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Dire la violence dans le roman et
dans l'essai Le cas d'Andrei Makine [1]
Valéria Pery
Borissov
Doctorante,
Université Bar Ilan, Ramat Gan Groupe ADARR, Université de Tel
Aviv
valerie1408@gmail.com
Résumé Cet
article étudie les différences de l’inscription de la subjectivité
énonciative dans deux textes d’Andrei Makine appartenant à deux genres
différents – le roman et l’essai. Ces deux textes ont un objet
commun : la mise en mots discursive critique de cas de violence
physique. Le premier volet de l’article est consacré à la définition
des contraintes génériques concernant la spécificité du statut de
l’énonciateur et du fonctionnement de l’argumentation dans ces deux
genres. Si le but poursuivi est, dans les deux cas, de dire
l’« insoutenable légèreté » du rapport de la société civile à ce genre
d’événement, les stratégies discursives et/ou rhétoriques de
l’énonciateur diffèrent en fonction du cadre générique. L’étude de ces
stratégies est au centre de la deuxième partie de ma contribution. On
essaiera de démontrer que l’ethos de l’essayiste et celui
du romancier sont antithétiques : l’assurance et les certitudes
affichées du premier contrastent avec le désarroi et les incertitudes
du second qui relègue les prises de position critique dans
l’implicite. On tentera aussi enfin de proposer quelques réponses à la
question : pourquoi en est-il ainsi ?
Abstract
This article analyzes the differences of the subjective
utterances in two generically different texts – a novel and an essay
by Andrei Makine. Both texts deak with the same matter : the critical
verbalizing of physical violence. In the first part of the article, I
define a number of generic constraints concerning some features of the
utterer's status and of the argumentative functions of the two genres.
While the goal in both cases, is to express the “unbearable lightness”
of attitude toward violence in civil society, there are nevertheless
differences in the utterer's discursive and/or rhetoric strategies
related to genre. The second part of the paper is devoted to a study
of these strategies. I will try to demonstrate how the essayist’s
ethos and the novelist’s ethos are antithetic : the assurance and
certainty of the essayist contrast with the disarray and doubts of the
novelist who transmits his point of view by recurring to the implicit
mode. I will try also to propose a few answers to the question of the
the reasons that have led to this situation.
Introduction
Ma communication
a pour objet la problématisation d’une question inhérente à toute
réflexion sur l’énonciation : la présence explicite ou implicite du
sujet de l’énonciation. S’il est indiscutable que, comme l’affirme
Catherine Kerbrat-Orecchioni, « toute production discursive
présuppose l’existence d’un sujet producteur, qui s’inscrit dans
l’énoncé directement […] ou indirectement » [2], il y a lieu néanmoins
d’examiner si « directement ou indirectement » peuvent également
être appliqués aux différences de genres. Deux questions me
serviront de point de départ : d’abord, comment la subjectivité
s’inscrit-elle dans un genre littéraire où ce n’est pas l’auteur que
dénote le “je” énonciatif et où la prise en charge de la
responsabilité est dissimulée par l’énonciateur ? Et puis, quelles
sont les stratégies discursives qu’adoptent les énonciateurs de
différents genres pour effectuer la prise en charge de leurs prises
de position dans le cadre des contraintes génériques de l’essai et
du roman ?
Pour répondre à
ces questions, j’ai choisi d’analyser deux textes d’Andrei Makine,
écrivain français d’origine russe et lauréat du prix Goncourt de
1995. Il s’agit de deux extraits de l'œuvre de Makine : l'un fait
partie de l'essai intitulé Cette France qu'on oublie d'aimer
(2006) et l'autre est un chapitre du roman La terre et
le ciel de Jacques Dorme publié en 2004. Les deux textes
mettent en discours le rapport de la société civile française à la
violence, et cela au prisme du regard critique d’un témoin qui est
un exilé. Ces deux textes constituent donc des exemples types car
ils traitent du même problème mais dans deux genres différents –
l’essai et le roman. Je procéderai en deux étapes : dans la première
partie de mon article, je définirai certaines spécificités des deux
genres, sélectionnées en fonction de leur pertinence quant à l’objet
de ma communication ; la deuxième partie sera consacrée à l’analyse
des textes proprement dite.
Remarques
théoriques
Statut de
l’énonciateur dans l’essai et le roman
La première
remarque théorique concerne le statut de l’énonciateur dans le
roman et dans l’essai. Dans le roman qui relève de la fiction, le
discours est attribué à un narrateur fictionnel de telle manière
que l’ancrage personnel de l’énonciateur est caché et souvent même
effacé. Par contre, “je” réfère explicitement à l’auteur dans
l’essai et assume le dit, soit prend en charge la vérité
référentielle. Cette différence de base m’amène à la suivante
portant sur le fonctionnement de l’argumentation dans les deux
genres.
Fonctionnement
de l’argumentation dans l’essai et le roman
Toute parole
argumentative étant nécessairement ancrée dans la trame discursive
(et j’adopte ici le point de vue de théoriciens de l’AD comme Ruth
Amossy, et Dominique Maingueneau), les discours diffèrent soit par
le degré de l’argumentativité, soit par le degré de
l’explicitation de l’argumentation. Pour rendre compte de
l’existence de cette échelle, Ruth Amossy [3] distingue entre la visée et la
dimension argumentatives des discours. La première caractériserait
toute prise de parole qui entend défendre une thèse et agir sur
l’auditoire ; la seconde serait le fait des discours qui n’ont pas
l’intention délibérée d’agir sur l’auditoire en lui faisant
adopter une position déterminée, mais qui n’en orientent pas moins
ponctuellement sa réflexion ou son regard. Cette distinction me
paraît opératoire car elle permet de rendre compte des différences
génériques entre l’essai et le roman. Le discours de l’essai a
pour but de toucher le destinataire, « de susciter son adhésion,
pour le tirer de l'apathie et du repliement sur soi, dans son
monde privé » [4]. Ce genre de discours à visée
argumentative autorise donc la prise de position explicite
et l’engagement personnel de l’énonciateur. Quant au discours
romanesque, il ne vise pas explicitement la persuasion mais
comporte une dimension argumentative. Soumis aux lois
du genre, l’énonciateur romanesque procédera souvent à « un
gommage de la subjectivité dans le discours » [5], soit à l’effacement énonciatif qui lui permettra de
dire sans dire et de « laisser entendre sans encourir la
responsabilité d’avoir dit » [6]. Ainsi, les deux genres diffèrent
par le degré d’explicitation argumentative et par celui de la
prise de position énonciative.
Avant de passer
au commentaire des textes, je tiens à noter qu’on pourrait croire
que les différences génériques concernent aussi l’utilisation des
tropes et d’autres figures de rhétorique. Cependant, dans le cas
de l’essai littéraire en général, et de l’essai de Makine en
particulier, cette différence n’existe pas. On trouve dans les
deux genres en question une grande quantité de tropes –
métaphores, synecdoques, ironie, et autres figures de rhétorique
porteuses de sens (par exemple, les figures de rythme).
Posant en
prémisses les différences génériques évoquées ci-dessus, je
tenterai, dans les paragraphes qui suivent, d’analyser des
stratégies discursives auxquelles l’auteur a recours et qui
aboutissent à la création de deux ethè différents, même s’ils
arborent tous les deux une posture critique similaire.
La prise de
position et les stratégies discursives dans le roman et
l’essai
La présence vs
l’effacement énonciatif du sujet de l’énonciation
Comme je l’ai
déjà annoncé au début de ma communication, les deux textes
analysés traitent la question de la violence dans la société
française contemporaine. En problématisant ce phénomène,
l’énonciateur de l’essai narre plusieurs faits divers comme
l’agression d’un vieil homme par des « jeunes », le meurtre d’une
mère sous les yeux de son fils et la mort d’une jeune fille
maghrébine également brûlée vive par des « jeunes ». Cette
accumulation de récits de cas, type de compte rendu informationnel
et apparemment neutre, a lieu dans le contexte d’un échange
polémique entre l'énonciateur, auteur de l’essai, et le
journaliste de France Culture dont il reproduit l’interview et qui
le traite de « réactionnaire » car celui-ci critique, dans un de
ses romans, la violence de ceux qu'on appelle aujourd'hui les
« jeunes ». C'est pour répondre à l'accusation du journaliste que
l'énonciateur relate les cas de violence ci-dessus de telle
manière qu'ils relèvent de l'argumentation par l’exemple. Se
fondant principalement sur le logos, ce type
d'argumentation crée les apparences d’une objectivité factuelle
réaliste censée justifier les propos de l’énonciateur et renforcer
l’effet persuasif de son discours qui vise à « secouer », à
« réveiller », à sortir son interlocuteur de « sa torpeur
dogmatique » (p. 95). L'essayiste se révolte explicitement contre
« la cohérence de l'idéologie, la pureté du discours, la rigueur
des schémas », voire la doxa et ses présupposés
complaisants qui déresponsabilisent les Français et leur
permettent « de poursuivre leur bronzette, de regarder le foot, de
s'enquérir du cours de la Bourse » en dépit de la cruauté des
crimes accomplis. Pour légitimer sa révolte, l’énonciateur
essayiste insiste sur la connaissance personnelle, donc assumée,
des réalités dont il parle, et cela conformément aux contraintes
du genre : « […] en arrivant en France, j’ai vécu dans ces
banlieues, je connais la réalité dont je parle » (p. 95).
L’argumentation qui accompagne ces exemples est soutenue par
l'implication émotionnelle forte du sujet d’énonciation dont
témoigne l'utilisation de verbes et d’adjectifs subjectifs
affectifs comme « avoir envie », « donner envie », « plaire »,
« sentir », « pénible sentiment », « gênantes », etc.
L'histoire de
l'agression d'un vieil homme est aussi relatée dans le roman. Mais
elle n’y fonctionne pas de la même façon. Intégré dans la
narration et ayant pour cotexte une description du paysage, le
récit des péripéties du narrateur n’est pas inséré dans un
argumentaire. Et pourtant, l'analyse mot à mot du chapitre en
question permet d’en percevoir la dimension argumentative. Je
commence donc par l'analyse de la séquence descriptive qui précède
le récit même de l'événement violent. La description n'y est pas
un « simple embellissement », un ornement du discours, elle a une
fonction argumentative permettant de « dire le non-dit », « le
refoulé d'une narration » [7]
fictionnelle. En effet, la description de la ville où arrive le
protagoniste du roman ne comporte, à première vue, aucune trace de
subjectivité énonciative. Le narrateur raconte son arrivée dans
une « petite ville du Nord », une ville comme les autres qui
ressemble à tel point à des endroits où le narrateur a habité
qu'il n'éprouve aucun sentiment de dépaysement. Il décrit les
paysages qu'il voit en ces termes :
L'îlot protégé
de la mairie était […] très réduit. La rue principale, belle au
début, s'essoufflait rapidement, s'effritait dans des façades
râpeuses, aux fenêtres bouchées de parpaings. La vitrine d'une
confiserie était criblée d'une multitude d'impacts colmatés avec
du contreplaqué. […] Un scooter passa à toute vitesse, me frôla,
slaloma entre les poubelles renversées. […] La plaque rouge avec
le nom était barbouillée de rouge. […] Sous une fenêtre cassée,
accrochées à un sèche-linge, ondoyaient des loques de tissu. La
vitre était remplacée par un sac en plastique bleu, tache de
couleur inattendue sur un mur gris-brun. […] La ville s’aplatit
bientôt sous les toits des entrepôts vides et des garages à
l’abandon, s’émietta en maisonnettes moribondes. […] j’aperçus une
entrée brûlée comme la gueule d’un énorme fourneau, une rangée de
boîtes à lettres jetée sur un gazon couvert de sac-poubelles. […]
La zone pavillonnaire était séparée des nouvelles habitations par
l’avenue de l’Égalité étirée le long d’un mur poreux, noirâtre. Je
compris qu’il s’agissait d’un cimetière seulement devant le
portail. L’un des battants était arraché et tenait sur le gond du
haut. […] Les croix avaient la forme d’épées : toutes trop
rouillées pour qu’on puisse lire le nom, certaines cassées,
traînant au milieu des éclats de bouteilles, des vieux journaux,
des crottes de chiens. (p. 211-212).
En lisant ce
passage, on a l’impression qu’il n’a pour fonction que la création
d’effets de réel, « la fonction purement descriptive » mise en
place par l’effacement énonciatif est définie par Robert Vion
comme
une stratégie,
pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner
l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il
« objectivise » son discours en « gommant » non seulement les
marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais
également le marquage de toute source énonciative
identifiable [8].
En effet,
quoique le sujet des perceptions soit indiqué en amont de ce
passage par un “je” qui renvoie au “je” du narrateur, dans le
passage lui-même, ce “je” disparaît quasiment pour « laisser la
place à des descriptions non rapportées explicitement à ce même
sujet » [9]. Cet effet est renforcé par le
recours aux « marques linguistiques qui favorisent le surgissement
de l’objet (du discours) indépendamment du locuteur » [10] ,
comme dans les phrases impersonnelles telles que « l’îlot était »,
« la rue s’essoufflait », etc. et la construction verbale passive
comme « la vitrine était criblée », « la plaque était
barbouillée », etc. Cependant, cet effacement énonciatif n'est
qu'apparent car, d’abord, il y a déjà subjectivité du fait de la
sélection des éléments et des parties du paysage à présenter [11]. De plus, comme le montrait déjà
Catherine Kerbrat-Orecchioni [12] dans son ouvrage
fondateur sur la subjectivité dans le langage, certains choix
lexicaux impliquent inévitablement un engagement de l'énonciateur
et manifestent sa présence au sein de l'énoncé. La description de
la ville proposée par le narrateur est inondée par de telles
traces disséminées et discrètes de sa subjectivité. Commençons par
« l'îlot protégé de la mairie […] »: l'utilisation du mot
« protégé » sous-entend l'existence d’un danger en dehors de cet
îlot. Puis, nous avons deux paires de contraires qui renforcent le
sentiment de danger et de la destruction : la beauté de la rue
principale est vite effacée par la laideur des bâtiments déformés,
la vitrine d'une confiserie supposée être belle s'avère dévastée.
Ensuite, nous rencontrons une série d’adjectifs dits affectifs et
évaluatifs comme dans « la vitre remplacée par un sac en plastique
bleu, tache de couleur inattendue sur un mur gris-brun »,
« maisonnettes moribondes », « un mur poreux, noirâtre », les
croix « toutes trop rouillées pour qu'on puisse lire le nom ».
Tous ces qualificatifs à connotations sinistres orientent
l’interprétation de cette ville abandonnée, négligée, pauvre de
façon négative. Cette interprétation est renforcée par la présence
des constructions verbales passives comme « était criblée »,
« était barbouillée », « brûlée », « jetée », « était arraché »,
« cassées ». Tous ces mots qui font partie du champ sémantique de
la violence présupposent la présence humaine violente qui a commis
ces actes de vandalisme.
On peut donc
voir que la séquence descriptive aux apparences objectives est
traversée par des traces linguistiques de subjectivité de
l’énonciateur qui supporte à peine cet état de choses abominable.
Il est à noter que cette interprétation est renforcée par le
cotexte qui permet de considérer la description comme un signe
avant-coureur de la scène de l'agression et de l’empoignade.
Contrairement à
l’essai, cette scène est un événement central, quoique assez court
dans l'extrait romanesque. Il est raconté par le “je” du narrateur
qui devient un acteur actif de l'événement violent : dans une des
rues de la ville décrite, il voit « une voiture entourée de cinq
ou six jeunes gens ou plutôt coincée par eux à un tournant. Ce
n'était pas une agression à proprement parler. Ils donnaient des
coups de pied dans la tôle, grimpaient en riant sur le capot,
tiraient les poignées. Le conducteur qui tentait de se lever pour
les repousser était obligé de rester courber, ni assis ni debout,
car ils lui serraient la jambe avec la portière. L'un d'eux, une
canette de bière à la main, se gargarisait et recrachait la mousse
à l'intérieur de la voiture » (p. 214). Le narrateur, indigné par
cette scène, intervient et, à la suite de l'empoignade, les
agresseurs se retirent. Quoique le “je” de l'énonciateur soit
présent dans ce court récit (« je vis », « je remarquai », « j'eus
le temps », etc.), il disparaît de nouveau aux moments de
l'évaluation de la situation qui présuppose une prise de position
axiologique. Ainsi, dans les phrases suivantes : « Il n'y avait
rien d'héroïque dans mon élan, juste l'incapacité soudaine de
tolérer la vue de ce vieux pied qui frottait comiquement
l'asphalte » et « Quelques secondes d'empoignades parurent, comme
toujours, laides et longues » (p. 215-216). Malgré cet effacement,
les traces de la subjectivité énonciative sont facilement
repérables. Elles sont inscrites dans les adjectifs subjectifs de
perception comme « vieux », « laides », « longues », « soudaine »,
dans les verbes « frotter » et « paraître », dans l'adverbe
« comiquement ».
Ces deux textes
expriment un point de vue à propos des événements violents qui ont
lieu. Mais ils pratiquent des stratégies différentes, et cela
conformément aux contraintes génériques. La différence présentée
ici se trouve donc au niveau de l'énonciation qui, dans le cas de
l'essai, explicite la prise de position de l'énonciateur, et dans
le cas du texte romanesque la relègue dans l’implicite.
Le rôle
argumentatif de la dénomination
Je voudrais à
présent étudier le cas de la dénomination des protagonistes des
agresseurs dans les deux genres. Car, comme le note
Kerbrat-Orecchioni, « dénommer, c'est choisir au sein d'un
paradigme dénominatif ; c'est faire 'tomber sous le sens', c'est
orienter dans une certaine direction analytique l'objet
référentiel » [13].
Tout au long du
récit romanesque, les agresseurs sont soit qualifiés de « jeunes
gens », de « jeunes », soit désignés par les pronoms indéfinis ou
pronoms personnels de la « non-personne » comme « ils », « l'un
d'eux », « l'autre ». Ces dénominations ont a priori
des apparences neutres anodines ou même des connotations
affectives positives inhérentes à la notion de jeunesse. Et
cependant, elles sont subjectivisées négativement par l'emploi de
verbes à connotation subjective négative comme « donner des coups
de pied », « grimper », « serrer la jambe », « se gargariser »,
« recracher la mousse », etc. Un de ces « jeunes gens » est
désigné une fois comme « le cracheur », dénomination qui, elle
aussi, renvoie à l'acte du personnage. Cette dénomination par les
actes qui renvoie au procès perceptionnel de l'énonciateur
contribue implicitement à la condamnation des actes de violence et
de ceux qui les commettent.
L'énonciateur
de l'essai reprend le terme des « jeunes » pour désigner les
agresseurs. Pourtant, dans le contexte de l'essai, ce qualificatif
n'est a priori pas neutre ni connoté positivement. La
première fois apparue dans le texte, cette dénomination
disqualifiante est précédée par une phrase explicative – « ce
qu'on appelle en France “des jeunes” »(p. 94). Mise entre
guillemets dans les occurrences suivantes, la dénomination renvoie
explicitement au discours public (journalistique et politique) qui
s'approprie ce terme pendant et après la crise des banlieues en
2005. Cette dénomination fait donc appel à la mémoire collective
concernant ces événements et impose explicitement un point de vue
axiologique négatif.
Ainsi,
l'argumentativité de la dénomination dans deux textes est évidente
mais elle diffère au niveau de la réalisation discursive. Tandis
que, dans le roman, le point de vue est transmis via
la perception du cadre, des actes accomplis et des émotions
du sujet parlant qui, de plus, participe activement aux
événements, l'essayiste adopte un angle d'attaque plutôt
sociologisant et abstrait qui puise sa force dans le débat et
l'opinion publics. Ces différences sont, sans doute, aussi liées à
la situation d'énonciation dans laquelle elles surgissent.
La situation de
l’énonciation dans le roman et l’essai
Dans la
perspective de l'analyse du discours que j'adopte ici, la
situation d'énonciation, ou le contexte, se définit par un
ensemble de constituants à travers lesquels se déploie tout
discours. Ces constituants sont les suivants : « les participants
du discours, son cadre spatio-temporel, son but. Participants,
cadre et but s'articulent de manière stable à travers des
institutions langagières définies en termes de contrats de parole
ou de genres de discours » [14].
Le discours ne peut pas être analysé hors de ce cadre contextuel
extra- et intradiégétique qui a un impact inévitable sur la
construction du sens. Voyons ce qui se passe dans les textes
analysés.
La question de
la violence est soulevée dans l'essai dans le contexte de
l'échange polémique entre l'énonciateur, un étranger, exilé en
France qui jouit néanmoins d’une position institutionnelle en tant
qu’écrivain célèbre et un journaliste lors d'une interview à
France Culture. C'est donc un échange institutionnalisé autour
d'un thème d'importance publique entre deux interlocuteurs à
positions définies et qui font partie du champ socioculturel
français. En outre, cet échange polémique est remis dans le cadre
de l'essai. Par les contraintes de genre, l’essayiste se trouve
a priori en position d'autorité qui le légitime à
prendre position et à expliciter son point de vue. Cette situation
amène l'essayiste à adopter les stratégies discursives que j'ai
mises en évidence tout à l'heure de même qu'elle définit le
positionnement de l'essayiste qu'il résume, semble-t-il, à la fin
de son plaidoyer contre la violence en ces termes :
[La mort de la
jeune fille maghrébine] sera vite oubliée tout comme cette mère et
son enfant à Nice, comme tant d'autres. Des « petites anecdotes »
d'Ivan Karamazov, gênantes pour la pureté idéologique de la France
nouvelle. (p. 96)
Le contexte
d'énonciation dans le roman est tout à fait différent : il s'y
agit d'un étranger, personnage à position faible, arrivé dans une
ville provinciale pour des raisons personnelles et qui s’y heurte
à une scène de violence qu'il relate au lecteur. C'est un récit
très personnel qui met en discours les sentiments et les pensées
du narrateur qui conclut ainsi son aventure :
Plusieurs
minutes passées à errer, avec un sentiment nauséeux, fait de
colère vaine et de peur tardive […]. Mais surtout la conscience
très claire de la totale inutilité de mon intervention. Je
pourrais à ce même moment me traîner au bord de la route, un cran
d'arrêt entre les côtes. Et cela ne changerait rien non plus ni
n’étonnerait personne […]. Ma colère se retourne alors contre
l'automobiliste […]. Je me sens encore plus à l'écart de ce pays.
Qu'ai-je à me mêler de sa vie, à rabrouer ces jeunes primates
armés, à jouer au citoyen avec ma carte d'apatride dans la poche…
(p. 216-217)
Les deux
conclusions expriment un sentiment de colère. Pourtant, les
postures énonciatives mises en place dans les deux textes sont
fort différentes. La posture de l'essayiste est celle d'un homme
qui, quoique conscient d’une certaine inutilité de sa démarche
(les morts seront vite oubliés, les bandes magnétiques se
couvriront de poussière dans les archives de France Culture),
accuse explicitement l'aveuglement des Français face à la violence
et ne craint pas de se lancer dans la polémique. La dimension
publique et sociale n'est point explicitée dans le roman où
l'énonciateur exprime plutôt son mal de vivre, sa souffrance, son
désenchantement face à l'état des choses dans son pays
d'accueil.
En guise de
conclusion…
Je suis partie de
l'hypothèse que, se ressemblant au niveau thématique, deux discours
appartenant à des genres différents – l'essai et le roman, se
distingueront au niveau de l'énonciation et de l'argumentation. Et,
effectivement, l'analyse des pratiques discursives m'a permis de
montrer que ces différences existent et qu'elles aboutissent à la
création d’ethè discursifs différents. On a vu aussi que les deux
textes ont un degré d’argumentativité différent : si l'essai peut
être défini comme ayant une nette visée argumentative, seule la
notion de dimension argumentative peut être appliquée au genre
romanesque. Ces différences conduisent à la question : à quoi
correspond le choix d’un genre de préférence à un autre ? Ou,
autrement dit, pourquoi un écrivain décide-t-il de recourir à des
genres différents pour problématiser une question identique ? Je
voudrais proposer, au moment de conclure, quelques réponses : il se
peut que l’importance du problème soulevé soit si grande à ses yeux
qu’il a recours à toutes les ressources de ces deux genres pour
tenter d’en dire tous les aspects ; il se peut aussi qu’il souhaite
accéder au plus large auditoire possible et que l’écriture dans
différents genres lui permette de s’adresser à des auditoires
particuliers différents représentatifs de la société civile ; le
recours à deux genres différents peut correspondre enfin à des
pulsions intérieures différentes, à savoir le désir d’anonymat et au
contraire le désir de prise de parole explicite et polémique et de
fait nous avons vu que le discours romanesque rend l’expression du
désenchantement et des incertitudes plus facile car l’auteur y
avance masqué et que l’essai se prête à la prise de parole publique
d’un individu qui tient à exhiber sur un mode critique assertif une
image publique valorisante.
Références
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et Joly, André (éds), 2001, Gap – Paris, Ophrys, p. 331-354.
1 | Je remercie mes directrices de
thèse, Prof. Roselyne Koren et Dr. Galia Yanoshevsky pour leurs
remarques et leurs suggestions lors de la rédaction de cet
article. | 2 | Catherine Kerbrat-Orecchioni,
L'énonciation de la subjectivité dans le langage,
Paris, Armand Colin, 1980, p. 171. | 3 | Ruth Amossy,
L’argumentation dans le discours, Paris, Armand
Colin, 2006, p. 32-37. | 4 | Pierre
Glaudes et Jean-François Louette, L’Essai, Paris,
Hachette, 1999, p. 163. | 5 | Ruth Amossy et Roselyne Koren,
« Présentation », Semen, 17, Argumentation et
prise de position : pratiques discursives, 2004, [En
ligne], mis en ligne le 29 avril 2007. URL :
http://semen.revues.org/document2305.html. Consulté le 06 janvier
2010. | 6 | Oswald Ducrot, « Dire et ne pas dire »,
Semen, 17… | 7 | Jean-Michel Adam, La description,
Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 119. | 8 | Robert Vion,
« “Effacement énonciatif” et stratégies discursives », in De
la syntaxe à la narratologie énonciative, Monique De Mattia
et André Joly (éds), 2001, Gap – Paris, Ophrys,
p. 334. | 9 | Alain Rabatel,
« Effacement énonciatif et effets argumentatifs indirects dans
l’incipit du Mort qu’il faut de Semprun »,
Semen, 17… | 10 | Ibid. | 11 | Jean-Michel Adam, La
description…, p. 108-111 ; Alain Rabatel, « Effacement
énonciatif et effets argumentatifs indirects… », dans
Semen, 17… ; Robert Vion, « “Effacement énonciatif”
et stratégies discursives », in De la syntaxe…,
p. 338-340. | 12 | Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation
de la subjectivité…, p. 84-118. | 13 | Ibid., p. 126. | 14 | Dominique Maingueneau, Les termes clés de
l'analyse du discours, Paris, Seuil, 1996, p. 22. |
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