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Poétique de la
prose ou prose poétique ? Le rythme contre le prosaïsme
Sylvie
Freyermuth
Université du
Luxembourg FLSHASE, UR IPSE Correspondant du Centre de
Recherche sur l’Imaginaire, Université Grenoble 3, E.A.
610 Professeur associé au Centre Écritures, Université Paul
Verlaine-Metz, E.A. 3943
Sylvie.Freyermuth@uni.lu
Résumé : Il est
singulier de constater que le changement de classe syntaxique du
lexème poétique opère un glissement sémantique non
négligeable, compliqué encore par la distinction du genre. Alors que
le substantif féminin la poétique met l’accent sur
l’action de créer – en prose ou en vers, du reste – et les caractères
esthétiques d’une œuvre, le substantif masculin le
poétique, dérivé de l’adjectif poétique, se
cantonne comme ce dernier au domaine de la poésie. De plus, lorsqu’on
fait le choix de fédérer en une catégorie commune – la prose – un
ensemble hétérogène de textes, dont la nature et la visée pragmatique
sont très diverses, pour les opposer à un autre ensemble de textes qui
serait caractérisé par le « poétique », on n’est pas loin d’une
position réductrice qui consiste à tirer cette dernière catégorie du
côté de la versification, critère a priori discriminant
le plus apte à distinguer la poésie de la prose qui rassemble
systématiquement les textes non versifiés. Cette bipolarité est
remise en question par un croisement des propriétés : poème en prose
et prose poétique, hybridation à laquelle échappe totalement
l’adjectif prosaïque qui, pour être calqué sur la
morphologie de poétique n’en exprime pas moins un
jugement de valeur péjoratif, puisqu’il qualifie les textes « plats »,
sans saillie particulière, presque triviaux. Se lit en creux une
définition de la poésie et de la prose qui s’apparente à mon sens à
une conception classique de la rhétorique comme typologie des figures.
Je propose de dépasser cette dichotomie afin de montrer qu’une prose
dont l’ambition esthétique s’attache à une description la plus neutre
du monde, comme celle de Duras, par exemple, ou encore comme certains
textes faussement prosaïques de Ponge, peut être tirée vers le
poétique grâce à une exploitation fine du rythme conçu au sens large
du terme, c’est-à-dire au-delà de toute restriction à l’univers
musical.
Abstract : It is
singular to note that the syntactic change of class of the lexeme
poetic operates a significant semantic shift, complicated
still by the distinction of gender. Whereas the feminine substantive
la poétique (poetics) emphasizes on creating action – in
prose or verse, besides – and the aesthetic features of a work, the
masculine substantive le poétique, derived from the
adjective poétique, is confined like this last word, with
the field of poetry. Moreover, when one makes the choice to
federate in a common category – the prose – a heterogeneous unit of
texts, whose nature and pragmatic aiming are very diverse, to oppose
them to another whole of texts which would be characterized by
poetics, one is not far from a reducing position which consists in
drawing this last category to versification, discriminating criterion
a priori the most able to distinguish poetry from the
prose which systematically gathers not versified texts. This
bipolarity is questioned by a crossing of the properties: poetic prose
and prose poem, hybridization from which escapes completely the
adjective prosaic which, despite being copied on the
morphology of the adjective poetic, expresses pejorative
value judgment, since it qualifies the “dull” texts, without
particular relief, almost trivial. According to my mind, that seems to
correspond to a definition of poetry and prose, included in classical
rhetorical typology of figures. I propose to surpass this dichotomy in
order to show that a prose whose aesthetic ambition aims at the most
neutral description of the world, as Duras’ style, for example, can be
drawn towards poetics, thanks to a fine work about rhythm conceived in
a large sense, i.e. beyond any restriction to musical universe.
Telle qu’elle est
formulée, la question « Vous avez dit “prose” ? » agit comme une mise
en garde contre la notion, ou tout au moins comme une invite à la
réflexion sur la pertinence de lire en creux, dans cette appellation,
la partition bipolaire prose/poésie qui vient communément
à l’esprit [1].
Lorsqu’on fait le
choix de fédérer en une catégorie commune – la prose – un ensemble
hétérogène de textes [2], dont la nature et la visée
pragmatique sont très diverses, pour les opposer à un autre ensemble
de textes qui serait caractérisé par le « poétique », on n’est pas
loin d’une position réductrice qui consiste à tirer cette dernière
catégorie du côté de la versification, critère discriminant a
priori le plus apte à distinguer la poésie de la prose, terme
qui dénote systématiquement les textes non versifiés. Il est également
singulier de constater que le changement de classe syntaxique du
lexème poétique opère un glissement sémantique non
négligeable, compliqué encore par la distinction du genre. Alors que
le substantif la poétique met l’accent sur l’action de
créer – en prose ou en vers, du reste – et les propriétés esthétiques
d’une œuvre, le substantif le poétique, dérivé de
l’adjectif poétique, se cantonne comme ce dernier au
domaine de la poésie.
Cette bipolarité
est remise en question par un croisement des traits distinctifs :
poème en prose et prose poétique, hybridation à laquelle échappe
totalement l’adjectif prosaïque qui, pour être calqué sur
la morphologie de poétique n’en exprime pas moins un
jugement de valeur péjoratif [3] (je renvoie aux travaux de Gérard Dessons),
puisqu’il qualifie les textes « plats », sans saillie particulière,
presque triviaux. Apparaît en filigrane une définition de la poésie et
de la prose qui s’apparente à mon sens à une conception classique de
la rhétorique comme typologie des figures [4]. Je propose de dépasser cette dichotomie
afin de montrer qu’une prose dont l’ambition esthétique s’attache à
une description la plus neutre du monde, comme celle de Duras par
exemple, peut être tirée vers le poétique grâce à une exploitation
fine du rythme conçu au sens large du terme, c’est-à-dire au-delà de
toute restriction à l’univers musical stricto sensu.
Du mélange des
genres
Dans son article
du DITL [5], Dominique Jouve évoque le problème posé par le
mélange des genres, et notamment l’alternance dans une même œuvre de
passages en prose avec d’autres en vers, motivée par le désir
d’insérer dans la « neutralité » de la prose un moment d’intensité
émotionnelle et musicale. Ainsi elle évoque Jacques Réda :
On peut trouver
une confirmation de cette idée lorsqu'un poète comme Jacques Réda
(dans Autobiographie chapitre dix) joue de la
disposition du «même» texte, tantôt en prose tantôt en vers. On
constate alors que la disposition en vers impose un remodelage du
vocabulaire (par suppression, essentiellement), de la syntaxe, de la
pensée. Le texte en prose, par comparaison, semble plus neutre,
d'une objectivité un peu terne. […] (Ibid.)
Et dans sa
démonstration, elle finit par isoler un critère qui distingue
fortement la poésie de la prose, à savoir la musique agissant
essentiellement par le truchement du vers :
S'il est vrai que
l'émotion poétique est aussi puissante par quelque moyen qu'elle
s'atteigne, vers mesuré, vers libre ou poème en prose, il n'est pas
indifférent que le vers soit associé ici davantage que la prose au
lyrisme en son sens propre : le chant, la musique. C'est en effet du
nombre et de la place des accents qu'il s'agit, donc d'un élément
essentiel de ce qui fait de la langue une musique.
(Ibid.)
Dominique Jouve
poursuit en introduisant dans sa typologie une dimension
spatiale :
[…] le vers qui
aux origines de notre culture se définit par son rapport à la
musique, devient avant tout une affaire d'espace : la voix se met en
page. En retour, l'attention accordée à la disposition produit des
effets de rythme visuels et auditifs. (Ibid.)
Dans sa
distinction des différents types de prose [6], Dominique Jouve prend appui sur les travaux
de Suzanne Bernard [7]. Bien qu’elle
reconnaisse devoir prendre en considération « [l]es reprises de mots
ou de motifs, et de toutes les figures (chiasmes, reprises,
symétries) qui ont à voir avec l'arrangement des mots »
(Ibid.), Dominique Jouve accorde une dimension trop
importante à mon gré au décompte exact des syllabes, comme s’il
s’agissait de démasquer un vers caché dans un ensemble en prose qui
donnerait ainsi à ce dernier sa qualité de prose poétique. Qu’on en
juge :
La plus
redoutable est celle du statut du e caduc : que l'on considère qu'il
a valeur nulle par élision, valeur faible par coupe enjambante ou
valeur forte lors d'un effet de syncope, il faut pouvoir justifier
sa position pour chaque exemple. Il va de soi que les décomptes
rythmiques ainsi obtenus ne représentent le plus souvent qu'une des
dictions possibles. (Ibid.)
Quant au poème en
prose, Dominique Jouve le définit comme « une prose poétique qui se
constitue en poème » (Ibid.) et résume ainsi la
distinction faite par Suzanne Bernard :
La grande
différence que S. Bernard fait entre le poème en prose et la prose
rythmée, c'est, comme son nom l'indique, que le premier a
l'organisation d'un vrai poème. Alors que les passages en prose
rythmée dépendent d'un ensemble autre qui lui impose ses lois
propres (roman, conte, nouvelle, récit, mémoires, autobiographie.
etc), le poème en prose est doublement structuré comme poème.
(Ibid.)
Quoi qu’il en
soit, quel que soit le type de prose considéré, on remarque
l’invariance de certains critères tels que « allitérations,
assonances, réseaux sémantiques, répétitions, reprises de sons, de
sens, de constructions » (Ibid.), toutes choses
valables également dans l’analyse de la poésie versifiée. De là naît
un doute sur la pertinence de la partition radicale prose/poésie, ce
dont ne disconvient pas Dominique Jouve lorsqu’elle affirme :
Les frontières
entre prose ordinaire (mais cela existe-t-il ?), prose rythmée,
prose poétique et poème en prose sont décidément, il faut y
insister, subtiles et délicates, peut-être impossibles à tracer avec
exactitude ; (Ibid.)
Je fais mienne
cette prévention, sans hésiter, et veux évoquer à présent
l’opposition prosaïque / poétique.
Dans son article
mentionné supra, Gérard Dessons citant Littré rappelle
qu’à l’origine le prosaïsme, notion péjorative, signifie « écrire en
vers comme on écrit en prose » et avec Pierre Larousse sort du cadre
restrictif du vers pour qualifier un défaut de style à l’intérieur
d’un passage relevé, la prose étant réservée à l’expression
ordinaire. De ce fait, le prosaïsme est mis en lumière par un effet
de contraste, une introduction du monde ordinaire dans ce qui est
censé être poétique parce qu’euphémisé, dans ce qui transporte et
permet alors l’élévation de l’âme. Gérard Dessons résume
parfaitement la situation en ces termes :
Le sens commun a
donc placé le prosaïsme du côté du commun, de la crudité, de la
vulgarité, de la bassesse, de la bêtise, de l’intimisme, du
dépouillement, du réalisme, du naturalisme, de la réflexion opposée
à l’exaltation. On « s’enlise » dans le prosaïsme, on le « frôle »
comme un danger. Souvent, le prosaïsme « menace » l’écrivain.
(Ibid.)
Du rythme avant
toute chose…
Pour ma part, je
prends le parti de l’abolition de la frontière qui oppose
radicalement prose à poésie,
prosaïque à poétique, pour distinguer dans
la notion de rythme l’élément fondamental qui permet ce dépassement
des antinomies. Je rejoins en cela la position d’Eric Bordas [8] qui affirme :
De la même façon,
et dans le domaine de la langue, ce que nous appelons
rythme en poésie versifiée classique correspond-il au
rythme de la prose ? La prose, d’ailleurs, a-t-elle un rythme ? Une
réponse catégorique n’est pas possible sans quelques mises au point
générales, et l’on anticipera tout de suite la conclusion en
affirmant que ce clivage artificiel, qui oppose prose et poésie, est
absolument intenable.
Ce que je nomme
rythme, l’écrivain Jean-Paul Goux [9] l’appelle allure. Belle
dénomination qui invite à se représenter le maintien, le port
élégant d’une personne, le déplacement racé et gracieux du cheval ;
quoi qu’il en soit, rythme ou allure
impliquent la présence d’une vie dans l’écrit. C’est ce qui
détermine selon Goux, la différence entre une phrase qui peut être
considérée comme une œuvre esthétique, et une autre qui n’est qu’une
phrase « selon la grammaire ». Rappelant la correspondance exaltée
que Flaubert entretenait avec Louise Colet (septembre 1853) sur le
style, il affirme :
Une phrase qui
n’a ni train ni tenue, ni allant ni contenance, peut être encore une
phrase selon la grammaire, elle n’est pour l’écrivain ou pour la
critique esthétique qu’un « quelque chose qui n’a plus de nom dans
aucune langue ». (Ibid.)
Autre idée
intéressante défendue par Goux : il existe des phrases motrices,
celles qui ont de l’allure – ou du rythme – et « qui peuvent
impulser le désir de lire ou celui d’écrire, l’un et l’autre parfois
miraculeusement conjoints. » (Ibid.) L’écrivain mène
une expérience tout à fait intéressante en comparant deux extraits
de romans, qu’il laisse volontairement anonymes, tous deux légitimés
par le champ éditorial ; le premier est perçu comme scolaire et
maladroit : il enchaîne des « phrases selon la grammaire »,
minimalistes, et celles-ci se subordonnent à l’ordre du récit. Le
second au contraire, contient ces fameuses phrases motrices, dont le
mouvement, entièrement entraîné par la syntaxe, s’impose au récit.
Goux en apporte la preuve en imprimant à la deuxième séquence la
structure syntaxique de la première et conclut :
Si rien n’a
changé dans l’ordre du récit, tout a changé dans l’ordre de
l’allure. C’est donc que la prose du roman ne se réduit pas au
récit ; et on est bien d’accord : « Il n’y a pas la
prose, mais des proses. »
(Ibid.)
Et la syntaxe est
un facteur décisif pour le rythme de la séquence [10].
Convaincue depuis
de nombreuses années que l’on ne peut circonscrire la présence d’un
rythme à la seule dimension poétique (versifiée ou non), et que
celui-ci est généré par la syntaxe, je propose d’en donner une
illustration à partir de quelques exemples. Nous verrons ainsi que
des écritures dont on a vite fait de les classer dans la catégorie
« prosaïque » échappent à cette taxinomie grâce au rythme.
Le rythme de
l’écriture de Duras : prosaïque, dit-elle ?
J’ai choisi des
extraits de deux romans de Duras : L’amant (1984) [11] et
Les yeux bleus cheveux noirs (1986) [12]. Dans l’un et l’autre, un désir de neutralité, le choix
d’un minimalisme syntaxique et lexical, voire d’une monotonie
affectée [13], qui
rappellent l’écriture blanche évoquée par Barthes dans Le
degré zéro de l’écriture [14],
pourraient tirer la prose vers le prosaïque [15].
Forcément
prosaïque
Ce tropisme
prosaïque est révélé par divers phénomènes. Dans l’extrait de
L’amant analysé, la volonté de détachement de la
narratrice s’affirme lorsque le je est abandonné au
profit de la dénomination la petite. Ce passage ne
comporte aucun patronyme, seulement des SN [16]
renvoyant à des rôles (la petite, le passeur, la mère, Madame la
Directrice – une fois dans la bouche du passeur) ou à une entité
dont l’unicité est rendue évidente par la situation
extralinguistique (le chapeau de feutre/d’homme, le fleuve, le
soleil, le moteur du bac). La cohésion de l’ensemble est assurée
par un chaînage anaphorique constitué par le pronom clitique de
3e personne
il/elle, qui n’apporte donc aucune information supplémentaire.
Le même
phénomène se reproduit dans Les yeux bleus cheveux
noirs. Indépendamment de la situation narrative qui est
singulière – l’histoire est racontée par un acteur qui apparaît
dès l’incipit [17] – les
personnages sont anonymes du début à la fin :
Elle
[cf. supra « la femme de l’histoire »]
est jeune. Elle porte des tennis blancs. On voit son corps long et
souple, la blancheur de sa peau dans cet été de soleil, ses
cheveux noirs. […] (Ibid., p. 10)
Peu après le
cri, par cette porte que la femme regarde […], un jeune étranger
vient d’entrer dans le hall. Un jeune étranger aux yeux bleus
cheveux noirs. Le jeune étranger rejoint la jeune femme. Comme
elle il est jeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en
blanc. Il s’arrête. C’était elle qu’il avait perdue.
(Ibid., p. 11) […] Il lui dit cependant
que lui aussi, maintenant, il croit qu’il doit s’agir entre eux de
ce qu’elle disait dans les premiers jours de leur histoire. Elle
se cache le visage contre le sol, elle pleure.
(Ibid., p. 149)
Seuls les
pronoms clitiques de 3e personne remplissent ici leur
rôle de désignateurs premiers et autonomes [18].
Dans les deux
extraits également, on remarque une description parcimonieuse,
comme s’il importait davantage de placer des personnages en
situation à la manière d’indications scénaristiques ou
scéniques [19]: l’information minimale
requise sur les vêtements, les postures et les déplacements afin
de se figurer la scène. L’intensité sémantique extrêmement faible
de la copule être, met au premier plan une entité
(vivante ou non) et un trait distinctif. Par exemple, dans
L’amant :
La petite au
chapeau de feutre est dans la lumière limoneuse du
fleuve […]. Le chapeau d’homme colore de rose toute la scène.
C’est la seule couleur. (Ibid., p.
29-30)
Ou dans
Les yeux bleus cheveux noirs :
Elle est jeune.
[…] Elle est en short blanc. […] Comme elle il est jeune. Il est
grand comme elle, comme elle il est en blanc. (Ibid., p. 10-11)
Ou
encore (Ibid., p. 23) :
Elle est une
femme. Elle dort. Elle a l’air de le faire. On ne sait pas.
Comme on le
remarque dans l’exemple précédent, les phrases, pour
syntaxiquement complexes qu’elles puissent être, n’en sont pas
moins minimales du point de vue de la constitution des groupes et
des expansions :
Autour du bac,
le fleuve, il est à ras bord, ses eaux en marche traversent les
eaux stagnantes des rizières, elles ne se mélangent pas.
(L’amant, p. 30)
Et dans
Les yeux bleus cheveux noirs (p. 63) :
C’est sans
doute encore la nuit. Aucune clarté ne vient encore du dehors.
Autour des draps blancs, l’homme qui marche, qui tourne.
Même le
surdécoupage (des microséquences constituées d’une seule phrase
simple) accentue ce dénuement de la parole :
Elle a ouvert
les yeux. Ils ne se regardent pas. Cela dure depuis
plusieurs nuits. (Ibid., p. 63)
Les verbes
employés impriment également une neutralité au sein de la
narration ; ainsi, l’introduction des prises de parole des
personnages se réduit presque toujours au verbe le plus neutre, le
plus dénué d’émotion – dire, demander,
dénotant la seule fonction locutoire :
La petite
connaît le passeur depuis qu’elle est enfant. Le passeur lui
sourit et lui demande des nouvelles de Madame le Directrice. Il
dit qu’il la voit passer souvent de nuit, qu’elle va souvent à la
concession du Cambodge. La mère va bien dit la petite.
(L’amant, p. 30)
Dans Les
yeux bleus cheveux noirs :
Elle a
l’habitude déjà. Elle voit qu’il s’empêche de crier. Elle dit :
[…]. Elle le rejoint contre le mur. Ils pleurent. Elle dit :
[…]. Elle s’approche de lui tout comme si elle partageait sa
souffrance, il la reconnaît mal tout à coup. Elle dit :
[…]. Elle lui dit de venir. Venez. Elle dit que c’est un
velours, un vertige, mais aussi, il ne faut pas croire, un désert,
une chose malfaisante qui porte aussi au crime et à la folie. Elle
lui demande de venir voir ça […]. (p. 50-51)
En outre, la
neutralisation agit à travers un gommage progressif des procès au
profit du fréquent recours à la phrase nominale :
Le fleuve coule
sourdement, il ne fait aucun bruit, le sang dans le corps. Pas de
vent au dehors de l’eau. Le moteur du bac, le seul bruit de la
scène [20], celui d’un
vieux moteur déglingué aux bielles coulées. De temps en temps, par
rafales légères, des bruits de voix. (L’amant, p.
30)
Celle-ci pose
les choses de manière atomisée plus qu’elle ne les organise dans
un ensemble cohérent dont chaque élément aurait sa raison d’être
et sa justification. Pour tendre vers le silence [21].
Comme l’ont
montré ces quelques brefs exemples, l’écriture de Marguerite Duras
a toutes les propriétés nécessaires pour favoriser le passage de
la prose au prosaïque. Cependant, le fait d’inscrire le texte dans
l’épaisseur d’une voix fait entendre un rythme qui fait échapper
cette écriture à la platitude.
Poème,
forcément
Avec Henri
Meschonnic, je crois qu’il faut modifier le rapport conventionnel
au langage [22], celui qui s’accommode si bien de la
bipolarité [prose/poésie, prosaïque/poétique] et ne pas hésiter à
avancer l’idée selon laquelle l’écriture durassienne, aussi
prosaïque d’apparence soit-elle, est foncièrement poétique ou,
pour ne pas prêter à confusion, est poème, parce que
« contre toutes les poétisations, […] il y a un poème seulement si
une forme de vie transforme une forme de langage et si
réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie. »
(H. Meschonnic, Ibid.) Dans cette
perspective dynamique et interactive, le langage (je préfère dire
la langue qui est actualisation du langage, au sens
linguistique du terme et non dans le sens de belle
langue qu’attaque Meschonnic) jouit d’une autonomie par
rapport à celui qui le produit : il n’est ni outil, ni medium,
mais expérience existentielle. Ainsi pour Meschonnic :
Le poème est ce
qui nous apprend à ne plus nous servir du langage. Il est seul à
nous apprendre que, contrairement aux apparences et aux coutumes
de pensée, nous ne nous servons pas du langage. […] Mais nous
devenons langage. On ne peut plus se contenter de dire, sinon
comme un préalable, mais si vague, que nous sommes langage. Il est
plus juste de dire que nous devenons langage. Plus ou moins.
Question de sens. De sens du langage. Mais seul le poème qui est
poème nous l'apprend. Pas celui qui ressemble à la poésie. Toute
faite. D'avance. Le poème de la poésie. Lui, il ne rencontre que
notre culture. (Ibid.)
De là,
Meschonnic dénonce avec feu les poètes usurpateurs, ceux qui n’ont
pas compris que le rythme est autre chose que
l'alternance du
pan-pan sur la joue du métricien métronome. […] Parce que le
rythme est une forme-sujet. La forme-sujet. […] Et si le
rythme-poème est une forme-sujet, le rythme n'est plus une notion
formelle, la forme elle-même n'est plus une notion formelle, celle
du signe, mais une forme d'historicisation, une forme
d'individuation. À bas le vieux couple de la forme et du sens. Est
poème tout ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu'est
une subjectivation maximale du discours. Prose, vers, ou ligne.
(Ibid.)
Il est très
clair que le poème n’a plus rien à voir ici avec la notion de
genre, mais qu’il est fondamentalement une affaire de rythme,
lui-même étant le résultat d’une appropriation subjective du
texte. Néanmoins, je ne suis pas complètement Meschonnic, surtout
lorsqu’il affirme que « les mots ne sont pas faits pour désigner
les choses » mais qu’« [i]ls sont là pour nous situer parmi les
choses » (Ibid.), parce qu’il s’agit d’une posture
constructiviste entièrement centrée sur le sujet, alors qu’il
existe des noyaux durs de sens hors desquels il serait impossible
de se comprendre mutuellement et que le sens peut être généré à
partir de faits de langue constants, repérables et analysables. Je
reconnais cependant la part individuelle qui entre dans
l’interprétation, et j’adhère à cette idée d’incarnation du rythme
dans la prise de possession du texte par chaque lecteur. C’est en
ce sens que ce qui est écrit devient poème. Voici ce qu’expose
Meschonnic, et qui prend véritablement les accents d’un manifeste,
comme en témoigne le titre même du texte dont est extrait ce
passage :
C'est ici que
le poème peut et doit battre le signe. Dévaster la représentation
convenue, enseignée, canonique. Parce que le poème est le moment
d'une écoute. Et le signe ne fait que nous donner à voir. Il est
sourd, et il rend sourd. Seul le poème peut nous mettre en voix,
nous faire passer de voix en voix, faire de nous une écoute. Nous
donner tout le langage comme écoute. Et le continu de cette écoute
inclut, impose un continu entre les sujets que nous sommes, le
langage que nous devenons, l'éthique en acte qu'est cette écoute,
d'où une politique du poème. Une politique de la pensée. Le parti
du rythme. (Ibid.)
Selon
Meschonnic, le signe est la manifestation la plus pauvre des
propriétés de la langue dont on oublie à tort qu’elle est faite
pour être portée par une voix dans la continuité du sujet et non
pas dans le caractère discret du signe linguistique. Il affirme
aussi que « justement un poème ne dit pas. Il fait. Et une pensée
intervient. » (Ibid.) Or le signe se contente de dire
et de montrer, pas d’insuffler la vie comme le fait le rythme.
Prenant
délibérément le parti du rythme, je souhaite montrer, dans la
dernière phase de ce travail, comment j’ai pu entendre une
écriture, réputée atone et blanche, épouser une ligne mélodique et
échapper ainsi au carcan prosaïque qui l’étouffait. Dans cette
analyse, on verra que les effets de la syntaxe, du lexique et des
relations sémantiques, qui se combinent selon diverses dominantes,
produisent un agencement sophistiqué de rythmes ternaire et
binaire.
Retournons à
L’amant (p. 29-32) :
La petite au
chapeau de feutre est… dans la lumière limoneuse du fleuve
(1), seule sur le pont du bac (2), accoudée au
bastingage (3). [23]
La première
phrase de la séquence repose entièrement sur un rythme ternaire :
le thème et son verbe sont mis en distribution sur 3 syntagmes
juxtaposés, qui posent la description du personnage central à
l’aide d’informations strictement nécessaires à la compréhension
et à la visualisation de la scène, et par un effet très
cinématographique de zoom, resserrent le cadrage du plan
d’ensemble au plan rapproché. Cet effet de focalisation sur la
jeune fille à l’étrange couvre-chef, symbole de son émancipation,
est confirmé par la phrase « Le chapeau d’homme colore de rose
toute la scène. » reprise par « C’est la seule couleur. » Le
rythme ternaire lie également ces phrases : le chapeau de
feutre devient le chapeau d’homme qui
colore de rose, pour finir sur la seule
couleur, métonymie du chapeau.
Les passages
illustrant auparavant l’écriture blanche par affaiblissement des
procès entrent eux aussi dans l’incantation rythmique ternaire.
Par exemple :
Le fleuve coule
sourdement (1), il ne fait aucun bruit (2), le sang dans le corps
(3). Pas de vent au dehors de l’eau. Le moteur du bac
(1), le seul bruit de la scène (2), celui d’un vieux moteur
déglingué aux bielles coulées (3). De temps en temps (1),
par rafales légères (2), des bruits de voix (3). Et puis les
aboiements des chiens, ils viennent… de partout (1), de
derrière la brume (2), de tous les villages (3).
(Ibid., p. 30)
Ce rythme
ternaire comprend en contrepoint un rythme binaire complexe qui
s’appuie cette fois davantage sur une dominante lexicale et
sémantique. Par exemple :
Dans le soleil
brumeux du fleuve (A), le soleil de la chaleur (B), les rives se
sont effacées (C), le fleuve paraît rejoindre l’horizon (D).
(Ibid., p. 30)
Si l’on
sélectionne le SN le soleil, à cause de l’insistance
produite par la répétition, on note une duplication par
juxtaposition, le SNP [24]
de la chaleur ayant alors valeur explicative de
l’adjectif brumeux ; le 3e syntagme est lui-même répété par
le 4e, car le
groupe verbal se sont effacées est explicité par un
autre groupe verbal paraît rejoindre l’horizon. On
repère donc ici un calque du rythme binaire dont le 2e membre précise
sémantiquement le 1er, phénomène accentué encore par
une identité fonctionnelle (2 groupes prépositionnels (la 2e préposition
dans est elliptique) locatifs / 2 propositions
indépendantes) : A-B / C-D. Mais le motif qui semble simple, parce
que nettement segmenté, se complique par le jeu des anaphores : le
SN les rives se rattache à son référent
fleuve (le soleil brumeux du fleuve) par
l’anaphore infidèle partie/tout, alors que ce même substantif est
répété dans le dernier segment, ce qui provoque une clôture de la
séquence : A-C/A-D. Les deux appariements étant non seulement
justifiés par la relation anaphorique mais également par un lien
sémantique : brumeux / se sont effacées.
En outre, ce phénomène indique un glissement du rôle de personnage
central occupé par la petite au chapeau de feutre
vers le fleuve et signale par là un transfert de
point de vue – d’externe il devient interne, car c’est avec les
yeux de la petite accoudée au bastingage que l’on regarde
alentour. Le rythme sémantique est aussi visible dans l’exemple
supra : moteur du bac, seul bruit,
vieux moteur déglingué.
La combinaison
ternaire/binaire se retrouve dans le passage suivant :
Autour du bac
(1), le fleuve (2), il est à ras bord (A), ses eaux en
marche traversent les eaux stagnantes des rivières (B),
elles ne se mélangent pas (C). (Ibid., p.
30)
Les deux
entités principales – le bac, lieu de la rencontre entre la petite
et le Chinois, et le fleuve qui est un être à part entière – sont
juxtaposées et ouvrent une succession de 3 éléments qui réfèrent
au SN le fleuve par relation anaphorique en glissando
il / ses eaux / elles,
mimésis de l’écoulement ininterrompu de son courant puissant,
comme le confirme la suite :
Il a
ramassé tout ce qu’(1) il a trouvé depuis le Tonlésap (A),
la forêt cambodgienne (B). Il emmène tout ce
qui vient (2),
L’énumération
hétéroclite qui suit est l’explicitation du quantifieur
tout :
des paillottes
(1), des forêts (2) ,
identité de
texture
des incendies
éteints (1), des oiseaux morts (2),
sur la valeur
négative de l’épithète ;
mais on peut
aussi apparier selon la catégorie des substantifs :
des oiseaux
morts (1), des tigres (2), des buffles (3), [noyés]
(A),
[rythme
ternaire]
Le participe
passé adjectivé qualifie la série des 3 animaux autant qu’il
relance l’énumération avec :
des hommes (B), des leurres [25] (1),
des îles de jacinthes d’eau agglutinées (2),
des objets et
végétaux
Enfin, le reste
de la phrase présente un apparent rythme ternaire avec 3
occurrences de tout ; mais le rythme binaire
s’insinue dans cette macrostructure :
tout (1) [A] va
vers le Pacifique, rien (2) n’a le temps de couler,
marque une
opposition (1)/(2)
tout [B] est
emporté par la tempête profonde (a) et vertigineuse (b) du courant
intérieur,
indique un
mouvement
tout [C] reste
en suspens à la surface de la force du fleuve
indique une
absence de mouvement.
On retrouve
donc :
– une
opposition en (1)/(2) et en [B]/[C] : mouvement / inertie ;
– une
coordination d’adjectifs épithètes : la tempête profonde (a) et
vertigineuse (b) ;
– un
parallélisme syntaxique pour les compléments déterminatifs : par
la tempête profonde et vertigineuse du courant
intérieur / la surface de la force du
fleuve ;
– un
redoublement en (1)-[B] / (2)-[C] : tout va vers – tout est
emporté = mouvement / rien n’a le temps de couler – tout reste en
suspens = inertie.
Le résultat
vocal d’une lecture selon ce tempo, régi par les motifs
syntaxiques et sémantiques, est de toute évidence extrêmement
éloigné de la prose atone et blanche évoquée au début.
Examinons pour
terminer deux extraits de Les yeux bleus cheveux
noirs. Voici une micro-séquence :
Comme elle il
est jeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en blanc.
(Ibid., p. 11)
C’est un
exemple d’hybridation ternaire/binaire. Binaire à cause des deux
êtres représentés par le clitique de 3e personne il
/elle et comparés : il est comme elle.
Ternaire par la présence des 3 occurrences de la comparaison qui
apparaissent dans une structure embrassée : début de proposition :
Comme elle il […] / fin de proposition : Il […]
comme elle / début de proposition : Comme elle il
[…] ; ou encore, combiné au système de comparaison : elle
/il ; il/elle ; elle/il. Autrement dit, on peut déceler dans cette
alternance l’annonce de toutes les possibilités d’échanges et de
dominations successives entre les deux amants.
Enfin, cet
extrait de la page 40, qui rappelle la musique du fleuve dans
L’amant :
1e phrase : Le silence de la
chambre est profond (1), aucun bruit n’arrive plus (2) ni
des routes (A) ni de la ville (B) ni de la mer (C).
2e phrase : La nuit est à son terme
(1), partout limpide et noire (2), la lune a disparu (3).
3e phrase : Ils ont peur.
4e phrase : Il écoute (1), les yeux
au sol (2), ce silence effrayant (3).
La première
phrase de la séquence combine rythme binaire dans la
macrostructure et ternaire dans la microstructure : juxtaposition
de deux propositions évoquant le silence absolu (2 éléments) et
succession sans ponctuation de 3 occurrences de négation
(ni) avec locatif (routes, ville, mer). Suivent deux
rythmes ternaires (2e phrase et 4e phrase), entrecoupés d’une
phrase minimale (3e
phrase) qui occupe une position charnière : Ils ont
peur. Le dernier élément de la dernière phrase clôt la
séquence rythmique en concaténant le silence (1e phrase) et la peur (3e phrase) : ce
silence effrayant. Une nouvelle fois, le dénuement de la
parole est totalement habité par le tempo qui extrait le texte de
la catégorie prosaïque initiale.
…et pour cela
préfère la voix
Ces quelques
brefs exemples auront montré, je l’espère, que l’approche
strictement textuelle et rationalisée d’un écrit peut être une
source d’enfermement dans une typologie très contraignante et
stérilisante. Peut-on réellement conserver les couples
antagonistes prose/poésie ; prosaïque/poétique ? Je ne le crois
pas. En empruntant l’acception que Meschonnic donne du terme
poème, je laisse à cet ardent défenseur de la voix et
du rythme les mots de la conclusion :
Est poème tout
ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu'est une
subjectivation maximale du discours. Prose, vers, ou ligne. […] En
somme, le poème manifeste et il y a à manifester pour le poème le
refus de la séparation entre le langage et la vie. (Ibid.)
1 | Cf. Dominique
Jouve : Dictionnaire International des Termes Littéraires, article
« Prose » : http://www.ditl.info/arttest/art3292.php. | 2 | Cf. Dominique Jouve, ibid. :
« On confond sous le nom de prose des usages littéraires et non
littéraires de la langue: une circulaire administrative, une lettre
personnelle et un roman de Balzac ont des titres égaux à la
dénomination de prose. » | 3 | Voir à ce sujet l’article de Gérard Dessons : « Prose,
prosaïque, prosaïsme », Semen, 16, Rythme de la prose,
2003, [En ligne], mis en ligne le 1er mai 2007.
URL : http://semen.revues.org/document2710.html. Consulté le 05
janvier 2009. | 4 | Pour la question du « renouvellement » de l’analyse des
figures, voir Marc Bonhomme, Pragmatique des figures de
discours, Paris, Honoré Champion, 2005 ; et Le discours
métonymique, Berne, Peter Lang, coll. « Sciences pour la
communication », 2006 | 5 | Dominique Jouve, Dictionnaire international des termes
littéraires… | 6 | « On distingue traditionnellement prose oratoire,
prose poétique et poème en prose. », Dominique Jouve, Dictionnaire
International… | 7 | Suzanne
Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos
jours, Paris, Nizet, [1959]1978. | 8 | Éric Bordas, « Le rythme de la
prose », Semen, 16, Rythme de la prose, 2003, [En
ligne], mis en ligne le 1er mai 2007.
URL : http://semen.revues.org/document2664.html. Consulté le 06
janvier 2009. | 9 | Jean-Paul Goux, « De l’allure »,
Semen, 16, Rythme de la prose, 2003, [En ligne], mis en
ligne le 1er mai
2007. URL : http://semen.revues.org/document2664.html. Consulté le
05 janvier 2009. | 10 | Il faut noter que Goux entend
par phrase : « […] ce que j’appelle phrase est le plus souvent une
microséquence qui comporte elle-même plusieurs unités phrastiques ;
le critère de découpage de ces microséquences, est aléatoire, mais
son principe est la « visibilité » d’une allure ou d’une absence
d’allure. » (Ibid.) | 11 | Marguerite Duras,
L’amant, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984. J’ai
isolé quelques séquences, de la p. 29 à la p. 31. | 12 | Marguerite Duras, Les
yeux bleus cheveux noirs, Paris, Les Éditions de Minuit,
1986. | 13 | À ce sujet, le
souvenir d’une lecture de Duras faite par Michaël Lonsdale à
laquelle j’avais assisté il y a une trentaine d’années, résonne
encore dans mon oreille comme une musique monocorde. | 14 | Cf. Roland Barthes, Le degré zéro
de l’écriture, Paris, Le Seuil, collection « Points », 1953
et 1972. On relira avec profit les pages 55 et 56 : « Dans ce même
effort de dégagement du langage littéraire, voici une autre
solution : créer une écriture blanche, libérée de toute servitude à
un ordre marqué du langage. […] La nouvelle écriture neutre se place
au milieu de ces cris et de ces jugements, sans participer à aucun
d’eux ; elle est faite précisément de leur absence ; mais cette
absence est totale, elle n’implique aucun refuge, aucun secret ; on
ne peut donc dire que c’est une écriture impassible ; c’est plutôt
une écriture innocente. Il s’agit de dépasser ici la Littérature en
se confiant à une sorte de langue basique également éloignée des
langages vivants et du langage littéraire proprement dit ». | 15 | À ce sujet, voir Pascal
Michelucci : « La motivation des styles chez Marguerite Duras : cris
et silence dans Moderato cantabile et La
douleur », Études françaises, vol. 39, n° 2,
2003, p. 95-107, document consulté sur internet le 12 janvier 2009 :
http://id.erudit.org/iderudit/007039ar : « Il [le travail de Pascal
Michelucci] se place dans une interrogation plus grande qui porte
sur l’identification des critères qui font le statut de l’auteur au
XXe siècle : à
l’heure où le code du bien-dire et du bien-écrire s’est effondré,
que dire des choix stylistiques négatifs de tout un pan de la
littérature moderniste qui rejette le calcul affiché du style écrit
et place son intérêt dans la revalorisation du parler spontané, non
seulement dans la parole représentée des personnages, comme chez
Céline ou Queneau, mais aussi dans l’ensemble plus grand de tous ses
choix stylistiques.[…] Les cris et le silence constituent à nos yeux
autant de traces dans l’énonciation des romans de Duras : les
nombreuses apparitions des termes nous renseignent sur la genèse du
style d’auteur qui est celui de Duras. Elles comblent par ailleurs
une lacune rhétorique dans sa réception et les épitextes critiques
portant sur son œuvre, en offrant un lexique qui permet de parler
d’un art qui échappe à la pratique belle-lettriste ». | 16 | SN = syntagme nominal. | 17 | « Une
soirée d’été, dit l’acteur, serait au cœur de l’histoire. » (Ibid., p. 9) On notera aussi la présence du
conditionnel qui place d’emblée la totalité de la narration sous
l’emprise de la construction virtuelle, déjà annoncée par la
présence de l’acteur et du mot histoire. Même si la partie
centrale du roman peut faire oublier son emboîtement polyphonique,
la fin vient le rappeler : « C’est la dernière nuit dit
l’acteur. » (Ibid., p. 149) Un autre degré
d’emboîtement polyphonique est franchi à la page 112, par l’effet
du conditionnel portant sur l’acte même de narration de l’acteur :
« Pendant le spectacle, dirait l’acteur, une fois, lentement la
lumière baisserait et la lecture cesserait. » | 18 | Pour cette question, voir
Georges Kleiber, « Quand il n’a pas d’antécédent », in
Langages, 97, p. 24-50, 1990 ; « Anaphore-deixis : où
en sommes-nous? », in L’information grammaticale, 5,
p. 3-18, 1991 ; « Cap sur les topiques avec le pronom
il », in L’information grammaticale, 54,
p. 15-25, 1992 ; Anaphores et pronoms,
Louvain-La-Neuve, Duculot, Coll. « Champs linguistiques », 1994 ;
« Contexte, interprétation et mémoire : Approche standard
vs. approche cognitive ». in Langue
française, 103, p. 9-22, 1994 ; et Sylvie Freyermuth,
Jean Rouaud et le périple initiatique : une poétique de la
fluidité, Paris, Budapest, Turin, L’Harmattan, Coll.
« Critiques littéraires », 2006, et « Encodage et décodage du
pronom ana-cataphorique : réflexion stylistique sur un outil de
cohésion romanesque dans l’œuvre de Jean Rouaud », Actes du
Colloque international “Littérature et linguistique : diachronie /
synchronie – autour des travaux de Michèle Perret’”, 2002,
Chambéry, CD-ROM, D. Lagorgette et M. Lignereux (dir.), Chambéry,
Université de Savoie, p. 352-363, 2007. | 19 | Pascal
Michelucci, « La motivation des styles chez Marguerite Duras :
cris et silence dans Moderato cantabile et La
douleur »…, donne ces deux références concernant le
caractère cinématographique de l’écriture de Duras : Béatrice
Slama, « Le silence et la voix », Corps écrit, no 12,
1984, p. 185-192, et Liliane Papin, « Film et écriture du silence
: de Chaplin à Duras », Stanford French Review, 13,
2-3, automne 1989, p. 211-228. | 20 | On retrouve
curieusement la même idée dans Les yeux bleus cheveux
noirs à travers l’évocation de l’histoire.
Ici, il pourrait s’agir de la mise en place d’une séquence
cinématographique, cadrée en plan d’ensemble. | 21 | Pascal
Michelucci (cf.supra, « La motivation
des styles chez Marguerite Duras : cris et silence dans
Moderato cantabile et La douleur »…),
qui travaille sur l’interaction silence/cri, rappelle le vœu de
Duras de décanter le plus possible l’écriture. | 22 | Henri
Meschonnic parle de langage, au sens de faculté d’expression ;
mais je crois qu’il faut aussi, dans certains cas, entendre
langue. | 23 | La mise
en page a été modifiée pour lire plus aisément la disposition
rythmique. | 24 | SNP = syntagme nominal prépositionnel. | 25 | On peut noter la possibilité
d’employer également ce terme dans son sens abstrait. |
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