Dossier : Vous avez dit prose ?


Poétique de la prose ou prose poétique ?
Le rythme contre le prosaïsme

Sylvie Freyermuth

Université du Luxembourg
FLSHASE, UR IPSE
Correspondant du Centre de Recherche sur l’Imaginaire, Université Grenoble 3, E.A. 610
Professeur associé au Centre Écritures, Université Paul Verlaine-Metz, E.A. 3943

Sylvie.Freyermuth@uni.lu

Résumé : Il est singulier de constater que le changement de classe syntaxique du lexème poétique opère un glissement sémantique non négligeable, compliqué encore par la distinction du genre. Alors que le substantif féminin la poétique met l’accent sur l’action de créer – en prose ou en vers, du reste – et les caractères esthétiques d’une œuvre, le substantif masculin le poétique, dérivé de l’adjectif poétique, se cantonne comme ce dernier au domaine de la poésie. De plus, lorsqu’on fait le choix de fédérer en une catégorie commune – la prose – un ensemble hétérogène de textes, dont la nature et la visée pragmatique sont très diverses, pour les opposer à un autre ensemble de textes qui serait caractérisé par le « poétique », on n’est pas loin d’une position réductrice qui consiste à tirer cette dernière catégorie du côté de la versification, critère a priori discriminant le plus apte à distinguer la poésie de la prose qui rassemble systématiquement les textes non versifiés.
Cette bipolarité est remise en question par un croisement des propriétés : poème en prose et prose poétique, hybridation à laquelle échappe totalement l’adjectif prosaïque qui, pour être calqué sur la morphologie de poétique n’en exprime pas moins un jugement de valeur péjoratif, puisqu’il qualifie les textes « plats », sans saillie particulière, presque triviaux. Se lit en creux une définition de la poésie et de la prose qui s’apparente à mon sens à une conception classique de la rhétorique comme typologie des figures. Je propose de dépasser cette dichotomie afin de montrer qu’une prose dont l’ambition esthétique s’attache à une description la plus neutre du monde, comme celle de Duras, par exemple, ou encore comme certains textes faussement prosaïques de Ponge, peut être tirée vers le poétique grâce à une exploitation fine du rythme conçu au sens large du terme, c’est-à-dire au-delà de toute restriction à l’univers musical.

Abstract : It is singular to note that the syntactic change of class of the lexeme poetic operates a significant semantic shift, complicated still by the distinction of gender. Whereas the feminine substantive la poétique (poetics) emphasizes on creating action – in prose or verse, besides – and the aesthetic features of a work, the masculine substantive le poétique, derived from the adjective poétique, is confined like this last word, with the field of poetry.
Moreover, when one makes the choice to federate in a common category – the prose – a heterogeneous unit of texts, whose nature and pragmatic aiming are very diverse, to oppose them to another whole of texts which would be characterized by poetics, one is not far from a reducing position which consists in drawing this last category to versification, discriminating criterion a priori the most able to distinguish poetry from the prose which systematically gathers not versified texts.
This bipolarity is questioned by a crossing of the properties: poetic prose and prose poem, hybridization from which escapes completely the adjective prosaic which, despite being copied on the morphology of the adjective poetic, expresses pejorative value judgment, since it qualifies the “dull” texts, without particular relief, almost trivial. According to my mind, that seems to correspond to a definition of poetry and prose, included in classical rhetorical typology of figures. I propose to surpass this dichotomy in order to show that a prose whose aesthetic ambition aims at the most neutral description of the world, as Duras’ style, for example, can be drawn towards poetics, thanks to a fine work about rhythm conceived in a large sense, i.e. beyond any restriction to musical universe.

Telle qu’elle est formulée, la question « Vous avez dit “prose” ? » agit comme une mise en garde contre la notion, ou tout au moins comme une invite à la réflexion sur la pertinence de lire en creux, dans cette appellation, la partition bipolaire prose/poésie qui vient communément à l’esprit [1].

Lorsqu’on fait le choix de fédérer en une catégorie commune – la prose – un ensemble hétérogène de textes [2], dont la nature et la visée pragmatique sont très diverses, pour les opposer à un autre ensemble de textes qui serait caractérisé par le « poétique », on n’est pas loin d’une position réductrice qui consiste à tirer cette dernière catégorie du côté de la versification, critère discriminant a priori le plus apte à distinguer la poésie de la prose, terme qui dénote systématiquement les textes non versifiés. Il est également singulier de constater que le changement de classe syntaxique du lexème poétique opère un glissement sémantique non négligeable, compliqué encore par la distinction du genre. Alors que le substantif la poétique met l’accent sur l’action de créer – en prose ou en vers, du reste – et les propriétés esthétiques d’une œuvre, le substantif le poétique, dérivé de l’adjectif poétique, se cantonne comme ce dernier au domaine de la poésie.

Cette bipolarité est remise en question par un croisement des traits distinctifs : poème en prose et prose poétique, hybridation à laquelle échappe totalement l’adjectif prosaïque qui, pour être calqué sur la morphologie de poétique n’en exprime pas moins un jugement de valeur péjoratif [3] (je renvoie aux travaux de Gérard Dessons), puisqu’il qualifie les textes « plats », sans saillie particulière, presque triviaux. Apparaît en filigrane une définition de la poésie et de la prose qui s’apparente à mon sens à une conception classique de la rhétorique comme typologie des figures [4]. Je propose de dépasser cette dichotomie afin de montrer qu’une prose dont l’ambition esthétique s’attache à une description la plus neutre du monde, comme celle de Duras par exemple, peut être tirée vers le poétique grâce à une exploitation fine du rythme conçu au sens large du terme, c’est-à-dire au-delà de toute restriction à l’univers musical stricto sensu.

Du mélange des genres

Dans son article du DITL [5], Dominique Jouve évoque le problème posé par le mélange des genres, et notamment l’alternance dans une même œuvre de passages en prose avec d’autres en vers, motivée par le désir d’insérer dans la « neutralité » de la prose un moment d’intensité émotionnelle et musicale. Ainsi elle évoque Jacques Réda :

On peut trouver une confirmation de cette idée lorsqu'un poète comme Jacques Réda (dans Autobiographie chapitre dix) joue de la disposition du «même» texte, tantôt en prose tantôt en vers. On constate alors que la disposition en vers impose un remodelage du vocabulaire (par suppression, essentiellement), de la syntaxe, de la pensée. Le texte en prose, par comparaison, semble plus neutre, d'une objectivité un peu terne. […] (Ibid.)

Et dans sa démonstration, elle finit par isoler un critère qui distingue fortement la poésie de la prose, à savoir la musique agissant essentiellement par le truchement du vers :

S'il est vrai que l'émotion poétique est aussi puissante par quelque moyen qu'elle s'atteigne, vers mesuré, vers libre ou poème en prose, il n'est pas indifférent que le vers soit associé ici davantage que la prose au lyrisme en son sens propre : le chant, la musique. C'est en effet du nombre et de la place des accents qu'il s'agit, donc d'un élément essentiel de ce qui fait de la langue une musique. (Ibid.)

Dominique Jouve poursuit en introduisant dans sa typologie une dimension spatiale :

[…] le vers qui aux origines de notre culture se définit par son rapport à la musique, devient avant tout une affaire d'espace : la voix se met en page. En retour, l'attention accordée à la disposition produit des effets de rythme visuels et auditifs. (Ibid.)

Dans sa distinction des différents types de prose [6], Dominique Jouve prend appui sur les travaux de Suzanne Bernard [7]. Bien qu’elle reconnaisse devoir prendre en considération « [l]es reprises de mots ou de motifs, et de toutes les figures (chiasmes, reprises, symétries) qui ont à voir avec l'arrangement des mots » (Ibid.), Dominique Jouve accorde une dimension trop importante à mon gré au décompte exact des syllabes, comme s’il s’agissait de démasquer un vers caché dans un ensemble en prose qui donnerait ainsi à ce dernier sa qualité de prose poétique. Qu’on en juge :

La plus redoutable est celle du statut du e caduc : que l'on considère qu'il a valeur nulle par élision, valeur faible par coupe enjambante ou valeur forte lors d'un effet de syncope, il faut pouvoir justifier sa position pour chaque exemple. Il va de soi que les décomptes rythmiques ainsi obtenus ne représentent le plus souvent qu'une des dictions possibles. (Ibid.)

Quant au poème en prose, Dominique Jouve le définit comme « une prose poétique qui se constitue en poème » (Ibid.) et résume ainsi la distinction faite par Suzanne Bernard :

La grande différence que S. Bernard fait entre le poème en prose et la prose rythmée, c'est, comme son nom l'indique, que le premier a l'organisation d'un vrai poème. Alors que les passages en prose rythmée dépendent d'un ensemble autre qui lui impose ses lois propres (roman, conte, nouvelle, récit, mémoires, autobiographie. etc), le poème en prose est doublement structuré comme poème. (Ibid.)

Quoi qu’il en soit, quel que soit le type de prose considéré, on remarque l’invariance de certains critères tels que « allitérations, assonances, réseaux sémantiques, répétitions, reprises de sons, de sens, de constructions » (Ibid.), toutes choses valables également dans l’analyse de la poésie versifiée. De là naît un doute sur la pertinence de la partition radicale prose/poésie, ce dont ne disconvient pas Dominique Jouve lorsqu’elle affirme :

Les frontières entre prose ordinaire (mais cela existe-t-il ?), prose rythmée, prose poétique et poème en prose sont décidément, il faut y insister, subtiles et délicates, peut-être impossibles à tracer avec exactitude ; (Ibid.)

Je fais mienne cette prévention, sans hésiter, et veux évoquer à présent l’opposition prosaïque / poétique.

Dans son article mentionné supra, Gérard Dessons citant Littré rappelle qu’à l’origine le prosaïsme, notion péjorative, signifie « écrire en vers comme on écrit en prose » et avec Pierre Larousse sort du cadre restrictif du vers pour qualifier un défaut de style à l’intérieur d’un passage relevé, la prose étant réservée à l’expression ordinaire. De ce fait, le prosaïsme est mis en lumière par un effet de contraste, une introduction du monde ordinaire dans ce qui est censé être poétique parce qu’euphémisé, dans ce qui transporte et permet alors l’élévation de l’âme. Gérard Dessons résume parfaitement la situation en ces termes :

Le sens commun a donc placé le prosaïsme du côté du commun, de la crudité, de la vulgarité, de la bassesse, de la bêtise, de l’intimisme, du dépouillement, du réalisme, du naturalisme, de la réflexion opposée à l’exaltation. On « s’enlise » dans le prosaïsme, on le « frôle » comme un danger. Souvent, le prosaïsme « menace » l’écrivain. (Ibid.)

Du rythme avant toute chose…

Pour ma part, je prends le parti de l’abolition de la frontière qui oppose radicalement prose à poésie, prosaïque à poétique, pour distinguer dans la notion de rythme l’élément fondamental qui permet ce dépassement des antinomies. Je rejoins en cela la position d’Eric Bordas [8] qui affirme :

De la même façon, et dans le domaine de la langue, ce que nous appelons rythme en poésie versifiée classique correspond-il au rythme de la prose ? La prose, d’ailleurs, a-t-elle un rythme ? Une réponse catégorique n’est pas possible sans quelques mises au point générales, et l’on anticipera tout de suite la conclusion en affirmant que ce clivage artificiel, qui oppose prose et poésie, est absolument intenable.

Ce que je nomme rythme, l’écrivain Jean-Paul Goux [9] l’appelle allure. Belle dénomination qui invite à se représenter le maintien, le port élégant d’une personne, le déplacement racé et gracieux du cheval ; quoi qu’il en soit, rythme ou allure impliquent la présence d’une vie dans l’écrit. C’est ce qui détermine selon Goux, la différence entre une phrase qui peut être considérée comme une œuvre esthétique, et une autre qui n’est qu’une phrase « selon la grammaire ». Rappelant la correspondance exaltée que Flaubert entretenait avec Louise Colet (septembre 1853) sur le style, il affirme :

Une phrase qui n’a ni train ni tenue, ni allant ni contenance, peut être encore une phrase selon la grammaire, elle n’est pour l’écrivain ou pour la critique esthétique qu’un « quelque chose qui n’a plus de nom dans aucune langue ». (Ibid.)

Autre idée intéressante défendue par Goux : il existe des phrases motrices, celles qui ont de l’allure – ou du rythme – et « qui peuvent impulser le désir de lire ou celui d’écrire, l’un et l’autre parfois miraculeusement conjoints. » (Ibid.) L’écrivain mène une expérience tout à fait intéressante en comparant deux extraits de romans, qu’il laisse volontairement anonymes, tous deux légitimés par le champ éditorial ; le premier est perçu comme scolaire et maladroit : il enchaîne des « phrases selon la grammaire », minimalistes, et celles-ci se subordonnent à l’ordre du récit. Le second au contraire, contient ces fameuses phrases motrices, dont le mouvement, entièrement entraîné par la syntaxe, s’impose au récit. Goux en apporte la preuve en imprimant à la deuxième séquence la structure syntaxique de la première et conclut :

Si rien n’a changé dans l’ordre du récit, tout a changé dans l’ordre de l’allure. C’est donc que la prose du roman ne se réduit pas au récit ; et on est bien d’accord : « Il n’y a pas la prose, mais des proses. » (Ibid.)

Et la syntaxe est un facteur décisif pour le rythme de la séquence [10].

Convaincue depuis de nombreuses années que l’on ne peut circonscrire la présence d’un rythme à la seule dimension poétique (versifiée ou non), et que celui-ci est généré par la syntaxe, je propose d’en donner une illustration à partir de quelques exemples. Nous verrons ainsi que des écritures dont on a vite fait de les classer dans la catégorie « prosaïque » échappent à cette taxinomie grâce au rythme.

Le rythme de l’écriture de Duras : prosaïque, dit-elle ?

J’ai choisi des extraits de deux romans de Duras : L’amant (1984) [11] et Les yeux bleus cheveux noirs (1986) [12]. Dans l’un et l’autre, un désir de neutralité, le choix d’un minimalisme syntaxique et lexical, voire d’une monotonie affectée [13], qui rappellent l’écriture blanche évoquée par Barthes dans Le degré zéro de l’écriture [14], pourraient tirer la prose vers le prosaïque [15].

Forcément prosaïque

Ce tropisme prosaïque est révélé par divers phénomènes. Dans l’extrait de L’amant analysé, la volonté de détachement de la narratrice s’affirme lorsque le je est abandonné au profit de la dénomination la petite. Ce passage ne comporte aucun patronyme, seulement des SN [16] renvoyant à des rôles (la petite, le passeur, la mère, Madame la Directrice – une fois dans la bouche du passeur) ou à une entité dont l’unicité est rendue évidente par la situation extralinguistique (le chapeau de feutre/d’homme, le fleuve, le soleil, le moteur du bac). La cohésion de l’ensemble est assurée par un chaînage anaphorique constitué par le pronom clitique de 3e personne il/elle, qui n’apporte donc aucune information supplémentaire.

Le même phénomène se reproduit dans Les yeux bleus cheveux noirs. Indépendamment de la situation narrative qui est singulière – l’histoire est racontée par un acteur qui apparaît dès l’incipit [17] – les personnages sont anonymes du début à la fin :

Elle [cf. supra « la femme de l’histoire »] est jeune. Elle porte des tennis blancs. On voit son corps long et souple, la blancheur de sa peau dans cet été de soleil, ses cheveux noirs. […] (Ibid., p. 10)

Peu après le cri, par cette porte que la femme regarde […], un jeune étranger vient d’entrer dans le hall. Un jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs. Le jeune étranger rejoint la jeune femme. Comme elle il est jeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en blanc. Il s’arrête. C’était elle qu’il avait perdue. (Ibid., p. 11)
[…]
Il lui dit cependant que lui aussi, maintenant, il croit qu’il doit s’agir entre eux de ce qu’elle disait dans les premiers jours de leur histoire. Elle se cache le visage contre le sol, elle pleure. (Ibid., p. 149)

Seuls les pronoms clitiques de 3e personne remplissent ici leur rôle de désignateurs premiers et autonomes [18].

Dans les deux extraits également, on remarque une description parcimonieuse, comme s’il importait davantage de placer des personnages en situation à la manière d’indications scénaristiques ou scéniques [19]: l’information minimale requise sur les vêtements, les postures et les déplacements afin de se figurer la scène. L’intensité sémantique extrêmement faible de la copule être, met au premier plan une entité (vivante ou non) et un trait distinctif. Par exemple, dans L’amant :

La petite au chapeau de feutre est dans la lumière limoneuse du fleuve […]. Le chapeau d’homme colore de rose toute la scène. C’est la seule couleur. (Ibid., p. 29-30)

Ou dans Les yeux bleus cheveux noirs :

Elle est jeune. […] Elle est en short blanc. […] Comme elle il est jeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en blanc. (Ibid., p. 10-11)

Ou encore (Ibid., p. 23) :

Elle est une femme. Elle dort. Elle a l’air de le faire. On ne sait pas.

Comme on le remarque dans l’exemple précédent, les phrases, pour syntaxiquement complexes qu’elles puissent être, n’en sont pas moins minimales du point de vue de la constitution des groupes et des expansions :

Autour du bac, le fleuve, il est à ras bord, ses eaux en marche traversent les eaux stagnantes des rizières, elles ne se mélangent pas. (L’amant, p. 30)

Et dans Les yeux bleus cheveux noirs (p. 63) :

C’est sans doute encore la nuit. Aucune clarté ne vient encore du dehors. Autour des draps blancs, l’homme qui marche, qui tourne.

Même le surdécoupage (des microséquences constituées d’une seule phrase simple) accentue ce dénuement de la parole :

Elle a ouvert les yeux.
Ils ne se regardent pas.
Cela dure depuis plusieurs nuits. (Ibid., p. 63)

Les verbes employés impriment également une neutralité au sein de la narration ; ainsi, l’introduction des prises de parole des personnages se réduit presque toujours au verbe le plus neutre, le plus dénué d’émotion – dire, demander, dénotant la seule fonction locutoire :

La petite connaît le passeur depuis qu’elle est enfant. Le passeur lui sourit et lui demande des nouvelles de Madame le Directrice. Il dit qu’il la voit passer souvent de nuit, qu’elle va souvent à la concession du Cambodge. La mère va bien dit la petite. (L’amant, p. 30)

Dans Les yeux bleus cheveux noirs :

Elle a l’habitude déjà. Elle voit qu’il s’empêche de crier. Elle dit : […].
Elle le rejoint contre le mur. Ils pleurent. Elle dit : […].
Elle s’approche de lui tout comme si elle partageait sa souffrance, il la reconnaît mal tout à coup. Elle dit : […].
Elle lui dit de venir. Venez. Elle dit que c’est un velours, un vertige, mais aussi, il ne faut pas croire, un désert, une chose malfaisante qui porte aussi au crime et à la folie. Elle lui demande de venir voir ça […]. (p. 50-51)

En outre, la neutralisation agit à travers un gommage progressif des procès au profit du fréquent recours à la phrase nominale :

Le fleuve coule sourdement, il ne fait aucun bruit, le sang dans le corps. Pas de vent au dehors de l’eau. Le moteur du bac, le seul bruit de la scène [20], celui d’un vieux moteur déglingué aux bielles coulées. De temps en temps, par rafales légères, des bruits de voix. (L’amant, p. 30)

Celle-ci pose les choses de manière atomisée plus qu’elle ne les organise dans un ensemble cohérent dont chaque élément aurait sa raison d’être et sa justification. Pour tendre vers le silence [21].

Comme l’ont montré ces quelques brefs exemples, l’écriture de Marguerite Duras a toutes les propriétés nécessaires pour favoriser le passage de la prose au prosaïque. Cependant, le fait d’inscrire le texte dans l’épaisseur d’une voix fait entendre un rythme qui fait échapper cette écriture à la platitude.

Poème, forcément

Avec Henri Meschonnic, je crois qu’il faut modifier le rapport conventionnel au langage [22], celui qui s’accommode si bien de la bipolarité [prose/poésie, prosaïque/poétique] et ne pas hésiter à avancer l’idée selon laquelle l’écriture durassienne, aussi prosaïque d’apparence soit-elle, est foncièrement poétique ou, pour ne pas prêter à confusion, est poème, parce que « contre toutes les poétisations, […] il y a un poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie. » (H. Meschonnic, Ibid.) Dans cette perspective dynamique et interactive, le langage (je préfère dire la langue qui est actualisation du langage, au sens linguistique du terme et non dans le sens de belle langue qu’attaque Meschonnic) jouit d’une autonomie par rapport à celui qui le produit : il n’est ni outil, ni medium, mais expérience existentielle. Ainsi pour Meschonnic :

Le poème est ce qui nous apprend à ne plus nous servir du langage. Il est seul à nous apprendre que, contrairement aux apparences et aux coutumes de pensée, nous ne nous servons pas du langage.
[…] Mais nous devenons langage. On ne peut plus se contenter de dire, sinon comme un préalable, mais si vague, que nous sommes langage. Il est plus juste de dire que nous devenons langage. Plus ou moins. Question de sens. De sens du langage. Mais seul le poème qui est poème nous l'apprend. Pas celui qui ressemble à la poésie. Toute faite. D'avance. Le poème de la poésie. Lui, il ne rencontre que notre culture. (Ibid.)

De là, Meschonnic dénonce avec feu les poètes usurpateurs, ceux qui n’ont pas compris que le rythme est autre chose que

l'alternance du pan-pan sur la joue du métricien métronome. […] Parce que le rythme est une forme-sujet. La forme-sujet. […] Et si le rythme-poème est une forme-sujet, le rythme n'est plus une notion formelle, la forme elle-même n'est plus une notion formelle, celle du signe, mais une forme d'historicisation, une forme d'individuation. À bas le vieux couple de la forme et du sens. Est poème tout ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu'est une subjectivation maximale du discours. Prose, vers, ou ligne. (Ibid.)

Il est très clair que le poème n’a plus rien à voir ici avec la notion de genre, mais qu’il est fondamentalement une affaire de rythme, lui-même étant le résultat d’une appropriation subjective du texte. Néanmoins, je ne suis pas complètement Meschonnic, surtout lorsqu’il affirme que « les mots ne sont pas faits pour désigner les choses » mais qu’« [i]ls sont là pour nous situer parmi les choses » (Ibid.), parce qu’il s’agit d’une posture constructiviste entièrement centrée sur le sujet, alors qu’il existe des noyaux durs de sens hors desquels il serait impossible de se comprendre mutuellement et que le sens peut être généré à partir de faits de langue constants, repérables et analysables. Je reconnais cependant la part individuelle qui entre dans l’interprétation, et j’adhère à cette idée d’incarnation du rythme dans la prise de possession du texte par chaque lecteur. C’est en ce sens que ce qui est écrit devient poème. Voici ce qu’expose Meschonnic, et qui prend véritablement les accents d’un manifeste, comme en témoigne le titre même du texte dont est extrait ce passage :

C'est ici que le poème peut et doit battre le signe. Dévaster la représentation convenue, enseignée, canonique. Parce que le poème est le moment d'une écoute. Et le signe ne fait que nous donner à voir. Il est sourd, et il rend sourd. Seul le poème peut nous mettre en voix, nous faire passer de voix en voix, faire de nous une écoute. Nous donner tout le langage comme écoute. Et le continu de cette écoute inclut, impose un continu entre les sujets que nous sommes, le langage que nous devenons, l'éthique en acte qu'est cette écoute, d'où une politique du poème. Une politique de la pensée. Le parti du rythme. (Ibid.)

Selon Meschonnic, le signe est la manifestation la plus pauvre des propriétés de la langue dont on oublie à tort qu’elle est faite pour être portée par une voix dans la continuité du sujet et non pas dans le caractère discret du signe linguistique. Il affirme aussi que « justement un poème ne dit pas. Il fait. Et une pensée intervient. » (Ibid.) Or le signe se contente de dire et de montrer, pas d’insuffler la vie comme le fait le rythme.

Prenant délibérément le parti du rythme, je souhaite montrer, dans la dernière phase de ce travail, comment j’ai pu entendre une écriture, réputée atone et blanche, épouser une ligne mélodique et échapper ainsi au carcan prosaïque qui l’étouffait. Dans cette analyse, on verra que les effets de la syntaxe, du lexique et des relations sémantiques, qui se combinent selon diverses dominantes, produisent un agencement sophistiqué de rythmes ternaire et binaire.

Retournons à L’amant (p. 29-32) :

La petite au chapeau de feutre est…
dans la lumière limoneuse du fleuve (1),
seule sur le pont du bac (2),
accoudée au bastingage (3). [23]

La première phrase de la séquence repose entièrement sur un rythme ternaire : le thème et son verbe sont mis en distribution sur 3 syntagmes juxtaposés, qui posent la description du personnage central à l’aide d’informations strictement nécessaires à la compréhension et à la visualisation de la scène, et par un effet très cinématographique de zoom, resserrent le cadrage du plan d’ensemble au plan rapproché. Cet effet de focalisation sur la jeune fille à l’étrange couvre-chef, symbole de son émancipation, est confirmé par la phrase « Le chapeau d’homme colore de rose toute la scène. » reprise par « C’est la seule couleur. » Le rythme ternaire lie également ces phrases : le chapeau de feutre devient le chapeau d’homme qui colore de rose, pour finir sur la seule couleur, métonymie du chapeau.

Les passages illustrant auparavant l’écriture blanche par affaiblissement des procès entrent eux aussi dans l’incantation rythmique ternaire. Par exemple :

Le fleuve coule sourdement (1), il ne fait aucun bruit (2), le sang dans le corps (3).
Pas de vent au dehors de l’eau.
Le moteur du bac (1), le seul bruit de la scène (2), celui d’un vieux moteur déglingué aux bielles coulées (3).
De temps en temps (1), par rafales légères (2), des bruits de voix (3).
Et puis les aboiements des chiens, ils viennent…
de partout (1),
de derrière la brume (2),
de tous les villages (3). (Ibid., p. 30)

Ce rythme ternaire comprend en contrepoint un rythme binaire complexe qui s’appuie cette fois davantage sur une dominante lexicale et sémantique. Par exemple :

Dans le soleil brumeux du fleuve (A), le soleil de la chaleur (B), les rives se sont effacées (C), le fleuve paraît rejoindre l’horizon (D). (Ibid., p. 30)

Si l’on sélectionne le SN le soleil, à cause de l’insistance produite par la répétition, on note une duplication par juxtaposition, le SNP [24] de la chaleur ayant alors valeur explicative de l’adjectif brumeux ; le 3e syntagme est lui-même répété par le 4e, car le groupe verbal se sont effacées est explicité par un autre groupe verbal paraît rejoindre l’horizon. On repère donc ici un calque du rythme binaire dont le 2e membre précise sémantiquement le 1er, phénomène accentué encore par une identité fonctionnelle (2 groupes prépositionnels (la 2e préposition dans est elliptique) locatifs / 2 propositions indépendantes) : A-B / C-D. Mais le motif qui semble simple, parce que nettement segmenté, se complique par le jeu des anaphores : le SN les rives se rattache à son référent fleuve (le soleil brumeux du fleuve) par l’anaphore infidèle partie/tout, alors que ce même substantif est répété dans le dernier segment, ce qui provoque une clôture de la séquence : A-C/A-D. Les deux appariements étant non seulement justifiés par la relation anaphorique mais également par un lien sémantique : brumeux / se sont effacées. En outre, ce phénomène indique un glissement du rôle de personnage central occupé par la petite au chapeau de feutre vers le fleuve et signale par là un transfert de point de vue – d’externe il devient interne, car c’est avec les yeux de la petite accoudée au bastingage que l’on regarde alentour. Le rythme sémantique est aussi visible dans l’exemple supra : moteur du bac, seul bruit, vieux moteur déglingué.

La combinaison ternaire/binaire se retrouve dans le passage suivant :

Autour du bac (1), le fleuve (2),
il est à ras bord (A),
ses eaux en marche traversent les eaux stagnantes des rivières (B),
elles ne se mélangent pas (C). (Ibid., p. 30)

Les deux entités principales – le bac, lieu de la rencontre entre la petite et le Chinois, et le fleuve qui est un être à part entière – sont juxtaposées et ouvrent une succession de 3 éléments qui réfèrent au SN le fleuve par relation anaphorique en glissando il / ses eaux / elles, mimésis de l’écoulement ininterrompu de son courant puissant, comme le confirme la suite :

Il a ramassé tout ce qu’(1) il a trouvé depuis le Tonlésap (A), la forêt cambodgienne (B).
Il emmène tout ce qui vient (2),

L’énumération hétéroclite qui suit est l’explicitation du quantifieur tout :

des paillottes (1), des forêts (2) ,

identité de texture

des incendies éteints (1), des oiseaux morts (2),

sur la valeur négative de l’épithète ;

mais on peut aussi apparier selon la catégorie des substantifs :

des oiseaux morts (1), des tigres (2), des buffles (3), [noyés] (A),

[rythme ternaire]

Le participe passé adjectivé qualifie la série des 3 animaux autant qu’il relance l’énumération avec :

des hommes (B),
des leurres [25] (1), des îles de jacinthes d’eau agglutinées (2),

des objets et végétaux

Enfin, le reste de la phrase présente un apparent rythme ternaire avec 3 occurrences de tout ; mais le rythme binaire s’insinue dans cette macrostructure :

tout (1) [A] va vers le Pacifique, rien (2) n’a le temps de couler,

marque une opposition (1)/(2)

tout [B] est emporté par la tempête profonde (a) et vertigineuse (b) du courant intérieur,

indique un mouvement

tout [C] reste en suspens à la surface de la force du fleuve

indique une absence de mouvement.

On retrouve donc :

– une opposition en (1)/(2) et en [B]/[C] : mouvement / inertie ;

– une coordination d’adjectifs épithètes : la tempête profonde (a) et vertigineuse (b) ;

– un parallélisme syntaxique pour les compléments déterminatifs : par la tempête profonde et vertigineuse du courant intérieur / la surface de la force du fleuve ;

– un redoublement en (1)-[B] / (2)-[C] : tout va vers – tout est emporté = mouvement / rien n’a le temps de couler – tout reste en suspens = inertie.

Le résultat vocal d’une lecture selon ce tempo, régi par les motifs syntaxiques et sémantiques, est de toute évidence extrêmement éloigné de la prose atone et blanche évoquée au début.

Examinons pour terminer deux extraits de Les yeux bleus cheveux noirs. Voici une micro-séquence :

Comme elle il est jeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en blanc. (Ibid., p. 11)

C’est un exemple d’hybridation ternaire/binaire. Binaire à cause des deux êtres représentés par le clitique de 3e personne il /elle et comparés : il est comme elle. Ternaire par la présence des 3 occurrences de la comparaison qui apparaissent dans une structure embrassée : début de proposition : Comme elle il […] / fin de proposition : Il […] comme elle / début de proposition : Comme elle il […] ; ou encore, combiné au système de comparaison : elle /il ; il/elle ; elle/il. Autrement dit, on peut déceler dans cette alternance l’annonce de toutes les possibilités d’échanges et de dominations successives entre les deux amants.

Enfin, cet extrait de la page 40, qui rappelle la musique du fleuve dans L’amant :

1e phrase : Le silence de la chambre est profond (1), aucun bruit n’arrive plus (2)
ni des routes (A) ni de la ville (B) ni de la mer (C).

2e phrase : La nuit est à son terme (1), partout limpide et noire (2), la lune a disparu (3).

3e phrase : Ils ont peur.

4e phrase : Il écoute (1), les yeux au sol (2), ce silence effrayant (3).

La première phrase de la séquence combine rythme binaire dans la macrostructure et ternaire dans la microstructure : juxtaposition de deux propositions évoquant le silence absolu (2 éléments) et succession sans ponctuation de 3 occurrences de négation (ni) avec locatif (routes, ville, mer). Suivent deux rythmes ternaires (2e phrase et 4e phrase), entrecoupés d’une phrase minimale (3e phrase) qui occupe une position charnière : Ils ont peur. Le dernier élément de la dernière phrase clôt la séquence rythmique en concaténant le silence (1e phrase) et la peur (3e phrase) : ce silence effrayant. Une nouvelle fois, le dénuement de la parole est totalement habité par le tempo qui extrait le texte de la catégorie prosaïque initiale.

…et pour cela préfère la voix

Ces quelques brefs exemples auront montré, je l’espère, que l’approche strictement textuelle et rationalisée d’un écrit peut être une source d’enfermement dans une typologie très contraignante et stérilisante. Peut-on réellement conserver les couples antagonistes prose/poésie ; prosaïque/poétique ? Je ne le crois pas. En empruntant l’acception que Meschonnic donne du terme poème, je laisse à cet ardent défenseur de la voix et du rythme les mots de la conclusion :

Est poème tout ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu'est une subjectivation maximale du discours. Prose, vers, ou ligne. […] En somme, le poème manifeste et il y a à manifester pour le poème le refus de la séparation entre le langage et la vie. (Ibid.)


1

Cf. Dominique Jouve : Dictionnaire International des Termes Littéraires, article « Prose » : http://www.ditl.info/arttest/art3292.php.

2

Cf. Dominique Jouve, ibid. : « On confond sous le nom de prose des usages littéraires et non littéraires de la langue: une circulaire administrative, une lettre personnelle et un roman de Balzac ont des titres égaux à la dénomination de prose. »

3

Voir à ce sujet l’article de Gérard Dessons : « Prose, prosaïque, prosaïsme », Semen, 16, Rythme de la prose, 2003, [En ligne], mis en ligne le 1er mai 2007. URL : http://semen.revues.org/document2710.html. Consulté le 05 janvier 2009.

4

Pour la question du « renouvellement » de l’analyse des figures, voir Marc Bonhomme, Pragmatique des figures de discours, Paris, Honoré Champion, 2005 ; et Le discours métonymique, Berne, Peter Lang, coll. « Sciences pour la communication », 2006

5

Dominique Jouve, Dictionnaire international des termes littéraires…

6

« On distingue traditionnellement prose oratoire, prose poétique et poème en prose. », Dominique Jouve, Dictionnaire International…

7

Suzanne Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours, Paris, Nizet, [1959]1978.

8

Éric Bordas, « Le rythme de la prose », Semen, 16, Rythme de la prose, 2003, [En ligne], mis en ligne le 1er mai 2007. URL : http://semen.revues.org/document2664.html. Consulté le 06 janvier 2009.

9

Jean-Paul Goux, « De l’allure », Semen, 16, Rythme de la prose, 2003, [En ligne], mis en ligne le 1er mai 2007. URL : http://semen.revues.org/document2664.html. Consulté le 05 janvier 2009.

10

Il faut noter que Goux entend par phrase : « […] ce que j’appelle phrase est le plus souvent une microséquence qui comporte elle-même plusieurs unités phrastiques ; le critère de découpage de ces microséquences, est aléatoire, mais son principe est la « visibilité » d’une allure ou d’une absence d’allure. » (Ibid.)

11

Marguerite Duras, L’amant, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984. J’ai isolé quelques séquences, de la p. 29 à la p. 31.

12

Marguerite Duras, Les yeux bleus cheveux noirs, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986.

13

À ce sujet, le souvenir d’une lecture de Duras faite par Michaël Lonsdale à laquelle j’avais assisté il y a une trentaine d’années, résonne encore dans mon oreille comme une musique monocorde.

14

Cf. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, collection « Points », 1953 et 1972. On relira avec profit les pages 55 et 56 : « Dans ce même effort de dégagement du langage littéraire, voici une autre solution : créer une écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage. […] La nouvelle écriture neutre se place au milieu de ces cris et de ces jugements, sans participer à aucun d’eux ; elle est faite précisément de leur absence ; mais cette absence est totale, elle n’implique aucun refuge, aucun secret ; on ne peut donc dire que c’est une écriture impassible ; c’est plutôt une écriture innocente. Il s’agit de dépasser ici la Littérature en se confiant à une sorte de langue basique également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit ».

15

À ce sujet, voir Pascal Michelucci : « La motivation des styles chez Marguerite Duras : cris et silence dans Moderato cantabile et La douleur », Études françaises, vol. 39, n° 2, 2003, p. 95-107, document consulté sur internet le 12 janvier 2009 : http://id.erudit.org/iderudit/007039ar : « Il [le travail de Pascal Michelucci] se place dans une interrogation plus grande qui porte sur l’identification des critères qui font le statut de l’auteur au XXe siècle : à l’heure où le code du bien-dire et du bien-écrire s’est effondré, que dire des choix stylistiques négatifs de tout un pan de la littérature moderniste qui rejette le calcul affiché du style écrit et place son intérêt dans la revalorisation du parler spontané, non seulement dans la parole représentée des personnages, comme chez Céline ou Queneau, mais aussi dans l’ensemble plus grand de tous ses choix stylistiques.[…] Les cris et le silence constituent à nos yeux autant de traces dans l’énonciation des romans de Duras : les nombreuses apparitions des termes nous renseignent sur la genèse du style d’auteur qui est celui de Duras. Elles comblent par ailleurs une lacune rhétorique dans sa réception et les épitextes critiques portant sur son œuvre, en offrant un lexique qui permet de parler d’un art qui échappe à la pratique belle-lettriste ».

16

SN = syntagme nominal.

17

« Une soirée d’été, dit l’acteur, serait au cœur de l’histoire. » (Ibid., p. 9) On notera aussi la présence du conditionnel qui place d’emblée la totalité de la narration sous l’emprise de la construction virtuelle, déjà annoncée par la présence de l’acteur et du mot histoire. Même si la partie centrale du roman peut faire oublier son emboîtement polyphonique, la fin vient le rappeler : « C’est la dernière nuit dit l’acteur. » (Ibid., p. 149) Un autre degré d’emboîtement polyphonique est franchi à la page 112, par l’effet du conditionnel portant sur l’acte même de narration de l’acteur : « Pendant le spectacle, dirait l’acteur, une fois, lentement la lumière baisserait et la lecture cesserait. »

18

Pour cette question, voir Georges Kleiber, « Quand il n’a pas d’antécédent », in Langages, 97, p. 24-50, 1990 ; « Anaphore-deixis : où en sommes-nous? », in L’information grammaticale, 5, p. 3-18, 1991 ; « Cap sur les topiques avec le pronom il », in L’information grammaticale, 54, p. 15-25, 1992 ; Anaphores et pronoms, Louvain-La-Neuve, Duculot, Coll. « Champs linguistiques », 1994 ; « Contexte, interprétation et mémoire : Approche standard vs. approche cognitive ». in Langue française, 103, p. 9-22, 1994 ; et Sylvie Freyermuth, Jean Rouaud et le périple initiatique : une poétique de la fluidité, Paris, Budapest, Turin, L’Harmattan, Coll. « Critiques littéraires », 2006, et « Encodage et décodage du pronom ana-cataphorique : réflexion stylistique sur un outil de cohésion romanesque dans l’œuvre de Jean Rouaud », Actes du Colloque international “Littérature et linguistique : diachronie / synchronie – autour des travaux de Michèle Perret’”, 2002, Chambéry, CD-ROM, D. Lagorgette et M. Lignereux (dir.), Chambéry, Université de Savoie, p. 352-363, 2007.

19

Pascal Michelucci, « La motivation des styles chez Marguerite Duras : cris et silence dans Moderato cantabile et La douleur »…, donne ces deux références concernant le caractère cinématographique de l’écriture de Duras : Béatrice Slama, « Le silence et la voix », Corps écrit, no 12, 1984, p. 185-192, et Liliane Papin, « Film et écriture du silence : de Chaplin à Duras », Stanford French Review, 13, 2-3, automne 1989, p. 211-228.

20

On retrouve curieusement la même idée dans Les yeux bleus cheveux noirs à travers l’évocation de l’histoire. Ici, il pourrait s’agir de la mise en place d’une séquence cinématographique, cadrée en plan d’ensemble.

21

Pascal Michelucci (cf.supra, « La motivation des styles chez Marguerite Duras : cris et silence dans Moderato cantabile et La douleur »…), qui travaille sur l’interaction silence/cri, rappelle le vœu de Duras de décanter le plus possible l’écriture.

22

Henri Meschonnic parle de langage, au sens de faculté d’expression ; mais je crois qu’il faut aussi, dans certains cas, entendre langue.

23

La mise en page a été modifiée pour lire plus aisément la disposition rythmique.

24

SNP = syntagme nominal prépositionnel.

25

On peut noter la possibilité d’employer également ce terme dans son sens abstrait.