Dossier : Genres littéraires et pratiques énonciatives


Ironie et auto-ironie dans
le Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864)

Ariane Eissen

Université de Poitiers

a.eissen@free.fr

Résumé :
Conçu comme un pamphlet anti-Napoléon III, le Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly (1864) fut plagié et détourné dans les Protocoles des Sages de Sion, qui de facto lit l’ouvrage comme un manuel de la tyrannie. Pour expliquer ce phénomène, l’article explore la polyphonie de l’œuvre. Elle provient de la forme dialogique et du recours à l’ironie ; mais surtout le tressage des discours dans les propos de Machiavel fait du personnage un porte-parole de l’auteur en même temps qu’un repoussoir.

Abstract :
Meant to attack Napoléon the Third’s rule, the Dialogue in Hell between Machiavelli and Montesquieu by Maurice Joly (1864) was plagiarized and twisted in The Protocols of the Elders of Zion, which actually read it as a handbook of tyranny. In order to explain this phenomenon, the paper scrutinizes the work’s polyphony, due to the dialogical scheme and the use of irony. Also, more deeply, the different ideas intertwined in Machiavelli’s part put him as the author’s spokesman as much as a foil.

Je méditais depuis un an […]un livre qui aurait montré les brèches épouvantables que la législation impériale avait faites dans toutes les branches de l’administration et les abîmes qu’elle avait ouverts en détruisant de fond en comble les libertés publiques.
Je réfléchis qu’avec les Français un livre d’une forme sévère ne sera pas lu. Je cherche alors à fondre mon travail dans un moule approprié à notre esprit sarcastique, obligé depuis l’Empire de replier ses attaques derrière des feintes… […] Faire dialoguer des vivants ou des morts, sur la politique contemporaine, telle fut l’idée qui me vint.
Un soir que je me promenais sur la terrasse du bord de l’eau, près du pont Royal… le nom de Montesquieu me vint tout à coup à l’esprit comme personnifiant tout un côté des idées que je voulais exprimer. Mais quel serait l’interlocuteur de Montesquieu ?
Une idée jaillit de mon cerveau : c’est Machiavel. Machiavel qui représente la politique de la force à côté de Montesquieu qui représentera la politique du droit ; et Machiavel, ce sera Napoléon III qui peindra son abominable politique.

Telle est la présentation que Maurice Joly donne de son Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864), dans son autobiographie, en 1870 [1]. Il s’agit donc d’un pamphlet anti-Napoléon III (« Machiavel, ce sera Napoléon III qui peindra son abominable politique »). Et d’un dialogue des morts, qui, toujours selon son auteur, permet de séduire par la fiction tout en masquant le propos derrière une « feinte ». Double avantage, par conséquent : le lecteur est gagné par la forme littéraire choisie, et le détour par des personnages, à la fois historiques et réinventés (Machiavel et Montesquieu) dissimule le propos de l’auteur aux censeurs.

C’est sur le choix du dialogue que je voudrais revenir. Dans les lignes que je viens de lire, Maurice Joly présente le procédé littéraire choisi comme une forme souple et ductile, un « encodage » doublement utile pour faire passer ses idées. Mais qu’en est-il véritablement ? Que faire de la dualité qui s’instaure immanquablement à différents niveaux : révéler/dissimuler les idées de l’auteur ; les exprimer à travers deux personnages ?

On peut avoir l’impression d’une antithèse sans ambiguïté : Montesquieu, l’homme du droit et des institutions démocratiques, face à Machiavel, le liberticide, qui assure le triomphe de la force. Ou, en revenant à la situation énonciative : Maurice Joly-Montesquieu, le républicain, s’insurgeant contre Machiavel-Napoléon III, l’empereur, le tyran.

Mais est-ce aussi simple ?

Un auteur peut-il faire parler un personnage tout en cherchant à ruiner le discours de celui-ci ? N’est-il pas obligé malgré tout de donner quelque force aux répliques de l’ennemi qu’il anime ? Et peut-il prétendre contrôler la réception du dialogue, et de sa polyphonie intrinsèque ? Pire, le choix d’une forme dialogique n’est-il pas ici explicable aussi par une ambiguïté fondamentale de la pensée de Maurice Joly ?

Telles sont les questions auxquelles je vais tenter de répondre devant vous, en trois temps.

J’examinerai d’abord la joute ironique qui oppose Machiavel et Montesquieu en cherchant à voir si Maurice Joly arrive effectivement à contrôler la double énonciation et à disqualifier Machiavel.

Puis je chercherai confirmation de mes analyses dans les réceptions historiquement attestées du Dialogue aux enfers.

Enfin, je tenterai de montrer que Maurice Joly est plus ambigu qu’il ne dit (et peut-être qu’il ne croit) et ceci, en revenant au premier niveau d’énonciation (entre les personnages).

Une joute ironique

On peut parler de joute, car Machiavel et Montesquieu se lancent un défi mutuel : convaincre l’adversaire de la justesse de leur vision historico-politique. Mais il faut immédiatement préciser que la joute est ironique, car celui qui gagne au plan d’énonciation numéro 1 (Machiavel) est censé perdre au plan d’énonciation numéro 2 (qui relie l’auteur et son lecteur).

La structure du pamphlet est très claire. Il s’ouvre sur une scène de rencontre aux Enfers, où les deux personnages se disent tout l’intérêt qu’ils ont pris à connaître la pensée de l’autre. Dans cette scène, Montesquieu semble avoir un avantage moral puisqu’il adresse des reproches à Machiavel. Assez rapidement, les oppositions idéologiques sont formulées de façon antithétique. Montesquieu défend la « vérité morale » face à la « vérité politique », qu’incarne Machiavel (p. 10 [2]). Leur vision de l’humanité s’oppose radicalement, puisque le premier estime que « la conscience de l’homme » est une « source pure » de laquelle « découlent » les « préceptes de la morale » (p. 19), tandis que, pour le second, « l’instinct mauvais chez l’homme est plus puissant que le bon. » (p. 12). Machiavel appelle de ses vœux un homme fort, un prince habile, alors que Montesquieu place sa confiance dans le droit et les institutions érigées pour le défendre. Pour le dire avec les mots de Montesquieu : « Vous admirez les grands hommes ; je n’admire que les grandes institutions ».

Et Montesquieu de conclure : avec la marche des siècles, « les principes de la science politique ont été mieux connus, le droit s’est trouvé substitué à la force dans les principes comme dans les faits » (p. 21)

On passe donc de la théorie politique aux leçons de l’histoire. Au plan théorique, les antinomies sont claires, on l’a vu, mais Montesquieu croit pouvoir les dépasser en rejetant les thèses politiques de Machiavel du côté du passé : « Si vous avez pu dire, dans votre temps, que le despotisme était un mal nécessaire, vous ne le pourriez pas aujourd’hui, car, dans l’état actuel des mœurs et des institutions politiques chez les principaux peuples de l’Europe, le despotisme est devenu impossible. » (p. 21-22)

C’est alors que le défi est lancé par Machiavel : « Impossible ?… Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à faire un pas dans le sens de vos idées. » (p. 22)

Montesquieu lui répond avec assurance : « Je vais vous le prouver très-facilement, si vous voulez bien me suivre encore » (p. 22). Et il développe sa théorie de la « pondération de pouvoirs » (p. 28), avant de conclure que « Les États, comme les souverains, ne se gouvernent plus aujourd’hui que par les règles de la justice ». Puis il décoche la pique finale : « le monarque qui mettrait en pratique les maximes du Traité du Prince […] serait mis au ban de l’Europe » (p. 30).

À ce point de la discussion, Maurice Joly introduit dans sa fiction infernale un détail qui va tout changer, et mettre Machiavel en position de force. Inversant en quelque sorte les places de Machiavel et de Montesquieu dans l’Histoire, il fait de l’homme de la Renaissance un esprit averti des événements survenus en France pendant et après la révolution de 1848 (sous-entendu : « jusqu’en 1864 »). À l’inverse — le retard s’expliquant par les aléas des rencontres avec les morts récents, porteurs des nouvelles du monde d’en haut — Montesquieu n’a pas eu l’occasion d’apprendre ce qui s’est passé depuis 1847. Machiavel dispose donc d’une sorte de botte secrète (la preuve par les faits, qui échappe totalement à Montesquieu) mais il la réserve pour porter l’estocade finale. Il commence, en effet, par situer sa démonstration au plan de la possibilité théorique : il cherche à établir pas à pas que les systèmes politiques ne sont qu’illusoires et que rien n’empêche un homme politique de talent de devenir un tyran, tout en respectant apparemment les cadres institutionnels et juridiques.

Cette longue démonstration se fait en deux étapes, d’inégale ampleur. La première consiste à établir que la division des pouvoirs a rendu possible l’idée de la souveraineté populaire, avant que celle-ci ne devienne le ferment de toutes les révolutions, et même un principe d’instabilité permanente, au terme duquel il peut arriver que le peuple souhaite remettre son destin politique entre les mains d’un homme fort. Machiavel va alors montrer comment il pourrait faire « ratifier par le vote populaire un coup de force […] accompli contre l’État » (allusion limpide au plébiscite du 21 décembre 1851). Autrement dit, l’usage du référendum vient défigurer la reconnaissance du suffrage universel.

Ayant le pouvoir, Machiavel/Napoléon III va s’ingénier à le conserver. Dans le second temps de son exposé, il explique les différents moyens d’y parvenir, et énumère le détail des mesures à prendre (ce qui explique la longueur du Dialogue, inhabituelle pour ce genre). Il m’est impossible ici de tout résumer et je me bornerai à relever quelques éléments à la résonance particulière.

Machiavel/Napoléon III apporte un soin particulier à la manipulation de l’opinion publique, par une presse, muselée et « infiltrée » (c’est-à-dire une fausse presse d’opposition, manifestant la capacité du pouvoir à parler tous les langages, y compris celui des adversaires) [3]. Il se construit une image publique : il importe qu’il soit galant, séducteur ; qu’il brille à l’étranger, et paraisse d’autant plus libéral et progressiste dans la gestion des affaires étrangères que sa politique intérieure sera liberticide. Les grands corps de l’État (magistrature, université…) sont démantelés car ce sont de potentiels foyers de contestations. Pour détourner le peuple de l’espace politique, on l’incite à se lancer dans la compétition économique, notamment par une politique de soutien au développement de l’économie.

Montesquieu est forcé d’admettre la possibilité théorique du projet de Machiavel quand leur conversation s’achève sur un coup de théâtre. À demi-mots, par le détour de la fiction une fois encore, Machiavel, sur le point d’être séparé de Montesquieu par les tourbillons qui sillonnent les Enfers, lui désigne des « ombres qui passent non loin […] en se couvrant les yeux » : « les reconnaissez-vous ? » « Ce sont des gloires qui ont fait l’envie du monde entier » (p. 245). Le texte ne va pas plus loin ; le lecteur comprend que ces ombres sont, par exemple, les grands hommes de la révolution française.

Machiavel a donc remporté la joute. Mais cela est scandaleux, non seulement pour Montesquieu, qui a le mot de la fin (« Dieu éternel, qu’avez-vous permis !… ») (p. 245), mais encore pour Maurice Joly, parlant au lecteur par-dessus la tête de ses personnages. Ce deuxième niveau d’énonciation apparaît notamment dans différents lieux textuels où il est possible à l’auteur de prendre directement la parole, derrière le masque de l’anonymat toutefois. Le sous-titre [4] (« ou la politique de Machiavel au XIXe siècle par un contemporain ») signale le jeu d’allusions à l’actualité. Une courte préface, intitulée « simple avertissement », explicite le propos, si besoin était : « ce livre personnifie en particulier un système politique qui n’a pas varié un seul jour dans ses applications, depuis la date néfaste et déjà trop lointaine, hélas ! de son intronisation ». Deux exergues, empruntées à l’Esprit des Lois (XIX, 27 : « Bientôt on verrait un calme affreux, pendant lequel tout se réunirait contre la puissance violatrice des lois. » et III, 3 : « Quand Sylla voulut rendre la liberté à Rome, elle ne put plus la recevoir. »), placent l’ouvrage sous l’autorité intellectuelle de Montesquieu. L’auteur peut enfin se donner d’autres espaces énonciatifs, grâce aux « notes de l’éditeur ». Signalons celle de la page 228 qui relève — ironiquement — une contradiction entre les propos de Machiavel au 24e dialogue et ceux qu’il tient dans le Prince. Mais on pourrait parler aussi d’auto-ironie, car le reproche de contradiction fait fi de la distinction entre Machiavel personnage historique et Machiavel personnage de fiction, distinction pourtant claire aux yeux de Maurice Joly.

Ce détail doit nous alerter et nous inviter à entendre l’éventuelle polyphonie des indications de lecture. Si on les envisage dans le contexte énonciatif implicite d’un « appel de la conscience  [5] », les deux citations de Montesquieu sont interprétables en sens opposé : la première manifeste une confiance dans la possibilité d’un sursaut face à « la puissance violatrice des lois » ; la seconde est nettement plus pessimiste en estimant, à l’inverse, que l’appétence à la liberté peut disparaître totalement. De plus, le premier extrait manie le conditionnel seulement là où le second recourt à l’indicatif. On peut, certes, avoir envie d’atténuer cette opposition modale dans la mesure où Montesquieu, utilise le conditionnel pour bâtir un raisonnement soumis à hypothèse (au cas où… [6]) mais dont les implications logiques ne font pas problème (alors il se passerait). Toutefois, l’expression de la condition n’étant pas reprise dans la citation choisie par Maurice Joly, seule demeure la valeur d’éventualité du conditionnel (il est possible, mais non certain, que l’on voie un « calme affreux », etc.). Et quel rapport de sens établir entre un fait attesté dans l’histoire de la république romaine et l’actualité du Dialogue ? Maurice Joly suggère-t-il que le même phénomène se répète ? qu’il risque de se répéter ? Dans ce cas, comment comprendre la répétition ? Maurice Joly veut-il dire qu’il est désormais trop tard pour que le second empire puisse convaincre, malgré son tournant libéral ? On ne pourrait plus recevoir la liberté de l’empereur, mais d’un autre (ou d’autres) peut-être ? Ou la signification est-elle moins directement liée au contexte immédiat ? Et, dans ce cas, que lire dans le choix de cette citation : l’expression d’une désillusion, après plusieurs décennies d’occasions manquées de retour à la république (il ne serait plus temps d’espérer un retour à la liberté), ou alors une simple mise en garde ? ou l’invitation à un sursaut salutaire ?

Finalement, comment interpréter le Dialogue aux enfers ? Quelle est la cible exacte de l’ironie de Maurice Joly ? Émet-il des signaux clairs et univoques ? Ou plutôt ambigus, là même où il n’est pas contraint par le dialogue à manier deux discours ?

Avant de tenter de répondre à ces questions, évoquons quelques exemples de réception de cette œuvre.

Des réceptions totalement opposées

Les premiers lecteurs furent les censeurs ! L’ouvrage était paru anonymement à Bruxelles, et il arrivait en France par tout un réseau de colportage, que la police politique contrôlait en partie. L’ouvrage fut intercepté, lu, et compris comme un pamphlet anti-Napoléon III. On identifia l’auteur, il fut inculpé, mis en prison, puis condamné (en tout il purgea une peine de 18 mois), ce qui porta un coup fatal à sa carrière d’avocat. L’ouvrage fut mis au pilon et, malgré une seconde édition en 1868, toujours à Bruxelles, ainsi qu’une traduction en allemand en 1865, il finit par tomber dans l’oubli.

Mais ses rééditions au XXe siècle sont riches d’enseignement. Le texte reparaît en 1948 chez Calmann-Lévy dans la collection « Liberté de l’esprit » dirigée par Raymond Aron, avec une préface anonyme, qui serait d’Henry Rollin, selon une indication donnée dans la revue Commentaire [7]. Exactement vingt ans plus tard, chez le même éditeur, Jean-François Revel signe une nouvelle préface, suggérant de voir dans l’œuvre de Maurice Joly le portrait prémonitoire de Machiavel/De Gaulle [8]. Encore une lecture qui donne sur le fond raison à Montesquieu et invite à s’indigner contre l’exercice autocratique d’un pouvoir conféré par le peuple.

Il faudrait aussi envisager les adaptations théâtrales, et éventuellement leurs captations filmiques. Le temps me manque pour entrer dans les détails : on en trouvera dans l’ouvrage collectif que j’ai dirigé sur le dialogue des morts [9]. « Au théâtre de la Michodière aussi, en 1968, certains spectateurs virent la personne du général de Gaulle sous la figure de Machiavel », rapporte par exemple Hervé Dubourjal [10].

Pour aller vite, osons une formule : au fil du temps, les lecteurs entendirent, derrière les propos de Machiavel/Napoléon III, la voix d’autres « hommes forts » ayant tendance à confisquer le pouvoir qui leur était confié.

Mais, même à ne s’en tenir qu’à ce type de réception, que prouve-t-il ? La vigueur des idéaux promus par Montesquieu, dont l’oubli provoquerait l’indignation ? Ou la validité des thèses de Machiavel, puisque les exemples abondent, finalement, de détournement autocratique des institutions républicaines, même si on se limite à l’Histoire de France ?… Si bien que, pris dans une contradiction, les lecteurs ne pourraient s’indigner sans donner conjointement raison à Montesquieu au plan des principes et à Machiavel au plan de la lucidité politique, une lucidité qui révélerait son acuité bien au-delà du contexte du second empire…

Cette lecture vertueuse et indignée n’est évidemment pas la seule. J’ai été forcée de l’admettre en cours, lorsqu’une étudiante russe s’étonna devant semblable réaction chez ses camarades (et son professeur) : « Puisque c’est toujours comme cela, pourquoi vouloir changer ? » disait-elle en substance (je ne crois pas la trahir, à défaut de pouvoir la citer verbatim). Si la science politique de Machiavel ne cesse de se vérifier, pourquoi perpétuer les idéaux chimériques de Montesquieu ? Lecture fataliste, désabusée, résignée, donc, qui tranche avec l’indignation (en partie) programmée par Maurice Joly. Et il faut sans doute se garder de tomber dans le déni de cette lecture…

Troisième type de lecture, la lecture machiavélique au sens vulgaire du terme. Le destin du texte de Maurice Joly est en effet tout à fait exceptionnel. Plagié et détourné, il a donné lieu à un best-seller, depuis plusieurs décennies et dans plusieurs pays, puisque les auteurs du Protocole des Sages de Sion s’en sont servis pour faire croire à l’existence d’un complot international des Juifs visant à leur assurer une domination mondiale. Dans ce faux, les propos de Machiavel sont placés dans la bouche des « Sages de Sion ». Il s’agit donc d’une utilisation du Dialogue à contresens des intentions affichées de Maurice Joly et qui vérifie, en acte, les thèses de son Machiavel sur la manipulation des consciences par un « état retors ». Je ne m’étendrai pas sur la manière dont le Dialogue aux Enfers fut repris dans les Protocoles des sages de Sion, pas plus que sur les circonstances de la rédaction de cet apocryphe ni sur les effets de sa circulation au début du XXe siècle, et pas davantage sur son actuel statut dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Ceux qui souhaiteraient — légitimement — des développements sur ces différents points peuvent notamment se tourner vers l’ouvrage d’Henri Rollin, déjà cité, un article capital de Carlo Ginzburg [11], ou le documentaire de Barbara Necek, diffusé en mai 2008 sur Arte. Pour mon raisonnement d’aujourd’hui, qui porte sur les effets de l’énonciation dialogique, il importe seulement que le texte ait pu ainsi échapper à son auteur et même aboutir à l’effet inverse de celui escompté ; il importe également de se demander si Maurice Joly ne s’est donné un porte-parole que dans le personnage qu’il appelle Montesquieu. Pourquoi est-il possible de lire le Dialogue comme un « manuel de l’homme fort », voire comme un manuel du tyran ? Pourquoi entend-on à ce point la voix de Machiavel ? Celle-ci n’est-elle pas, malgré tout, celle de l’auteur aussi, fût-ce à son corps défendant ?

Une pensée politique ambiguë

Si le texte de Joly est indéniablement un pamphlet dirigé contre Napoléon III, sa signification ne se limite pas à cela, on a commencé à le voir. Le personnage de Machiavel inventé par Maurice Joly n’est pas un simple prête-nom, un masque derrière lequel l’empereur parlerait de sa politique. Et, malgré certaines traductions allemandes du titre [12], c’est encore moins une allégorie de la force (Macht), opposée à celle de la raison (Vernunft) ou du droit (Recht), que figurerait Montesquieu. Maurice Joly définit son personnage de manière assez complexe à travers un discours où s’entendent les propos de l’auteur du Prince, mais aussi ceux de plusieurs penseurs contre-révolutionnaires, rejoints à l’occasion par Maurice Joly lui-même. C’est sur l’orchestration de ces différentes voix dans les tirades du Machiavel de Maurice Joly que je voudrais m’attarder, en reprenant les analyses de plusieurs historiens des idées politiques ou théoriciens politiques, dans la perspective d’une étude de l’énonciation dialogique.

Commençons par une remarque préalable toute simple mais qui a son importance : la dynamique du dialogue semble avoir échappé à Maurice Joly. De ses intentions affichées, il découlait que Machiavel parlait pour être dénoncé et condamné par Montesquieu. Dans la pratique, Montesquieu s’efface de plus en plus, il en est réduit à donner la réplique et ses réactions vont de l’horreur à l’éblouissement [13] devant l’intelligence de son interlocuteur. Face à lui, Machiavel est emporté par un déchaînement quasi infernal : son argumentation, totalement écrasante quantitativement, l’emporte aussi au double plan de l’efficacité démonstrative et de la pertinence historique. C’est lui qui remporte la joute, et de manière implacable. Si sa thèse est la plus forte, suffit-il pour la congédier de dire qu’elle est souvent immorale et désespérante pour un démocrate ? Je ne le pense pas.

Le Machiavel de Joly ne parle pas du monde tel qu’il devrait être, mais des démocraties industrielles telles qu’elles sont. Même s’il lui arrive d’énumérer les mesures techniques à prendre sur le ton d’un tyran cynique, ravi de ses ruses, il se pose également très souvent en observateur des sociétés politiques modernes. Ne dit-il pas, très tôt dans le Dialogue, que « le machiavélisme est antérieur à Machiavel » (p. 10) ? Ou qu’il énonce avant tout un diagnostic, sans être responsable de la réalité de la situation, pas plus que ne le serait un médecin de la maladie qu’il détecte (« Par quel inexplicable travers de l’esprit humain m’a-t-on fait un grief de ce que j’ai écrit dans cet ouvrage ? Autant vaudrait reprocher au […] médecin de décrire les maladies, au chimiste de faire l’histoire des poisons, au moraliste de peindre les vices, à l’historien d’écrire l’histoire. » (p. 11)) ? Il se veut analyste éclairé, en quelque sorte, et, de fait, son acuité est indéniable. Dans les répliques qu’il lui attribue, Maurice Joly fait entendre les échos de nombreux débats de l’époque et la voix de plusieurs penseurs comme Auguste Romieu, Tocqueville, ou Maistre, penseurs auxquels il ne s’oppose pas toujours, ou pas seulement, on va le voir.

Lorsque, au début de la joute, le Machiavel de Maurice Joly lance sur un ton provocateur « Le césarisme du Bas-Empire me paraît réaliser assez bien ce que je souhaite pour le bien-être des sociétés modernes. » (p. 41), le propos peut (et doit) s’entendre aux deux niveaux énonciatifs. Envisagé au premier niveau, l’idéal politique de Machiavel vise à renverser le projet de Montesquieu, puisque son « césarisme du Bas-Empire » est une forme, dit-il, quelques lignes plus haut (p. 41), de « despotisme gigantesque » ; et l’on sait que, pour l’auteur de L’Esprit des lois, le despotisme oriental est l’antithèse absolue du régime démocratique, qu’il associe à la civilisation européenne [14]. Envisagé au second niveau d’énonciation, dans un échange implicite entre l’auteur et son lectorat immédiat, le mot de « césarisme » entre en résonance avec des polémiques récentes. En effet, en 1850, Auguste Romieu (1800-1855) avait forgé ce mot, pour définir un régime qu’il présentait ainsi :

L’étude simultanée du présent et du passé m’a donné cette croyance, qu’il y a un moment d’extrême civilisation chez les peuples, où l’issue forcée est le césarisme.
Il me faut clairement expliquer ce mot, qui ne signifie ni royauté, ni empire, ni despotisme, ni tyrannie, mais qui a son sens propre et très-peu connu [15].

L’année suivante, dans Le Spectre rouge de 1852, le même Romieu justifiait par avance le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte comme étant l’unique solution pour éviter une révolte des classes sociales inférieures. Il y congédiait aussi la notion de droit naturel, si chère à Montesquieu, dans des termes assez proches de ceux du Machiavel de Joly : « Je crois à des besoins sociaux, non à des droits naturels. Le mot droit n’a aucun sens pour mon esprit, parce que je n’en vois, nulle part, la traduction dans la nature. Il est d’invention humaine… Il varie en tous lieux et en tout temps ; il est sujet à controverse […] » [16] . Ces idées trouvent un écho dans cette réplique du Dialogue : « Tous les pouvoirs souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la même chose, la négation du droit […] Ce mot de droit lui-même, d’ailleurs, ne voyez-vous pas qu’il est d’un vague infini ? (p. 13-14) ». On voit ici nettement l’actualité critique des propos échangés entre Machiavel et Montesquieu, et cela ne pouvait échapper au lecteur contemporain. Dans ce débat, sur cette question précise, Maurice Joly adhère au point de vue de Montesquieu et deux opuscules, parus un an après le Dialogue, César et Les Principes de 89, allaient encore en témoigner.

Mais il lui arrive également d’être proche des idées du Machiavel auquel il donne la parole. Carlo Ginzburg cherche à le montrer à propos des discussions portant sur la source des constitutions. Le Machiavel de Joly estime que les constitutions solides ne peuvent sortir que du cerveau d’un seul homme. Il est proche en cela de Joseph de Maistre qui écrit dans les Considérations sur la France : « Une assemblée d’hommes ne peut constituer une nation ; et même cette entreprise excède en folie ce que tous les Bedlams de l’univers peuvent enfanter de plus absurde et de plus extravagant  [17] ». Or, dans ce passage, Joseph de Maistre cite en note un commentaire du Machiavel historique sur la première décade de l’Histoire de Tite-Live, au chapitre IX, significativement intitulé « Qu’il faut être seul pour fonder une république, ou pour la réformer sur un nouveau plan » : « È necessario che un solo sia quello che dia il modo, e dalla cui mente dipendo [sic] qualunque simile ordinazione » [18] . D’où il résulte que, dans le Dialogue, Machiavel s’ajointe, en quelque sorte, à son modèle historique par delà le détour par Joseph de Maistre et que Montesquieu n’a pas tort de voir en de Maistre un disciple de Machiavel (p. 80-81). Mais qu’en est-il des opinions de Joly sur « le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines », pour reprendre le titre d’un opuscule de Joseph de Maistre, souvent associé à celui dont je viens de parler dans les rééditions ? Dans Le Barreau de Paris. Etudes politiques et littéraires, en 1863, Maurice Joly fait précisément l’éloge de Maistre et fustige (p. 43-44) « la manie des constitutions et leur impuissance à rien fonder » [19]. Ce qui amène Carlo Ginzburg à conclure que « Joly a projeté quelque chose de lui-même dans les deux interlocuteurs du dialogue » [20].

Il est enfin (et surtout ?) presque certain que Maurice Joly attribue à son personnage de Machiavel un regard désabusé sur les sociétés modernes qui est avant tout le sien. Dans son DEA en sciences-politiques sur le Dialogue, Corinne Estienne note la récurrence de plusieurs thèmes tout au long de la carrière de Joly : entre autres, son peu de considération pour la foule, « irrationnelle, dangereuse, perpétuellement mineure  [21] », ou sa méfiance à l’égard des faux-semblants du langage politique et plus largement du fonctionnement des institutions démocratiques. Lorsque Machiavel suggère à Montesquieu : « dans vos sociétés si profondément relâchées, où l’individu ne vit plus que dans la sphère de son égoïsme et de ses intérêts matériels, interrogez le plus grand nombre et vous verrez si de tous côtés on ne vous répond pas : que me fait la politique ? Que m’importe la liberté ? Est-ce que tous les gouvernements ne sont pas les mêmes ? Est-ce qu’un gouvernement ne doit pas se défendre ? » (p. 76), cette invitation à constater « l’inépuisable lâcheté des peuples » (p. 37) ne s’adresse-t-elle pas aussi à Joly lui-même ? N’est-elle pas, en quelque sorte, à usage interne, comme si l’observateur en Joly luttait avec l’homme de principes et voulait le contraindre à l’auto-ironie ? Comme si, en lui, Machiavel le réaliste était aux prises avec Montesquieu l’idéaliste, pour parler par formules.

En tout cas, on aura noté, du point de vue énonciatif, que la parole de Machiavel s’ouvre à ce moment-là sur la vox populi (supposée), dans une interrogation qui, parce qu’elle est formulée comme telle (« interrogez »), vise aussi le destinataire au second niveau énonciatif. Ce désenchantement devant le manque de passion démocratique des citoyens modernes, concentrés sur leurs intérêts matériels immédiats, dociles et se contentant d’une démocratie de façade, ce désenchantement s’appuie sur la perception d’une opinion commune, masquant son désintérêt pour la chose politique derrière des questions rhétoriques. Mais la citation (fictive) de ces questions rhétoriques prend, elle, l’allure d’un véritable questionnement, adressé par Maurice Joly/Machiavel à ses lecteurs, d’ailleurs dans la tradition tocquevillienne de réflexion sur les nouvelles formes de servitude [22].

Que nous apprend le Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu sur le fonctionnement de l’énonciation dialogique ?

D’abord qu’elle favorise la réactualisation de la littérature, la capacité de celle-ci à renouveler ses significations par delà l’horizon historique immédiat de l’auteur et des premiers lecteurs. En tant que fait de discours, par son usage du présent et des pronoms des deux premières personnes, donc, et parce qu’il repose sur un double niveau énonciatif, comme le théâtre, le dialogue apporte avec Maurice Joly la preuve de son pouvoir d’interpellation, même si cette forme est souvent délaissée de nos jours.

Ensuite, le dialogue s’ouvre sur une pluralité de voix. D’une part, il fait entendre celles d’au moins deux interlocuteurs, bien sûr, mais surtout on a vu qu’il est impossible de prétendre que l’une des voix écrase totalement l’autre [23]. Et à ceux qui s’agripperaient désespérément à l’idée que le Dialogue est rédigé au seul bénéfice de Montesquieu, je demanderais de réfléchir au paradoxe suivant [24] : le Machiavel de Maurice Joly a tendance à penser en termes transhistoriques, abstraits (le machiavélisme), alors que Montesquieu part du présupposé que le despotisme appartient au passé, en Europe du moins ; mais cette vision historique ne repose que sur une méconnaissance, celle de l’évolution de la France depuis 1847, bien connue de Machiavel en revanche, qui, lui, prend en considération la capacité d’adaptation des régimes politiques à des sociétés nouvelles, si bien que celui qui pense en termes historiques et celui qui réfléchit en termes abstraits échangent en quelque sorte leurs places. Il faut donc se garder de voir dans l’ignorance historique relative de Montesquieu un simple artifice de présentation de Maurice Joly, mais y voir plutôt un défi auto-ironique lancé par Maurice Joly/Machiavel à Montesquieu/Maurice Joly pour que celui-ci prenne la mesure de ce qui empêche l’application des « Principes de 1789 » dans la France contemporaine. D’autre part, il faudrait prendre la mesure du choix de Montesquieu comme porte-parole (partiel) des idées de l’auteur : n’y a-t-il pas là un choix finalement peu républicain (Rousseau aurait pu incarner un point de vue davantage démocratique que ne le fait Montesquieu) ? Faut-il y lire la marque d’un flou idéologique [25] ? Ou l’extrême difficulté pour Maurice Joly à s’engager dans le parti qui a sa préférence, tant il est prompt à l’(auto-)ironie  [26] ?

Enfin, toutes les questions soulevées par la fiction infernale du Dialogue n’ont de résonance que parce qu’elles sont déjà en débat dans le monde réel, qu’elles portent sur le renouveau du césarisme (Romieu), l’état moral des sociétés industrielles (Tocqueville) ou même les failles des principes de 1789 (Joseph de Maistre). C’est en ce sens que je comprends ces mots de Maurice Joly dans le « Simple avertissement » : « une œuvre comme celle-ci est en quelque sorte impersonnelle. […] tout le monde l’a conçue, elle est exécutée, l’auteur s’efface. »


1

Voir Henri Rollin, Une mystification mondiale, Paris, Allia, 2000, p. 127-128. L’édition originale date de 1939.

2

Je me réfère à la réédition du Dialogue chez Allia, 1999.

3

Voir à ce sujet la préface de Michel Bounan (« L’État retors ») à la réédition du Dialogue déjà citée.

4

Hélas oublié dans la réédition chez Allia.

5

Cette expression figure dans le « Simple avertissement » (p. 4).

6

Le passage de L’Esprit des Lois envisage l’« occasion du renversement des lois fondamentales ».

7

Voir la présentation de l’article d’Hans Speier, « La vérité aux enfers : Maurice Joly et le despotisme moderne », Commentaire, n° 56, 1991-1992, p. 671.

8

Comme en témoignent les phrases liminaires : « Il faut se féliciter de ce que le Dialogue de Maurice Joly ait été redécouvert et exhumé en 1948 et non pas au cours des années soixante. Actuellement, en effet, cette trouvaille risquerait de passer pour une supercherie, tant les applications qu’on peut faire de passages du texte à la république gaullienne sont nombreuses. »

9

Otrante, n°22, automne 2007, éditions Kimé. Lire notamment les pages 20-21 de l’article introductif (« Pour une étude diachronique du dialogue des morts ») et surtout l’article d’Hervé Dubourjal (« Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly et sa représentation au théâtre », p. 109-116).

10

Hervé Dubourjal, (« Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu… », p. 113, note 10.

11

Carlo Ginzburg, « Rappresentare il nemico », in Il filo e le tracce, Milan, Feltrinelli, 2006, p. 185-204.

12

L’édition Allia recense en fin de volume les différentes éditions du texte, y compris en traduction.

13

Le détail n’a pas échappé à Jean-François Revel (« sous les yeux d’un Montesquieu horrifié et ébloui ») (Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, préface de Jean-François Revel, Paris, Calmann-Lévy, 1968, p. XV).

14

De ce point de vue, on peut opposer L’Esprit des Lois, XVI, 9 (« le gouvernement populaire a toujours été difficile à établir en Orient. ») et XVII, 5 (« l’esprit de l’Europe a toujours été contraire à ces mœurs [= de l’Asie] »).

15

Auguste Romieu, L’Ère des Césars, deuxième édition, Paris, Ledoyen, 1850, p. 29-30.

16

Auguste Romieu, Le Spectre rouge de 1852, Paris, Ledoyen, 1851, p. 8.

17

Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Paris, À la Société typographique, 1814, chapitre VI (douzième article), p. 76.

18

Ibid., p. 76-77, note 3.

19

Maurice Joly, Le Barreau de Paris. Études politiques et littéraires, Paris, Gosselin, 1863, p. 43-44.

20

Carlo Ginzburg, Il filo e le tracce…, p. 194 : « Si direbbe insomma che Joly abbia proiettato qualcosa di sé in entrambi gli interlocutori del dialogo. » Ajoutons qu’il arrive qu’on ait affaire à une intrication des points de vue et cet exemple tendrait à le prouver : la défiance vis-à-vis des assemblées constituantes et des constitutions est partagée par Joseph de Maistre, le Machiavel de Maurice Joly, et son auteur, tout en étant préfigurée en quelque sorte par le Machiavel historique ; mais Joseph de Maistre en tire la conséquence d’un respect des lois non écrites, tandis que le Machiavel du Dialogue, fidèle à son modèle historique, voit dans cette faiblesse intrinsèque des constitutions, issues des assemblées, toutes les raisons de s’en remettre à un Prince ; la position de Maurice Joly étant, dans le contexte de la citation du Barreau, celle d’une ironie devant la constitution de 1848 (« M. Dufaure paraît avoir partagé quelques-unes des illusions de la République ; qui ne les partageait alors ? ») (Maurice Joly, Dialogue…, p. 42).

21

Corinne Estienne, « Le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu » de Maurice Joly, Paris, IEP, 1986, p. 38.

22

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, (cité par Carlo Ginzburg note 16) : « J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. »

23

Claude Lefort (Le Travail de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1972, p. 124-125) conclut pour sa part : « Que l’écrivain écrive contre Machiavel n’est pas douteux, comme l’atteste l’avertissement de son ouvrage. Mais il ne l’est pas moins qu’il prête souvent à son personnage des idées qui sont les siennes propres et suggèrent au-delà d’une critique du despotisme, celle de la civilisation moderne en tant que telle. »

24

Fort bien observé par Hans Speier (Commentaire, n° 56, 1991-1992).

25

C’est en gros l’opinion de Corinne Estienne (voir notamment sa page 31). Elle insiste également sur le sentiment de déclassement de Maurice Joly : « Impuissant à maîtriser la vie sociale, incapable de s’y inscrire vraiment, se sentant exclu et désabusé par elle, il se pose en observateur critique… » (p. 39-40).

26

La troisième république le laissera tout aussi insatisfait de la chose politique et des dirigeants.