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La prose pleine de
proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation
Serge Martin
Université de Caen
Basse-Normandie (IUFM) et LASLAR
serge.martin@caen.iufm.fr
Résumé : Dans
Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos, il est non
seulement intéressant de relever la présence de la voix y compris en
mention mais également nécessaire d’en considérer la fonction.
L’écrivain de ce premier roman (1926) y conceptualise en actes
d’écriture la force relationnelle de la multiplicité vocale – ne
serait-ce que dans et par le passage de voix de Mouchette à Donissan –
montrant ainsi que la prose pleine de proses engage le poème du roman
tout en échappant alors à la fascination de quelque voix souveraine.
L’enjeu en serait bien alors la liberté du sujet de la lecture et de
l’écriture.
Abstract : In
Georges Bernanos’ Sous Le Soleil De Satan, the presence
of the voice is not only relevant as mentioned but also requires
consideration of its function. The writer of this first novel,
published in 1926, conceptualizes in his writings the relational force
of vocal multiplicity. The conceptualization is most exemplified in
the transmission of Mouchettes voice to Donissan. This transmission
points out that prose full of prose engages the poem of the novel
while escaping the fascination of certain sovereign voices at the same
time. The issue at hand thus becomes the freedom of the topic in
reading and in writing.
On craint cependant
que vous soyez tombés jadis dans la même illusion que les auteurs de
programmes universitaires. À vouloir un peu de tout, vous n’avez pas
voulu assez. Vos produits répondent malheureusement à l’idée que les
professeurs des belles-lettres se font du génie français : pondéré,
mesuré, modéré. (Les grands cimetières sous la lune, Le Castor
astral, 2008, 207)
« Ils démontent mes
paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » (Sous
le soleil de Satan [1] , 272)
L’œuvre d’art, même
fixée par le génie, garde jusque dans son immobilité sublime, le geste
et la forme de son élan. (Écrits de combat, I, 1970,
p. 1050)
Vers un poème de
proses avec Bernanos
Je fais une
hypothèse : Bernanos avec Sous le soleil de Satan
écrirait un roman de voix ou plus précisément un poème de
proses comme autant de voix.
Sous le Soleil
de Satan comme essai de voix
Un tel poème
constituerait une recherche où l’auteur attacherait la première
importance à « la fonction d’exploration [2] » de ses fictions et donc de ses essais de
romans, de ses romans de voix comme essais de voix. De ce point de
vue, il n’y aurait pas à attendre « la poésie » comme assomption
de l’œuvre par exemple dans le Journal d’un curé de
campagne, ainsi que le propose Monique Gosselin, mais bien
plutôt à chercher le poème comme fonctionnement dès le premier
roman, dès 1926. En effet, Gosselin en arrive à réduire le roman
des voix à une dichotomie « entre la voix de la révolte et celle
de l’acceptation » se traduisant « dans le texte par des
dissonances polémiques ». Pour elle, l’œuvre in fine
viendrait se résoudre alors « dans une sorte d’abandon à Dieu d’où
surgit la poésie [3] ». Je voudrais ici remettre en
question cette perspective dualiste de deux voix conflictuelles et
d’un passage de la prose à la poésie, perspective confortant ou
plutôt se confortant d’une doxa bernanosienne forcément
discontinuiste, pour tenter de proposer une approche du continu
vocal qui est en fait le continu d’une subjectivation la plus
attentive possible au vivant du langage et à sa pluralité interne.
Car l’enjeu d’une telle écoute s’agissant de Bernanos, en
particulier, c’est bien de confirmer ce que Gosselin elle-même
vise : « chez lui, rêver c’est agir, car, d’une certaine manière,
les romans sont engagés tandis qu’on trouve dans les écrits de
combat des fragments de fiction presque romanesques. Son œuvre,
très située de fait, ne prêche pas ; elle montre [4] ». C’est bien en effet « une vision forte et
singulière » (ibid.) qu’il faut tenter de saisir à
condition justement de ne pas commencer à poser un dualisme
critique quand c’est le continu qui fait la vision comme
subjectivation. Ce qui demande de saisir le poème du roman par la
spécificité des proses, de leur enchaînement vocal : poème comme
activité subjectivante, valeur et définition consusbstantielle non
par la forme ou par le contenu mais bien par la force-relation
d’une voix pleine de voix, par l’épopée des voix du poème comme
voix. Il s’agit alors de tenter d’établir pour Bernanos ce
qu’Henri Meschonnic proposait : « tout sujet est épique ; parce
qu’il est l’avènement de sa propre voix. L’épopée est l’avènement
de la voix à elle-même. Et qui se raconte. Le sujet du poème en
est l’accomplissement autant que l’allégorie. Étant cet avènement
même, il est indéfiniment commençant, indéfiniment continu [5] ». Mais il faudrait aussitôt ajouter ce que
signalait Jean-Pierre Martin dans une étude qui ne convoque pas
Bernanos et qui aurait pu le faire pour les raisons que nous
allons voir :
Pourquoi, à un
moment de l’histoire du roman, le mythe de la voix dans l’écrit
est-il devenu un point central ? Une telle question se confond
pour une bonne part avec celle de la fascination – fascination
pour la voix (pluriel et singulier souvent indécidables).
Cendrars, Céline, Queneau, Beckett, Pinget, Duras, Sarraute, bien
d’autres encore : autant de manières d’écrire et de penser la
voix, et surtout, de capter, dans l’énergie vocale d’une fiction
ou d’un monologue imaginaire, les voix multipliées d’un monde
haut-parleur où s’affrontent le subjectif et le grégaire. Mais ce
peut-être soit pour réaffirmer l’intensité d’une voix
triomphante, soit au contraire pour donner à entendre, dans un
entrelacs de voix, la relativité de leurs échos [6] .
Plus qu’à
affecter Bernanos à un des deux régimes esthétiques et moraux de
la voix que propose Martin entre « moi-voix et mi-voix », opposant
singulièrement Céline à Beckett, j’aimerais chercher comment
Bernanos essaie « d’échapper à sa propre voix [7] », ce qui le situe peut-être bien plus qu’on ne le
croirait du côté de ceux qui plus tard questionneront « l’espace
et le temps de la voix, comme l’espace et le temps de la fiction »
et non de ceux qui comme « radio Céline, avec sa mythologie
post-romantique, resacralisante et visionnaire […] croient à la
voix » et décrètent : « on prend la parole et on la garde [8]
». Il s’agit donc de tenter d’entendre le travail de Bernanos du
côté de « certains romans de voix comme des mises en question de
la souveraineté de la voix » et plus précisément d’entendre, « en
même temps qu’un travail sur la voix ou le ton, une contre-voix,
une résistance à l’autosuffisance de la voix, en tant que sujet à
la fois singulier et historique, hystérique et politique [9] ». Bref, ce serait peut-être même le moyen de saisir
Bernanos dans son historicité même, dans les paradoxes de sa
biographie en restant au plus près de ce qu’il continue à nous
faire dans et par son écriture, dans sa modernité donc. Ce serait
surtout tenter d’observer avec cette écriture forte de voix
comment la voix s’y invente par la critique même de la voix, y
compris de toutes les grandes voix, les voix majuscules.
Chercher la
prose dans la voix
Je partirai
d’un constat empirique : la fréquence du terme fait non
seulement valeur dans le système lexical du roman mais sa
transformation continue de simple élément du vocabulaire en
concept opérateur de l’écriture fait valeur poétique. Plus
précisément, en ce qui concerne la problématique de ce numéro
de Questions de style, je dirais qu’alors il n’y a
pas plus de prose que de vers hors une pluralité qui ne peut se
concevoir dans le système de l’œuvre que par le poème. Non que
le poème vienne homogénéiser ce qui parfois et même souvent
engage des tensions et des dissonances mais c’est le poème comme
point de vue sur le langage qui permet de répondre le continu de
l’œuvre comme voix pleine de voix, comme résonance, comme
relation de relations [10] , comme
sujet du poème défaisant ou du moins réinventant tous les termes
du dualisme du signe, en découvrant même d’autres [11]
. Il me semble que c’est alors répondre à Bernanos qui demandait
de « s’ouvrir à la vérité de haut en bas [12] » et pour cela il
est nécessaire de rejeter ce que Bernanos dénonçait chez
Brunetière : « Le sentiment catholique finira par se dissoudre
dans cette analyse raffinée [13] ».
L’« analyse raffinée », c’est hier comme aujourd’hui
l’éclectisme qui mêle une rationalité positiviste au goût pour
un scientisme qui croit tenir l’œuvre pour un tout et un
accompli quand elle engage à chaque lecture un infini et donc un
inaccompli. Car c’est l’éclectisme qui oblige aux
« raffinements » idéalistes d’un indicible menant tout droit au
cynisme et même à l’imposture critique. C’est qu’avec Bernanos,
dans le roman c’est comme dans la poésie pour Mandelstam :
« toujours la guerre [14] »…
et cela c’est bien autre chose qu’« une insistance récurrente
sur le problème du langage perverti » qui nous demanderait
« d’étudier dans le roman son rapport très conscient et très
exigeant aux mots [15] ». Ce n’est pas un « rapport
à » qu’il nous faut examiner ; il nous faut écouter ce que font
les voix à la voix-Bernanos et ce que nous fait alors cette
voix, c’est-à-dire engager une pensée de la voix-relation. Bref,
l’intempestivité n’est pas seulement celle de Bernanos à son
époque, à la littérature, elle est celle que sa critique doit
engager à l’égard de la critique elle-même, de ses habitudes.
Lire Bernanos change la critique et change, entre autres, l’idée
qu’on avait de la prose ou alors on ne lit pas Bernanos… Si nous
nous contentons de rechercher la prose comme d’aucuns
« recherchent Dieu, non pour se laisser visiblement travailler
par la grâce, mais pour le serrer dans les bras et pleurer sur
son épaule », alors, comme ajoute Bernanos, « je n’éviterai pas
de scandaliser ces âmes-là [16] ». Car, comme l’indique Jean-Pierre Martin dans
son essai d’écoute d’écritures singulières fortes de voix : « Si
le roman de voix nous apprend quelque chose, c’est peut-être à
nous écouter parler, littéralement et dans tous les sens
contraires à l’expression d’ordinaire péjorative ; et aussi à
résister à la fascination et au pouvoir de la voix [17] ». C’est un paradoxe à
tenir : la plus grande attention à la voix est aussi la critique
radicale de son instrumentalisation, de son essentialisation
voire même de son appropriation. Ce que fait Bernanos dans
Sous le soleil de Satan puisqu’il trouve une voix pleine
de voix pour perdre sa voix. Peut-être qu’« ainsi l’on s’écarte
d’un chant qui longtemps vous suit » (146) comme dit le
narrateur à propos de Donissan et l’expérience peut être
terrible – c’est certainement la valeur première que Bernanos
affecte à l’expérience littéraire – au point de se demander si
le rêve n’est pas plutôt folie :
« Ai-je donc
rêvé ? » se dit-il. Ou plutôt il s’efforça de prononcer les
syllabes, de les articuler dans le silence. C’était pour faire
taire une autre voix qui, beaucoup plus nettement, avec une
terrible lenteur, au-dedans de lui, demandait : « Suis-je
fou ? » (146).
Une attention à
la voix qui augmente l’attention à la vie dans et par le
langage
Il y a toujours
« une autre voix »…
Quelle oralité
de l’écriture avec les voix ?
On a pu
recenser 176 occurrences du mot « voix » dans le roman. Un peu
plus que celle du mot « vie ». Ce qui place un tel mot dans les
mots-clés du roman pour plusieurs bonnes raisons… Le plus
intéressant c’est bien évidemment d’observer le contexte des
emplois, du moins de tenter d’en apercevoir la valeur dans le
système de l’œuvre comme poème de proses-voix. On aura compris que
je ne peux me contenter d’une attention au récit pour observer la
prose [18] , ce qui revient à ignorer ce que la voix fait à la
prose ou plus précisément ce que la voix oblige à écouter comme
énergie du dire. La prose du point de vue d’une physique du
langage demande de ne pas se contenter d’une grammaire du récit
voire d’une herméneutique du sens. C’est l’oralité et ses gestes
de parole comme prose-relation que nous allons maintenant observer
dans cette attention à la voix. En ce sens, on peut dire que « la
littérature est l’oralité maximale [19] ».
L’enjeu est
important avec Bernanos car comme le dit Jean-Pierre Martin : « De
même qu’un malentendu grève le terme oralité en littérature, il y
a un confusionnisme et un symbolisme lourd de la voix [20] » et il est très lourd avec
Bernanos puisque de grandes voix (comme on dit de grandes
personnes) sont fréquemment convoquées, naturalisées et
instrumentalisées par leurs voix qui deviennent « voix de son
maître » : le Bien et le Mal, Dieu et Satan… C’est très exactement
vers ce « confusionnisme » et ce « symbolisme » que nous conduit
Bérangère Moricheau quand elle conclut son analyse des antithèses
en superposant deux antinomies : « la différence entre homme et
femme et l’opposition entre Bien et Mal se font manifestement
écho [21] » ! De plus, l’oralité de l’écriture se
voit également souvent rapportée à une théâtralité rédimée au
genre théâtral et rapportant alors toutes les proses à un dialogue
accompagné de didascalies avec une « quasi-disparition de
l’énonciation narrative [22] » quand il
faudrait observer que non seulement la théâtralité du langage ne
peut s’arrêter à des moments théâtraux mais qu’en plus elle
n’advient que par une intensification de l’énonciation narrative,
un dire qui porte le dit et non l’inverse, une voix-relation à la
puissance maximale. Il ne s’agit plus alors de « mises en texte »
des « combats des personnages » et pas plus d’une « inscription
des luttes mystiques, religieuses, internes ou externes, qui
hantent les différents personnages [23] » comme si ces combats
et ces luttes constituaient autant de référents préexistants ou
dont les termes pourraient être connus en dehors des
fonctionnements de l’œuvre – il vaudrait mieux lire alors des
ouvrages patentés et l’édition religieuse n’en manque pas dans ces
années-là. Bernanos répond à cette fantasmagorie en précisant très
nettement que même s’agissant du « dogme catholique du péché
originel et de la rédemption », il « surgissait ici, non d’un
texte mais des faits, des circonstances et des conjonctures », en
d’autres termes d’une historicité radicale de l’œuvre qu’il
précise en ces termes : « Ainsi l’abbé Donissan n’est pas apparu
par hasard ; le cri du désespoir sauvage de Mouchette l’appelait,
le rendait indispensable [24] ».
C’est même aux antipodes des analyses dichotomiques que Bernanos
situe ses personnages par leur voix puisque « le cri » n’est-il
pas la voix poussée dans son dernier retranchement comme l’est
également le silence, et par le continu de leurs voix à leurs
vies, de leurs vies entre elles par leurs voix entre elles. Ce
roman aux allures composites qui fait se rencontrer deux destins
étranges et étrangers, ceux de Mouchette et de Donissan, et dont
on aime chercher la « structure profonde [25] » du côté d’une théologie de la rédemption,
n’est-il pas plutôt un roman d’une forte continuité par le passage
des voix, des voix dans la voix, comme l’utopie d’une relation et
donc un roman dont la criticité irait peut-être même jusqu’à
défaire une telle théologie. On sait que le manuscrit portait
« fraternel » à la place de « paternel » pour signifier tout à la
fois le continu de la voix au regard et d’un personnage à l’autre
dans ce passage central :
Elle fit un
bond léger en arrière, sans trouver une parole, avec un étonnement
stupide. Et quand elle n’entendit plus en elle-même l’écho de
cette voix dont la douceur l’avait transpercée, le regard paternel
acheva de la confondre.
Si paternel !…
(Car il avait lui-même goûté le poison et savouré la longue
amertume.) (153)
Je dirais que
le terme exact visant la spécificité d’une telle relation, est
introuvable et qu’il est échangeable avec tous les modes
relationnels imaginables car ce qui compte c’est bien plutôt cet
appel qu’évoque Bernanos, cette force du récitatif dans et par ses
voix qui portent toutes la voix-relation, celle qui nous appelle
encore à chaque lecture, une voix intenable qui rend le lecteur
intenable également…
Comment les
voix multiplient les voies de la prose ?
Une remarque
hasardeuse permettrait de commencer l’observation précise du roman
à partir de l’homophone de « voix » puisque l’occurrence n’advient
pas dans le premier et court chapitre d’envoi du roman dont la
clausule est la suivante :
Entre temps, il
courait les filles ; on le disait au moins, la malignité publique
devant se contenter de médisances et de menus propos, car le
bonhomme braconnait pour son compte, muet sur la voie comme un
loup. (12)
J’entends bien
qu’il s’agit de pointer la voie publique et la vox
populi en regard d’une intimité qui fait jaser à propos
d’un personnage connu comme le loup blanc mais ce mutisme est bien
celui d’un braconnier du langage qui non seulement défait les
locutions mais également refait les suggestions : la « voie » est
ici non seulement la chambre d’écho des « médisances et menus
propos » mais la direction nettement signifiée de l’écoute à
l’orée de ce roman. Même « la malignité publique » semble
s’accorder pour dire qu’il nous faut « courir les » voix. Et le
roman qui s’engage ne sera pas muet quant à la voix puisqu’il est
plein de voix, plein d’un penser la voix par l’écoute.
La première
occurrence du terme est décisive : Jacques de Cadignan « se
trahissait en parlant ; sa voix était plus riche et nuancée, avec
des éclats d’enfant gâté, pressante et tendre, secrète » (14). Il
faut tout de suite préciser qu’à la voix s’adjoint le regard
(« des yeux bleu pâle, d’une limpidité sans profondeur, pleins
d’une lumière glacée »), du moins le visage et donc voix et visage
se trouvent associés comme deux activités qui subjectivent
ensemble différemment – nous lirons tout au long du roman un
continu de la voix et du regard au point même de lire par exemple
à un moment crucial : « Toute joie est mauvaise, dit
ce regard » (109 – je souligne). La première occurrence est
décisive parce qu’elle engage le problème de la voix dans et par
celui du sujet puisque d’une part la voix vient comme trahir
l’individu et d’autre part elle fait plus que la parole : elle
engage un dire comme éthique du sujet bien au-delà d’un dit et
même d’une quelconque caractériologie qui s’accommoderait d’une
rhétorique de la vocalisation. C’est que sa caractérisation est
une spécification par son histoire : les « éclats d’enfant gâté »
ouvrent à son historicisation où la voix se fait dans et par la
relation, en l’occurrence maternelle (« pressante et tendre,
secrète »).
La voix trahit
en parlant ce qui fait le vrai d’une parole et donc spécifie
toujours la relation. C’est le cas avec la « voix de
commandement » de Malorthy (22) qui demande toutefois d’entendre
un tel commandement comme exercice de « l’impuissance » qui « aime
refléter son néant dans la souffrance d’autrui » puisque « pour
beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une
institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et
comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles que le
plus lâche peut effrayer » (22). L’écriture par la voix n’est pas
seulement la spécification explicite de la voix, c’est également
l’exploration anthropologique de ce qu’elle met au jour : ici en
l’occurrence, la famille s’avère être le lieu de
l’instrumentalisation des voix et donc des corps et des esprits.
Mais face à l’assignation des rôles, le grain de sable « d’une
voix nette et posée que son père ne connaissait pas » (23-24)
vient comme perturber l’autoritarisme et défaire même « le fil du
discours » paternel (24). Et la voix qui fait face n’a pas besoin
de l’emporter sur le terrain d’une maîtrise : « d’une voix
d’enfant » (26) marque alors l’apogée de ce qui avait commencé par
un simple « - Oh ! non…, fit-elle » (24). Ce « non » qui « était
son premier défi » est à la fois ce qui fait que Mouchette « se
sentait si libre, si vivante ! » alors même qu’elle était soumise
à la brutalité parentale, et ce qui fait que « ce non, sur ses
lèvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser »
(24). Cette ambivalence de la subjectivation prise dans une
physique qui ouvre une érotique avec une politique demande de
concevoir la relation dans et par la voix, dans sa pluralité
dynamique sans jamais pouvoir séparer ces différents domaines. Ne
serait-ce que par ce paradoxe : cette « voix d’enfant » un peu
plus loin se mue étonnamment en « voix basse et rauque que son
amant n’ignorait pas, avec un gémissement de plaisir » (28). Et ce
sont tous les registres d’une voix qui alors se déclinent :
« douce » (30), « frémissante » (32), « petite voix aigre » (34),
« frêle » (37), etc. C’est ainsi que toute cette fragilité forte,
cette précarité implacable, cette « voix où la plainte se faisait
étrangement grave et dure » (49), se transforme non en maîtrise
comme celle de ces hommes auxquels elle se confronte qui croient
disposer d’une « voix de mieux en mieux connue, possédée » (34)
mais en essai de voix comme essai de vie et en essai de vie comme
essai de voix.
La liberté par
la voix constituerait certainement ce devenir-animal que Gilles
Deleuze et Félix Guattari conceptualisent [26] et que Bernanos invente dans son poème : « Une
fois de plus, un jeune animal féminin, au seuil d’une belle nuit,
essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adultes, ses
dents, ses griffes. / Elle quittait tout le passé comme le gîte
d’un jour » (28). Et la voix envahit tout le corps quand la
demande d’amour se répète de « la même voix », « une voix où la
plainte se faisait étrangement grave et dure » (49) : « En même
temps, elle se levait, toute vibrante, ridiculement nue dans son
manteau entrouvert, nue et menue, et dans les yeux ce même regard
d’où l’orgueil était tombé » (49). Mais on ne peut se contenter de
suivre les occurrences du mot, il faut maintenant voir la voix
dans l’écriture au plus près en considérant la voix comme
l’organisation de la parole comme sujet, comme poème en acte.
Une organisation
de la voix qui réalise les passages de voix pour augmenter les
passages de vies
Il n’y a pas que
les occurrences du mot voix qu’il importe d’observer pour constituer
la valeur du roman de Bernanos et peut-être apercevoir que cette
valeur passe par une poétique de voix-proses, c’est-à-dire de
passages de voix comme passages de vie, comme voix-relation.
Le mouvement de
la parole dans et par les voix de l’écriture
La voix et les
voix demandent d’observer au plus près l’organisation du mouvement
de la parole dans l’écriture romanesque. Si l’on entend par proses
ces modes de dire ou ces moments de voix, leur continu constitue
alors cette organisation même. Toutefois, si ce continu de la
voix, cette oralité de l’écriture, se réduit à un travail
d’ajustement pour y constater une esthétique du divers et du varié
ou encore une visée de l’inscription du doute si ce n’est de la
fêlure des personnages tout comme celle du narrateur et pourquoi
pas de l’auteur [27] , alors c’est le
discontinu qui l’emporte et la voix ne permet pas de considérer le
rythme-relation qui porte l’œuvre.
Il est alors
nécessaire de montrer que ce rythme-relation tient ensemble
Mouchette et Donissan comme le signalait Bernanos lui-même :
Mouchette dont
le personnage est une telle offense à la sécurité des sots que de
pieux critiques, en grand nombre, m’ont prié de le supprimer,
n’est pas seulement nécessaire à l’équilibre intérieur du roman,
elle est cet équilibre même. Je me moque qu’elle soit
vraisemblable, mais il est indispensable qu’elle soit vraie, sinon
l’œuvre perd son sens, et la terrible expiation du curé de Lumbres
n’est plus qu’une terrible et démentielle histoire [28] .
Et le
personnage de Mouchette, c’est d’abord sa voix. Cette voix, ce
rythme-relation là :
Alors elle
commença de parler avec une volubilité extrême, comme elle faisait
chaque fois qu’un mot jeté au hasard réveillait au fond
d’elle-même ce désir élémentaire, non pas la joie ou le tourment
de cette petite âme obscure, mais cette âme même. Et dans la
vibration de ce corps frêle et déjà flétri sous son éclatant
linceul de chair, dans le rythme inconscient des mains ouvertes et
refermées, dans l’élan retenu des épaules et des hanches
infatigables, respirait quelque chose de la majesté des bêtes.
– Vraiment ? tu
n’as jamais senti… comment dire ? Cela vous vient comme une idée…
comme un vertige… de se laisser tomber, glisser… d’aller jusqu’en
bas, – tout à fait, – jusqu’au fond, – où le mépris des imbéciles
n’irait même pas vous chercher… Et puis, mon vieux, là encore,
rien ne vous contente… quelque chose vous manque encore… Ah !
jadis… que j’avais peur ! – d’une parole… d’un regard… de rien.
Tiens ! cette vieille dame Sangnier… (mais si ! tu la connais :
c’est la voisine de M. Rageot)… m’a-t-elle fait du mal, un jour !
– un jour que je passais sur le pont de Planques – en écartant de
moi, bien vite, sa petite nièce Laure… « Hé quoi ! suis-je donc la
peste », je me disais… Ah ! maintenant ! maintenant… maintenant…
maintenant, son mépris : je voudrais aller au-devant ! Quel sang
ont-elles dans les veines ces femmes qu’un regard fait hésiter –
oui – dont un regard empoisonnerait le plaisir, et qui se donnent
l’illusion d’être d’honnêtes nitouches jusque dans les bras de
leur amant… On a honte ? Bien sûr, si tu veux, on a honte ! Mais,
entre nous, depuis le premier jour, est-ce qu’on cherche autre
chose ? Cela qui vous attire et vous repousse… Cela qu’on redoute
et qu’on fuit sans hâte – qu’on retrouve chaque fois avec la même
crispation du cœur – qui devient comme l’air qu’on boit – notre
élément – la honte ! C’est vrai que le plaisir doit être recherché
pour lui-même… lui seul ! Qu’importe l’amant ! Qu’importe le lieu
ou l’heure ! Quelquefois… quelquefois… la nuit… À deux pas de ce
gros homme qui ronfle, seule… seule dans ma petite chambre la
nuit… Moi que tous accusent ! (m’accuser de quoi, je te demande ?)
Je me lève… j’écoute… je me sens si forte ! – Avec ce corps de
rien du tout, ce pauvre petit ventre plat, ces seins qui tiennent
dans le creux des mains, j’approche de la fenêtre ouverte, comme
si on m’appelait du dehors ; j’attends… je suis prête… Pas une
voix seulement m’appelle, tu sais ! Mais des cent ! des mille !
Sont-ce là des hommes ? Après tout, vous n’êtes que des gosses –
pleins de vices, par exemple ! – mais des gosses ! Je te jure ! Il
me semble que ce qui m’appelle – ici ou là, n’importe !… dans la
rumeur qui roule… un autre… Un autre se plaît et s’admire en moi…
Homme ou bête… Hein, je suis folle ?… Que je suis folle !… Homme
ou bête qui me tient… Bien tenue… Mon abominable amant !
(50-51)
La volubilité
est au principe de la parole libre, du moins du discours comme
subjectivation maximale dans et par le langage et donc du poème.
Je prends « volubilité » au sens qu’Humboldt donnait en la
dissociant de l’éloquence et de ses procédés quand « en vérité, ni
dans les concepts, ni dans le langage lui-même, il n’y a place
pour des éléments proprement discontinus [29] » : c’est que la volubilité
oblige à penser le continu. C’est en effet en visant le continu
qu’on peut écouter la voix comme fonctionnement d’une
subjectivation en cours, toujours en cours. C’est très exactement
ce que Bernanos écrit avant de laisser filer la parole de
Mouchette dans un monologue qui la conduira à l’évanouissement :
« cette âme même » qui met en branle et « la vibration » du corps,
« le rythme inconscient des mains », « l’élan retenu des épaules
et des hanches », c’est-à-dire la systématique d’une physique
corporelle du discours qui met l’âme même dans une érotique
associant la référence mystique à l’emportement sauvage :
« respirait quelque chose de la majesté des bêtes ». En effet, ce
« quelque chose » renvoie au « je ne sais quoi » des mystiques, à
« ce qui est irréductible à du nom [30]
», quand « la majesté des bêtes » convoque une anthropologie de
l’énigme de l’homme. Alors comment tenir tout cela dans et par la
voix sinon en ne cessant d’engager l’appel ou, en termes plus
prudents, un dialogisme fondamental que l’interpellation mais
aussi les reprises multiples, les interruptions incessantes
viennent comme sans cesse relancer pour non seulement assurer la
communication mais surtout augmenter la relation par une érotique
phatique. Plus précisément il s’agirait d’une phraséologie de
l’oralité qui instaure une « communion phatique [31] » en
actes, en actes de paroles. Et ce discours engage l’appel par tous
les bouts et peut-être par celui qu’on n’attendait pas chez
Bernanos : « pas une voix seulement m’appelle, tu sais ! mais des
cent ! des mille ! » Donc une pluralité qui toutefois in
fine se montre comme une force extime : « Mon abominable
amant ». N’y a-t-il pas là un répons – ce qui est bien plus qu’une
réponse – à ce passage de Rimbaud dans la lettre du voyant à Paul
Demeny, 15 mai 1871 :
Ces poètes
seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle
vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, – lui
ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme
trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des
nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables,
repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les
comprendrons.
Bernanos
continue en effet cette recherche de l’inconnu, « des choses
étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ». La volubilité
en actes d’écriture y est une subjectivation qui met à nu l’extime
comme catégorie défaisant les habitudes et, entre autres, les
partages du sensible et de l’intelligible entre intérieur et
extérieur : « Elle avait beau rire : un animal orgueil
respirait dans sa voix qu’elle avait haussée à peine.
Son regard, encore un coup, déviait vers le
dedans, s’échappait » (53 – je souligne). Conclure avec
Bernanos sur ce continu de la voix et du regard comme système
d’une extimité qui dans le cas de Mouchette et par l’écriture de
Bernanos ne cesse de fuir, d’échapper, permet de formuler la leçon
de la voix avec Bernanos : c’est l’insaisissable qui compte et de
ce point de vue, la volubilité comme réponse aveugle à l’appel. Et
si Mouchette en arrive à avouer qu’elle « parle pour ne rien
dire » (62), c’est qu’on ne parle pas d’abord pour dire quelque
chose si ce n’est pour dire toujours autre chose et surtout pour
dire, c’est-à-dire être dans et par le langage-relation.
« Mon
abominable amant » fait alors comme un aboiement – plus qu’un
bégaiement – pour que s’entende, ne serait-ce que par la
paronomase un sujet inouï, pour qu’une forme de vie trouve sa
forme de langage et l’inverse puisque s’y inventent autant le
langage que la vie. Je pourrais gloser alors imprudemment tout ce
passage et peut-être même la voix de Mouchette avec une formule du
type : « je (ne) suis (pas) une chienne si vous êtes des chiens ».
Un tel aboiement, au cœur du roman de voix de Bernanos, fait la
prose d’un sujet et le sujet d’une prose par la voix. En cela
Bernanos est un moderne comme dit Jacques Neefs : « il s’agit de
trouver dans la forme de la diction une adéquation avec
l’impératif contemporain de tout dire, dans la nécessité de
répondre à une mobilité neuve des pensées, à la singularité
vivante de celles-ci, devant les exigences de la variété, de la
subtilité, de la démultiplication qui règnent dans le temps
moderne [32] ». Mais il ne faudrait pas pour autant rapporter
cette préoccupation qui taraude les écritures à une esthétique de
la seule monstration de l’infime ou du prosaïque. Avec Bernanos,
l’enjeu n’est pas une esthétique mais une éthique et au-delà de
ces catégories peu ou prou délimitées par la philosophie, l’enjeu
est tout simplement ce que j’appelle la relation, c’est-à-dire,
« l’humaine condition » dans et par le langage. Mais cela demande
de revenir à Montaigne :
Les autres
forment l’homme, je le recite […]. Je ne peinds pas l’être, je
peinds le passage […]. Je propose une vie basse, et sans
lustre : C’est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie
morale, à une vie populaire et privee, qu’à une vie de plus riche
estoffe : Chaque homme porte la forme entiere, de l’humaine
condition [33] .
Une épopée de
voix ou la relation des voix
Une peinture du
passage c’est ce que tente Bernanos. L’écriture fait pour la voix
ce que « l’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son
vicaire » : « chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il
n’osait prévoir le dénouement » (90). Il y a donc cette attention
à l’attention et il y a plus quand l’écriture devient elle-même
« voix formidable » qui ne raconte plus autre chose que la voix
elle-même :
L’abbé Donissan
fit encore un pas vers elle. Rien dans son attitude n’exprimait
une émotion excessive, ni le désir d’étonner. Et pourtant les
paroles qu’il prononça clouèrent Mouchette sur place, et
retentirent dans son cœur.
– Laissez cette
pensée, dit-il. Vous n’êtes point devant Dieu coupable de ce
meurtre. Pas plus qu’en ce moment-ci votre volonté n’était libre.
Vous êtes comme un jouet, vous êtes comme la petite balle d’un
enfant, entre les mains de Satan.
Il ne lui
laissa pas le temps de répondre et d’ailleurs elle ne trouvait pas
un mot. Il l’entraînait déjà, tout en parlant, sur la route de
Desvres, à grands pas, dans les champs déserts. Elle le suivait.
Elle devait le suivre. Il parlait, comme il n’avait jamais parlé,
comme il ne parlerait plus jamais, même à Lumbres et dans la
plénitude de ses dons, car elle était sa première proie. Ce
qu’elle entendait, ce n’était pas l’arrêt du juge ni rien qui
passât son entendement de petite bête obscure et farouche, mais
avec une terrible douceur, sa propre histoire, l’histoire de
Mouchette non point dramatisée par le metteur en scène, enrichie
de détails rares et singuliers, mais résumée au contraire, réduite
à rien, vue du dedans. Que le péché qui nous dévore laisse à la
vie peu de substance ! Ce qu’elle voyait se consumer au feu de la
parole, c’était elle-même, ne dérobant rien à la flamme droite et
aiguë, suivie jusqu’au dernier détour, à la dernière fibre de
chair. À mesure que s’élevait ou s’abaissait la voix formidable,
reçue dans les entrailles, elle sentait croître ou décroître la
chaleur de sa vie, cette voix d’abord distincte, avec les mots de
tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami
dans un effrayant rêve, puis de plus en plus confondue avec le
témoignage intérieur, le murmure déchirant de la conscience
troublée dans sa source profonde, tellement que les deux voix ne
faisaient plus qu’une plainte unique, comme un seul jet de sang
vermeil.
Mais quand il
fit silence, elle se sentit vivre encore.
……………
Ce silence se
prolongea longtemps, ou du moins un temps impossible à mesurer,
indiscernable. Puis la voix – mais venue de si loin ! – parvint de
nouveau à ses oreilles. (155-156)
Ce passage de
l’épopée vocale fait le cœur de l’histoire de Mouchette dans la
voix autre, elle-même prise en charge par la voix du conteur [34] ne
contant que la voix où s’accumulent les renversements. C’est une
voix qui entraîne sans qu’on sache pourquoi. C’est une voix qui
répond la vie. Elle est « visage ami » et en même temps
« témoignage intérieur » ; elle est « distincte » puis
« murmure » ; elle est une et deux, deux et unique ; elle est
surtout pleine de corps, corps devenu corps dans et par le
langage. Et la voix continue avec le silence. La voix comme vie
irréductible à une histoire dramatisée ou pleine d’anecdotes, la
voix comme vie rapportée à une « vue du dedans ». Une voix-vie qui
« répète d’autres vies » et qui se répète par la reprise
narrative. C’est alors que le conteur s’interroge : « Comment les
raconterait-on ici ? » (159) Et c’est dans un racontage où le
geste éthique est plus important que la geste narrative, qui mêle
celui qui parle et celle qui écoute que se poursuit le conte en
gardant toujours l’attention à la voix « redevenue souveraine »
qui « racontait, d’un accent tout uni » cette « histoire saisie du
dedans » et qui « trouvait son écho » dans la « chair même » (160)
de son « écouteuse [35] ». Car « il
semblait qu’elle l’eût déjà entendue, ou mieux
encore » (160). Cette dernière remarque sur une écoute
antérieure et surtout plus écouteuse montre la force du
ressouvenir en avant, au sens de Kierkegaard [36] , que porte la voix :
« voix impitoyable de sa propre révélation intérieure, mille fois
plus riche et plus ample » (161). C’est que cette voix et donc
cette prose est un « chaos » qui est organisé puisqu’« une
dominante irrésistible, une volonté active et claire » réduisent
« la foule » à « un visage » (162). Et alors « la voix, toujours
basse, mais d’un trait vif et brûlant, l’avait comme dépouillée,
fibre à fibre » (161). Ce dénuement est un dénudement de la voix
puisque le conteur en arrive à se demander, nous demander : « Que
dire de ce fléchissement de la conscience même ! » pour nous faire
pénétrer dans la voix même de Mouchette s’abandonnant à « ce cri,
qu’on n’entendait pas » (162). Tout ce passage s’achève par un
« enfin elle s’enfuit » : la paronomase souligne la double fuite
de Mouchette et de la voix qui s’enfuient en même temps. C’est
dire que la disparition de Mouchette est également la disparition
de la voix qui pourtant va encore être reprise (p. 165) comme si
le conteur ne cessant de ressasser la « voix formidable »
cherchait une « voix sans timbre » (167). Ce qui fait insérer un
paragraphe entier entre parenthèses dans la narration :
(Ah ! parfois
Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce ! Mais,
quand il se retire tout à coup, le hurlement qui s’élève de la
chair déçue doit étonner l’enfer !) (167)
Alors c’est la
voix du conteur qui devient la voix du « dernier souvenir » : « le
jet de sang tiède sur sa main et jusqu’au pli de son bras » (169).
Cette voix que d’aucuns jugent péremptoire parce que « le
narrateur de Sous le soleil de Satan est parfois un
peu trop écrasant pour ses personnages [37] » puisque
selon Sartre objectant à Mauriac à propos de La Fin de la
nuit : « ces êtres romanesques ont leurs lois dont voici la
plus rigoureuse : le romancier peut être leur témoin ou leur
complice mais jamais les deux à la fois. Dehors ou dedans [38] ».
Bernanos défait cette dichotomie du philosophe et montre que le
sujet du roman – sujet de l’écriture et de la lecture – n’est ni
dedans ni dehors mais invente un intime extérieur que seul le
continu de la voix comme poème du roman trouve dans son
rythme-relation. Cette voix engage alors un passage décisif : du
roman qui s’achève à la littérature qui (re)commence.
Pour un sujet de
l’écriture et de la lecture plein de voix pour la relation contre la
religion
La fin du roman
est étonnante puisqu’elle fait à la fois comme un passage de relais
d’un jeune romancier à un « célèbre auteur » (257) si ce n’est à
« l’homme illustre » (284) avec un renversement possible puisque ce
dernier qui viendrait comme signer le roman ne serait plus que porté
par cette voix étrange qu’il tente in fine de reprendre
alors même qu’il n’advient que par elle.
La poétique
contre la rhétorique : proses pour perdre la Voix
Les
spécialistes lisent des références nombreuses à d’illustres
auteurs antérieurs ou contemporains du Bernanos de 1926. Mais il
faut d’abord situer ce passage de relais comme le conflit que
soulève la pensée du roman dans et par le poème de la pensée.
L’illustre
vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de
l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de
tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou
la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses
maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou
caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont
pipés, la vérité même est servile. Une curiosité, dont l’âge n’a
pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce
vieux jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se
travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne où
il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie
par l’âpre expérience du vice, il sait que la manière de donner
vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et
à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme
tout neuf. (253)
C’est une
question de voix que pose Bernanos avec ce personnage faux de
l’écrivain puisqu’il s’agit de ne pas reproduire la situation de
Saint-Marin – contre-point au Saint de Lumbres dont on sait que
c’est un homme de peu de voix au sens d’un malhabile quant à la
maîtrise rhétorique des discours quant l’écrivain célèbre s’y
connaît tout en ne cessant de masquer son impuissance quant à la
voix au sens de la force libre du sujet du langage :
À peine
ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse,
et ils ne l’entendent qu’à demi ; nul ne veut voir, dans les yeux
du grand homme, le regard tragique où s’exprime une terreur
d’enfant. « Au secours ! » dit le regard. Et l’auditoire s’écrie :
« Quel merveilleux causeur ! » (255)
Il s’agit de ne
pas finir ce roman sur une « voix fausse » (264) ou sur un tour de
passe-passe, un passage qui serait faux comme cette reprise de la
clausule du chapitre XIV à l’incipit du XV qui montre comme il est
courant de tenir son discours et moins d’être porté par lui
jusqu’à un vivre libre de tout jeu de rôles :
En argot de
coulisse, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre
soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse
étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son
bock, referme son livre, et s’écrie : « Je tiens mon
Polyeucte !… »
XV.
« Je tiens mon
saint ! » pourrait dire à ce moment l’illustre maître, s’il était
d’humeur à plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il
songe, candide, qu’après avoir tâté d’une dent dédaigneuse les
fruits plus précieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre
encore avec appétit au morceau de gros pain arraché de la bouche
du pauvre, car telle est la curiosité du génie, toujours neuve.
(279 et 281)
Le
(re)commencement contre la clôture : proses pour un poème de
voix
Voilà ce que
Bernanos ne veut pas : tenir son personnage, tenir son style,
tenir son roman, tenir la littérature, tenir la vie, etc. ; bref,
il ne veut pas tenir les problèmes pour des questions dûment
enregistrées. Et c’est bien pourquoi avec la voix comme passage de
voix, avec la voix qui ne cesse de faire relation, Bernanos ne
peut tenir ni les uns ni les autres et pas plus son lecteur rendu
intenable à moins qu’il ne lise ce qu’on lui dit de lire. Il ne
s’agit donc pas, avec Bernanos, de tenir mais d’entretenir la
force de l’appel. Ce que la clausule romanesque tente puisqu’elle
risque une voix d’outre-tombe et même un double défi, « un affreux
défi » : faire entendre « l’explosion d’un dernier cri » sans
« aucun son » en écrivant ce que « le corps tout entier mime »,
« un affreux défi » (284), lui prendre sa paix, car de paix, il
n’y en a pas d’autre que de sans cesse recommencer. Ce que la fin
réalise en donnant et la longue « plainte suprême du curé de
Lumbres » et ce « dernier cri » comme la reprise infinie de ce qui
fait aussi un « reproche amoureux » - il faut enfin dire
l’importance des reprises dans tous les sens du terme : reprises
de voix, reprises de proses, reprises de silences et enfin
reprises de prises (oui ! rien n’est définitivement assuré ! par
quoi tout ce roman est profondément anti-religieux puisque
anti-dogmatique s’il est profondément divin au sens où le divin le
travaille comme maximalisation de l’humain par la voix, continuant
alors l’élan biblique) :
- !… (283)
Paradoxe d’une
« paix » qui fait la guerre dans le langage ne serait-ce qu’en
évitant de conclure avec cet appel à reprendre la voix.
Menou-Segrais,
le curé de Campagne nous donne le dernier mot qui est d’une
certaine façon le sien puisque qu’avec son interlocuteur, l’abbé
Demange, « ils ne devaient plus se revoir » (80) : « Tout est à
commencer, toujours ! – jusqu’à la fin » (ibid.). Ce
qui montrerait que le dernier mot est toujours le premier d’une
voix qui continue la relation par ses proses.
1 | G. Bernanos, Sous le Soleil de Satan
(1926), Paris, Pocket, 1994. Dorénavant, les citations extraites de
cette édition seront référencées seulement avec le numéro de page
entre parenthèses. | 2 | M. Gosselin-Noat et
B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de
Satan, Neuilly, Atlande (« Clefs concours – Lettres XXesiècle »),
2008, p. 30. | 3 | Ibid., p. 34. | 4 | Ibid.,
p. 39. | 5 | H. Meschonnic,
Politique du rythme. Politique du sujet, Lagrasse, Verdier,
1995, p. 382. | 6 | J.-P. Martin, La Bande
sonore, Paris, Corti, 1998, p. 161. | 7 | Ibid.,
p. 183. | 8 | Ibid. | 9 | Ibid.,
176. | 10 |
Sur cette notion comme opérateur du point de vue d’une
anthropologie historique du langage, voir Langage et
relation. Poétique de l’amour, Paris, L’Harmattan
(« Anthropologie du monde occidental »), 2005. | 11 | De ce point de vue, je ne
peux suivre Éric Bordas quand il pose qu’avec le rythme « le
principal problème à résoudre est celui d’un métalangage :
comment dire le rythme comme configuration temporelle
organisée ? », dans « Le rythme de la prose », Semen,
16-2003 (« Rythme de la prose ») :
http://semen.revue.org/document660.html. Il conclut sur un
nouveau dualisme (rythme/rythmique) qui évite le changement de
point de vue du discontinu au continu et préfère en rester à
« l’idée de rythme » (l’auteur souligne) « pour
faire accepter l’évidence d’une présence au monde », rapportant
ainsi toute l’historicité du sujet du langage comme
fonctionnement à une ontologie et donc in fine à
une origine hors langage. Par quoi le rythme n’est pas une
question de « configuration temporelle organisée », ce qui
renvoie à une analytique ontologique une fois de plus, quand il
est à considérer (question de point de vue sur le langage) comme
une organisation du sujet dans et par le mouvement de la parole.
Mais cela demande de refuser les bricolages éclectiques… | 12 | Georges Bernanos,
Correspondance, éditée par sœur Jean Murray, t. I (années
1904-1934), Paris, Plon, 1971, p. 170. | 13 | Ibid., p. 171. | 14 |
O. Mandelstam, « Remarques sur la poésie » (1923) dans De
la poésie (trad. de Mayelasveta), Gallimard, 1990. Cité
par H. Meschonnic à l’ouverture de Critique du
rythme (1982), Lagrasse, Verdier-poche, 2009. | 15 | M.
Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous
le soleil de Satan, p. 42. | 16 | G. Bernanos, Correspondance, t. I,
p. 211. | 17 | J.-P. Martin, La
Bande sonore, p. 227. | 18 | T.
Todorov, Poétique de la prose, Paris, Seuil,
1971. | 19 | G. Dessons et H. Meschonnic, Traité du
rythme. Des vers et des proses, Paris, Nathan, 1998,
p. 45. | 20 | J.-P. Martin, La
Bande sonore, p. 16. | 21 | M. Gosselin-Noat
et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de
Satan, p. 239. | 22 | Ibid., p. 245. | 23 | Ibid. | 24 | G. Bernanos, Essais et écrits de combat,
I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1971, p. 1100. | 25 | M. Gosselin-Noat et
B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de
Satan, p. 60. | 26 | G. Deleuze et
F. Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et
Schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980. Les auteurs évoquent
les « devenirs, infinitifs, intensités d’un individu
dépersonnalisé et multiplié » et les « multiplicités sauvages »
(p. 51). | 27 | Je
relève parmi bien d’autres remarques du même ordre dans l’ouvrage
de M. Gosselin et B. Moricheau (Bernanos Sous le
soleil de Satan) celles-ci dont je souligne l’orientation
discontinuiste : « Les focalisations réalisent
textuellement, énonciativement, le doute qui travaille l’œuvre »
(p. 221) ; « L’interprétation peut ainsi manifestement envisager
cette écriture comme inscription des luttes
mystiques, religieuses, internes ou externes qui hantent les
différents personnages » (p. 245). Mais cela semble plus qu’un
tropisme quand Jean-Paul Goux, dans un essai (La fabrique du
continu, Seyssel, Champ Vallon, 1999) qui par moments
plagie Henri Meschonnic tout en le citant par ailleurs, parle de
« transcrire la voix » (p. 165) en confondant continuité et
continu, rythme et scansion… Rien d’étonnant alors à ce qu’il tire
la voix de la prose ou la prose de la voix vers le lyrisme quand
ici nous cherchons plutôt à l’orienter vers l’épopée, non au sens
du récit héroïque mais au sens d’une relation de voix : voix
reliées et relatées, s’historicisant dans et par leurs liaisons,
emmêlements, différences et reprises. | 28 | G. Bernanos, Écrits
de combat I, p. 1100. | 29 | W. von Humboldt,
Introduction à l’œuvre sur le kavi, trad. P. Caussat,
Paris, Seuil, 1974. Voir langage et relation, Paris,
L’Harmattan, 2005, p. 133-136. | 30 | G. Dessons, L’Art et
la manière, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 327. | 31 | J’emprunte l’expression à
B. Malinovski cité par E. Benveniste, PLG, II, 87. | 32 | J. Neefs,
« Flaubert, Baudelaire : la prose narrative comme art moderne »
dans J.-N. Illouz et J. Neefs (dir.), Crise de prose,
Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2002,
p. 138. | 33 | M. de
Montaigne, Essais, Livre III, chapitre II (« Du
repentir »). D’après l’édition de 1595. On remarquera que les
éditions courantes suppriment la virgule entre « Chaque homme
porte la forme entiere » et « de l’humaine condition », ce qui
n’est pas sans défaire le rythme et le sens du rythme de
l’écriture de Montaigne. Où le complément de nom est plus que
complément de « forme » ce qui oblige à penser « l’humaine
condition » comme le pendant rythmique équivalent à « chaque homme
porte… » et donc à penser l’universel par le sujet agissant
forcément singulièrement, mieux : spécifiquement. Sans jamais
pouvoir lui ôter sous quelque prétexte que ce soit « la forme
entière » et donc « l’humaine condition ». On voit par là deux
choses à la fois : l’essentialisme est l’ennemi et de
l’individuation et de l’universel ; la philologie sans poétique
passe vite sur les virgules, donc sur le sens, le sens du sens,
alors qu’elle dit s’en préoccuper. | 34 | Je préfère utiliser cette
notion que le concept de racontage viendrait désancrer de toute
instance autre qu’une instanciation relationnelle. C’est que tout
ce roman, comme tous les poèmes-essais-romans de voix, demanderait
de se déshabituer des catégories non-relationnelles
d’instanciation (narrateur et narrataire, personnages…) puisque ce
n’est pas une grammaire du récit qui régit l’instanciation mais
une poétique du rythme-relation qui se met à l’écoute de ce que
fait le passage de voix : entre autres, les renversements et
emmêlements des soi-disant instances… à moins qu’on veuille tenir
le texte dans les lacs d’une herméneutique qui ne peut considérer
son récitatif et sa force de proses-voix en relation. | 35 |
Voir sur cette notion C. Planté, « Ce qu’on entend dans la voix.
Notes à partir de Marceline Desbordes-Valmore » dans G. Dessons
(dir.), La Licorne n° 41 (« Penser la voix »),
Université de Poitiers, 1997, P. 87-105. | 36 | S. Kierkegaard, « La
Reprise » dans Ou bien… ou bien. La Reprise. Stades sur le
chemin de la vie. La maladie à la mort, Paris, Robert
Laffont (« Bouquins »), 1994, p. 694. | 37 | M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud,
Bernanos Sous le soleil de Satan, p. 157. | 38 | J.-P. Sartre, « Sur
La Fin de la nuit de François Mauriac », NRF,
1939 – cité dans M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud,
Bernanos Sous le soleil de Satan, p. 157. |
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