Dossier : Genres littéraires et pratiques énonciatives


La double énonciation des conditions
dans Le Jeu de l'amour et du hasard

Violaine Géraud

Lyon III – Jean Moulin

violaine.geraud@wanadoo.fr

Résumé :
Je me propose de relier la réflexion marivaudienne de « philosophe » sur les conditions, laquelle sous-tend l'intrigue du Jeu de l'amour et du hasard, à l'expression linguistique de la condition, et notamment au grand usage qui est fait des subordonnées introduites par SI. Or nous n'ignorons pas combien en grammaire, la dénomination même de « condition » est devenue problématique, la condition comme le conditionnel n'étant plus guère évoqués qu'en tant que dénominations trop approximatives. Sans ignorer cette difficulté théorique, j'essaierai de mettre en lien condition logique et condition sociale, condition linguistique et condition aristocratique pour essayer de voir si la condition, entendue dans tous les sens du terme, est dans la pièce un chemin menant vers l'émancipation ou vers l'aliénation.

Abstract :
In this article, I intend to establish a link between Marivaux's philosophical reflection on condition, which is at stake in the plot of Le Jeu de l'amour et du hazard, and the linguistic expression of condition, in particular the frequent use of subordinate clauses introduced by SI. However we all know how, in grammar studies, the very designation of « condition » has become a problematic one, both condition principle and conditional mode being almost only brought up today as too vague designations. Keeping in mind this theoretical difficulty, I will try to relate logical condition to social condition and linguistic condition to aristocratic condition in order to try and determine whether, in the play, condition, in every meaning of that term, is a way toward emancipation or alienation.

Sous les grâces du marivaudage, se fait jour, dans Le jeu de l'amour et du hasard, une réflexion sur les conditions, qui trouve aussi sa claire illustration dans les pièces utopiques du dramaturge (l'Ile des Esclaves, l'Ile de la Raison, La Nouvelle Colonie ou la Ligue des Femmes). Or la condition y est davantage linguistique que sociale : chacun, dans Le jeu, est révélé par sa parlure, et comme enfermé en elle, de sorte que l'échange d'habits sert de révélateur à la vérité des empreintes linguistiques. Car celles-ci révèlent d'abord si l'on est ou pas un homme ou une fille de condition. Les parlures semblent prendre dans Le Jeu la force d'un destin ne laissant peut-être aucune place au hasard : le « soldat d'antichambre » (III, 6) ne pourra prendre pour épouse que « la coiffeuse de Madame ». Dorante pourrait-il vraiment se mésallier avec une servante ? C'est parce que Le Jeu met à nu cette aliénation dans une condition qui est d'abord linguistique qu'il se retrouve au centre du film d'Abdellatif Kechiche, l'Esquive (2005) : qui ignore que dans les banlieues, c'est l'usage linguistique qui arrête une destinée d'exclusion à laquelle il est bien difficile de s'extraire ? Le cinéaste propose la littérature (dont la pièce de Marivaux est aussi un parangon) comme la possibilité d'échapper à la mise au ban linguistique. Quant à Marivaux, rêve-t-il d'un monde où les conditions ne seraient plus des aliénations ? Se contente-t-il, au nom de son catholicisme secret [1], d'un désir d'humaniser une société qu'il ne s'agirait pas de changer ? Ajoutons que la condition est également sexuelle et que la peur féminine de l'aliénation s'exprime dès l'exposition, dans la querelle sur le mariage qui éclate entre Silvia et Lisette. Je me propose de relier la réflexion marivaudienne de « philosophe » sur les conditions, laquelle sous-tend l'intrigue de la pièce, à l'expression linguistique de la condition, et notamment au grand usage qui est fait des subordonnées introduites par SI. Au demeurant nous n'ignorons pas combien en grammaire, la dénomination même de « condition » est devenue problématique, la condition comme le conditionnel n'étant plus guère évoqués qu'en tant que dénominations sinon erronées, du moins approximatives. Sans ignorer cette difficulté terminologique autant que théorique, j'essaierai de mettre en lien condition logique et condition sociale, condition linguistique et condition aristocratique pour essayer de voir si la condition, entendue dans tous les sens du terme, est dans Le Jeu de l'amour et du hasard un chemin menant vers l'émancipation ou vers l'aliénation. Peut-on espérer, par l'habileté retorse du marivaudage, échapper à la prison des conditions linguistiques, sociales et sexuelles ?

Un jeu sous condition

Double sens et double jeu de la condition

Nous partirons de quelques emplois particulièrement révélateurs du mot « condition », dans le texte théâtral. Ce terme est dans la bouche de M. Orgon, un homme éclairé par les naissantes Lumières, un père en complète opposition avec ceux de Molière, lesquels n'avaient nul souci du bonheur de leurs enfants. M. Orgon au contraire, comme le père de Dorante, placent le projet de mariage de leurs deux enfants sous la condition expresse d'une réciproque inclination :

dans le dernier voyage que je fis en province, j'arrêtai ce mariage avec son père, mais ce fut à condition que vous vous plairiez à tous deux et que vous auriez entière liberté de vous expliquer. (I- 2, p. 40) [2]

Le mariage ne saurait être forcé, et il a pour condition (au sens d'« obligation dont dépend la réalisation d'un contrat ») la liberté d'acquiescement de ceux qui se marient. Cette mise sous condition d'un libre choix motive ensuite le double travestissement et donc toute l'action dramatique.

Toutefois, en même temps, la condition est dans la pièce le principal obstacle au mariage annoncé. Sous leurs habits, les deux jeunes premiers s'effraient de la tentation d'une mésalliance. Plus largement, par le risque de la « disconvenance sociale [3] », Le Jeu pourrait annoncer le drame bourgeois et la Préface du Mariage de Figaro, la condition étant cette fois entendue comme « place, rang dans la société ». C'est bien avec cette acception sociale (et avec pour sens restreint l'« appartenance à la noblesse ») que la condition forme le seul obstacle aux mariages rêvés, se donnant même comme un arrêt du destin, une « prédiction » dans la scène 6 du premier acte :

Silvia. […] On m'a prédit que je n'épouserai jamais qu'un homme de condition […]
Dorante. […] moi j'ai fait serment de n'aimer sérieusement qu'une fille de condition (p. 54)

Ainsi la condition, étymologiquement cum + dicio, formule de commandement devenue un terme juridique, est-elle traitée dans son acception sociale comme une fatalité. Il semble au demeurant qu'une possibilité d'échapper au destin de la condition existe dans le discours que tient Dorante dans cette même scène 6 du premier acte :

Dorante. […] tu as l'air bien distinguée, et l'on est quelquefois fille de condition sans le savoir.
Silvia. Ah, ah, ah, je te remercierais de ton éloge, si ma mère n'en faisait les frais. (p. 54)

Silvia dévie le propos de Dorante, lui donnant sciemment un autre sens : le jeune homme plaçait la condition dans le mérite (pouvant contredire la naissance, ce qui annonçait Beaumarchais), alors que Silvia alias Lisette la replace dans la filiation. On retourne ainsi d'une vision bourgeoise à une vision aristocratique de la condition. Marivaux hésite-t-il entre ces deux visions ? Toujours est-il que c'est au moyen d'une subordonnée de condition introduite par si que Silvia écarte l'idée que la qualité pourrait être liée à l'individu lui-même plutôt qu'à sa naissance. Signalons au passage que les mères, étrangement absentes dans cette pièce, ne sont ici évoquées que pour être soupçonnées d'adultère (on pense à la future Mère Coupable qui achèvera la trilogie beaumarchaisienne), même si c'est pour rire. La condition maternelle (on peut renvoyer aux Fausses confidences où la mère s'oppose au bonheur de sa fille) n'a rien de commun chez Marivaux avec celle des pères. Nous retiendrons que c'est sous condition de la vertu des mères que la filiation va de pair avec la condition.

La condition, au sens aristocratique du terme qui fait de « l'homme de condition » un homme appartenant à la noblesse, est aussi clairement liée dans la pièce, conformément à ce que nous avons dit en introduction, à la qualité de l'expression. Ce motif apparaît acte I scène 5, lorsque Mario rappelle à l'ordre les deux jeunes premiers :

Votre serviteur, ce n'est point encore là votre jargon, c'est ton serviteur qu'il faut dire. (p. 49)

Il leur impose le tutoiement. Même attention portée sur l'expression acte I scène 8, lorsque Dorante reproche à Arlequin de mal jouer son rôle et qu'il vilipende ses « façons de parler sottes et triviales » [4]. Mais surtout, ce rattachement étroit de la distinction sociale à la distinction linguistique revient en même temps que le mot même de « condition » dans la fausse dispute entre Mario et Dorante, acte III scène 2. Mario joue le rôle d'un rival de Dorante pour pousser celui-ci à bout dans l'épreuve que lui impose sa sœur :

Dorante. […] supposez que Lisette eût du goût pour moi.
Mario. Du goût pour lui ! Où prenez-vous vos termes ? Vous avez le langage bien précieux pour un garçon de votre espèce.
Dorante. Monsieur, je ne saurais parler autrement.
Mario. C'est apparemment avec ces petites délicatesses-là que vous attaquez Lisette. Cela imite l'homme de condition. (III, 2, p. 108)

Le « langage bien précieux » est celui que Dorante parle tout naturellement puisqu'il s'avoue incapable d'en utiliser un autre. Or, c'est ce même reproche qui est communément fait à notre dramaturge. Desfontaines l'inclut dans son Dictionnaire néologique publié en 1726 où il attaque la nouvelle préciosité [5] en vogue, et voici ce qu'en disait Lessing :

Les pièces de Marivaux, malgré la diversité des caractères et des intrigues ont entre elles un air de ressemblance. On y trouve toujours le même esprit chatoyant et trop souvent recherché, la même analyse métaphysique des passions, le même langage fleuri et rempli de néologismes [6].

À cette accusation récurrente d'excessive délicatesse (on pense aussi aux reproches réitérés de Voltaire), Marivaux répond comme Dorante, et proclame sa sincérité dans la quête du naturel, notamment dans la huitième feuille du Spectateur français :

je pourrais bien, un de ces jours, argumenter dans les formes et prouver qu'écrire naturellement, qu'être naturel, n'est pas écrire dans le goût de tel Ancien ni de tel Moderne, n'est pas se mouler sur la personne quant à la forme de ses idées, mais au contraire se ressembler fidèlement à soi-même, et ne point se départir ni du tour ni du caractère d'idées pour qui la nature nous a donné vocation : qu'en un mot, penser naturellement, c'est rester dans la singularité d'esprit qui nous est échue [7] […]

La condition, entendue non plus seulement de manière aristocratique comme appartenance à la noblesse, mais aussi d'une manière plus bourgeoise, comme distinction naturelle, s'impose par le style : une certaine manière de configurer l'expression. C'est donc sur la condition linguistique en partie, nous le verrons, révélée par la linguistique de la condition, que portera maintenant notre réflexion.

La question linguistique de la condition : un problème de définition

Concernant la condition en linguistique, une mise au point théorique s'impose car le moins que nous puissions dire, c'est que la définition de la condition est problématique. Et d'abord comment la distinguer de l'hypothèse ? M. Grevisse dans Le Bon usage [8], intitule l'un des chapitres (le 7e) qu'il consacre aux subordonnées « Propositions conditionnelles ou hypothétiques ». A priori, les deux dénominations sont données comme interchangeables. Il semble pourtant ensuite distinguer entre ces deux appellations puisqu'il il écrit en remarque :

Les propositions conditionnelles peuvent exprimer non seulement l'idée de condition proprement dite, mais encore des idées d'hypothèse, d'éventualité, d'opposition, de restriction [9].

Puis, réfléchissant sur les propositions introduites par le « si conditionnel » au sein d'une phrase qu'il classe comme « conditionnelle », il distingue l'hypothèse pure et simple (de la réalisation de la condition résulte, a résulté ou résultera le fait de la principale) exprimée dans des phrases dans lesquelles principale et subordonnée sont pareillement à l'indicatif, et le potentiel (et/ou) l'irréel du présent exprimés par une phrase couplant l'imparfait en subordonnée et le conditionnel présent en principale. L'accompli de ces deux tiroirs verbaux permet d'exprimer l'irréel du passé. H. Béchade déclare pour sa part préférer la notion d'hypothétique pour « un fait posé comme une hypothèse dont dépend la réalisation du fait exposé en principale [10] » parce qu'il considère que la notion de condition est trop restrictive. Dans son introduction aux hypothétiques, il rejette le classement précédent qu'utilisait M. Grevisse en l'accusant d'être plus adéquat au latin qu'au français. G. Moignet, dans la Systématique de la langue française semble privilégier le concept d'hypothèse, du moins dans l'étude qu'il fait du morphème si. Ce morphème typique de l'expression de l'hypothèse résulte de la subduction du si adverbe de la positivation (entrant dans l'expression des degrés d'intensité), car « subduire une thèse (la réduire au degré inférieur), c'est proprement produire une hypothèse. Subduction se traduit ici en supposition. Avec SI on présente le phénomène comme étant une vue de l'esprit  [11] ». Avec cette vue de l'esprit, voici que nous perdons de vue la condition… Quant à La Grammaire méthodique du français [12], elle distingue entre trois effets de sens produits par ce type de subordonnée en si (hypothétique, itératif, adversatif) et elle précise les emplois à partir d'une spécification des temps employés (comme le faisait M. Grevisse) et après avoir remarqué que c'est toujours l'indicatif qu'on trouve à la suite de si (G. Moignet avait précisé que la nécessaire antécédence temporelle de la protase excluait le futur catégorique comme le futur hypothétique, c'est-à-dire le conditionnel).

Une étude qui peut sembler plus complète et éclairante des subordonnées d'hypothèse ou de condition les rattache au principe de causalité dans La Grammaire du sens et de l'expression [13] de P. Chareaudeau. Après avoir constaté que chez la plupart de ses prédécesseurs, notamment chez Grevisse, comme chez Larousse, Wagner et Pinchon, il y a une absence de véritable définition, P. Chareaudeau essaie de repenser les relations logiques qui selon lui sont toutes afférentes à la causalité (causales, finales, consécutives et hypothétiques (ou conditionnelles) [14]. À partir d'une opération de causalité schématisée par A1 -> A2, il distingue entre condition possible (A1 entraîne A2 mais non A1 ne suppose pas non A2) ; la condition nécessaire (non A1 s'accompagne obligatoirement de non A2, la condition inéluctable exprimée avec un quantificateur indéfini (Tout ce qui…) et la condition exclusive (le seul qui puisse…). Ces deux dernières conditions ne nous intéresseront pas, dans la mesure où nous avons fait le choix de ne réfléchir que sur les subordonnées que la grammaire traditionnelle étiquetterait comme hypothétiques et/ou conditionnelles, et pour commencer les subordonnées introduites par si, très nombreuses dans la pièce.

Les subordonnées introduites par si

Notre relevé du corpus prend en compte les tiroirs verbaux employés en subordonnée et en principale. Il faut d'emblée distinguer entre les faits déplacés dans l'irréel par l'imparfait à valeur modale, et les faits qui sont supposés au présent et relèvent de l'éventuel. La grande question que nous nous poserons, pour savoir si la condition est nécessaire (ou seulement possible), c'est celle de la réversibilité de la relation, relation de cause à effet lorsque le système est modalisé (imparfait/conditionnel, subjonctif), relation logique assimilable à l'implication, lorsque le système utilise le présent seul (principale et subordonnée) ou le présent et le futur.

Protase à l'imparfait, apodose au conditionnel

1 – Silvia. Je vous dis que, si elle osait, elle m'appellerait une originale (réversible).

2 – Lisette. (en réponse immédiate à la réplique précédente). Si j'étais votre égale, nous verrions. (I, 1, p. 34, réversible)

3 – Silvia. Mais si j'osais, je vous proposerais sur une idée qui me vient de m'accorder une grâce qui me tranquilliserait tout à fait (I, 2, p. 41, réversible).

4 – Silvia. Si je pouvais le voir, l'examiner un peu sans qu'il me connût, Lisette a de l'esprit, Monsieur, elle pourrait prendre ma place et je prendrais la sienne. (I, 2, p. 42)

5 – Dorante. Si j'étais tel (si j'étais un homme de condition), ta prédiction me menacerait, j'aurais peur de la vérifier. (I, 6, p. 54, réversible)

6 – Dorante. Quoi, Lisette, si je n'étais ce que je suis, si j'étais riche, d'une condition honnête, et que je t'aimasse autant que je t'aime, ton cœur n'aurait point de répugnance pour moi ? (II, 9, p. 89, réversible)

7 – Silvia. Si je n'aimais pas cet homme-là, avouons que je serais bien ingrate. (III, 4, p. 113, réversible)

8 – Arlequin. Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu'un monsieur. (III, 6, p. 124, réversible)

9 – Silvia. […] Savez-vous que si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? (III, 8, p ; 134, réversible)

L'ordre principale subordonnée, conditionnel, imparfait

10 – Silvia. […] je te remercierais de ton éloge, si ma mère n'en faisait les frais (I, 6, p. 54, non réversible)

11 – Silvia. Je l'achèverais bien moi-même (la pensée qu'il n'y aurait pas grande perte au départ de Dorante), si j'en avais envie. (à Dorante, II, 9, p. 84, réversible)

12 – Silvia. Je t'aimerais, si je pouvais. (à Dorante, II, 9, p. 89, réversible)

13 – Silvia. C'est que je suis bien lasse de jouer mon personnage, et que je me serais déjà démasquée, si je n'avais pas craint de fâcher mon père (II, 11, p. 93, non réversible)

14 – Silvia. Un cœur qui m'a choisie dans la condition où je suis, est assurément bien digne qu'on l'accepte, et je le payerais volontiers du mien si je ne craignais de le jeter dans un engagement qui lui ferait tort. (II, 12, p. 102, non réversible)

15 – Arlequin. […] je serais bien effronté, si je n'étais modeste. (III, 6, p. 121, réversible ?, Je ne serai pas effronté si j'étais modeste).

Parmi ces subordonnées en si couplant imparfait et conditionnel (irréel du présent prolongé par plus ou moins de potentiel), la plupart sont réversibles et forment donc des conditions nécessaires : A1 -> A2, et non A1 s'accompagne de non A2. Une exception est notable : l'occurrence 10 que nous avons déjà observée et qui permet à Silvia de rattacher condition et filiation. Si nous affectons la négation à ces deux propositions, nous obtenons : Je ne te remercierais pas de ton éloge si ma mère en faisait les frais (nier un énoncé négatif revient à le rendre affirmatif), énoncé qui devient absurde. Cette réponse de Silvia à Dorante procède d'une condition, non pas nécessaire, mais possible. La filiation n'est jamais qu'une condition possible, dans la mesure où la vertu des mères n'est jamais certaine. Voilà qui pourrait à bas bruit constituer une attaque de la morale aristocratique faisant de la filiation une condition nécessaire, alors que cette condition s'avère, par l'analyse, n'être qu'une condition possible.

Par ailleurs, ce système modalisé est le plus employé par les maîtres et surtout par Silvia (10 fois), personnage le plus attaché, en dépit de son idée d'échange de costumes, aux conditions sociales, personnage féminin qui est de fait plus menacée socialement par une mésalliance. En ce qui concerne les maîtres, le système hypothéco-conditionnel (et surtout le cas 6 où apparaît l'expression « condition honnête » et le cas 14 où revient le mot « condition ») leur permet, et d'abord dans la préparation du déguisement (3 et 4) d'articuler supposition de l'amour et supposition d'une autre condition (5, 6, 12). Les personnages ancillaires usent fort peu de ce système et Lisette ne l'emploie qu'une seule fois et en réponse à sa maîtresse avec un effet de décalque syntaxique ironique, une mise en mention de la syntaxe de sa maîtresse dans la supposition d'une égalité entre les deux jeunes filles, dans les occurrences 1 et 2 qui forment une paire. Quant à Arlequin, les deux occurrences où il en use sont dans la même scène 6 de l'acte III, scène où valet et servante déposent leurs masques et se défont de leurs conditions irréelles pour revenir à leur vérité sociale. Pour l'occurrence 8, observons qu'elle permet elle aussi le couplage supposition de l'amour et supposition d'une autre condition.

L'ordre principale-subordonnée suit davantage le surgissement des émotions et le révèle : d'abord apparaît, spontanément mais avec la retenue du conditionnel (dont nous verrons qu'il traduit toujours une impossibilité d'adhérer complètement à la véracité de ce qui est dit) ce que le cœur ressent, et qui est aussitôt mis (deuxième phrase, celle du retour à la raison) sous condition.

Protase seule, à l'imparfait

1 – Silvia. Si j'allais te faire pitié aussi ! Cela est terrible ! (I, 1, p. 38)

2 – Lisette. S'il m'était permis de m'expliquer si vite… (II, 5, p. 74) Réticence (allusion à l'habit trompeur)

3 – Dorante. Si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve… (II, 9, p. 87) Réticence (sous l'habit de valet)

4 – Silvia. Ah, Monsieur, si vous saviez combien je vous aurais d'obligation ! […] Si vous saviez combien je lui tiendrai compte de ce qu'il fait […] si vous saviez combien tout ceci va rendre notre union aimable […] (III, 4, p. 115)

Ces protases, non directement combinées à des apodoses (l'exclamation peut au demeurant constituer une apodose au moins sur le plan sémantique en 1) entrent pour certaines dans la rhétorique de la réticence ou de l'aposiopèse (2, 3) ou bien elles favorisent le lyrisme (1, 3, 4). La supposition du savoir (3, 4) ne sert qu'à renforcer l'expression hyperbolique des sentiments ; l'emploi du verbe savoir fonctionne ici en quelque sorte comme une prétérition : en supposant ce savoir, on le fait savoir. Nous avons là au demeurant un dévoiement du système hypothétique, la condition étant supposée sans qu'on sache à quoi sa réalisation conduirait. Cette implicitation de l'apodose permet, excepté pour le cas 2, d'envisager une intensité des sentiments telle qu'elle excèderait le dicible : hyperbolisation des affects par leur non-dit.

Protase au présent, apodose au présent

1 – M. Orgon. […] si Dorante ne te convient point, tu n'as qu'à le dire, et il repart ; si tu ne lui convenais pas, il repart de même (I, 2, p. 41, implications réversibles)

2 – M. Orgon. Parle. Si la chose est faisable, je te l'accorde. (I, 2, p. 41, relation d'implication non réversible)

3 – M. Orgon. Si je la laisse faire, il doit arriver quelque chose de bien singulier. (I, 2, p. 42, relation d'implication réversible)

4 – M. Orgon. Courage, mes enfants, si vous commencez à vous aimer, vous voilà débarrassés des cérémonies. (I, 5, p. 50, implication réversible)

5 – Silvia. […] et s'il (Dorante) en (de l'esprit) trouve dans mes yeux, il n'a qu'à prendre. (I, 5, p. 51, implication réversible)

6 – M. Orgon. S'il vous aime tant, qu'il vous épouse ! (II, 1, p. 67, implication réversible)

7 – Lisette. Si je m'en mêle, je le (le faux Dorante) renverse (II, 1, p. 67, implication réversible)

8 – Silvia. Si tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que faire ensemble (à Dorante, en II, 9, p. 86, implication réversible)

9 – Dorante, après tout un passage (Si+ imparfait Conditionnel associant supposition de sa condition « honnête » en protase et apodose autorisant l'amour de Lisette). Tu parais le dire sérieusement (que tu m'aimerais) et si cela est, ma raison est perdue. (II, 9, p. 90, implication réversible)

10 – Mario. Si j'y comprends rien, je veux mourir. (II, 13, p. 104, implication non réversible)

11 – M. Orgon. […] et si elle (Silvia) se fâche, ne t'inquiète point, ce sont mes affaires. (à Lisette, II, 1, p. 69, implication non réversible)

12 – Dorante. […] Écoute, si tu (Arlequin) me parles encore de cette impertinence-là […], je te chasse. (III, 1, p. 106, implication réversible)

13 – Silvia. Laissez-moi, tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point. (III, 8, implication réversible, p. 133)

L'ordre principale subordonnée, présent (de l'indicatif ou de l'impératif), présent

14 – Lisette. […] et manquez de respect, si vous l'osez […] (I, 2, p. 42, implication réversible)

15 – Dorante. Eh bien, venge-toi sur la mienne, si tu me trouves assez bonne mine pour cela. (I, 6, p. 54, implication réversible)

16 – M. Orgon. enfin, épouse, je te le permets, si tu peux. (II, 1, p. 67, simple implication)

17 – M. Orgon. Il faut convenir que le régal que tu lui donnes est charmant, surtout si tu achèves. (III, 4, p. 116, implication non réversible)

18 – Arlequin. Voulez-vous gager que je l'épouse avec la casaque sur le corps, avec une souguenille, si vous me fâchez ? (III, 7, p. 127, implication non réversible)

Principale averbale, subordonnée au présent

19 – Lisette […] un peu d'attention à votre service, s'il vous plaît (I, 2, formule de politesse, en dehors de l'expression véritable de la condition)

Protase au présent, apodose averbale

20 – Dorante. Vous m'aimez donc ?
Silvia. Non, non, mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous. (III, 8, p. 134, implication non réversible)

La grande majorité des hypothétiques forment des conditions nécessaires, dans la mesure où elles construisent des implications logiques que la Grammaire du français [15] classe comme « réversibles », c'est-à-dire qui restent vraies en étant niées (A1 -> A2 et non A1 -> non A2). De manière assez paradoxale, c'est par une double actualisation par le présent qui est à la fois en subordonnée et en principale que la mécanique du marivaudage se dénude. Le cas 1 est particulièrement intéressant : par la réciprocité des deux implications semblablement réversibles et la reprise de « il repart » que souligne « de même », non seulement Marivaux mécanise l'intrigue, mais il actualise étrangement un dénouement que tout spectateur sait impossible (le non mariage Dorante-Silvia).

Par ailleurs, c'est avec un double présent que le système hypothétique est le plus utilisé dans la pièce, où il me semble paradoxalement mis au service du théâtre dans le théâtre (2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 19). C'est en effet par ce moyen linguistique que chaque personnage se réaffirme dans son rôle de composition. Notons aussi que c'est le seul système hypothétique qu'utilise le meneur de jeu M. Orgon, et ce à 8 reprises, et toujours pour favoriser la comédie dans la comédie. Le deuxième meneur de jeu, Mario, s'en sert pour commenter la complexité de l'imbroglio (cas 10). Mais le plus souvent, ces implications, constitutives de formules lapidaires, réduisent le jeu de l'amour à des mécanismes implacables : 1, 3, 4, 6, 7, 9. L'occurrence 3 transforme même le déguisement autorisé (« si je la laisse faire ») en condition menant à une fin inéluctable : « il doit arriver ». Quelle est alors la place véritablement laissée au hasard ? La comédie des conditions pouvait-elle finir autrement si le mariage de Dorante et Silvia est d'emblée ce qui « devait » arriver ?

Notons qu'avec l'ordre principale-subordonnée, le personnage entre fougueusement dans son rôle, pour ensuite, par une hypothèse qui est aussi une auto-correction (sorte d'épanorthose), demander au coéenonciateur d'accréditer la justesse de son « jeu ».

Mais arrêtons-nous au cas 20 pris dans la scène de dénouement, là où la comédie cesse pour que triomphe la vérité des sentiments et des conditions. Il associe une hypothèse au présent à une proposition averbale (« tant pis pour vous »), aussi lapidaire qu'ironique. Dans notre pièce, et c'est singulier, cet aveu tant attendu, point d'orgue de la pièce, est antiphrastique. Comme dans toute figure d'ironie, s'y théâtralise une fiction avec tant de force qu'elle s'avoue ainsi contre-vérité. Cette ultime duplicité énonciative me paraît emblématique de toute la pièce : dans Le Jeu, la théâtralisation des fausses conditions sociales fonctionne comme une dénonciation de leur non-vérité : jamais Marivaux ne fait en sorte que nous croyions, nous spectateurs, à la comédie dans la comédie. Or, dans l'ironie comme dans Le jeu, le retournement du mensonge sur-joué en implacable vérité se fait par l'inadéquation des mots. Inadéquation des mots à leurs référents pour l'ironie, inadéquation des mots aux conditions jouées, dans toute la pièce.

Protase au présent, apodose au futur

1 – Lisette. Vertuchoux ! Si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire (I, 1, p. 37, implication réversible)

2 – Silvia. Si mes charmes font ce coup-là, ils me feront plaisir, je les estimerai. (I, 4, p. 46, implication réversible)

3 – Lisette. […] si vous ne mettez bon ordre à ce qui arrive, votre prétendu gendre n'aura plus de cœur à donner à Mademoiselle votre fille (II, 1, p. 66, implication réversible)

4 – Arlequin. Madame, s'il en dit deux, son congé sera son troisième (II, 4, implication réversible)

5 – Arlequin. […] si je lui dis mon état de valet, et que nonobstant, son tendre cœur soit toujours friand de la noce avec moi, ne laisserez-vous pas jouer les violons ? (III, 1, l'interrogation cache une implication réversible)

6 – Lisette. Mais si je lui dis un peu, il le saura tout-à-fait. (III, 5, p. 118, implication réversible)

7 – Silvia. […] Mais moi, Monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite […] ? (III, 8, p. 133, implication non réversible)

L'ordre principale subordonnée, futur, présent

8 – Silvia. […] je tâcherai en faveur de ma maîtresse de le connaître par moi-même s'il en vaut la peine (I, 6, p. 58, implication réversible)

9 – Arlequin. […] je pleurerai, s'il le faut (I, 8, p. 62, implication réversible)

Protase au présent, apodose au présent, puis au futur

10 – Silvia. S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais. (III, 8, p. 131, implication réversible)

Ce système est le moins employé. Quand l'ordre est inversé, la subordonnée fonctionne (on l'a déjà noté pour le système présent-présent), comme une auto-correction de ce que l'énonciateur s'engage à faire au moyen d'un futur catégorique. On passe ainsi du futur catégorique au futur sous condition.

Là encore les implications sont presque toutes (à une exception près) réversibles, ce qui fait nos conditions nécessaires. Le système hypothétique, en associant une subordonnée au présent et une principale au futur, se construit comme probable. Et cette fois ce sont les valets qui l'emploient le plus (6 occurrences sur 9). Ce système n'est jamais utilisé par Dorante et Silvia n'en use que pour donner libre-cours à sa coquetterie (en 2, apparaît son amour-propre de femme, trahissant la nature féminine telle que la voit Marivaux), ou pour exprimer sa crainte de souffrir de l'usure des sentiments (7) et manifester la distance qu'il y a, en amour, entre la condition de l'homme et celle de la femme. Ce système est surtout employé pour dénoncer les artifices et laisser entendre la voix de la nature (1, 2, 7). Dans les cas 4 et 9, on pourrait d'abord croire que le système conditionnel est mis au service de la comédie d'Arlequin ; toutefois, il sert surtout à mettre au jour son incapacité flagrante à bien tenir son rôle, de sorte que d'une autre façon ces deux occurrences sont elles aussi au service de l'avènement de la vérité. En 10, la réplique de Silvia pourrait marquer le passage du système associant présent et présent (dont on a vu qu'il favorisait la prolifération de la théâtralité) à celui qui est plutôt employé pour la mise au jour de la vérité (présent et futur). Le suspens est ici porté à son comble, le départ de Dorante se faisant sous nos yeux cependant que le mécanisme de l'implication réversible détruit par les deux négations l'espérance du dénouement attendu. La comédie dans la comédie atteint ses limites : au-delà, avec le retour de Dorante qui n'avait fait qu'une fausse sortie, la vérité pourra enfin régner.

Pour conclure partiellement sur les subordonnées en si, on a pu observer que le système modalisé était préféré par les maîtres et qu'il articulait supposition des conditions et supposition de l'amour : l'amour n'étant réalisable qu'avec quelqu'un de sa condition, il reste irréel (même s'il est aussi potentiel) tant que les conditions sont déguisées. Le système purement logique, non modalisé, favorise paradoxalement le mensonge théâtral (en s'articulant à la mise en abyme théâtrale) quand il est entièrement actualisé au présent (moment de la représentation). Il concourt en revanche à l'avènement de la vérité quand il s'ouvre vers le futur, celui du dénouement. Dans la majorité écrasante des cas, l'hypothèse exprime une condition nécessaire, les relations de causalité ou d'implication étant réversibles.

D'autres façons d'exprimer les conditions

On va voir comment d'autres façons d'exprimer la condition jouent plus spécifiquement sur la double énonciation.

D'autres expressions de la condition

Voici deux autres façons d'introduire des circonstancielles de condition, et d'abord avec une explicitation de la relation de condition :

Lisette. Je ne refuse pas de vous la prêter (ma main) un moment, à condition que vous la prendrez pour toujours (III, 6, p. 120).

Cette condition du « prendre pour toujours » renvoie métonymiquement au mariage qui unira entre elles les conditions socialement similaires, une fois les masques tombés et la singerie achevée.

Silvia […] je ne te hais ni ne t'aime, ni ne t'aimerai à moins que l'esprit ne me tourne (II, 9, p. 85).

Dans La Grammaire méthodique du français, à moins que et pour peu que sont donnés comme des « substituts plus ou moins spécifiques de si » et introduisant des circonstancielles « décrivant une perspective » et classées dans « la famille des conditionnelles  [16] ». Mais la condition introduite par à moins que a moins de chance qu'une autre de se réaliser. En même temps, comme bon nombre d'expressions de la condition, elle ouvre une perspective, même si c'est sous couleur de la rejeter hors des limites de la réalité constatée. Passé par le crible de la double énonciation, le à moins que cache la vérité à Dorante et la révèle aux spectateurs. Ainsi les conditions sont-elles partie prenante du double langage qui fonde l'humour le plus typiquement marivaudien.

Faut-il retenir, comme exprimant d'une autre façon la condition le quand associé au conditionnel ?

1 – Dorante. Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait encore l'histoire de tous les maîtres. (I, 6p. 53)

2 – Arlequin. Quand vous ne seriez que Perrette ou Margot, quand je vous aurais vue le martinet à la main descendre à la cave, vous auriez toujours été ma Princesse (II, 5, p. 75)

3 – Dorante. Quand même j'aurais ton cœur… (II, 9)

et plus bas la réponse :

4 – Silvia. Quand tu l'aurais tu ne le saurais pas, et je ferais si bien que je ne le saurais pas moi-même. (II, 9, p. 88)

5 – Silvia. Quand je m'en fâcherais, il n'en serait ni plus ni moins. (II, 9, p. 86)

Pour tous ces cas où le conditionnel est en subordonnée comme en principale, on peut hésiter entre condition et concession (avec une valeur de « quand » glosable par « quand bien même » et plus ou moins assimilable à « même si »). Si l'on définit la concession comme étant une cause n'entraînant pas l'effet escompté, on comprend sa proximité sémantique avec la condition, cause aussi. Mais c'est une cause qui, si elle se réalise, entraînera l'effet prévu. Proximité par le rattachement à la causalité, mais aussi différence. Selon les analyses de R. Martin, dans Pour une logique du sens, le « sens concessif naît de l'écart entre une relation implicative que l'on pensait vraie et la fausseté de q, en dépit de la vérité de p [17] ». Pour R. Martin, cela revient à dire que la relation si p, q n'est pas vraie dans la réalité, mais dans ce que ce sémanticien appelle l'« antiunivers », « lieu du possible dont on sait déjà qu'il n'a pas eu lieu [18]  ». Pour ce qui est de nos occurrences, le possible qui n'a pas eu lieu concerne plutôt les subordonnées introduites par quand, et il s'oppose (d'où la proximité aussi avec la valeur adversative) à la vérité constatée en principale. Pour P. Garde, les subordonnées introduites par même si, quand (bien même) sont des concessives éventuelles et irréelles alors que celles introduites par bien que et quoique sont des concessives réelles [19].

En même temps, toutes les subordonnées introduites par ce quand particulier et dont la valeur logique est difficile à délimiter sont dans la pièce assimilables à des lapsus dans la mesure où elles font advenir une vérité rejetée et enfouie : en 2, la condition ancillaire de Lisette, en 3 et 4 la possession par Dorante du cœur de Silvia. Notons au passage l'usage en subordonnée comme en principale du conditionnel à valeur modale au moyen duquel l'énonciateur se refuse à adhérer à la valeur de vérité de la relation logique que pourtant il construit.

Le conditionnel à valeur modale

1 – Silvia. […] Bourguignon, je ne saurais me fâcher des discours que tu me tiens. (I, 6, p. 56)

Et plus bas :

2 – Faudra-t-il que je te quitte. (A part) je devrais déjà l'avoir fait.

3 – Lisette. Arrêtez-vous, je ne saurais vous souffrir dans cette posture-là, je serais ridicule de vous y laisser. (II, 5, p. 77)

4 – Silvia. […] je ne saurais m'en remettre, je n'oserais songer aux termes dont elle (Lisette) s'est servie (II, 8, p. 83)

5 – Silvia. Il y a bien certaines choses que je pourrais supposer, mais je ne suis pas folle (III, 8, p. 130)

6 – Silvia. Je ne saurais vous aimer, qu'en savez-vous ? (III, 8, p. 132)

7 – Silvia […] moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes l'aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison (III, 8, p. 154)

Au don du cœur et de la main, Silvia répond :

8 – En vérité, ne mériteriez-vous pas que je les prisse… ? (III, 8, p. 154)

Les Guillaumiens présentent le conditionnel comme un « futur hypothétique », décadence d'époque par rapport au futur catégorique : « l'hypothèse inhérente à tout présent devient lourde du fait qu'elle prend départ au passé, les contrastes s'accusant. On parlera, pour la forme en -rais, de surcharge d'hypothèse [20] ». On voit ici comment les Guillaumiens font découler cette surcharge d'hypothèse de la valeur temporelle propre à la forme en -rais, valeur de futur du passé.

La surcharge d'hypothèse inhérente au futur hypothétique ou conditionnel-mode est exploitée par Marivaux pour présenter des sentiments encore ignorés des protagonistes sur la scène, mais que le spectateur a plaisir à voir s'exprimer. Ces conditionnels renforcent ou du moins confirment son avance cognitive. Il arrive que le conditionnel favorise la prise de conscience (cas 2). Surtout les conditionnels sont l'ultime voile, de plus en plus transparent, dont les coeurs s'enveloppent dans la scène de dénouement (III, 8, cas 6, 7, 8).

Nous essaierons pour conclure de répondre à la question que nous avions initialement posée : les conditions sociolinguistiques sont-elles aliénantes dans Le Jeu de l'amour et du hasard ? En d'autres termes, quelle est la part laissée au hasard dès que les destinées semblent tracées par les styles langagiers ? En fait, les conditions, qu'elles soient sociales ou linguistiques, sont surtout relativement indifférentes à ce qui se joue pour Marivaux de plus essentiel : la découverte de soi, au terme d'une crise d'identité qui dissout tous les conditionnements et conduit Dorante à préférer la mort sociale à la mort à soi que serait le renoncement à Silvia. Et si l'amour, dans sa fragilité constitutive, dans sa fulgurance peut-être sans lendemain, était finalement, pour Marivaux, ce qui profondément nous rend tous égaux, un au-delà des conditions, parce qu'on se donne sans conditions ? Certes, les conditions semblent dans notre pièce être des prisons dans la mesure où les mésalliances y sont cantonnées au plus profond de la mise en abyme théâtrale. Les épousailles maître-suivante ou maîtresse-valet n'y figurent qu'à titre d'hypothèse que l'expérience linguistique dément ipso facto. Pourtant, cette mésalliance sérieusement projetée par Dorante s'est réalisée dans La Double Inconstance (pièce antérieure de 1723) où un prince se travestit en simple officier pour conquérir et finalement épouser une villageoise. Entre le prince libertin et la jeune fille bien naïve, la différence culturelle et donc l'écart des parlures est sensible ; mais les maladresses de la jeune Silvia sont une grâce de plus aux yeux du Prince. Une autre pièce tout aussi célèbre et plus tardive, Les Fausses confidences (1737), montre aussi que les conditions sociales ne sont pas définitivement aliénantes dans le théâtre de Marivaux : une riche veuve y épouse un homme tombé dans la pauvreté. Pour ma part, je crois qu'il faut concevoir, non seulement toutes les pièces de notre dramaturge, mais peut-être même toute son oeuvre, comme un laboratoire où l'expérimentation de la langue n'est jamais dissociable de celle des sentiments. Ce que l'accord immédiat des parlures révèle dans Le Jeu, c'est donc moins l'impossibilité d'échapper à sa condition que l'immédiate reconnaissance de deux êtres promis l'un à l'autre. Le diapason des registres de langue ne fait que prolonger et redoubler l'idée commune du double travestissement. Une idée étrangement ambivalente, qui témoigne d'une communion et aussitôt instaure une séparation. Ambivalence qui traverse toutes les répliques dès lors que le spectateur connaît d'emblée le dénouement et jubile de voir que plus les jeunes gens s'interdisent d'aimer, plus ils s'aiment. Ambivalence au cœur des hommes et d'une pièce que structurent redoublements et doubles-jeux. L'ambivalence est aussi au cœur du polyphonique conditionnel et des systèmes hypothético-conditionnels doublant l'univers de ce qui est d'un univers (antiunivers chez R. Martin) qui aurait légitimité à être. En supposant d'autres causes qui entraîneraient d'autres effets, en prolongeant le présent avéré par de multiples éventualités, en imaginant d'autres logiques qui pourraient aussi être à l'œuvre, le texte s'ouvre aux infinies variations de la condition humaine. Et du même mouvement il se replie sur ses conditions de création.


1

Voir W. Pierre Jacoebée, La persuasion de la charité, thèmes, formes et structures dans les Journaux et œuvres diverses de Marivaux, Amsterdam, Rodopi, 1976.

2

Édition de Catherine Nauguette-Christophe, Paris, Gallimard (folio-théâtre), 1994, à laquelle nous renverrons tout au long de cet article.

3

« J'ai pensé, je pense encore, qu'on n'obtient au théâtre ni grand pathétique ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes qui naissent toujours d'une disconvenance sociale dans le sujet qu'on veut traiter ». Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro, Œuvres, P. Larthomas (éd.), Paris, Gallimard NRF (Pléiade), 1988, p. 355.

4

p. 62.

5

« Il règne aujourd'hui dans le langage une affectation si puérile que le jargon des Précieuses de Molière n'en a jamais approché », Desfontaines (Pierre-François Guyot), Dictionnaire néologique à l'usage des beaux esprits du siècle, avec l'éloge de Pantalon-Phoebus, Amsterdam, Le Cène, 1728.

6

Lessing, Dramaturgie de Hambourg, 21e soirée, 20 mai 1767, à propos des Fausses Confidences, TC, p. 2059.

7

Marivaux, Journaux et Œuvres diverses, Frédéric Deloffre et Michel Gilot (éds), Paris, Garnier frères (Classiques Garnier), 1969, p. 149.

8

Maurice Grevisse, Le Bon Usage, Paris, Duculot, 1980, p. 1370.

9

Ibid., p. 1372.

10

Hervé Béchade, Syntaxe du français moderne et contemporain, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 303.

11

Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck (bibliothèque française et romane), 1981, p. 255.

12

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, La Grammaire méthodique du français, Paris, Presses Universitaires de France (Linguistique nouvelle), 1994, p. 508-509.

13

Patrick Chareaudeau, La Grammaire du sens et de l'expression, Paris, Hachette, 1992.

14

Ibid., p. 525.

15

Delphine Denis, Anne Sancier-Chateau, Grammaire du français, Paris, Librairie générale française (Les Usuels de poche), 1994, p. 213.

16

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, La Grammaire méthodique…, p. 512.

17

Robert Martin, Pour une logique du sens, Paris, Presses Universitaires de France (Linguistique nouvelle), 1983, p. 115.

18

Ibid., p. 114.

19

P. Gardes, « Analyse et synthèse dans la subordination circonstancielle » in Analyse et synthèse dans les langues slaves et romanes [Actes du Ve Colloque international de linguistique slavo-romane, Bad Homburg, 9-11 octobre 1989], Harro Stammerjohann (éd.), Tübingen, G. Narr, 1991.

20

Gérard Moignet, Systématique de la langue française…, p. 82-83.