|
La double
énonciation des conditions dans Le Jeu de l'amour et du
hasard
Violaine Géraud
Lyon III – Jean
Moulin
violaine.geraud@wanadoo.fr
Résumé : Je me
propose de relier la réflexion marivaudienne de « philosophe » sur les
conditions, laquelle sous-tend l'intrigue du Jeu de l'amour et
du hasard, à l'expression linguistique de la condition, et
notamment au grand usage qui est fait des subordonnées introduites par
SI. Or nous n'ignorons pas combien en grammaire, la
dénomination même de « condition » est devenue problématique, la
condition comme le conditionnel n'étant plus guère évoqués qu'en tant
que dénominations trop approximatives. Sans ignorer cette difficulté
théorique, j'essaierai de mettre en lien condition logique et
condition sociale, condition linguistique et condition aristocratique
pour essayer de voir si la condition, entendue dans tous les sens du
terme, est dans la pièce un chemin menant vers l'émancipation ou vers
l'aliénation.
Abstract : In
this article, I intend to establish a link between Marivaux's
philosophical reflection on condition, which is at stake in the plot
of Le Jeu de l'amour et du hazard, and the linguistic
expression of condition, in particular the frequent use of subordinate
clauses introduced by SI. However we all know how, in
grammar studies, the very designation of « condition » has become a
problematic one, both condition principle and conditional mode being
almost only brought up today as too vague designations. Keeping in
mind this theoretical difficulty, I will try to relate logical
condition to social condition and linguistic condition to aristocratic
condition in order to try and determine whether, in the play,
condition, in every meaning of that term, is a way toward emancipation
or alienation.
Sous les grâces du
marivaudage, se fait jour, dans Le jeu de l'amour et du
hasard, une réflexion sur les conditions, qui trouve aussi sa
claire illustration dans les pièces utopiques du dramaturge
(l'Ile des Esclaves, l'Ile de la Raison, La Nouvelle Colonie ou
la Ligue des Femmes). Or la condition y est davantage
linguistique que sociale : chacun, dans Le jeu, est
révélé par sa parlure, et comme enfermé en elle, de sorte que
l'échange d'habits sert de révélateur à la vérité des empreintes
linguistiques. Car celles-ci révèlent d'abord si l'on est ou pas un
homme ou une fille de condition. Les parlures semblent prendre dans
Le Jeu la force d'un destin ne laissant peut-être aucune
place au hasard : le « soldat d'antichambre » (III, 6) ne pourra
prendre pour épouse que « la coiffeuse de Madame ». Dorante
pourrait-il vraiment se mésallier avec une servante ? C'est parce que
Le Jeu met à nu cette aliénation dans une condition qui
est d'abord linguistique qu'il se retrouve au centre du film
d'Abdellatif Kechiche, l'Esquive (2005) : qui ignore que
dans les banlieues, c'est l'usage linguistique qui arrête une destinée
d'exclusion à laquelle il est bien difficile de s'extraire ? Le
cinéaste propose la littérature (dont la pièce de Marivaux est aussi
un parangon) comme la possibilité d'échapper à la mise au ban
linguistique. Quant à Marivaux, rêve-t-il d'un monde où les conditions
ne seraient plus des aliénations ? Se contente-t-il, au nom de son
catholicisme secret [1], d'un désir
d'humaniser une société qu'il ne s'agirait pas de changer ? Ajoutons
que la condition est également sexuelle et que la peur féminine de
l'aliénation s'exprime dès l'exposition, dans la querelle sur le
mariage qui éclate entre Silvia et Lisette. Je me propose de relier la
réflexion marivaudienne de « philosophe » sur les conditions, laquelle
sous-tend l'intrigue de la pièce, à l'expression linguistique de la
condition, et notamment au grand usage qui est fait des subordonnées
introduites par SI. Au demeurant nous n'ignorons pas
combien en grammaire, la dénomination même de « condition » est
devenue problématique, la condition comme le conditionnel n'étant plus
guère évoqués qu'en tant que dénominations sinon erronées, du moins
approximatives. Sans ignorer cette difficulté terminologique autant
que théorique, j'essaierai de mettre en lien condition logique et
condition sociale, condition linguistique et condition aristocratique
pour essayer de voir si la condition, entendue dans tous les sens du
terme, est dans Le Jeu de l'amour et du hasard un chemin
menant vers l'émancipation ou vers l'aliénation. Peut-on espérer, par
l'habileté retorse du marivaudage, échapper à la prison des conditions
linguistiques, sociales et sexuelles ?
Un jeu sous
condition
Double sens et
double jeu de la condition
Nous partirons
de quelques emplois particulièrement révélateurs du mot
« condition », dans le texte théâtral. Ce terme est dans la bouche
de M. Orgon, un homme éclairé par les naissantes Lumières, un père
en complète opposition avec ceux de Molière, lesquels n'avaient
nul souci du bonheur de leurs enfants. M. Orgon au contraire,
comme le père de Dorante, placent le projet de mariage de leurs
deux enfants sous la condition expresse d'une réciproque
inclination :
dans le dernier
voyage que je fis en province, j'arrêtai ce mariage avec son père,
mais ce fut à condition que vous vous plairiez à tous deux et que
vous auriez entière liberté de vous expliquer. (I- 2, p. 40) [2]
Le mariage ne
saurait être forcé, et il a pour condition (au sens d'« obligation
dont dépend la réalisation d'un contrat ») la liberté
d'acquiescement de ceux qui se marient. Cette mise sous condition
d'un libre choix motive ensuite le double travestissement et donc
toute l'action dramatique.
Toutefois, en
même temps, la condition est dans la pièce le principal obstacle
au mariage annoncé. Sous leurs habits, les deux jeunes premiers
s'effraient de la tentation d'une mésalliance. Plus largement, par
le risque de la « disconvenance sociale [3] », Le
Jeu pourrait annoncer le drame bourgeois et la Préface
du Mariage de Figaro, la condition étant cette fois
entendue comme « place, rang dans la société ». C'est bien avec
cette acception sociale (et avec pour sens restreint
l'« appartenance à la noblesse ») que la condition forme le seul
obstacle aux mariages rêvés, se donnant même comme un arrêt du
destin, une « prédiction » dans la scène 6 du premier acte :
Silvia. […] On
m'a prédit que je n'épouserai jamais qu'un homme de condition
[…] Dorante. […] moi j'ai fait serment de n'aimer
sérieusement qu'une fille de condition (p. 54)
Ainsi la
condition, étymologiquement cum + dicio,
formule de commandement devenue un terme juridique, est-elle
traitée dans son acception sociale comme une fatalité. Il semble
au demeurant qu'une possibilité d'échapper au destin de la
condition existe dans le discours que tient Dorante dans cette
même scène 6 du premier acte :
Dorante. […] tu
as l'air bien distinguée, et l'on est quelquefois fille de
condition sans le savoir. Silvia. Ah, ah, ah, je te
remercierais de ton éloge, si ma mère n'en faisait les frais.
(p. 54)
Silvia dévie le
propos de Dorante, lui donnant sciemment un autre sens : le jeune
homme plaçait la condition dans le mérite (pouvant contredire la
naissance, ce qui annonçait Beaumarchais), alors que Silvia
alias Lisette la replace dans la filiation. On
retourne ainsi d'une vision bourgeoise à une vision aristocratique
de la condition. Marivaux hésite-t-il entre ces deux visions ?
Toujours est-il que c'est au moyen d'une subordonnée de condition
introduite par si que Silvia écarte l'idée que la
qualité pourrait être liée à l'individu lui-même plutôt qu'à sa
naissance. Signalons au passage que les mères, étrangement
absentes dans cette pièce, ne sont ici évoquées que pour être
soupçonnées d'adultère (on pense à la future Mère Coupable
qui achèvera la trilogie beaumarchaisienne), même si c'est
pour rire. La condition maternelle (on peut renvoyer aux
Fausses confidences où la mère s'oppose au bonheur de sa
fille) n'a rien de commun chez Marivaux avec celle des pères. Nous
retiendrons que c'est sous condition de la vertu des mères que la
filiation va de pair avec la condition.
La condition,
au sens aristocratique du terme qui fait de « l'homme de
condition » un homme appartenant à la noblesse, est aussi
clairement liée dans la pièce, conformément à ce que nous avons
dit en introduction, à la qualité de l'expression. Ce motif
apparaît acte I scène 5, lorsque Mario rappelle à l'ordre les deux
jeunes premiers :
Votre
serviteur, ce n'est point encore là votre jargon, c'est ton
serviteur qu'il faut dire. (p. 49)
Il leur impose
le tutoiement. Même attention portée sur l'expression acte I
scène 8, lorsque Dorante reproche à Arlequin de mal jouer son rôle
et qu'il vilipende ses « façons de parler sottes et
triviales » [4]. Mais surtout, ce rattachement étroit
de la distinction sociale à la distinction linguistique revient en
même temps que le mot même de « condition » dans la fausse dispute
entre Mario et Dorante, acte III scène 2. Mario joue le rôle d'un
rival de Dorante pour pousser celui-ci à bout dans l'épreuve que
lui impose sa sœur :
Dorante. […]
supposez que Lisette eût du goût pour moi. Mario. Du goût
pour lui ! Où prenez-vous vos termes ? Vous avez le langage bien
précieux pour un garçon de votre espèce. Dorante. Monsieur,
je ne saurais parler autrement. Mario. C'est apparemment avec
ces petites délicatesses-là que vous attaquez Lisette. Cela imite
l'homme de condition. (III, 2, p. 108)
Le « langage
bien précieux » est celui que Dorante parle tout naturellement
puisqu'il s'avoue incapable d'en utiliser un autre. Or, c'est ce
même reproche qui est communément fait à notre dramaturge.
Desfontaines l'inclut dans son Dictionnaire
néologique publié en 1726 où il attaque la nouvelle
préciosité [5] en
vogue, et voici ce qu'en disait Lessing :
Les pièces de
Marivaux, malgré la diversité des caractères et des intrigues ont
entre elles un air de ressemblance. On y trouve toujours le même
esprit chatoyant et trop souvent recherché, la même analyse
métaphysique des passions, le même langage fleuri et rempli de
néologismes [6].
À cette
accusation récurrente d'excessive délicatesse (on pense aussi aux
reproches réitérés de Voltaire), Marivaux répond comme Dorante, et
proclame sa sincérité dans la quête du naturel, notamment dans la
huitième feuille du Spectateur français :
je pourrais
bien, un de ces jours, argumenter dans les formes et prouver
qu'écrire naturellement, qu'être naturel, n'est pas écrire dans le
goût de tel Ancien ni de tel Moderne, n'est pas se mouler sur la
personne quant à la forme de ses idées, mais au contraire se
ressembler fidèlement à soi-même, et ne point se départir ni du
tour ni du caractère d'idées pour qui la nature nous a donné
vocation : qu'en un mot, penser naturellement, c'est rester dans
la singularité d'esprit qui nous est échue [7]
[…]
La condition,
entendue non plus seulement de manière aristocratique comme
appartenance à la noblesse, mais aussi d'une manière plus
bourgeoise, comme distinction naturelle, s'impose par le style :
une certaine manière de configurer l'expression. C'est donc sur la
condition linguistique en partie, nous le verrons, révélée par la
linguistique de la condition, que portera maintenant notre
réflexion.
La question
linguistique de la condition : un problème de définition
Concernant la
condition en linguistique, une mise au point théorique s'impose
car le moins que nous puissions dire, c'est que la définition de
la condition est problématique. Et d'abord comment la distinguer
de l'hypothèse ? M. Grevisse dans Le Bon usage [8], intitule l'un
des chapitres (le 7e) qu'il consacre aux subordonnées
« Propositions conditionnelles ou hypothétiques ». A
priori, les deux dénominations sont données comme
interchangeables. Il semble pourtant ensuite distinguer entre ces
deux appellations puisqu'il il écrit en remarque :
Les
propositions conditionnelles peuvent exprimer non seulement l'idée
de condition proprement dite, mais encore des idées d'hypothèse,
d'éventualité, d'opposition, de restriction [9].
Puis,
réfléchissant sur les propositions introduites par le « si
conditionnel » au sein d'une phrase qu'il classe comme
« conditionnelle », il distingue l'hypothèse pure et simple (de la
réalisation de la condition résulte, a résulté ou résultera le
fait de la principale) exprimée dans des phrases dans lesquelles
principale et subordonnée sont pareillement à l'indicatif, et le
potentiel (et/ou) l'irréel du présent exprimés par une phrase
couplant l'imparfait en subordonnée et le conditionnel présent en
principale. L'accompli de ces deux tiroirs verbaux permet
d'exprimer l'irréel du passé. H. Béchade déclare pour sa part
préférer la notion d'hypothétique pour « un fait posé comme une
hypothèse dont dépend la réalisation du fait exposé en
principale [10] » parce
qu'il considère que la notion de condition est trop restrictive.
Dans son introduction aux hypothétiques, il rejette le classement
précédent qu'utilisait M. Grevisse en l'accusant d'être plus
adéquat au latin qu'au français. G. Moignet, dans la
Systématique de la langue française semble
privilégier le concept d'hypothèse, du moins dans l'étude qu'il
fait du morphème si. Ce morphème typique de
l'expression de l'hypothèse résulte de la subduction du si
adverbe de la positivation (entrant dans l'expression des
degrés d'intensité), car « subduire une thèse (la réduire au degré
inférieur), c'est proprement produire une hypothèse.
Subduction se traduit ici en supposition. Avec SI on
présente le phénomène comme étant une vue de l'esprit [11] ». Avec cette vue de l'esprit, voici que nous
perdons de vue la condition… Quant à La Grammaire méthodique
du français [12], elle distingue entre trois effets de sens
produits par ce type de subordonnée en si
(hypothétique, itératif, adversatif) et elle précise les
emplois à partir d'une spécification des temps employés (comme le
faisait M. Grevisse) et après avoir remarqué que c'est toujours
l'indicatif qu'on trouve à la suite de si (G. Moignet
avait précisé que la nécessaire antécédence temporelle de la
protase excluait le futur catégorique comme le futur hypothétique,
c'est-à-dire le conditionnel).
Une étude qui
peut sembler plus complète et éclairante des subordonnées
d'hypothèse ou de condition les rattache au principe de causalité
dans La Grammaire du sens et de l'expression [13] de P. Chareaudeau. Après avoir constaté que chez la
plupart de ses prédécesseurs, notamment chez Grevisse, comme chez
Larousse, Wagner et Pinchon, il y a une absence de véritable
définition, P. Chareaudeau essaie de repenser les relations
logiques qui selon lui sont toutes afférentes à la causalité
(causales, finales, consécutives et hypothétiques (ou
conditionnelles) [14]. À partir d'une opération de
causalité schématisée par A1 -> A2, il distingue entre
condition possible (A1 entraîne A2 mais non A1 ne suppose pas non
A2) ; la condition nécessaire (non A1 s'accompagne obligatoirement
de non A2, la condition inéluctable exprimée avec un
quantificateur indéfini (Tout ce qui…) et la
condition exclusive (le seul qui puisse…). Ces deux
dernières conditions ne nous intéresseront pas, dans la mesure où
nous avons fait le choix de ne réfléchir que sur les subordonnées
que la grammaire traditionnelle étiquetterait comme hypothétiques
et/ou conditionnelles, et pour commencer les subordonnées
introduites par si, très nombreuses dans la
pièce.
Les subordonnées
introduites par si
Notre relevé du
corpus prend en compte les tiroirs verbaux employés en subordonnée
et en principale. Il faut d'emblée distinguer entre les faits
déplacés dans l'irréel par l'imparfait à valeur modale, et les faits
qui sont supposés au présent et relèvent de l'éventuel. La grande
question que nous nous poserons, pour savoir si la condition est
nécessaire (ou seulement possible), c'est celle de la réversibilité
de la relation, relation de cause à effet lorsque le système est
modalisé (imparfait/conditionnel, subjonctif), relation logique
assimilable à l'implication, lorsque le système utilise le présent
seul (principale et subordonnée) ou le présent et le futur.
Protase à
l'imparfait, apodose au conditionnel
1 – Silvia. Je
vous dis que, si elle osait, elle m'appellerait une originale
(réversible).
2 – Lisette.
(en réponse immédiate à la réplique précédente). Si j'étais votre
égale, nous verrions. (I, 1, p. 34, réversible)
3 – Silvia.
Mais si j'osais, je vous proposerais sur une idée qui me vient de
m'accorder une grâce qui me tranquilliserait tout à fait (I, 2,
p. 41, réversible).
4 – Silvia. Si
je pouvais le voir, l'examiner un peu sans qu'il me connût,
Lisette a de l'esprit, Monsieur, elle pourrait prendre ma place et
je prendrais la sienne. (I, 2, p. 42)
5 – Dorante. Si
j'étais tel (si j'étais un homme de condition), ta prédiction me
menacerait, j'aurais peur de la vérifier. (I, 6, p. 54,
réversible)
6 – Dorante.
Quoi, Lisette, si je n'étais ce que je suis, si j'étais riche,
d'une condition honnête, et que je t'aimasse autant que je t'aime,
ton cœur n'aurait point de répugnance pour moi ? (II, 9, p. 89,
réversible)
7 – Silvia. Si
je n'aimais pas cet homme-là, avouons que je serais bien ingrate.
(III, 4, p. 113, réversible)
8 – Arlequin.
Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous
ferais bien autant de profit qu'un monsieur. (III, 6, p. 124,
réversible)
9 – Silvia. […]
Savez-vous que si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand
dans le monde ne me toucherait plus ? (III, 8, p ; 134,
réversible)
L'ordre
principale subordonnée, conditionnel, imparfait
10 – Silvia.
[…] je te remercierais de ton éloge, si ma mère n'en faisait les
frais (I, 6, p. 54, non réversible)
11 – Silvia.
Je l'achèverais bien moi-même (la pensée qu'il n'y aurait pas
grande perte au départ de Dorante), si j'en avais envie. (à
Dorante, II, 9, p. 84, réversible)
12 – Silvia.
Je t'aimerais, si je pouvais. (à Dorante, II, 9, p. 89,
réversible)
13 – Silvia.
C'est que je suis bien lasse de jouer mon personnage, et que je
me serais déjà démasquée, si je n'avais pas craint de fâcher mon
père (II, 11, p. 93, non réversible)
14 – Silvia.
Un cœur qui m'a choisie dans la condition où je suis, est
assurément bien digne qu'on l'accepte, et je le payerais
volontiers du mien si je ne craignais de le jeter dans un
engagement qui lui ferait tort. (II, 12, p. 102, non
réversible)
15 –
Arlequin. […] je serais bien effronté, si je n'étais modeste.
(III, 6, p. 121, réversible ?, Je ne serai pas effronté si
j'étais modeste).
Parmi ces
subordonnées en si couplant imparfait et
conditionnel (irréel du présent prolongé par plus ou moins de
potentiel), la plupart sont réversibles et forment donc des
conditions nécessaires : A1 -> A2, et non A1 s'accompagne de
non A2. Une exception est notable : l'occurrence 10 que nous
avons déjà observée et qui permet à Silvia de rattacher
condition et filiation. Si nous affectons la négation à ces deux
propositions, nous obtenons : Je ne te remercierais pas de
ton éloge si ma mère en faisait les frais (nier un énoncé
négatif revient à le rendre affirmatif), énoncé qui devient
absurde. Cette réponse de Silvia à Dorante procède d'une
condition, non pas nécessaire, mais possible. La filiation n'est
jamais qu'une condition possible, dans la mesure où la vertu des
mères n'est jamais certaine. Voilà qui pourrait à bas bruit
constituer une attaque de la morale aristocratique faisant de la
filiation une condition nécessaire, alors que cette condition
s'avère, par l'analyse, n'être qu'une condition possible.
Par ailleurs,
ce système modalisé est le plus employé par les maîtres et
surtout par Silvia (10 fois), personnage le plus attaché, en
dépit de son idée d'échange de costumes, aux conditions
sociales, personnage féminin qui est de fait plus menacée
socialement par une mésalliance. En ce qui concerne les maîtres,
le système hypothéco-conditionnel (et surtout le cas 6 où
apparaît l'expression « condition honnête » et le cas 14 où
revient le mot « condition ») leur permet, et d'abord dans la
préparation du déguisement (3 et 4) d'articuler supposition de
l'amour et supposition d'une autre condition (5, 6, 12). Les
personnages ancillaires usent fort peu de ce système et Lisette
ne l'emploie qu'une seule fois et en réponse à sa maîtresse avec
un effet de décalque syntaxique ironique, une mise en mention de
la syntaxe de sa maîtresse dans la supposition d'une égalité
entre les deux jeunes filles, dans les occurrences 1 et 2 qui
forment une paire. Quant à Arlequin, les deux occurrences où il
en use sont dans la même scène 6 de l'acte III, scène où valet
et servante déposent leurs masques et se défont de leurs
conditions irréelles pour revenir à leur vérité sociale. Pour
l'occurrence 8, observons qu'elle permet elle aussi le couplage
supposition de l'amour et supposition d'une autre condition.
L'ordre
principale-subordonnée suit davantage le surgissement des
émotions et le révèle : d'abord apparaît, spontanément mais avec
la retenue du conditionnel (dont nous verrons qu'il traduit
toujours une impossibilité d'adhérer complètement à la véracité
de ce qui est dit) ce que le cœur ressent, et qui est aussitôt
mis (deuxième phrase, celle du retour à la raison) sous
condition.
Protase
seule, à l'imparfait
1 – Silvia.
Si j'allais te faire pitié aussi ! Cela est terrible ! (I, 1,
p. 38)
2 – Lisette.
S'il m'était permis de m'expliquer si vite… (II, 5, p. 74)
Réticence (allusion à l'habit trompeur)
3 – Dorante.
Si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve… (II, 9, p. 87)
Réticence (sous l'habit de valet)
4 – Silvia.
Ah, Monsieur, si vous saviez combien je vous aurais
d'obligation ! […] Si vous saviez combien je lui tiendrai compte
de ce qu'il fait […] si vous saviez combien tout ceci va rendre
notre union aimable […] (III, 4, p. 115)
Ces protases,
non directement combinées à des apodoses (l'exclamation peut au
demeurant constituer une apodose au moins sur le plan sémantique
en 1) entrent pour certaines dans la rhétorique de la réticence
ou de l'aposiopèse (2, 3) ou bien elles favorisent le lyrisme
(1, 3, 4). La supposition du savoir (3, 4) ne sert
qu'à renforcer l'expression hyperbolique des sentiments ;
l'emploi du verbe savoir fonctionne ici en quelque
sorte comme une prétérition : en supposant ce
savoir, on le fait savoir. Nous avons là au demeurant un
dévoiement du système hypothétique, la condition étant supposée
sans qu'on sache à quoi sa réalisation conduirait. Cette
implicitation de l'apodose permet, excepté pour le cas 2,
d'envisager une intensité des sentiments telle qu'elle
excèderait le dicible : hyperbolisation des affects par leur
non-dit.
Protase au
présent, apodose au présent
1 – M. Orgon.
[…] si Dorante ne te convient point, tu n'as qu'à le dire, et il
repart ; si tu ne lui convenais pas, il repart de même (I, 2,
p. 41, implications réversibles)
2 – M. Orgon.
Parle. Si la chose est faisable, je te l'accorde. (I, 2, p. 41,
relation d'implication non réversible)
3 – M. Orgon.
Si je la laisse faire, il doit arriver quelque chose de bien
singulier. (I, 2, p. 42, relation d'implication réversible)
4 – M. Orgon.
Courage, mes enfants, si vous commencez à vous aimer, vous voilà
débarrassés des cérémonies. (I, 5, p. 50, implication
réversible)
5 – Silvia. […]
et s'il (Dorante) en (de l'esprit) trouve dans mes yeux, il n'a
qu'à prendre. (I, 5, p. 51, implication réversible)
6 – M. Orgon.
S'il vous aime tant, qu'il vous épouse ! (II, 1, p. 67,
implication réversible)
7 – Lisette. Si
je m'en mêle, je le (le faux Dorante) renverse (II, 1, p. 67,
implication réversible)
8 – Silvia. Si
tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que faire ensemble
(à Dorante, en II, 9, p. 86, implication réversible)
9 – Dorante,
après tout un passage (Si+ imparfait Conditionnel associant
supposition de sa condition « honnête » en protase et apodose
autorisant l'amour de Lisette). Tu parais le dire sérieusement
(que tu m'aimerais) et si cela est, ma raison est perdue. (II, 9,
p. 90, implication réversible)
10 – Mario. Si
j'y comprends rien, je veux mourir. (II, 13, p. 104, implication
non réversible)
11 – M. Orgon.
[…] et si elle (Silvia) se fâche, ne t'inquiète point, ce sont mes
affaires. (à Lisette, II, 1, p. 69, implication non
réversible)
12 – Dorante.
[…] Écoute, si tu (Arlequin) me parles encore de cette
impertinence-là […], je te chasse. (III, 1, p. 106, implication
réversible)
13 – Silvia.
Laissez-moi, tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point. (III,
8, implication réversible, p. 133)
L'ordre
principale subordonnée, présent (de l'indicatif ou de
l'impératif), présent
14 – Lisette.
[…] et manquez de respect, si vous l'osez […] (I, 2, p. 42,
implication réversible)
15 – Dorante.
Eh bien, venge-toi sur la mienne, si tu me trouves assez bonne
mine pour cela. (I, 6, p. 54, implication réversible)
16 – M.
Orgon. enfin, épouse, je te le permets, si tu peux. (II, 1,
p. 67, simple implication)
17 – M.
Orgon. Il faut convenir que le régal que tu lui donnes est
charmant, surtout si tu achèves. (III, 4, p. 116, implication
non réversible)
18 –
Arlequin. Voulez-vous gager que je l'épouse avec la casaque sur
le corps, avec une souguenille, si vous me fâchez ? (III, 7,
p. 127, implication non réversible)
Principale
averbale, subordonnée au présent
19 – Lisette
[…] un peu d'attention à votre service, s'il vous plaît (I, 2,
formule de politesse, en dehors de l'expression véritable de la
condition)
Protase au
présent, apodose averbale
20 – Dorante.
Vous m'aimez donc ? Silvia. Non, non, mais si vous me le
demandez encore, tant pis pour vous. (III, 8, p. 134, implication
non réversible)
La grande
majorité des hypothétiques forment des conditions nécessaires,
dans la mesure où elles construisent des implications logiques que
la Grammaire du français [15] classe comme
« réversibles », c'est-à-dire qui restent vraies en étant niées
(A1 -> A2 et non A1 -> non A2). De manière assez paradoxale,
c'est par une double actualisation par le présent qui est à la
fois en subordonnée et en principale que la mécanique du
marivaudage se dénude. Le cas 1 est particulièrement intéressant :
par la réciprocité des deux implications semblablement réversibles
et la reprise de « il repart » que souligne « de même », non
seulement Marivaux mécanise l'intrigue, mais il actualise
étrangement un dénouement que tout spectateur sait impossible (le
non mariage Dorante-Silvia).
Par ailleurs,
c'est avec un double présent que le système hypothétique est le
plus utilisé dans la pièce, où il me semble paradoxalement mis au
service du théâtre dans le théâtre (2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 11, 12,
13, 14, 15, 16, 19). C'est en effet par ce moyen linguistique que
chaque personnage se réaffirme dans son rôle de composition.
Notons aussi que c'est le seul système hypothétique qu'utilise le
meneur de jeu M. Orgon, et ce à 8 reprises, et toujours pour
favoriser la comédie dans la comédie. Le deuxième meneur de jeu,
Mario, s'en sert pour commenter la complexité de l'imbroglio (cas
10). Mais le plus souvent, ces implications, constitutives de
formules lapidaires, réduisent le jeu de l'amour à des mécanismes
implacables : 1, 3, 4, 6, 7, 9. L'occurrence 3 transforme même le
déguisement autorisé (« si je la laisse faire ») en condition
menant à une fin inéluctable : « il doit arriver ». Quelle est
alors la place véritablement laissée au hasard ? La comédie des
conditions pouvait-elle finir autrement si le mariage de Dorante
et Silvia est d'emblée ce qui « devait » arriver ?
Notons qu'avec
l'ordre principale-subordonnée, le personnage entre fougueusement
dans son rôle, pour ensuite, par une hypothèse qui est aussi une
auto-correction (sorte d'épanorthose), demander au coéenonciateur
d'accréditer la justesse de son « jeu ».
Mais
arrêtons-nous au cas 20 pris dans la scène de dénouement, là où la
comédie cesse pour que triomphe la vérité des sentiments et des
conditions. Il associe une hypothèse au présent à une proposition
averbale (« tant pis pour vous »), aussi lapidaire qu'ironique.
Dans notre pièce, et c'est singulier, cet aveu tant attendu, point
d'orgue de la pièce, est antiphrastique. Comme dans toute figure
d'ironie, s'y théâtralise une fiction avec tant de force qu'elle
s'avoue ainsi contre-vérité. Cette ultime duplicité énonciative me
paraît emblématique de toute la pièce : dans Le Jeu,
la théâtralisation des fausses conditions sociales fonctionne
comme une dénonciation de leur non-vérité : jamais Marivaux ne
fait en sorte que nous croyions, nous spectateurs, à la comédie
dans la comédie. Or, dans l'ironie comme dans Le jeu,
le retournement du mensonge sur-joué en implacable vérité se fait
par l'inadéquation des mots. Inadéquation des mots à leurs
référents pour l'ironie, inadéquation des mots aux conditions
jouées, dans toute la pièce.
Protase au
présent, apodose au futur
1 – Lisette.
Vertuchoux ! Si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon
nécessaire (I, 1, p. 37, implication réversible)
2 – Silvia. Si
mes charmes font ce coup-là, ils me feront plaisir, je les
estimerai. (I, 4, p. 46, implication réversible)
3 – Lisette.
[…] si vous ne mettez bon ordre à ce qui arrive, votre prétendu
gendre n'aura plus de cœur à donner à Mademoiselle votre fille
(II, 1, p. 66, implication réversible)
4 – Arlequin.
Madame, s'il en dit deux, son congé sera son troisième (II, 4,
implication réversible)
5 – Arlequin.
[…] si je lui dis mon état de valet, et que nonobstant, son tendre
cœur soit toujours friand de la noce avec moi, ne laisserez-vous
pas jouer les violons ? (III, 1, l'interrogation cache une
implication réversible)
6 – Lisette.
Mais si je lui dis un peu, il le saura tout-à-fait. (III, 5,
p. 118, implication réversible)
7 – Silvia. […]
Mais moi, Monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur,
s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il
m'aura faite […] ? (III, 8, p. 133, implication non
réversible)
L'ordre
principale subordonnée, futur, présent
8 – Silvia.
[…] je tâcherai en faveur de ma maîtresse de le connaître par
moi-même s'il en vaut la peine (I, 6, p. 58, implication
réversible)
9 – Arlequin.
[…] je pleurerai, s'il le faut (I, 8, p. 62, implication
réversible)
Protase au
présent, apodose au présent, puis au futur
10 – Silvia.
S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais. (III, 8,
p. 131, implication réversible)
Ce système
est le moins employé. Quand l'ordre est inversé, la subordonnée
fonctionne (on l'a déjà noté pour le système présent-présent),
comme une auto-correction de ce que l'énonciateur s'engage à
faire au moyen d'un futur catégorique. On passe ainsi du futur
catégorique au futur sous condition.
Là encore les
implications sont presque toutes (à une exception près)
réversibles, ce qui fait nos conditions nécessaires. Le système
hypothétique, en associant une subordonnée au présent et une
principale au futur, se construit comme probable. Et cette fois
ce sont les valets qui l'emploient le plus (6 occurrences sur
9). Ce système n'est jamais utilisé par Dorante et Silvia n'en
use que pour donner libre-cours à sa coquetterie (en 2, apparaît
son amour-propre de femme, trahissant la nature féminine telle
que la voit Marivaux), ou pour exprimer sa crainte de souffrir
de l'usure des sentiments (7) et manifester la distance qu'il y
a, en amour, entre la condition de l'homme et celle de la femme.
Ce système est surtout employé pour dénoncer les artifices et
laisser entendre la voix de la nature (1, 2, 7). Dans les cas 4
et 9, on pourrait d'abord croire que le système conditionnel est
mis au service de la comédie d'Arlequin ; toutefois, il sert
surtout à mettre au jour son incapacité flagrante à bien tenir
son rôle, de sorte que d'une autre façon ces deux occurrences
sont elles aussi au service de l'avènement de la vérité. En 10,
la réplique de Silvia pourrait marquer le passage du système
associant présent et présent (dont on a vu qu'il favorisait la
prolifération de la théâtralité) à celui qui est plutôt employé
pour la mise au jour de la vérité (présent et futur). Le suspens
est ici porté à son comble, le départ de Dorante se faisant sous
nos yeux cependant que le mécanisme de l'implication réversible
détruit par les deux négations l'espérance du dénouement
attendu. La comédie dans la comédie atteint ses limites :
au-delà, avec le retour de Dorante qui n'avait fait qu'une
fausse sortie, la vérité pourra enfin régner.
Pour conclure
partiellement sur les subordonnées en si, on a pu
observer que le système modalisé était préféré par les maîtres
et qu'il articulait supposition des conditions et supposition de
l'amour : l'amour n'étant réalisable qu'avec quelqu'un de sa
condition, il reste irréel (même s'il est aussi potentiel) tant
que les conditions sont déguisées. Le système purement logique,
non modalisé, favorise paradoxalement le mensonge théâtral (en
s'articulant à la mise en abyme théâtrale) quand il est
entièrement actualisé au présent (moment de la représentation).
Il concourt en revanche à l'avènement de la vérité quand il
s'ouvre vers le futur, celui du dénouement. Dans la majorité
écrasante des cas, l'hypothèse exprime une condition nécessaire,
les relations de causalité ou d'implication étant
réversibles.
D'autres façons
d'exprimer les conditions
On va voir
comment d'autres façons d'exprimer la condition jouent plus
spécifiquement sur la double énonciation.
D'autres
expressions de la condition
Voici deux
autres façons d'introduire des circonstancielles de condition, et
d'abord avec une explicitation de la relation de condition :
Lisette. Je ne
refuse pas de vous la prêter (ma main) un moment, à condition que
vous la prendrez pour toujours (III, 6, p. 120).
Cette condition
du « prendre pour toujours » renvoie métonymiquement au mariage
qui unira entre elles les conditions socialement similaires, une
fois les masques tombés et la singerie achevée.
Silvia […] je
ne te hais ni ne t'aime, ni ne t'aimerai à moins que l'esprit ne
me tourne (II, 9, p. 85).
Dans La
Grammaire méthodique du français, à moins que
et pour peu que sont donnés comme des « substituts
plus ou moins spécifiques de si » et introduisant des
circonstancielles « décrivant une perspective » et classées dans
« la famille des conditionnelles [16] ». Mais la
condition introduite par à moins que a moins de
chance qu'une autre de se réaliser. En même temps, comme bon
nombre d'expressions de la condition, elle ouvre une perspective,
même si c'est sous couleur de la rejeter hors des limites de la
réalité constatée. Passé par le crible de la double énonciation,
le à moins que cache la vérité à Dorante et la révèle
aux spectateurs. Ainsi les conditions sont-elles partie prenante
du double langage qui fonde l'humour le plus typiquement
marivaudien.
Faut-il
retenir, comme exprimant d'une autre façon la condition le
quand associé au conditionnel ?
1 – Dorante. Ma
foi, je ne serais pas surpris quand ce serait encore l'histoire de
tous les maîtres. (I, 6p. 53)
2 – Arlequin.
Quand vous ne seriez que Perrette ou Margot, quand je vous aurais
vue le martinet à la main descendre à la cave, vous auriez
toujours été ma Princesse (II, 5, p. 75)
3 – Dorante.
Quand même j'aurais ton cœur… (II, 9)
et plus bas la
réponse :
4 – Silvia.
Quand tu l'aurais tu ne le saurais pas, et je ferais si bien que
je ne le saurais pas moi-même. (II, 9, p. 88)
5 – Silvia.
Quand je m'en fâcherais, il n'en serait ni plus ni moins. (II, 9,
p. 86)
Pour tous ces
cas où le conditionnel est en subordonnée comme en principale, on
peut hésiter entre condition et concession (avec une valeur de
« quand » glosable par « quand bien même » et plus ou moins
assimilable à « même si »). Si l'on définit la concession comme
étant une cause n'entraînant pas l'effet escompté, on comprend sa
proximité sémantique avec la condition, cause aussi. Mais c'est
une cause qui, si elle se réalise, entraînera l'effet prévu.
Proximité par le rattachement à la causalité, mais aussi
différence. Selon les analyses de R. Martin, dans Pour une
logique du sens, le « sens concessif naît de l'écart entre
une relation implicative que l'on pensait vraie et la fausseté de
q, en dépit de la vérité de p [17] ». Pour R. Martin,
cela revient à dire que la relation si p, q n'est pas
vraie dans la réalité, mais dans ce que ce sémanticien appelle
l'« antiunivers », « lieu du possible dont on sait déjà qu'il n'a
pas eu lieu [18] ». Pour ce qui est de nos
occurrences, le possible qui n'a pas eu lieu concerne plutôt les
subordonnées introduites par quand, et il s'oppose
(d'où la proximité aussi avec la valeur adversative) à la vérité
constatée en principale. Pour P. Garde, les subordonnées
introduites par même si, quand (bien
même) sont des concessives éventuelles et irréelles alors
que celles introduites par bien que et
quoique sont des concessives réelles [19].
En même temps,
toutes les subordonnées introduites par ce quand
particulier et dont la valeur logique est difficile à délimiter
sont dans la pièce assimilables à des lapsus dans la mesure où
elles font advenir une vérité rejetée et enfouie : en 2, la
condition ancillaire de Lisette, en 3 et 4 la possession par
Dorante du cœur de Silvia. Notons au passage l'usage en
subordonnée comme en principale du conditionnel à valeur modale au
moyen duquel l'énonciateur se refuse à adhérer à la valeur de
vérité de la relation logique que pourtant il construit.
Le conditionnel
à valeur modale
1 – Silvia. […]
Bourguignon, je ne saurais me fâcher des discours que tu me tiens.
(I, 6, p. 56)
Et plus
bas :
2 – Faudra-t-il
que je te quitte. (A part) je devrais déjà l'avoir
fait.
3 – Lisette.
Arrêtez-vous, je ne saurais vous souffrir dans cette posture-là,
je serais ridicule de vous y laisser. (II, 5, p. 77)
4 – Silvia. […]
je ne saurais m'en remettre, je n'oserais songer aux termes dont
elle (Lisette) s'est servie (II, 8, p. 83)
5 – Silvia. Il
y a bien certaines choses que je pourrais supposer, mais je ne
suis pas folle (III, 8, p. 130)
6 – Silvia. Je
ne saurais vous aimer, qu'en savez-vous ? (III, 8, p. 132)
7 – Silvia […]
moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je
vous aime, dans les dispositions où vous êtes l'aveu de mes
sentiments pourrait exposer votre raison (III, 8, p. 154)
Au don du cœur
et de la main, Silvia répond :
8 – En vérité,
ne mériteriez-vous pas que je les prisse… ? (III, 8, p. 154)
Les
Guillaumiens présentent le conditionnel comme un « futur
hypothétique », décadence d'époque par rapport au futur
catégorique : « l'hypothèse inhérente à tout présent devient
lourde du fait qu'elle prend départ au passé, les contrastes
s'accusant. On parlera, pour la forme en -rais, de
surcharge d'hypothèse [20] ». On voit ici comment les
Guillaumiens font découler cette surcharge d'hypothèse de la
valeur temporelle propre à la forme en -rais, valeur
de futur du passé.
La surcharge
d'hypothèse inhérente au futur hypothétique ou conditionnel-mode
est exploitée par Marivaux pour présenter des sentiments encore
ignorés des protagonistes sur la scène, mais que le spectateur a
plaisir à voir s'exprimer. Ces conditionnels renforcent ou du
moins confirment son avance cognitive. Il arrive que le
conditionnel favorise la prise de conscience (cas 2). Surtout les
conditionnels sont l'ultime voile, de plus en plus transparent,
dont les coeurs s'enveloppent dans la scène de dénouement (III, 8,
cas 6, 7, 8).
Nous essaierons
pour conclure de répondre à la question que nous avions
initialement posée : les conditions sociolinguistiques sont-elles
aliénantes dans Le Jeu de l'amour et du hasard ? En
d'autres termes, quelle est la part laissée au hasard dès que les
destinées semblent tracées par les styles langagiers ? En fait,
les conditions, qu'elles soient sociales ou linguistiques, sont
surtout relativement indifférentes à ce qui se joue pour Marivaux
de plus essentiel : la découverte de soi, au terme d'une crise
d'identité qui dissout tous les conditionnements et conduit
Dorante à préférer la mort sociale à la mort à soi que serait le
renoncement à Silvia. Et si l'amour, dans sa fragilité
constitutive, dans sa fulgurance peut-être sans lendemain, était
finalement, pour Marivaux, ce qui profondément nous rend tous
égaux, un au-delà des conditions, parce qu'on se donne sans
conditions ? Certes, les conditions semblent dans notre pièce être
des prisons dans la mesure où les mésalliances y sont cantonnées
au plus profond de la mise en abyme théâtrale. Les épousailles
maître-suivante ou maîtresse-valet n'y figurent qu'à titre
d'hypothèse que l'expérience linguistique dément ipso
facto. Pourtant, cette mésalliance sérieusement projetée
par Dorante s'est réalisée dans La Double Inconstance
(pièce antérieure de 1723) où un prince se travestit en simple
officier pour conquérir et finalement épouser une villageoise.
Entre le prince libertin et la jeune fille bien naïve, la
différence culturelle et donc l'écart des parlures est sensible ;
mais les maladresses de la jeune Silvia sont une grâce de plus aux
yeux du Prince. Une autre pièce tout aussi célèbre et plus
tardive, Les Fausses confidences (1737), montre aussi
que les conditions sociales ne sont pas définitivement aliénantes
dans le théâtre de Marivaux : une riche veuve y épouse un homme
tombé dans la pauvreté. Pour ma part, je crois qu'il faut
concevoir, non seulement toutes les pièces de notre dramaturge,
mais peut-être même toute son oeuvre, comme un laboratoire où
l'expérimentation de la langue n'est jamais dissociable de celle
des sentiments. Ce que l'accord immédiat des parlures révèle
dans Le Jeu, c'est donc moins l'impossibilité
d'échapper à sa condition que l'immédiate reconnaissance de deux
êtres promis l'un à l'autre. Le diapason des registres de langue
ne fait que prolonger et redoubler l'idée commune du double
travestissement. Une idée étrangement ambivalente, qui témoigne
d'une communion et aussitôt instaure une séparation. Ambivalence
qui traverse toutes les répliques dès lors que le spectateur
connaît d'emblée le dénouement et jubile de voir que plus les
jeunes gens s'interdisent d'aimer, plus ils s'aiment. Ambivalence
au cœur des hommes et d'une pièce que structurent redoublements et
doubles-jeux. L'ambivalence est aussi au cœur du polyphonique
conditionnel et des systèmes hypothético-conditionnels doublant
l'univers de ce qui est d'un univers (antiunivers chez R. Martin)
qui aurait légitimité à être. En supposant d'autres causes qui
entraîneraient d'autres effets, en prolongeant le présent avéré
par de multiples éventualités, en imaginant d'autres logiques qui
pourraient aussi être à l'œuvre, le texte s'ouvre aux infinies
variations de la condition humaine. Et du même mouvement il se
replie sur ses conditions de création.
1 | Voir
W. Pierre Jacoebée, La persuasion de la charité, thèmes, formes
et structures dans les Journaux et œuvres diverses de
Marivaux, Amsterdam, Rodopi, 1976. | 2 | Édition de Catherine
Nauguette-Christophe, Paris, Gallimard (folio-théâtre), 1994, à
laquelle nous renverrons tout au long de cet article. | 3 | « J'ai pensé, je pense encore, qu'on n'obtient au
théâtre ni grand pathétique ni profonde moralité, ni bon et vrai
comique au théâtre, sans des situations fortes qui naissent
toujours d'une disconvenance sociale dans le sujet qu'on veut
traiter ». Beaumarchais, Préface du Mariage de
Figaro, Œuvres, P. Larthomas (éd.), Paris,
Gallimard NRF (Pléiade), 1988, p. 355. | 4 | p. 62. | 5 | « Il règne
aujourd'hui dans le langage une affectation si puérile que le
jargon des Précieuses de Molière n'en a jamais approché »,
Desfontaines (Pierre-François Guyot), Dictionnaire
néologique à l'usage des beaux esprits du siècle, avec l'éloge de
Pantalon-Phoebus, Amsterdam, Le Cène, 1728. | 6 | Lessing, Dramaturgie de Hambourg, 21e
soirée, 20 mai 1767, à propos des Fausses
Confidences, TC, p. 2059. | 7 | Marivaux, Journaux et
Œuvres diverses, Frédéric Deloffre et Michel Gilot (éds),
Paris, Garnier frères (Classiques Garnier), 1969, p. 149. | 8 | Maurice Grevisse, Le Bon
Usage, Paris, Duculot, 1980, p. 1370. | 9 | Ibid.,
p. 1372. | 10 | Hervé Béchade,
Syntaxe du français moderne et contemporain, Paris,
Presses Universitaires de France, 1986, p. 303. | 11 | Gérard Moignet,
Systématique de la langue française, Paris,
Klincksieck (bibliothèque française et romane), 1981,
p. 255. | 12 | Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul,
La Grammaire méthodique du français, Paris, Presses
Universitaires de France (Linguistique nouvelle), 1994,
p. 508-509. | 13 | Patrick Chareaudeau, La
Grammaire du sens et de l'expression, Paris, Hachette,
1992. | 14 | Ibid., p. 525. | 15 | Delphine Denis, Anne Sancier-Chateau,
Grammaire du français, Paris, Librairie générale
française (Les Usuels de poche), 1994, p. 213. | 16 | Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul,
La Grammaire méthodique…, p. 512. | 17 | Robert Martin, Pour une
logique du sens, Paris, Presses Universitaires de France
(Linguistique nouvelle), 1983, p. 115. | 18 | Ibid., p. 114. | 19 | P. Gardes, « Analyse et
synthèse dans la subordination circonstancielle » in Analyse
et synthèse dans les langues slaves et romanes [Actes du Ve
Colloque international de linguistique slavo-romane, Bad Homburg,
9-11 octobre 1989], Harro Stammerjohann (éd.), Tübingen, G. Narr,
1991. | 20 | Gérard Moignet, Systématique de la langue
française…, p. 82-83. |
|
|