Dossier : Vous avez dit prose ?


La clôture du roman de Georges Bernanos, Sous le Soleil de Satan

Laurence Bougault

Université rennes II, LIDILE

bougault.laurence@gmail.com

Résumé : La clôture du roman joue à la fois le rôle de fois synthèse de l’énoncé, et d'orchestration de sa signifiance. Or dans Sous le soleil de Satan, un jeu de mise en abyme des instances énonciatives construit un texte ambigu, à la fois ironique, et prophétique, à la fois fermeture, et ouverture laissée à la responsabilité du lecteur.

Abstract : The end of a novel have several roles : it is as well synthesis, as orchestration of the global signifiance of the novel. Nevertheless in Sous le soleil de Satan, enunciative schemes builds an ambiguous way, both ironic, and prophetic. The end is precisely a mean of establishing a paradoxal opening on the reader.

Depuis la Poétique d'Aristote, on sait qu'une œuvre est une unité, un tout, c'est-à-dire qu'elle a un début, un milieu et une fin. Iouri Lotman ne fait que confirmer cette définition : « L'œuvre d'art représente un modèle fini d'un monde infini ». La marque matérielle de cette fin change au cours des âges et diffère selon les genres.

Dans le roman, les marques d'imprimeurs, le mot « fin », et plus récemment la page blanche, ont remplacé dans le livre imprimé la phrase des copistes. Les distorsions entre la fermeture matérielle du livre et la fin de l'histoire ne manquent pas.

Philippe Hamon, et à sa suite Guy Larroux, proposent, pour aborder la question de la fin du roman, trois concepts heuristiques : la clôture (qui vise à la fois l'histoire, le récit et le discours), la clausule (les procédés formels et données sémantiques par lesquels la clôture est introduite) et la clé.

Le problème de ces concepts est qu’ils fracturent l’unité première de la forme et du contenu, ce qui ne semble guère pertinent. Pourquoi en effet, et même comment, concevoir que la clôture n’est pas le produit, la résultante, de la clausule ? Et en quoi la « clé » ne serait-elle pas l’horizon de la signifiance qu’organise la matérialité du texte final ?

Plus efficace nous semble l’idée de Philippe Hamon, qui voit dans la sensation de clausule « la perception de l'interaction, en un point du texte particulier (celui qui précède immédiatement le blanc maximum du texte) de trois paramètres, fin / finition / finalité ».

À condition de ne pas envisager la « fin » comme la fin sémantico-logique et la finition comme les procédés qui l’organisent.

On partira donc de l’idée que finir, ou clôturer, consiste dans un premier temps à limiter l’illimité (la fin), dans un second temps à surdéterminer cette limite (la finition), dans un troisième temps à en orchestrer la signifiance (la finalité), dans le but à la fois de faire la synthèse du roman, en même temps que d’orchestrer l’œuvre mémorielle qui est la part du lecteur, tout en orientant, voire en contraignant l’interprétation sémiotique et axiologique.

La clôture du roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan, offre au lecteur un morceau de bravoure où l’auteur concentre l’essentiel de ses techniques narratives :

Que d'autres soient, d'une main amie, sous un frais drap blanc, disposés pour le repos ; celui‑ci se lève encore dans sa nuit noire, écoute le cri de ses enfants… Il a encore quelque chose à dire… Non ! son dernier mot n'est pas dit… Le vieil athlète percé de mille coups témoigne pour de plus faibles, nomme le traître et la trahison… Ah ! le diable, l’autre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entêté dans sa gloire perdue, plein de mépris pour le bétail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent à son gré, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huée formidable remue sa tête obstinée. De quelle tempête de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naïve, à peine intelligible, la défense confuse et sans art ! Qu'importe ! un autre encore l'entend, que les cieux ne cèleront pas toujours !

Seigneur, il n'est pas vrai que nous vous ayons maudit ; qu'il périsse plutôt, ce menteur, ce faux témoin, votre rival dérisoire ! Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole impie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection, hérité de nos pères, plus active que le feu chaste, incorruptible… Notre intelligence est épaisse et commune, notre crédulité sans fin, et le suborneur subtil, avec sa langue dorée… Sur ses Lèvres, les mots familiers prennent le sens qu'il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. L'incomparable raisonneur, dédaigneux de contredire, s'amuse à tirer de ses victimes leur propre sentence de mort. Périssent avec lui les mots perfides ! C'est par son cri de douleur que s'exprime la race humaine, la plainte arrachée à ses flancs par un effort démesuré. Vous nous avez jetés dans l’épaisseur comme un levain. L'univers, que le péché nous a ôté, nous le reprendrons pouce par pouce, nous vous le rendrons tel que nous le reçûmes, dans son ordre et sa sainteté, au premier matin des jours. Ne nous mesurez pas le temps, Seigneur ! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se détourne si vite ! Sans cesse le regard épie, à droite ou à gauche, une impossible issue ; sans cesse l'un de vos ouvriers jette son outil et s'en va. Mais votre pitié, elle, ne se lasse point, et partout vous nous présentez la pointe du glaive ; le fuyard reprendra sa tâche, ou périra dans la solitude… Ah ! l'ennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle‑là ! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice… Car ta douleur est stérile, Satan !... Et pour moi, me voici où tu m'as mené, prêt à recevoir ton dernier coup… Je ne suis qu'un pauvre prêtre assez simple, dont ta malice s'est joué un moment, et que tu vas rouler comme une pierre… Qui peut lutter de ruse avec toi ? Depuis quand as‑tu pris le visage et la voix de mon Maître ? Quel jour ai‑je cédé pour la première fois ? Quel jour ai‑je reçu avec une complaisance insensée le seul présent que tu puisses faire, trompeuse image de la déréliction des saints, ton désespoir, ineffable, à un cœur d'homme ? Tu souffrais, tu priais avec moi, ô l’affreuse pensée ! Ce miracle même… Qu'importe ! Qu'importe ! Dépouille‑moi ! Ne me laisse rien ! Après moi un autre, et puis un autre encore, d'âge en âge, élevant le même cri, tenant, embrassant la Croix… Nous ne sommes point ces saints vermeils à barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les Philosophes eux‑mêmes envieraient l'éloquence et la bonne santé. Notre part n'est point ce que le monde imagine. Auprès de celle‑ci, la contrainte même du génie est un jeu frivole. Toute belle vie, Seigneur, témoigne pour vous ; mais le témoignage du saint est comme arraché par le fer.Telle fut sans doute, ici-bas, la plainte suprême du curé de Lumbres, élevée vers le Juge, et son reproche amoureux. Mais, à l’homme illustre qui l’est venu chercher si loin, il a autre chose à dire. Et, si la bouche noire, dans l’ombre, qui ressemble à une plaie ouverte par l’explosion d’un dernier cri, ne profère plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux défi :

— TU VOULAIS MA PAIX, S’ÉCRIE LE SAINT, VIENS LA PRENDRE !…

Clôture de la diégèse : une mise en scène en forme de coup de théâtre

L’apparition, à la toute fin du roman, d’une figure auctoriale fictionnelle, sous la forme d’Antoine Saint-Marin, permet à Bernanos d’orchestrer la mort du curé de Lumbres de manière très théâtrale, instaurant ainsi plusieurs niveaux de lecture, l’un ironique, l’autre prophétique. La théâtralité a pour fonction première de finir, dans le sens où le coup de théâtre précède le baisser de rideau définitif. La dernière « réplique » appelle le silence final.

Situation du passage : lever de rideau et coup de théâtre

La présence d’un témoin permet à Bernanos de mettre en scène un coup de théâtre fondé sur l’effet de surprise.

Mise en situation dramatique

Séparé par une ligne de points, le passage qui clôture le roman fait suite à la découverte de « l’auteur du Cierge Pascal » qui, en ouvrant la porte du confessionnal, tombe sur le corps de l’abbé Donissan. Seul dans l’église, Antoine Saint-Marin, apparu tardivement et comme par hasard dans le roman, apparaît ainsi comme une figure de l’auteur, à la fois dans sa vanité et dans sa fonction essentielle de « révélateur de vérité ».

Confusion des instances narratoriales

Du coup, le dernier passage de narration reste ambivalent : est-il le fait du narrateur principal ou celui de l’auteur-personnage, seul témoin de la scène ? Il y a comme une fusion des voix narratoriales qui laisse planer le doute jusqu’à la reprise finale où l’auteur-personnage réapparaît sous sa forme objectivée : « l’homme illustre qui l’est venu chercher de si loin ».

Forte discursivité

Le passage se marque par une très forte subjectivité qui augmente encore cette confusion des voix dans la mesure où elle s’exprime surtout à travers les pronoms et les déterminants qui laissent planer le doute sur leur référent exact.

Forte présence des embrayeurs et de la deixis

                                                                         

PRONOMS

DÉTERMINANTS

P1

P2

P1

P2

S

C

S

C

                                                                         

je : 3
nous : 7

me : 2
moi : 4
nous : 12

tu : 7
vous : 3

toi : 1
vous : 3

MA : 1
mon : 1
notre : 9
nos : 1

ta : 2
ton : 2
votre : 2
vos : 1

Cette forte présence est encore renforcée par l’utilisation des apostrophes Seigneur : qui revient 3 fois et Satan. Ces premières et deuxièmes personnes ne recouvrent pas une réalité unique. La parole est mouvante et derrière les embrayeurs, des actants variés se font jour.

Multiplication des échanges dialogiques

Le Dialogisme introduit plusieurs niveaux actanciels :

Donissan/Dieu : la prière : essentiellement sous la forme d’un nous collectif et d’un vous de majesté : l. 1-17

Donissan/Le Diable : sous la forme d’un je et d’un tu familier : l. 17-26

Saint-Marin/Donissan : Échange humain je/tu : Dernière ligne

Narrateur/Narrataire : ne s’exprime pas par sa présence déictique mais encadre les prises de parole.

Le fonctionnement actanciel du passage est donc relativement complexe :

Do---------------------------------------> Diable

Do ---------------------------------------> Dieu

Do-----------------------------------------> St Marin

Neur----------------------------------------> Naire

Ea ------------------------------------------> L

Plutôt qu’une classique remontée actancielle, on assiste à une descente : les discours de Donissan (Do) à Dieu et au Diable, qui sont d’abord reçus par un personnage-témoin, puis finalement, ce personnage témoin est pris à partie par Donissan : du coup, le Narrataire comme le lecteur se retrouvent en situation de recevoir les confidences du Saint à la manière d’un prêtre dans le confessionnal. Ce qui se joue ici, c’est la parole humaine aux prises à la fois avec sa finitude et avec les deux grandes forces transcendantes.

L’adresse finale à Saint-Marin illustre le rapport à la finitude alors que le discours ultime de Donissan rappelle l’ordre de la transcendance. On remarque la dissymétrie entre Dieu et le Diable : alors que le rapport à Dieu est un rapport à la fois respectueux et de tous les hommes, le rapport au Diable est un rapport interpersonnel.

L’effet à réception est dans tous les cas celui d’une pluralité de voix un peu emphatique, comme s’il s’agissait du dernier prêche de l’abbé, à la manière des grands orateurs religieux comme Bossuet ? Un auto-éloge funèbre, peut-être, pris à la fois comme confession et comme sermon…

Surdétermination de la notion de parole

La mise en scène de la parole de mort est donc en même temps extrêmement théâtrale et extrêmement symbolique.

Du coup, l’auteur reprend un rôle souvent perdu au XXe siècle, celui de traduire les paroles indicibles. Toute la narration qui précède le « discours » du Saint insiste ainsi sur la notion de PAROLE qui s’engage entre le Saint et le Diable, la bataille spirituelle est une bataille de mots que la mort n’arrête pas (comme le montre la répétition de « encore » dans le passage avec son sens le plus duratif) :

Que d'autres soient, d'une main amie, sous un frais drap blanc, disposés pour le repos ; celui‑ci se lève encore dans sa nuit noire, écoute le cri de ses enfants… Il a encore quelque chose à dire… Non! son dernier mot n'est pas dit… Le vieil athlète percé de mille coups témoigne pour de plus faibles, nomme le traître et la trahison… Ah ! le diable, l’autre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entêté dans sa gloire perdue, plein de mépris pour le bétail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent à son gré, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huée formidable remue sa tête obstinée. De quelle tempête de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naïve, à peine intelligible, la défense confuse et sans art ! Qu'importe ! un autre encore l'entend, que les cieux ne cèleront pas toujours !

Emphase et théâtralisation

Ce coup de théâtre est orchestré stylistiquement par une certaine emphase qui emploie des procédés classiques : forte présence de la modalité exclamative, expression du haut degré, figure de la prosopopée ou de la sermonication pour donner voix au mort.

Modalité exclamative très présente

Non !
Ah !
De quelle tempête de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naïve, à peine intelligible, la défense confuse et sans art !
Qu'importe !
un autre encore l'entend, que les cieux ne cèleront pas toujours !

Expression du haut degré

Le haut degré ne se marque pas par la comparaison mais directement dans le lexique : par la quantité extrême : « mille coups », « mille ressources de sa ruse » ; adjectifs traduisant ce qui relève du « hors norme » : « un merveilleux menteur », « la huée formidable » ; nom marquant la sphère supérieure : « sa gloire perdue ».

La parole du mort

La mise en situation du dernier discours de Donissan est elle aussi très théâtrale : est-ce le mort qui parle, sont-ce ses dernières paroles, est-ce le personnage-auteur qui lui prête sa voix ?

« Qu’importe ! un autre l’entend que les cieux ne cèleront pas toujours ! » donne des pistes pour une interprétation dans ce sens, à condition de comprendre « un autre » comme référent à Saint-Marin. L’auteur-personnage est aussi le révélateur d’une parole « à peine intelligible » qu’il se charge de mettre au jour. Du coup, les derniers « mots » de Donissan apparaissent en italique et non selon la structure canonique du discours rapporté : à mi-chemin entre la parole et le texte, comme les lettres retranscrites. Cette mise en situation de la parole du mort permet ainsi de ranger le passage en italique dans la série des discours rapportés différés (au sens de la « différance » de Derrida).

La dernière prise de parole, est quant à elle nettement présentée comme une « parole muette », parole du corps déchiffrée par l’écrivain-témoin et qui s’adresse à lui seul, elle est mise en capitale et posée comme « défi » :

« TU VOULAIS MA PAIX, S’ÉCRIE LE SAINT, VIENS LA PRENDRE !… »

Elle fait figure d’inscription comme on en place sur les pierres tombales grâce à l’utilisation des majuscules.

La clôture : refermement à tiroirs et mise en abyme

L’effet de clôture réside essentiellement dans la mise en abyme, en premier lieu celle de la fonction auctoriale et de son pendant au niveau de la réception, en second lieu, celle de la notion diégétique de fin elle-même qui conduit à un refermement à tiroirs.

Mise en abyme : la fonction auctoriale

La multiplication des voix

La multiplication des voix, celle du narrateur et celle du curé de Lumbres, au moment même où le curé de Lumbres s’éteint, orchestre une dernière fois le combat spirituel qui est au cœur de l’œuvre, tout en mettant en abîme le temporel et l’éternel, grâce à la présence d’un témoin qui se laisse lire comme double dérisoire de l’auteur. C’est donc à une clôture en tiroir que l’on assiste ici : clôture de la narration, clôture du personnage de Donissan, clôture du combat spirituel, et clôture de la posture auctoriale. Néanmoins, cette clôture en tiroir ne referme pas les portes du récit, mais organise au contraire une série d’échos et de jeux de miroir qui laissent ouverte la porte sur le non-savoir que représente toute transcendance.

Révélation du projet d’écriture

La forte discursivité du passage met en abîme la fonction auctoriale. La deuxième personne désigne directement l’auteur-témoin mais, par-delà, l’auteur du roman lui-même, qui peint la vie du Saint. La menace se situe dans la contemplation de la finitude humaine : c’est du cadavre qu’il faudra retirer la paix. Elle sera donc arrachée de haute lutte aux ténèbres. Car cette paix n’est pas donnée mais à conquérir dans le dépassement de la vie. La clôture du roman est ainsi en même temps la mise au jour du projet d’écriture : écrire les âmes, écrire la transcendance, c’est accepter de descendre comme Orphée dans le royaume des morts et de se confronter à l’Enfer lui-même.

Dualité de l’auteur

La vanité de la figure d’écrivain présentée à travers le portrait de Saint-Marin est symptomatique de la dualité de la posture auctoriale : à la fois perdu dans le monde des vanités et celui des fictions, il est aussi le plus en prise avec la réalité supérieure qui ne se laisse approcher que dans l’au-delà des apparences ordinaires. Le défi du Saint est ainsi à la fois reproche de la vanité auctoriale et encouragement à œuvrer pour quelque chose de moins superficiel : donner à comprendre le jeu des forces transcendantes. Ainsi, cette dernière phrase est en même temps clôture, donnant le sens de l’écriture du roman, et ouverture, car nul ne sait si l’auteur a réellement la force de relever le défi qui permet de transformer la fiction/ l’imagination, en vision/voyance des choses cachées.

Mise en abîme des niveaux de réception

La mise en abîme des niveaux de réception est exhibée dans le paragraphe final :

Telle fut sans doute, ici-bas, la plainte suprême du curé de Lumbres, élevée vers le Juge, et son reproche amoureux. Mais, à l’homme illustre qui l’est venu chercher si loin, il a autre chose à dire.

Saint-Marin : le récepteur vain

En tout premier lieu, Saint-Marin est décrit comme un récepteur vain, par la périphrase ironique « l’homme illustre ».

Dieu : destinataire transcendant et Juge suprême

Mais le véritable récepteur du discours du Saint, d’ailleurs placé avant la mention du témoin-auteur, est sans aucun doute Dieu, désigné ici comme Juge, ce qui replace la mort dans le mythe chrétien du Jugement Dernier.

Dialogisme et orchestration d’un double niveau de réception : ironique et prophétique

Les déterminants et pronoms démonstratifs, fréquents dans ce passage, semblent jouer un rôle ambivalent. Il peuvent apparaître selon le niveau de réception comme ironiques ou comme proprement « démonstratifs » et quasi-prophétiques.

Mise en abîme de la fin elle-même

Du point de vue diégétique, c’est encore à une mise en abyme qu’on assiste puisque chaque « événement » du passage peut être perçu comme une fin :

Découverte du corps = fin de la diégèse ;

Discours 1 = fin du combat du Saint ;

Discours 2 = fin de la relation au monde ;

Finalité romanesque

L’effet de clôture est donc très puissant et oriente fortement la lecture vers la finalité du roman qui est double : faire le bilan des grandes problématiques à l’œuvre dans Sous le soleil de Satan et « dé-clôturer » résolument en imposant au lecteur le devoir moral de poursuivre une œuvre collective en cours : celle du rachat et de la rédemption.

La reprise conclusive des grands aspects de l’intrigue

Le discours du Saint permet à Bernanos de reprendre les grandes tensions du roman tout en leur apportant certaines résolutions.

Résolution de la tentation du désespoir : Un combat

La tentation du désespoir est finalement vaincue parce qu’il y a choix entre subir et combattre. À cet égard, la dernière phrase est très signifiante : le choix de la typographie en majuscules induit un combat qui ne se termine pas dans la mort.

Résolution de la fonction du Saint : restituer le Paradis Perdu

La fonction du Saint, finalement peu éclairée par la diégèse elle-même, apparaît ici plus clairement définie comme « plainte suprême » et « prière ». Le Saint est sans doute alors le medium privilégié entre les deux mondes : ici-bas et au-delà. La prière est unique, elle vise à rendre à l’homme la place qu’il a perdue, au centre du jardin d’Eden.

Résolution de la place de l’homme : entre Dieu et Diable

Mais ce combat ne semble pourtant en aucun cas changer la place de l’homme, qui se trouve au centre du combat que se livre Dieu et le Diable.

Un bilan moral

La fin du roman est finalement un bilan moral relativement nuancé.

Modalité véridictoire

Cette fin se place sous le signe de la modalité véridictoire grâce à la tournure impersonnelle il n’est pas vrai que. La mort, comme moment de dévoilement, permet de lever le voile sur le mensonge /ou l’illusion/ de toute vie humaine : « il n'est pas vrai que nous vous ayons maudit ». Le Diable apparaît comme démasqué dans son mensonge, c’est la résolution de « la tentation du désespoir », tentation du Diable.

Celui-ci est présenté en menteur :

qu'il périsse plutôt, ce menteur, ce faux témoin,
et le suborneur subtil, avec sa langue dorée
Périssent avec lui les mots perfides !

À l’inverse, le prête apparaît comme un révélateur tardif de la vérité. C’est la mort qui lui permet de réellement retrouver la Foi et le sens de l’existence. La vie apparaît alors comme erreur « momentanée », le désespoir, comme œuvre du Diable, est démasqué :

Je ne suis qu'un pauvre prêtre assez simple, dont ta malice s'est joué un moment,
Depuis quand as‑tu pris le visage et la voix de mon Maître ?
Quel jour ai‑je reçu avec une complaisance insensée le seul présent que tu puisses faire, trompeuse image de la déréliction des saints, ton désespoir, ineffable, à un cœur d'homme ?

Car la vérité est refusée à l’homme au cours de son existence.

Notre intelligence est épaisse et commune, notre crédulité sans fin,
Sur ses Lèvres, les mots familiers prennent le sens qu'il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux.

La rédemption du mensonge a donc lieu par le silence de la souffrance.

La dé-clôture transcendantale

Malgré ces forts effets de « fin », le roman s’ouvre pourtant sur ce qu’on pourrait appeler une « dé-clôture transcendantale ». Selon Jorge-Luis Borges, « l'idée qu'un texte peut être définitif relève de la religion ou de la fatigue. » Mais Bernanos n’est alors ni assez religieux ni assez fatigué pour y croire. Ou bien plutôt, au contraire, le religieux implique-t-il en soi une illimitation qui ne saurait se satisfaire de la finitude de l’œuvre.

La mort n’est pas une fin

La mort n’est pas une fin puisque le discours de Donissan se fait au présent de vérité générale, omnitemporel, par-delà la mort.

Les circonstants de temps viennent soutenir cette temporalité illimitée

notre crédulité sans fin,
Sans cesse le regard épie, à droite ou à gauche, une impossible issue ;
sans cesse l'un de vos ouvriers jette son outil et s'en va.
Après moi un autre, et puis un autre encore, d'âge en âge, élevant le même cri, tenant, embrassant la Croix…

L’éternité apporte le rachat, et du même coup pro-jette l’homme au-delà de lui-même et de sa finitude apparente :

Mais votre pitié, elle, ne se lasse point,
Ne nous mesurez pas le temps,

La rédemption est une œuvre collective en cours

L’omniprésence du pronom personnel nous marque de façon répétitive que le travail du saint n’est pas le travail d’un seul mais une œuvre collective qui sera poursuivie après sa mort.

La figure de la Sainteté est une remise en question des vanités humaines

La phrase finale rappelle la vanité de l’auteur, qui cherche, après avoir joui de l’existence, à trouver une manière d’accéder au salut, et, par-delà, rappelle la vanité de toute œuvre humaine : « — TU VOULAIS MA PAIX, S’ÉCRIE LE SAINT, VIENS LA PRENDRE !… »

L’ensemble des éléments qui organisent la clôture du roman laisse au lecteur une place relativement ambiguë. D’un côté, il semble que tout soit dit et que la forte surdétermination de l’effet de clôture donne au lecteur tous les droits pour refermer le livre, de l’autre l’ambivalence subsiste jusqu’à la dernière ligne et le Saint garde en lui les principes de la dualité humaine qui font sa grandeur et sa misère. Aucune condescendance chez Bernanos pour une religion rassurante. C’est bien de crise des valeurs que nous parle le roman et la fin nous laisse dans un doute quant à ces valeurs qui n’est rien moins que rassurant.