Dossier : Genres littéraires et pratiques énonciatives


Une saison en enfer
Du mythe à l’épopée lyrique. Je et les autres

Sandra Glatigny

Université de Rouen, CÉRÉdI

sandra.glatigny@gmail.com

Résumé :
Bien que les romantiques aient tenté de détruire le système des genres classique, ils n’ont fait que déplacer une tripartition déjà ancienne. Le mouvement de déconstruction n’aboutit pleinement que dans la deuxième partie du XIXe siècle, en particulier dans la poésie de Rimbaud. Entre révolution romantique et modernité poétique, elle se situe à un moment charnière de l’évolution et de la conception des genres. Ainsi, dans Une saison en Enfer, le jeune poète brouille les frontières entre deux genres a priori opposés : la poésie lyrique et la poésie épique. Remettant en cause l’évidence d’un « je lyrique » romantique, fondé sur la subjectivité et l’introspection sentimentale, Rimbaud travaille les deux pôles poétiques, lyrique et épique, pour faire du sujet de l’énonciation un instrument d’exploration et de critique du monde tel qu’il est. De l’hybridation à la déconstruction générique, Rimbaud objective la première personne du singulier, nous invitant à revoir la formule « je est un autre » en « je et les autres ». Le mythe assure cette transformation et la rencontre entre l’identité et l’altérité, la subjectivité et l’objectivité, la réalité et la fiction. Le « je » s’élabore à partir d’une construction interne au texte dans une autoréférentialité et une architextualité qui place le recueil et son sujet hors des sphères générique et idéologique traditionnelles.

Abstract :
Although the romantic tried to annihilate the classic system of the genres, they were only moving an already former tripartition. The trend of demolition completely succeeds only in the second part of the XIXth century, particularly in Rimbaud’s poetry. Situated between romantic revolution and poetic modernity, it is at a turning point in the evolution and the conception of the genres. So, in A season in Hell, the young poet blurs the borders between two a priori opposite genres : the lyric and the epic. Questioning the evidence of a romantic "lyrical I ", based on the subjectivity and the sentimental introspection, Rimbaud works on both poetic poles, lyrical and epic, to make of the subject of the statement an instrument of exploration and criticism of the world such as it is. From the hybridization to the generic demolition, Rimbaud objectivizes the first person of the singular, inviting us to revise the formula " I is another" into" I and the others ". The myth insures this transformation and the meeting between identity and otherness, subjectivity and objectivity, reality and fiction. The "I" is elaborated from a construction internal to the text in a selfreferentiality and an “architextuality” which places a Season in Hell and its subject outside the traditional generic and ideological spheres.

Bien que les romantiques aient tenté de détruire le système des genres classique, ils n’ont fait que déplacer une tripartition déjà ancienne. Le mouvement de déconstruction n’aboutit pleinement que dans la deuxième partie du XIXe siècle, en particulier dans la poésie de Rimbaud. Entre révolution romantique et modernité poétique, elle se situe à un moment charnière de l’évolution et de la conception des genres. Ainsi, dans Une saison en Enfer, le jeune poète brouille les frontières entre deux genres a priori opposés : la poésie lyrique et la poésie épique. De fait, l’œuvre apparaît comme une chronique au jour le jour où l’expérience autobiographique et l’expression lyrique sont transfigurées par le modèle épique. Comment Rimbaud dissout-il le sujet romantique en le plaçant entre deux postures énonciatives antagonistes ? Comment le lyrisme rimbaldien s’actualise-t-il dans un temps mythique, propre au récit épique ? Après avoir envisagé les fluctuations du sujet dans Une saison en enfer, nous verrons comment se rencontrent lyrique et épique. Enfin, nous tenterons de comprendre le sens de cette hybridation générique.

Qui parle ? du sujet autobiographique au sujet fictif

Dans Logique des genres littéraires, Käte Hamburger oppose le genre fictionnel ou mimétique, comprenant l’épique et le dramatique, au genre lyrique. Elle les distingue suivant que le sujet d’énonciation est fictif ou réel. Par ailleurs, elle affirme que le sujet lyrique n’est « ni théorique, ni historique ni pragmatique » [1], c’est-à-dire qu’il se situe hors de la structure communicationnelle. Enfin, aussi irréel que puisse paraître l’énoncé lyrique, le « je-origine » est réel [2]. Malgré ces critères, dans Une saison en Enfer, la nature du sujet et son identification sont problématiques. D’une part, le référent du « je » varie ; d’autre part, l’énonciation n’est pas toujours à la première personne. Les fluctuations énonciatives sont renforcées par les connotations plurielles du titre. On peut voir dans Une saison en enfer l’indice d’une chronique au jour le jour. Comme le rappelle Pierre Brunel dans une édition des œuvres complètes, « la présentation du texte comme feuillets d’un carnet de damné indique qu’il s’est constitué peu à peu dans la durée, comme un journal intime » [3]. Cette interprétation nous orienterait vers un sujet autobiographique ou historique dans la terminologie de Käte Hamburger. De nombreux textes apparaissent comme la transposition plus ou moins explicite du vécu personnel. « Jadis » ou « Nuit de l’enfer » remémorent les souvenirs d’enfance. « Délires I » ou « l’Éclair » font allusion à la liaison orageuse avec Verlaine. De même, « Alchimie du verbe », par sa réflexivité, exhibe le « je » poète réel.

Du sujet autobiographique au sujet lyrique, il n’y a qu’un pas. On ne peut certes pas les assimiler, encore moins dans la poésie rimbaldienne qui fait l’objet d’une constante déréférentialisation. C’est pourtant le sujet lyrique qui semble dominer Une Saison en enfer, aussi labile soit-il. L’affirmation de « Nuit de l’enfer » (« Je suis caché et je ne le suis pas » [4]) cristallise la position du sujet qui semble toujours échapper à l’analyse. Plus généralement, la question du je lyrique pose problème. Pour Yves Vadé, le sujet lyrique est « décalé par rapport au « je » autobiographique » [5]. Il y a donc proximité mais pas identité. Pour Käte Hamburger, c’est la relation entre pôle sujet et le pôle objet qui définit l’énonciation lyrique. Selon elle, dans le genre lyrique, le pôle objet est toujours ramené vers le pôle sujet. On peut repérer ce mouvement centripète dans la poésie rimbaldienne :

Connais-je encore la nature ? Me connais-je ? – Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois pas l’heure où les blancs débarquant, je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse  [6] !

Ces lignes, extraites de « Mauvais sang », comportent un certain nombre des caractéristiques affectées ordinairement au genre lyrique. Outre la présence du « je », l’expression de la subjectivité et la musicalité du texte, elles mettent en forme des configurations affectives, c’est-à-dire que l’écriture instaure un pacte de lecture, fondé sur la transmission des sentiments intimes et personnels de l’énonciateur au lecteur. D’après Antonio Rodriguez, on peut parler de « pacte lyrique », qui « articule la mise en forme affective du pâtir humain » [7]. Mais les traits stylistiques inhérents au lyrisme ne constituent pas pour autant un critère discriminatoire. En effet, le discours rimbaldien est marqué par « une manière d’autorité », pour reprendre l’expression d’André Guyaux [8], qui tend à brouiller les limites avec l’épique. L’emphase et l’expressivité de l’écriture notamment sont communes aux deux genres.

Malgré l’expression affective, le mouvement centripète, le « je » échappe encore à l’analyse. De fait, le poème est le lieu de toutes les métamorphoses du sujet et il suggère la troisième direction que l’on peut adopter concernant l’énonciation d’Une saison en enfer. À côté de la quête identitaire et des fluctuations passionnelles et sentimentales, la forte connotation mythologique du titre, répercutée par les textes, définit aussi le parcours du « je » comme une épreuve comparable à celle des grands héros de l’épopée. Ainsi, le sujet autobiographique et / ou lyrique se déréalise-t-il dans les séries de projections bibliques et mythologiques jusqu’à se transformer en sujet fictif. Tour à tour, fils prodigue dans « Jadis », mercenaire, errant, forçat ou nègre dans « Mauvais sang », figure christique ambiguë dans « Nuit de l’enfer » ou paria dans « L’clair », le sujet fluctue. Il s’élabore selon les modalités d’un personnage de fiction, qu’il est difficile d’identifier. Parfois, on ne parvient pas à savoir qui dit « je » ou, du moins, l’ambiguïté persiste. Un des principes de brouillage consiste à enchâsser les plans d’énonciation : le « je » rapporte ses paroles et celles d’autrui jusqu’à se désincarner. Dans les différentes strates, l’énoncé perd son origine. Par exemple, dans « Délires I », les différentes instances se confondent. La parole circule et le « je » est à la fois l’énonciateur premier, le damné, la vierge folle et l’époux infernal. L’expression du sujet passe par la médiation de la troisième personne. En outre, la vierge folle brosse un portrait de l’époux infernal qui correspond à celui de l’énonciateur dans d’autres poèmes sans que l’on puisse vraiment les assimiler : ni identité, ni ipséité n’émergent clairement. On glisse insensiblement vers le genre fictif et ce, d’autant plus que le poème s’ouvre par un « Écoutons la confession d’un compagnon d’enfer ». Contrairement à Margaret Davies qui voit dans les discours rapportés une structuration par la forme dramatique [9], je pense qu’il s’agit avant tout de marquer l’instabilité du « je » car les différentes voix se confondent dans l’ambiguïté de l’énonciation.

Une saison en enfer suggère donc trois possibilités d’interprétation du sujet de l’énonciation, qui rendent l’identification générique délicate. La déréférentialisation régissant l’écriture de Rimbaud ne permet de situer le « je », ni dans la réalité, ni dans la fiction. Il faut maintenant analyser la nature et les modalités de l’interaction entre deux genres et deux systèmes énonciatifs a priori opposés.

Conjonction entre lyrique et épique : le mythe comme passerelle

On pourrait résoudre la question du genre dans Une saison en enfer en optant pour une des formes mixtes mises au jour par Käte Hamburger, c’est-à-dire le récit à la première personne ou la ballade. Néanmoins, l’imbrication des deux genres n’est pas univoque. En outre, Käte Hamburger part des expériences et des perceptions logiques et cognitives du lecteur sans prendre vraiment en considération l’approche du créateur. En l’occurrence, la démarche rimbaldienne implique non seulement la transformation du « je- origine » réel mais, au-delà, une équivalence avec le sujet-origine fictif. La formule « je est un autre » [10] ne signifie pas que le « je » fictif feint d’être réel, ni que le « je » réel arbore les couleurs de la fiction. Elle pose une égalité entre la première et la troisième personne. Il convient donc d’envisager les termes de cette conjonction paradoxale dont l’instrument principal est le mythe.

Si l’on définit l’épopée comme un récit long, à l’origine oral, qui rapporte des actions et des événements exceptionnels pour célébrer et justifier une communauté, il est certain qu’Une saison en enfer n’est pas une épopée dans le sens où l’ont fixé les modèles homériques ou médiévaux. Néanmoins, Rimbaud récupère des traits catégoriels qui contribuent à la rencontre entre épique et lyrique. Cette coïncidence s’exerce d’abord au niveau de la présentation du sujet lyrique en héros épique. Malgré l’omniprésence du « je », le sujet se délite et se diffracte entre différentes représentations dont le fondement réside dans des archétypes mythiques. À défaut du guerrier triomphant, les réalisations du sujet sont placées sous le signe du défi. « Jadis » met en scène le « je » s’adressant au démon, dans la lignée des Dom Juan, Faust et autres personnages hybristiques. Dans « Mauvais sang », Rimbaud se projette dans toute une série de personnages, avatars du Juif errant. L’identification n’est pas seulement métaphorique et ponctuelle : le poète prend la peine d’élaborer tout un passé et une descendance qui épaississent la référence et participent à l’essentiel de la constitution du sujet. À l’image des personnages épiques, il est à la fois en marge et parti prenant des valeurs de la collectivité. Il est intéressant de constater que ces projections tendent à renvoyer une image kaléidoscopique du sujet, favorisant l’élargissement personnel de l’énonciation. Ainsi, dans de nombreux poèmes, on passe du « je » au « on » ou au « nous » :

Hier encore, je soupirais : « Ciel ! Sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi, j’ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons.  [11].

Cette extension du sujet est favorisée par la dimension archétypale du personnage mythique : de fait, intemporelle, ce dernier peut être investi par un sujet individuel tout en préservant son universalité. Dans cet extrait, on constate l’imbrication entre deux modèles ou plutôt deux modes de représentation du sujet, entre questions identitaires et interrogations sur les valeurs fondatrices de la communauté. Rimbaud allie donc la prégnance et l’omniprésence du « je » à l’autorité du héros épique voire mythique.

Autre aspect témoignant de la contamination entre épique et lyrique, c’est la dimension narrative d’Une saison en Enfer. Dans une lettre à Ernest Delahaye, Rimbaud écrit : « je fais de petites histoires en prose » [12]. Certes, le récit n’a pas vocation à présenter l’ampleur et le développement de l’epos traditionnel et cette réduction participe du brouillage générique. Néanmoins et malgré son caractère fragmentaire, la logique narrative épique informe le modèle lyrique. Elle organise l’œuvre à l’échelle du recueil comme à l’échelle des poèmes. L’œuvre se structure en trois temps, suivant la logique du mythos. « Jadis », « Mauvais sang » et « Nuit de l’enfer » exposent le sujet et ses origines ; « Délires I » et « Alchimie du verbe », « L’Impossible » et « L’clair » mettent en scène la crise ; « Matin » et « Adieu » présentent le dénouement et le bilan de l’expérience. Au cœur de cette structure tripartite se logent une dynamique discursive et des effets de dramatisation où l’on retrouve l’intensité événementielle propre à l’épopée :

Non ! non ! à présent, je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j’attaquerais à droite, à gauche [13]…

Le parcours du sujet est présenté comme une épreuve, une descente aux Enfers. La référence aux mythèmes présents dans les parcours d’Ulysse, d’Énée ou d’Orphée génère une narration sous-jacente :

J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers, ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.
Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle dût me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice [14].

On ne peut relever ici tous les aspects de cette réécriture mêlant mythologie gréco-romaine et imaginaire chrétien. Néanmoins, un archétype mythique domine, c’est celui du parcours probatique du héros, fournissant le schéma narratif du recueil. Les allusions aux mythes cosmogoniques et eschatologiques participent en arrière-plan à l’élargissement et à la fictionnalisation du cadre spatio-temporel. Ainsi, à côté de la géographie infernale surgissent des allusions à des villes bibliques ou mythiques comme dans ces lignes d’« Adieu » :

Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue.

La représentation de l’enfer est étroitement liée à celle des lieux symboliques, frappés du sceau des condamnations divines. Dans cet exemple, la ville n’est pas sans évoquer la grande Babylone, présente dans l’Apocalypse selon saint Jean. Omniprésentes dans les Illuminations, les grandes cités mythiques apparaissent déjà fréquemment dans Une saison en enfer :

- soit comme possible narratif :

J’aurais fait, manant, le voyage de terre sainte ; j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme  [15]

- soit comme passé présenté comme révolu :

Dans les villes la boue m’apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres [16].

Ce cadre mythologique sort le sujet de la pure logique affective et individuelle : il bouleverse l’espace lyrique en l’ouvrant à des dimensions cosmogoniques.

La contamination entre lyrique et épique est corroborée par la structuration interne de chaque texte. Dans des textes comme « Jadis » ou « Alchimie du verbe », on passe de l’alternance du passé simple et de l’imparfait du récit fictif au présent et au passé composé sans aucune transition. Cet usage pourrait être assimilé au récit à la première personne tel que le définit Käte Hamburger. Pourtant, il est difficile de percevoir les temps du passé comme renvoyant au passé du sujet réel tant la chronologie est exhibée comme fictive. Narrations et évocations, récit et discours sont imbriqués de telle sorte qu’ils génèrent une temporalité originale. Inscrits dans la sphère fictive, les commentaires discursifs donnent à entendre un présent suspendu entre description affective et dynamique d’action. Cet équilibre délicat est favorisé par la fiction mythologique. Atemporel, le mythe possède un caractère cyclique et répétitif, brouillant la chronologie réelle. À l’image de la saison, cycle naturel, « Jadis » fait écho à « Adieu », refermant une boucle toujours recommencée. Suivant cette logique, chaque texte répète une structure similaire en voilant la référence à l’expérience vécue. Ainsi, « Adieu », qui s’appuie explicitement sur l’histoire de la descente aux enfers répète « Matin » présenté comme « la relation » de l’enfer [17]. Intégrées dans la structure globale du recueil, les réécritures du parcours initiatique sont autant de fragments narratifs évoquant la prolifération digressive propre aux épopées. De la même manière que dans « Mauvais sang », Rimbaud juxtapose et s’approprie les parcours du mercenaire, du forçat, ou du nègre, dans « Délires I », il mêle différents récits. Dans « Alchimie du verbe », l’aventure artistique et autobiographique est présentée comme fictive par l’ironie et la mise en scène mythologique. Les effets spéculaires achèvent paradoxalement le mouvement de déréférentialisation. Énonciation fictive et énonciation réelle se rejoignent. Il semble qu’il n’y ait d’autres possibilités de certitude référentielle qu’à l’intérieur du texte. Cette clôture s’accorde avec la structure du mythe.

Le mythe jette donc un pont entre épique et lyrique. Récit oral et anonyme à l’origine, il représente des interrogations existentielles universelles, favorisant l’élargissement personnel. Les dimensions du mythe sont également propices à la transformation du poème lyrique parce qu’elles modifient le cadre spatio-temporel. Comme le mythe est une forme simple synthétisant les contradictions du réel dans un univers fictif, il désintègre la chronologie. Il informe donc la structure d’Une saison en enfer mais en l’écartant de l’énonciation de réalité pour le tirer vers la fiction épique.

Sens de l’hybridation générique : épopée inverse ou anti-épopée

Reste à s’interroger sur le sens de cette hybridation générique qui interdit le plein accomplissement de l’un et de l’autre genre. Dans L’épopée, Daniel Madélénat a montré que le modèle épique, largement récupéré par les romantiques, a tendu à se dissoudre dans des formes affaiblies [18]. Nées du dessein romantique de joindre à une subjectivité exacerbée une objectivité, gage d’universalité, les petites épopées ou épopées mineures ont perdu le sens et l’essence des premières occurrences du genre. Alors, que Rimbaud apporte-t-il de nouveau par rapport aux récupérations romantiques ?

D’abord, dans sa volonté d’« être absolument moderne » [19], Rimbaud met à distance l’esthétique de ses prédécesseurs. Achevant le mouvement initié par Nerval ou Baudelaire, il envisage le lyrisme romantique comme un repoussoir esthétique. En témoigne l’ironie qu’il manifeste vis-à-vis de cette poésie. André Guyaux a montré « les glissements de mots » [20] dans les Illuminations. Dans Une saison en enfer, le détournement des syntagmes figés est volontairement parodique : « je me crois en enfer, donc j’y suis » [21]. Tout aussi significatifs sont les vers insérés dans « Alchimie du verbe », comme autant de clichés poétiques : pastorale (« Loin des oiseaux… »), poème courtois (« Chanson de la plus haute tour »), lyrisme élégiaque. Points de repères de la création, ces textes illustrent également le goût ancien qu’il faut battre en brèche. Ainsi l’invocation au général soleil s’achève-t-elle sur cette exclamation pour le moins sarcastique :

Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon [22] !

Au-delà de l’autodérision, on ne peut lire ces lignes sans penser à la conjugaison du sublime et du grotesque dans la poésie hugolienne. Rimbaud fait vaciller l’imagerie romantique, - à cet égard, même l’arsenal infernal doit être abordé avec précaution - il remet également en cause la toute puissance de la subjectivité et son statisme.

Il s’agit de mettre à distance l’expression des sentiments en la rendant plus dynamique et moins autarcique. Dans « l’Éclair », par exemple, les verbes d’action viennent dire la détresse affective. De même, le début de « Matin » brosse le portrait du héros rêvé :

N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or, - trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m’expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler [23] !

La formule en italiques, « une fois », évoquant les contes fait écho à celle de « Jadis ». Outre cette inscription dans la fiction, l’aphasie qui menace le texte dit les limites du lyrisme romantique, inadapté pour « raconter [la] chute et [le] sommeil ». La plainte lyrique n’assure plus sa fonction existentielle, d’où la nécessité de la remplacer par un cri de révolte épique, même si elle n’aboutit pas. La fin du poème tendrait à corroborer cette hypothèse :

Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition adorer – les premiers ! – Noël sur la terre !
Le chant des cieux, la marche des peuples ! esclaves, ne maudissons pas la vie [24].

Le mouvement épique est introduit par le fonds légendaire et l’évocation mythique. La forme du mythe permet de conjuguer le rejet du passé et l’incertitude de l’avenir dans une temporalité suspendue. À cela s’ajoute le thème du voyage et plus largement du déplacement, si cher à Rimbaud dans l’art comme dans la vie. Il assure également la transformation du modèle lyrique par le modèle épique. Le désespoir individuel, indicible dans la forme ancienne, se mue en espoir collectif, ou du moins en mouvement plus positif. Le lexique de l’action se substitue au lexique affectif, la dynamique narrative au statisme de la déploration élégiaque.

À l’instar de ses prédécesseurs, Rimbaud récupère donc le modèle épique pour l’intérioriser. Daniel Madélénat note qu’à l’époque romantique, « par l’intermédiaire du symbole l’action devient psychologique et morale, et l’anthropomachie renvoie à une psychomachie » [25], c’est-à-dire à un combat entre le Bien et le Mal. Le dernier poème du recueil s’inscrit dans cette perspective :

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul [26].

Mais Rimbaud va plus loin que ses aînés dans la transformation du modèle. Il ne s’agit pas tant d’universaliser le propos, comme l’ont fait nombre de romantiques, que d’objectiver l’expérience individuelle par l’intermédiaire de la fiction épique. Récusant l’identité et la stabilité du sujet, le parcours n’a pas vocation à l’exemplarité. Rimbaud ne cesse de rappeler sa marginalité au sein de la collectivité. Dès lors, l’épique devient un moyen pour prendre ses distances avec les fluctuations d’un sujet en crise, réclamant « d’autres vies » [27]. En outre, qualifiant son recueil de « Livre païen » et de « Livre nègre » [28], le poète prend le contre-pied de l’épopée occidentale en inversant les valeurs a priori positives de la forme. Si l’épique sert à sortir le sujet de l’enlisement, il n’en reste pas moins un contre-modèle permettant de formuler une critique de la réalité. Dans l’exemple précédemment cité, la dichotomie chrétienne de l’âme et du corps est remise en cause de même que l’omnipotence de Dieu est conçue comme un poids écrasant l’individu.

C’est tout particulièrement à ce niveau que Rimbaud transforme le modèle épique. Les épopées, et mêmes ses avatars hybrides et déformés du XIXe siècle s’accompagnent toujours d’une axiologie positive et optimiste, plaçant la collectivité et son épanouissement au premier rang des préoccupations du héros. Que l’on pense à des poèmes comme « Plein ciel » ! –, les modèles épiques servent à affirmer la foi dans l’homme ou dans un avenir meilleur. Or, Rimbaud se démarque systématiquement de cette idéologie. En premier lieu, il donne une image péjorative de la communauté humaine. Ancêtres brutaux et sanguinaires de « Mauvais sang », « faux élus » de « l’Impossible », la collectivité place le sujet dans une position paradoxale. Le sujet dénonce l’inanité et la faiblesse du groupe tout en affirmant qu’il lui appartient. L’éloge ne porte ni sur le héros, ni sur la collectivité, ni sur les qualités et principes traditionnellement valorisés. L’énonciateur apparaît aux antipodes du héros épique. Ainsi la logique épidictique se retourne-t-elle :

Mais n’y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l’homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves et ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise, source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s’ennuyer peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ [29].

Dans ces lignes, les valeurs religieuses sont assimilées aux valeurs bourgeoises et dénoncées comme superficielles. Le sujet tente de s’exclure de cette collectivité hypocrite pour surmonter la souffrance de l’épreuve existentielle et pour la combattre. Le caractère illusoire et artificiel de la foi chrétienne est une des cibles récurrentes de la satire. « Jadis » s’attaque notamment à une des vertus théologales, la charité, et s’achève sur une offrande à Satan. Les nombreuses références ou citations des Évangiles ont toujours une visée critique : elles tournent en dérision les repères chrétiens comme ce « De profundis Domine, suis-je bête ! » [30] ou la parodie du discours christique dans « Nuit de l’enfer ». Pour preuve, l’élection du poète maudit se fait par le baptême, revu et corrigé en étape de la damnation. Dans « L’Éclair », Rimbaud reprend les paroles de l’Ecclésiaste inversant le discours sacré pour mieux s’en moquer : « rien n’est vanité ! » [31]. Le détournement de l’axiologie chrétienne n’aurait rien d’original s’il ne venait miner dans le même temps toute la cohérence de l’univers épique. En effet, c’est avant tout la mission sacrée du héros épique, menant un combat fondateur pour l’ordre de la cité qui s’écroule. La validité et le parcours du sujet se vident de leur signification en même temps que l’unité du monde qu’il est censé défendre. Alors que les romantiques récupèrent le modèle épique avec une ambition totalisatrice, afin de donner une vision optimiste de l’humanité sur la voie du progrès, Rimbaud l’emploie de manière nihiliste pour dire l’échec et le désespoir du « je » et du monde, faisant ainsi osciller son écriture entre lyrique et épique.

En fait, l’inversion des valeurs traditionnelles de l’epos s’accorde avec les contradictions du sujet rimbaldien. De nombreux critiques, parmi lesquels Jean-Pierre Richard, ont montré que le « je » cherche l’intégration dans la marginalité, l’unité dans la dispersion, l’ordre dans le désordre. Le genre épique fournit une genèse pour permettre au sujet d’émerger là où le genre lyrique tend à le détruire. Dans Figures du sujet lyrique, Dominique Combe affirme « que le sujet lyrique, emporté par le dynamisme de la fictionnalisation, n’est jamais achevé, qu’il n’est pas » […] qu’il « est en perpétuelle constitution dans une genèse constamment renouvelée par le poème, et hors duquel il n’existe pas » [32]. Le mythe fournit une matrice. Le « je » déborde la sphère lyrique mais sans jamais aboutir tout à fait à l’unité et à l’ordre épiques : son existence dépend exclusivement de l’actualisation poétique. La contamination du lyrique par l’épique comporte donc une double visée critique : d’une part, s’émanciper des modèles littéraires, de « la vieillerie poétique » ; d’autre part, contester les rapports du sujet au monde qu’ils engendrent.

Les pratiques énonciatives dans Une saison en enfer révèlent donc le travail de déconstruction générique à l’œuvre dans le recueil. Remettant en cause l’évidence d’un « je lyrique » romantique, fondé sur la subjectivité et l’introspection sentimentale, Rimbaud travaille les deux pôles poétiques, lyrique et épique, pour faire du sujet de l’énonciation un instrument d’exploration et de critique du monde tel qu’il est. La première personne du singulier est davantage un support grammatical du discours qu’un marquage générique. Il faudrait revoir la formule « je est un autre » en « je et les autres » pour mettre en évidence la transformation du sujet dans la poésie rimbaldienne. Le mythe assure le point de rencontre entre l’identité et l’altérité, la subjectivité et l’objectivité, la réalité et la fiction. Le « je » s’élabore à partir d’une construction interne au texte dans une autoréférentialité et une architextualité qui placent le recueil et son sujet hors des sphères générique et idéologique traditionnelles.


1

Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986, p. 214.

2

Ibid., p. 240.

3

Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Pierre Brunel (éd.), Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 409. Toutes les références aux œuvres de Rimbaud sont issues de cette édition.

4

Ibid., p. 423.

5

Yves Vadé, « L’émergence du sujet lyrique à l’époque romantique », in Figures du sujet lyrique, Dominique Rabaté (dir.), Paris, PUF, 2001, p. 36.

6

Une saison en enfer, « Mauvais sang », p. 417.

7

Antonio Rodriguez, Le pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective, Sprimont, Pierre Mardaga éditeur, 2003, p. 94.

8

André Guyaux, Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud, Neuchâtel, éditions de la Baconnière, 1985, p. 186.

9

Margaret Davies, Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud. Analyse du texte, Paris, Minard (Archives des lettres modernes), 1975, p. 94.

10

Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, p. 242.

11

« L’Impossible », p. 435.

12

« Vers Une saison en enfer », lettre de mai 1873, p. 382.

13

« L’Éclair », p. 439.

14

« Délires II. Alchimie du verbe », p. 433.

15

« Mauvais sang », p. 413.

16

Ibid., p. 416.

17

« Matin », « je crois avoir fini la relation de mon enfer », p. 439.

18

Daniel Madélénat, L’épopée, Paris, PUF, 1986, p. 181.

19

« Adieu », p. 441.

20

André Guyaux, Poétique du fragment…, p. 165-166.

21

« Nuit de l’enfer », p. 420.

22

« Délires II », p. 431.

23

« Matin », p. 439.

24

Ibid., p. 440.

25

Daniel Madélénat, L’épopée…, p. 187.

26

« Adieu », p 441-442.

27

« Mauvais sang », p. 418.

28

Lettre à Ernest Delahaye de mai 1873, p. 382.

29

« L’impossible », p. 436.

30

« Mauvais sang », p. 416.

31

« L’clair », p. 438.

32

Dominique Combe, « La référence dédoublée », in Figures du sujet lyrique…, p. 63.