant bien assez. Ces rainures de fer où nous sommes forcés de courir sans dévier d’une ligne, emportés par une puissance aussi aveugle, presque aussi indomptable que la foudre, n’est-ce pas une image de cet implacable sort qui nous entraîne, et dont nous sommes les esclaves alors même que nous croyons les maîtriser ? On croit gagner du temps parce qu’on l’accélère. Mais ces voyages étourdissants ne font qu’abréger l’existence, qui n’est, elle, qu’une traversée. Ils ne permettent pas la mémoire, le seul moyen qu’ait l’homme d’allonger et de doubler ses jours. L’unique souvenir qu’ils nous laissent, c’est qu’on va vite. Aller vite, c’est mourir plus tôt.

18 décembre [11]

Mais c’est avec le Spleen de Paris que se dessinent, comme je le rappelais plus haut, les caractéristiques principales du poème en prose comme genre littéraire. L’expression décrit en soi un oxymoron, quand ce n’est pas un véritable paradoxe. Né pour briser les règles, les contraintes qui emprisonnent dans l’alexandrin la modernité naissante, le poème en prose a besoin de règles, ainsi que de caractéristiques formelles de contenu qui le rendent reconnaissable pour pouvoir remplir sa mission « révolutionnaire ». Comme l’explique de façon très efficace Suzanne Bernard :

Le poème en prose veut aller au-delà du langage, et il se sert du langage ; briser la forme, et il crée des formes ; échapper à la littérature, et le voilà devenu un genre littéraire catalogué. C’est cette contradiction interne, cette antinomie essentielle qui lui donnent le caractère d’un art icarien, tendu vers un impossible dépassement de soi-même, vers une négation de ses propres conditions d’existence - et par là même, sans doute, hautement représentatif des efforts de toute la poésie française depuis le XIXe siècle [12] .

Mais partant de cet oxymoron, de cette contradiction fondatrice, la physionomie du nouveau genre établie, nous l’avons vu, « artificiellement » et non comme le résultat d’une évolution naturelle de l’expérience poétique au dix-neuvième siècle, peut se résumer, pour reprendre S. Bernard, à trois principes qui à peine ébauchés par Baudelaire seront précisés, élaborés en profondeur et magistralement utilisés par certains de ses successeurs, en particulier Rimbaud et Mallarmé. Le poème en prose « parfait » doit prévoir : l’unité, la concision, la gratuité. Force est d’observer qu’il s’agit là de « règles » strictes, quand bien même vagues et indéterminées. La première ressortit, semble-t-il, aux prétendues règles d’Aristote qui, comme l’on sait, imposaient pendant le Classicisme les unités de lieu, de temps et d’action. Lieu, temps, action : tels sont les piliers de la vraisemblance, un critère absolument exclu de tout raisonnement sur la poésie lyrique, du moins depuis le Romantisme. De quelle unité est-il alors question ? Car la brièveté n’est pas, on le sait, un critère absolu mais relatif et dans ce cas par rapport à quoi ? Si l’unité est un critère positif qui reste cependant à être défini et la brièveté un critère relatif dont il reste à préciser les relations, il est plus facile de définir la gratuité car ce critère se définit de manière négative, c’est-à-dire par manque de fonction (en particulier, nous l’avons vu, par l’absence des fonctions narrative et communicative).

Une page de l’un des plus célèbres romans de la fin du XIXe siècle, À rebours de Huysmans, aide à l’établissement d’un canon du genre.

Mais, dans ce recueil, avaient été colligés certains poèmes sauvés de revues mortes : le démon de l’analogie, la pipe, le pauvre enfant pâle, le spectacle interrompu, le phénomène futur, et surtout plaintes d’automne et frisson d’hiver, qui étaient les chefs-d’œuvre de Mallarmé et comptaient également parmi les chefs-d’œuvre du poème en prose, car ils unissaient une langue si magnifiquement ordonnée qu’elle berçait, par elle-même, ainsi qu’une mélancolique incantation, qu’une enivrante mélodie, à des pensées d’une suggestion irrésistible, à des pulsations d’âme de sensitif dont les nerfs en émoi vibrent avec une acuïté qui vous pénètre jusqu’au ravissement, jusqu’à la douleur [13] .

Jusque-là, Des Esseintes établit son canon mallarméen personnel, dans lequel le poème en prose se trouve dans une position d’importance absolue. Je dirais même qu’il est difficile de trouver sur ces textes des critiques aussi ponctuelles et passionnées. Nous sommes dans la précieuse bibliothèque du protagoniste, collectionneur sophistiqué qui a rassemblé ce que la production littéraire de son temps offrait de mieux.

De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de Des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l’état d’of meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives. Bien souvent, Des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à l’appui les observations et les menus faits.
Alors les mots choisis seraient tellement impermutables qu’ils suppléeraient à tous les autres ; l’adjectif posé d’une si ingénieuse et d’une si définitive façon qu’il ne pourrait être légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé, devinerait l’avenir d’âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette épithète unique [14] .

On retrouve dans ce passage les « règles » qualitatives et quantitatives à peine exposées, mais au-delà du choix de goût de Des Esseintes (Baudelaire et Mallarmé), ce passage rend compte du fait qu’à la fin du siècle le poème en prose était considéré comme une « forme ».

En un mot, le poème en prose représentait, pour Des Esseintes, le suc concret, l’osmazome de la littérature, l’huile essentielle de l’art. Cette succulence développée et réduite en une goutte, elle existait déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces poèmes de Mallarmé qu’il humait avec une si profonde joie. Quand il eut fermé son anthologie, Des Esseintes se dit que sa bibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, ne s’augmenterait probablement jamais plus [15] .

Ce célèbre passage rend compte, je le disais, d’une époque où le poème en prose a été pratiqué par tous les écrivains « à la mode ». Huysmans lui-même avait été l’auteur d’un recueil qui adhère à la pensée de Des Esseintes sur le poème en prose, Le drageoir à épices, publié en 1874 (exactement 10 ans avant À rebours). Cependant malgré quelques moments « élevés », ce recueil est loin de contenir « l’osmazome de la littérature ». De fait, vers la fin du siècle, le poème en prose est en quelque sorte devenu une « mode » où l’on assiste aux premières tentatives de poètes débutants, à l’esprit bohémien, en quête de succès ou, comme l’ont déjà observé malicieusement certains critiques, des poètes n’étant pas en mesure de composer des vers.

Cette observation négative était fort récurrente dans les journaux de l’époque, y compris envers ceux qui avaient choisi un autre mode de « révolte » contre l’Alexandrin régulier, c’est-à-dire envers bon nombre des poètes réunis autour du Manifeste du symbolisme (1886) de Jean Moréas et parmi eux notamment Gustave Kahn qui une décennie plus tard se proclamera « l’inventeur du vers libre ». Pour tous ces poètes, comme pour Des Esseintes, l’essentiel de la poésie n’a plus rien à voir avec sa forme. Elle réside dans les mots qui matériellement la constituent. Le poète, qui a perdu l’auréole romantique, ne se distingue plus en raison du fait qu’il s’exprime en vers. Lautréamont a écrit en 1869 : « Faut-il que j’écrive en vers pour me séparer des autres ? Que la charité prononce ». Le genre est tellement consolidé dans le champ de la poésie lyrique que Rimbaud utilise à la fois vers et prose, avec une écrasante prépondérance quantitative de cette dernière forme, sans jamais ressentir le besoin d’expliquer, de faire des commentaires, de théoriser sur des questions formelles. L’urgence de sa poésie, comme l’on sait, était de « trouver une langue ».

D’une part, la naissance du poème en prose, c’est-à-dire d’une nouvelle forme, a fait que les distinctions fondées dans la poésie lyrique sur la forme ont perdu de leur sens, si bien que la recherche poétique a mis l’accent sur le contenu en attribuant à la poésie la tâche de représenter la « vie moderne », au croisement des XIXe et XXe siècles, principalement en regard de l’expérience de Guillaume Apollinaire. De l’autre, l’évolution de la forme poétique conduit majoritairement le contenu sur la page. Je me réfère bien sûr aux Calligrammes, une forme poétique pour laquelle la distinction vers / prose n’a plus aucun sens. Les mots sont disposés sur la page de façon à former une image, un dessin, qui est « directement » le contenu. Ce qui change radicalement cette fois, c’est l’idée du texte. Le temps de lecture est annulé, en même temps que s’annule paradoxalement la liberté revendiquée par Baudelaire pour le poète et le lecteur. La liberté de la musique est remplacée par la tyrannie de l’image.

Mais, comme je l’annonçais au début, le liquidateur du poème en prose est en 1916 Max Jacob, auteur paradoxalement d’un essai à la fois dur et polémique qu’il choisit comme préface pour son recueil de poèmes en prose Le cornet à dés. Ce qui est alors porté au premier plan, ce n’est pas la question du genre littéraire mais celle, beaucoup plus large et profonde, de la fonction de l’art pour lequel le poème en prose offre un exemple parmi d’autres : ce qui est remis en cause, c’est son appartenance à l’art et non à la littérature.

L’émotion artistique n’est ni un acte sensoriel, ni un acte sentimental ; sans cela, la nature suffirait à nous la donner. L’art existe, c’est donc qu’il corresponde à un besoin : l’art est proprement une distraction [16] .

L’art pour Jacob doit être « situé » et « stylé ». Les auteurs de poèmes en prose ont souvent échoué dans une tentative comme dans l’autre :

On a beaucoup écrit de poèmes en prose depuis trente ou quarante ans ; je ne connais guère de poète qui ait compris de quoi il s’agissait et qui ait su sacrifier ses ambitions d’auteur à la constitution formelle du poème en prose. La dimension n’est rien pour la beauté de l’œuvre, sa situation et son style y sont tout [17] .

Le fait est que, dans le nouveau siècle, le poème en prose « à la Baudelaire », dans lequel le sujet est d’une importance secondaire par rapport au contenu, a exaucé sa fonction. L’art est un domaine unique où – l’exemple d’Apollinaire nous l’a confirmé – on essaie de briser les frontières entre la littérature et la peinture, la sculpture et la musique et où peuvent naître même – ce qui est un événement extraordinaire qui ne s’était pas produit depuis plusieurs siècles – des arts nouveaux comme la photographie et le cinéma.

Tant et si bien que, peu après Jacob, André Breton a écrit, en réponse à une enquête du « Figaro » sur la poésie française contemporaine :

La poésie écrite perd de jour en jour sa raison d’être. […] La poésie n’aurait pour moi aucun intérêt si je ne m’attendais pas à ce qu’elle suggère à quelques-uns de mes amis et à moi-même une solution particulière du problème de notre vie [18] .

Avec l’éclat de la pensée des avant-gardes et son devenir concret dans les manifestes, l’idée se propage et se consolide, jusqu’à ce que les dernières barrières tombent. Après le dépassement des distinctions de genre dans la poésie lyrique d’abord, puis dans ce que Bourdieu appelle le « champ du littéraire » (un dépassement qui est allé de pair avec l’affirmation de la figure de l’artiste ; il suffit de songer au Peintre de la vie moderne de Baudelaire) et l’affaiblissement des frontières entre les arts, pour l’avant-garde et pour les surréalistes en particulier, il ne reste plus qu’à abattre le dernier mur, celui qui sépare l’art de la vie.


1

J’emprunte cette expression au dernier ouvrage de Franco Moretti, La letteratura vista da lontano, Torino, Einaudi, 2006. Moretti propose ici une approche qu’il définit « distant reading », par opposition, justement, à la pratique du « close reading ».

2

Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2 t., vol. I, p. 275-276.

3

Ibid., p. 275.

4

La référence obligée est ici, évidemment, aux essais de Benjamin recueillis dans Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2002 (nouv. éd.).

5

Ch. Baudelaire, Le Spleen de Paris…, p. 276.

6

Ibid., p. 275-276.

7

Comment ne pas songer à cet intense passage des Veuves : « Je ne puis jamais m’empêcher de jeter un regard, sinon universellement sympathique, au moins curieux, sur la foule de parias qui se pressent autour de l’enceinte d’un concert public. L’orchestre jette à travers la nuit des chants de fête, de triomphe ou de volupté. Les robes traînent en miroitant ; les regards se croisent ; les oisifs, fatigués de n’avoir rien fait, se dandinent, feignant de déguster indolemment la musique. Ici rien que de riche, d’heureux ; rien qui ne respire et n’inspire l’insouciance et le plaisir de se laisser vivre ; rien, excepté l’aspect de cette tourbe qui s’appuie là-bas sur la barrière extérieure, attrapant gratis, au gré du vent, un lambeau de musique, et regardant l’étincelante fournaise intérieure. » (Ch. Baudelaire, Les veuves, ibid., p. 293-294)

8

Nous remarquerons l’emploi intéressant du terme “fantaisie”, déjà utilisé par Bertrand comme sous-titre à Gaspard de la nuit. Fantaisie à la manière de Rembrandt et de Caillot. Le terme est habituellement utilisé en musique pour définir un genre tandis qu’en littérature, d’après le Dictionnaire de l’Académie, il signifie « Œuvre où l’imagination se donne libre cours sans souci des règles formelles ».

9

Ch. Baudelaire, Le Spleen de Paris…, p. 275.

10

Voir par exemple L. Decaunes, Le poème en prose. Anthologie 1842-1945, Paris, Seghers, 1984.

11

Cité par L. Decaunes, Ibid., p. 37.

12

S. Bernard, Le poème en prose de Baudelaire à nos jours, Paris, Nizet, 1957, p. 13.

13

J.-K. Huysmans, À rebours (1884), Paris, Fasquelle, 1907, p. 264.

14

Ibid., p. 265.

15

Ibid., p. 264-265.

16

M. Jacob, Préface de 1916 à Le cornet à dés, Paris, Gallimard, 1945, p. 21.

17

Ibid.

18

A. Breton, Les pas perdus, Paris, Gallimard, 1924, p. 109-110.