Genres littéraires et pratiques énonciatives

Il est coutumier d’associer tel type d’énonciation, de gestion de la prise en charge de la parole, et tel type de « genre » littéraire, au point même que la différence de pratique énonciative d’un même auteur, sur une thématique identique, permet pour Valéria Pery Borissov de signaler le changement de genre ; signe que le choix du genre serait lié à une intentionnalité auctoriale affirmée, sûre de ses moyens, et choisissant au fond ses modes de textualisation dans la palette dont elle dispose.

Cette perspective pragmatique, liant les catégorisations génériques à des manifestations auctoriales qui relèvent de l’acte de langage, direct ou indirect, donne lieu à des analyses d’une grande richesse, en particulier dans le genre qui semble exhiber de façon exemplaire la prise de parole et son fonctionnement : le théâtre.

Jean-François Castille montre très bien comment, chez un auteur comme Marivaux notamment, l’approche pragmatique est tout particulièrement opératoire, en reprenant les analyses de Ducrot sur locuteur L et λ, et en décrivant le fonctionnement textuel permettant de distinguer entre sujets parlants et source effective de l’énoncé. Cependant, Castille va plus loin : chez Marivaux, il s’agit moins d’un effacement énonciatif stratégique, habile manipulation, et preuve de maîtrise rhétorique, que d’une systématique du déni conduisant au « vertige identitaire », en sorte que, comme le rappelle Castille reprenant Ducrot, loin que l’énoncé soit le produit intentionnel de l’énonciation, l’énonciation est « un événement constitué par l’apparition d’un énoncé ».

Et l’étude des systèmes hypothético-conditionnels à laquelle se livre Violaine Géraud permet à son tour de souligner l’émergence du polyphonique à l’intérieur même du discours singulier du personnage, et de « doubl[er] l'univers de ce qui est d'un univers (antiunivers chez R. Martin) qui aurait légitimité à être. ». Cette dualité, c’est donc le texte qui la programme, puisque toujours le texte construit un univers de référence interne, mais aussi bien renvoie, directement parfois, indirectement toujours, à l’univers extratextuel, en sorte que le texte combine hétérogénéité discursive et hétérogénéité de référenciation.

 

C’est à cette double hétérogénéité, peut-être plus qu’à la double énonciation, parfois même démultipliée à l’intérieur du texte, qu’il convient alors de réfléchir lorsque l’on met en rapport la question générique et la question énonciative.

En effet, la solution de la « double énonciation » comme intégration de la polyphonie à l’œuvre dans les pièces, très classique au théâtre, dont ce serait même le fondement, ne semble plus totalement adéquate, à moins qu’elle ne décrive implicitement un certain état – classique – de l’esthétique théâtrale. De fait, l’idée de communication à l’intérieur du référent fictif suppose des personnages. Or Johannes Landis montre combien les « personnages » beckettiens ne peuvent plus être pris comme la représentation de Moi constitués en sujets pensant et désirant, tant par le fonctionnement effectif des « tours de parole », que par des dysfonctionnements de la référenciation déictique et donc de la possibilité de donner du corps à la situation d’énonciation ; dès lors, la notion même de dialogue se voit fortement contestée, à la fois par une hypertrophie de phénomènes polyphoniques, et par l’amoindrissement du dialogue vers une posture monologique, ou contenant des bribes de psycho-récit.

 

Et si l’on suit cette pente, on peut alors conclure que sous certaines conditions, ce n’est pas le genre et ses règles canoniquement énoncées qui induisent l’énonciation, et les énoncés auxquels ils peuvent donner lieu, mais bien au contraire, l’observation attentive de l’énoncé textuel qui permet de relever un jeu énonciatif tout à fait inattendu par rapport à « l’horizon d’attente », et de remettre en question le fonctionnement même du genre théâtral, voire, à terme, sa reconnaissance.

Ainsi Matthieu Protin décrit le phénomène d’épicisation, à l’œuvre dans le théâtre beckettien, où apparaissent des moments de récit si autonomes, dans un contexte énonciatif si désancré, que, dans un paradoxe absolu en matière théâtrale, Protin peut reprendre pour les décrire le titre d’Ann Banfield de « Phrases sans paroles », pour souligner combien le personnage beckettien se rapproche bien plutôt, par moments, du narrateur sans voix ; et combien l’énonciation se double d’une énonciation seconde, génériquement différenciée, et distincte de la fameuse double énonciation théâtrale ; de même que l’inflation didascalique dans le texte beckettien double la pièce du récit de la pièce, le jeu entre épique et dramatique relevant d’une « hétérogénéité fondamentale entre le lieu de l’énonciation et l’énoncé ».

Ce phénomène dépasse largement la seule production théâtrale, et il est aisé de l’observer à travers les réflexions de Sandra Glatigny sur Rimbaud : celle-ci montre en effet que, remettant en cause l’évidence d’un « je lyrique » romantique, fondé sur la subjectivité et l’introspection sentimentale, Rimbaud travaille les deux pôles poétiques, lyrique et épique, pour faire du sujet de l’énonciation un instrument d’exploration et de critique du monde tel qu’il est. Le « je » s’y élabore pour elle à partir d’une construction interne au texte, dans une autoréférentialité et une architextualité qui placent le recueil et son sujet hors des sphères générique et idéologique traditionnelles.

 

Ce sont pourtant les textes de théâtre qui, traditionnellement, sont le plus soumis à ce type de réflexion, précisément peut-être parce que la performance qu’est leur mise en scène ne permet pas d’éluder ce qui passe sans doute plus inaperçu à la lecture : le fonctionnement à la fois autonome et clos du montage fictif, qui entraîne le lecteur dans des effets d’identification et d’abolition du « quatrième mur » ; et le fait que tout texte est aussi, sous la diversité des modes de textualisation qu’il manifeste, l’actualisation des conceptions de l’homme, et donc une forme de référenciation indirecte, par delà la référenciation à l’intérieur de l’univers de fiction érigé, à la réalité, et cela en dehors même de toute intentionnalité. On pourrait sans doute distinguer plusieurs niveaux – référenciation interne à la fiction ; effets de référenciation intentionnels extra-diégétiques, et effets de référenciation indirects, sans relever pourtant d’une quelconque posture métadiscursive, qui supposerait une distance face à son objet.

Stéphane Gallon s’attache ainsi à montrer comment l’exhibition des phénomènes de double énonciation chez Beckett revient non pas à installer un double système communicationnel (intrascénique, et d’auteur à spectateur), mais bien au contraire à saper la validité du référent fictif par des effets d’entorse à la cohésion comme à la cohérence, et à exhiber le référent théâtral, tout en refusant tout système de lecture allégorique, qui établirait un pont communicationnel entre auteur et spectateur : une fois défaites les communications internes comme externes, il ne reste que la représentation de la condition humaine dans son essence : le fait d’être là. Et Gallon, suivant en cela Beckett lui-même, établit un rapprochement très intéressant entre le théâtre beckettien et le roman proustien, déduisant de la notion du monde comme représentation l’essence théâtrale du réel, dont le théâtre beckettien serait la représentation phénoméniste.

Des siècles d’esthétique classique, où on ne mélange pas les genres, et qui obéissent à une idéalisation du référent naturel, ont peut-être imposé une conception du genre très rigide, qui heurte alors de front l’un des aspects du littéraire : la prise en charge implicite de nos modes de représentation, leur mise en scène et en images. Joël July observe en effet que le DDL obéit à deux tendances très paradoxales dans la littérature : il peut servir à la fois l’identification d’une parlure si déterminée et déterminante qu’elle entre dans des stratégies de distanciation ironique ; mais il concourt tout aussi bien au brouillage des voix, à l’indifférenciation des sources qui transforme le discours en clichés appartenant à tout un chacun. Or cette ambiguïsation est précisément le signe de l’un des enjeux de l’esthétique moderne – qui induit comme conséquence extrême cette déconnexion possible entre type énonciatif et type générique : par delà toute intentionnalité dans l’élaboration de la construction référentielle, il s’agit bien de ménager une plus grande place aux enjeux de la réception, et de laisser libres les possibles interprétatifs, c’est-à-dire de bloquer la détermination des pôles déictiques – et interprétatifs internes au texte, et cela en usant des possibilités bien connues offertes par la langue. Sylvie Ferrando montre très bien en effet, à partir de l’analyse du fonctionnement des démonstratifs dans les contes, comment ceux-ci reposent sur un double fonctionnement, jouant autant sur la création d’un univers imaginaire que sur l’appel à la participation du lecteur et à des propres références.

Enfin, que le texte échappe alors à son auteur, c’est une nécessité, en même temps qu’un poncif de la critique littéraire, et les aventures du texte de Maurice Joly que décrit Ariane Eissen le prouvent assez, où les pratiques ironiques ne sont déjà plus seulement le reflet de la finesse argumentative d’un auteur manipulateur, sachant s’effacer derrière des personnages habilement troussés, mais bien le signe d’une perte de maîtrise, d’une duplicité du texte, apte à toutes les manipulations, à tous les détournements, et à tous les éclairages dans sa vie de produit appartenant à son lecteur.

 

Cette double référenciation peut s’interpréter de façon pragmatique, grâce à la pertinence de nombreux outils de réflexion fournis par l’analyse du discours. On peut notamment tirer un parti très fécond de la distinction établie par Ducrot entre locuteur L et lambda, permettant de distinguer très finement les questions de prise en charge du discours, ou au contraire de distanciation, et les questions centrales d’actes de langage indirect. On pourra ainsi espérer un rendement interprétatif fort. Mais par delà l’interprétation de ce que cela veut dire, et Castille le montre très bien, la littérature n’est-elle pas aussi la manifestation de la façon dont le langage nous parle, et dont la position de maîtrise intentionnelle que nous affichons est défaite ?

Sommaire

Valéria Pery Borissov

Dire la violence dans le roman et dans l'essai Le cas d'Andrei MakineJe remercie mes directrices de thèse, Prof. Roselyne Koren et Dr. Galia Yanoshevsky pour leurs remarques et leurs suggestions lors de la rédaction de cet article.
[ XML ][ PDF ]

Jean-François Castille

Le dire et le dit dans La Surprise de l’amour de Marivaux
[ XML ][ PDF ]

Violaine Géraud

La double énonciation des conditions dans Le Jeu de l'amour et du hasard
[ XML ][ PDF ]

Johannes Landis

Perturbations énonciatives et crise du personnage dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett
[ XML ][ PDF ]

Matthieu Protin

Les narrateurs en scène l'héritage romanesque d'En Attendant Godot, Fin de Partie, Oh les Beaux Jours
[ XML ][ PDF ]

Sandra Glatigny

Une saison en enfer Du mythe à l’épopée lyrique. Je et les autres
[ XML ][ PDF ]

Stéphane Gallon

Beckett En attendant Godot, Oh les beaux jours Oh la belle double énonciation
[ XML ][ PDF ]

Joël July

Le discours direct libre entre imitation naturelle de l'oral et ambiguïsation narrative
[ XML ][ PDF ]

Sylvie Ferrando

L’ancrage indexical du conte : contexte illocutoire et contexte diégetique
[ XML ][ PDF ]

Ariane Eissen

Ironie et auto-ironie dans le Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864)
[ XML ][ PDF ]