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Les narrateurs en
scène l'héritage romanesque d'En Attendant
Godot, Fin de Partie, Oh les Beaux
Jours
Matthieu Protin
Doctorant,
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle EA 3959 IRET
matthieuprotin@gmail.com
Résumé : S'il
n'y a « rien à faire » dans le théâtre de Beckett, il y a en revanche
beaucoup à raconter. De l'évangile selon Vladimir en passant par le
roman de Hamm au « babil sans âme » de Winnie, nous étudions
l'importance du récit dans En attendant Godot, Fin
de partie et Oh les beaux jours et les
conséquences génériques de celle-ci. Après avoir vu le rapport
thématique qui se dessine entre les romans de Beckett et ses pièces,
nous nous intéressons aux manifestations et aux traitements de
l'héritage romanesque dans les trois œuvres, en nous concentrant sur
la relation ambigüe qui unit mode narratif et mode dramatique. Les
conséquences de cette relation entre mode narratif et mode dramatique
nous conduisent également à questionner le statut de l'énonciateur
dans les didascalies et plus largement à interroger ses conséquences
sur la question du genre littéraire.
Abstract : My
purpose is to question the importance of narrative in a theater where,
as Estragon states it at the beginning of Waiting for
Godot, « There is nothing to show ». This importance seems
directly linked to the fact that Beckett is firstly a novelist.
Therefore, finding echoes from his novels in his plays by the
similarity of the themes dealt with doesn't really surprise. What is
more surprising, is when what seems to be so specifically novelistic,
the narrative, also becomes a very important part of the plays. The
three plays studied in this paper, Oh les Beaux jours, En
attendant Godot, Fin de Partie, are stylistically marked by
this novelistic heritage, which can be found in the telling of the
different characters : Vladimir's Gospel, Hamm's Novel, Winnie's
story. The narrators are on stage. This tension between dramatic and
narrative elements tackles generic issues, which may help us to
understand the specificity of Beckett's dramatic writing. The show may
be over, there still is a lot to tell…
Oh je sais que vous
ne m’écoutez que d’une oreille distraite, et même agacée, mais cela
m’est égal. Car je suis vieux et le seul plaisir qu’il me reste, c’est
de rappeler, à haute voix et dans le style noble que je hais les beaux
jours qui ne risquent heureusement pas de revenir [1].
S'il n'y a « rien à
faire » [2] dans le théâtre de Beckett, il y a en revanche beaucoup à
raconter. Davantage que par un « vouloir-faire », les personnages des
drames de Beckett sont portés par un « vouloir-dire » [3]. Ils
peuvent alors être perçus comme les équivalents scéniques des
narrateurs beckettiens, Molloy, Malone, Moran et autres énonciateurs
plus ou moins identifiables. La claustration scénique redouble la
situation d'énonciation de la plupart des narrateurs. Ces derniers
racontent dans une pièce, leur chambre ou celle de leur mère : « Je
suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne
sais pas comment j'y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un
véhicule quelconque certainement. […] Je couche dans son lit. Je fais
dans son vase. J'ai pris sa place. » [4] De la pièce, lieu, à la pièce, genre,
quels bouleversements engendre cet héritage romanesque ?
Le personnage
narrateur n'est pas une rareté : la scène classique abonde en récits.
La singularité de l'irruption du récit dans le théâtre de Beckett est
double : elle s'accompagne de références romanesques [5] et est le fait d'un auteur romancier avant
d'être dramaturge. Ce rapport entre mode narratif et mode dramatique
se révèle l'une des perspectives privilégiées des critiques
beckettiens [6] pour aborder « le
dernier théâtre » de Beckett, ou son « Théâtre III » pour reprendre la
distinction proposée par Catherine Naugrette [7]. Nous nous proposons
alors de reporter cette interrogation sur un mélange générique du
théâtre III sur le théâtre I, auquel En Attendant Godot
(EAG) et Fin de Partie
(FP) appartiennent, et sur le second théâtre,
Oh les Beaux Jours (OBJ), marqué par la
réduction du personnel dramatique et une inflation du monologue aux
dépens du dialogue.
Longtemps ressenti
comme un danger, le récit au théâtre s'est depuis prolongé dans le
drame contemporain par le phénomène d'épicisation. Entre mise en péril
et innovation, le genre théâtral emploie ici des techniques
romanesques à ses risques et périls, ainsi que le rappelle le
spectateur d’Eleuthéria : « Les histoires, ça ne se
raconte pas impunément. » [8]
Échos du roman,
inflation du narratif : le théâtre, poursuite du roman par d'autres
moyens ?
Chacune des
pièces établit, à sa façon, un rapport d'ordre thématique avec des
romans ou des nouvelles de Beckett, conduisant à chercher entre ces
genres une relation privilégiée. Le cas le plus évident de filiation
romanesque concerne paradoxalement la pièce la plus pauvre en
récits. Mercier et Camier (MC) raconte le
voyage de deux personnages annonçant Vladimir et Estragon, non
seulement par leur condition sociale de vagabonds, mais aussi par
leur dialogue. Les interdits régissant leurs discussions, « C’est
que mon rêve m’avait repris, dit Mercier. / Oui, dit Camier, au lieu
de m’écouter tu ne penses qu’à me raconter ton rêve. Tu n’ignores
cependant pas ce que nous avons arrêté à ce sujet : pas de récits de
rêve, sous aucun prétexte. » [9],
se retrouvent dans la pièce : « E - J’ai fait un rêve. / V- Ne le
raconte pas ! / E - Je rêvais que…/ V - NE LE RACONTE PAS. / » [10] Autre parenté, un discours
narrativisé décrit, a priori, les modalités et les
procédures du dialogue scénique :
S’ensuivit un
long débat entrecoupé de longs silences, pendant lesquels la
méditation s’effectuait. Il arrivait alors, tantôt à Mercier, tantôt
à Camier, de s’abîmer si avant dans ses pensées que la voix de
l’autre, reprenant son argumentation, était impuissante à l’en tirer
ou ne se faisait pas entendre. Ou, arrivés simultanément à des
conclusions contraires, ils se mettaient simultanément à les
exprimer. Il n’était pas rare non plus que l’un tombât en syncope
avant que l’autre eût achevé son exposé. Et de temps en temps ils se
regardaient, incapables de prononcer un mot, et l’esprit vide [11].
Le rapport est
moins évident s'agissant des deux autres pièces. FP
peut apparaître comme le prolongement de Murphy,
à cause de la partie d'échecs, et une reprise, au moins partielle,
de la situation de Malone meurt, où il s'agit également
d'en finir. La chambre de Malone présente d'étranges affinités avec
un crâne, comme le décor de FP, avec ses deux fenêtres
très hautes qui évoquent les yeux. Rapport encore moins évident dans
le cas de OBJ : le distinguer exige de prendre en
compte la genèse de la pièce. Celle-ci devait au départ représenter
un homme fouillant dans sa poche. La poche limitant trop le jeu,
elle fut, pour des raisons pratiques, remplacée par un cabas qui
appelait, pour Beckett, un changement de sexe du personnage
principal. Cette situation d'un homme fouillant dans sa poche, se
livrant à un inventaire des objets en sa possession, peut être
rapprochée à la fois de la scène des cailloux dans
Molloy [12] et de la
pratique de l'inventaire qu'affectionne Malone.
L'affaiblissement
de plus en plus marqué des échos thématiques entre les romans et les
pièces contraste singulièrement avec l'inflation du récit. On passe
en effet d'une exclusion quasi-totale du récit dans
EAG, à son apparition encadrée dans FP, au
mélange du récit et du discours dans OBJ, où seule la
mention « ton de narrateur » sauvegarde un semblant de
cloisonnement. Dans EAG toute tentative de récit - il
n'est même pas encore question de roman à proprement parler -
avorte, à l'exception, nous y reviendrons, de l'histoire du chien et
du récit biblique. Ni histoire drôle ni récit de rêve ne sont
autorisés. Cette interdiction est levée dans FP : Hamm,
dès son réveil, évoque ses rêves, « avec un -s- » [13], Nagg raconte l'histoire du monde et du pantalon.
Estragon et Vladimir sont des narrateurs en puissance. Quelques
hypothèses relatives à cette libération du récit peuvent être
avancées. Son empêchement dans EAG provenait de
l'espace scénique : la route marque une ouverture au monde rendant
inévitable le dialogue, d'autres voyageurs survenant. Autre
difficulté, la forte propension à l’oubli des personnages, à
l’exception notable de Vladimir. Le recours au passé, le refuge, ne
leur sont pas permis. FP présente l'indéniable avantage
d'offrir aux protagonistes un refuge et une mémoire. Le narrateur, à
travers le personnage de Hamm, cesse d'alors d'être potentiel : il
est advenu. L'épuisement des ressources spatiales, favorisé par la
claustration, fournit alors au narrateur un espace adapté où tous
les récits se déploient. OBJ reprend et agence ces
différents éléments. On retrouve un espace extérieur, mais la
claustration demeure assurée par l'ensevelissement, et les dialogues
s'y font rares.
Apparaît donc,
entre EAG et OBJ un approfondissement de
la relation entre le roman et le théâtre : à l'évidente thématique
du lien entre MC et EAG se substitue une
relation modale, marquée par une importance croissante du récit au
détriment du dialogue.
Multiplicité et
hétérogénéité des modes et des narrations
Sous la
rassurante univocité du terme « narration », se dessine une
incroyable diversité de techniques, selon le romancier qui en fait
usage. Il convient de distinguer entre une activité que nous
qualifierons de « récitant », où l'écriture théâtrale
représente des activités narratives appartenant à la
conversation quotidienne, et une activité « proprement » narrative,
marquée par une plus grande autonomie, produisant un énoncé pourvu
de caractéristiques renvoyant à des écritures romanesques
identifiables et connues de Beckett. Au fil des pièces, seront alors
discernables trois narrations romanesques. L'une « canonique », ou
se présentant comme telle, où l'énoncé alterne entre histoire et
discours mais avec une dominante histoire. L'autre, où la
distinction entre histoire et discours est d'autant plus malaisée à
délimiter qu'elle se construit selon un double paradigme romanesque,
proustien et beckettien. Enfin, la dernière narration, souterraine,
ne se construit pas contre le dialogue, mais par lui. Cette
interpénétration marquée du mode dramatique et du mode narratif
aboutit alors à une remise en cause du premier et met en jeu le
statut de l'énonciateur des didascalies [14].
Récits
canoniques : la mort du chien, le roman de Hamm et l'histoire de
Winnie
On désignera
sous ce terme les discours des personnages qui débrayent
brutalement à la fois d'un point de vue temporel et de personnes,
pour embrayer sur un niveau d'énonciation second. On y retrouve,
avec quelques variations, les marques habituelles de l'histoire
par opposition au discours : P3, emploi de l'aoriste, voire, dans
le cas de l'histoire de Winnie, absence totale d'indices sur le
narrateur. L’autonomie de certains énoncés conduit d’ailleurs à
les interpréter comme des « phrases sans paroles », selon le titre
de l'ouvrage d'Ann Banfield [15].
Le plus
souvent, les pièces évoquent des histoires, terme qui renvoie bien
au domaine de la fiction, mais sans qu'il soit forcément fait
allusion au roman à proprement parler. Brièvement et de façon
parodique, apparaît une épopée, ancêtre du roman, au début du
second acte d'EAG. Telle la chanson de geste
médiévale structurée en laisses, elle fonctionne sur un certain
nombre de rimes et de reprises, donnant une autonomie à un
discours qui s'engendre lui-même et passe par l'écrit, l'épitaphe,
censé conserver le haut fait canin ici vanté. Deux remarques : le
thème même paraît choisi par ce double parrainage, à la fois celui
de la laisse, laquelle entre en rapport direct avec le chien, et
la forme qui « se mord la queue », renvoyant encore à l'univers
riche et coloré du meilleur ami de l'homme :
Un chien vint
dans l'office Et prit une andouillette Alors à coups de
louche Le chef le mit en miettes Les autres chiens ce
voyant Vite vite l'ensevelirent Au pied d'une croix en
bois blanc Où le passant pouvait lire [16]
Cette
apparition du narratif dans une pièce dont il est soigneusement
exclu la plupart du temps est tempérée par le recours à la
chanson. Mais si l'on s’en tient à l'énoncé, il s’agit d’un récit
épique, avec un effacement de l'énonciateur. Sa disparition est
totale, seule demeure l'histoire, au sens de Benveniste : emploi
de la troisième personne, modalisation zéro, et aoriste.
D'ailleurs, si la chanson renvoie à l'oral, le récit construit une
deixis seconde, liée à l'écrit. On passe du chant à
la lecture, d'une énonciation première à une situation de
co-énonciation qui fait préexister le récit à sa récitation.
Vladimir n'est, si l'on examine l'énoncé, qu'un sujet parlant, le
passant un co-énonciateur, l'énonciateur-locuteur étant « les
autres chiens ». Le récit devient à la fois récit de la mort du
chien, qui a pour narrateurs intra-diégétiques « les autres
chiens », témoins du drame, et récit d'un acte d'énonciation,
celui des chiens, dont l'énoncé est lu par le passant et raconté
par le sujet parlant, ou plutôt chantant, absent de ce discours.
La forme de la chanson seule atténue l'hétérogénéité modale de ce
passage.
L'oralité du
langage dramatique demeure sauve dans le cas de la chanson. Il
n'en va pas de même dans les deux autres pièces. On y observe une
équivalence entre « mon histoire » et « mon roman ». Elle est
explicite dans le cas de Hamm :
CLOV – Oh, à
propos, ton histoire ? HAMM (surpris). – Quelle
histoire ? CLOV. – Celle que tu te racontes depuis
toujours. HAMM. – Ah tu veux dire mon roman ? CLOV. –
Voilà [17].
Moins évidente
dans le cas de Winnie, même si les changements modaux, de
personne, et de temps, ne laissent que peu de doutes : « Il y a
mon histoire bien sûr, quand tout fait défaut. » [18] D'un récit à l'autre, de Hamm à Winnie, la narration
romanesque s'impose avec deux caractéristiques : une
« dramatisation » atténuée et une séparation moins nette du
discours et de l'histoire.
Ces deux
énoncés présentent un certain nombre de différences, à commencer
par leurs focalisations respectives et leur mode d'insertion au
sein des discours des personnages.
La narration à
laquelle se livre Hamm n'est pas le reflet d'une activité
énonciative conversationnelle susceptible d'être trouvée dans la
vie courante. Son activité relève de la création artistique. Son
énoncé se marque par le rapport à l'autre qu'il construit. Hamm a
besoin d'être entendu, mais sans que sa parole ait une fonction
expressive, à la différence de la chanson, comme l'indique
l'interprétation qu'en fait Estragon, qui en déduit le bonheur de
Vladimir, ou conative, Nagg cherchant à faire rire. Arraché, en
apparence, à toute visée pragmatique, son énoncé construit un
univers autre, ancré dans un passé présenté comme aboli par le
biais de l'emploi de l'aoriste. Hamm, narrateur homo-diégétique,
raconte en focalisation interne, phénomène marqué par la présence
de modalisateurs verbaux, « il paraissait sur le
point de » (je souligne) ou adverbiaux, « Il baissait les yeux en
marmottant, des excuses sans doute. » (je souligne).
La didascalie « ton de narrateur » [19] oriente l'acteur vers une voix neutre, différente
en tout cas de celle du personnage. L'intonation incite alors à
distinguer le « je » narrateur et le « je » normal. L’alternance
des deux, et les commentaires métatextuels, « Ça c’est du
français ! » [20] qui en naissent,
renvoient aux effets de bascule d’un plan de l’énonciation à
l’autre qu’affectionnait un romancier anglais bien connu de
Beckett, Henry Fielding. Le narrateur de Joseph
Andrews ne cesse de commenter son propos en même temps
qu’il l’élabore, comme dans le titre du chapitre 8 du premier
livre : « In which, after some very fine writing, the history goes
on, and relates the interview between the lady and Joseph
[…]. » [21]
Le retour au
présent de l’indicatif ne coïncide pas toujours avec l’alternance
entre le ton normal et le ton de narrateur. Le « je » narratorial
« [s]e souvien[t] » [22] et
« [s]e rappelle » [23]. Le retour au présent renforce
la vraisemblance de l’énoncé : il accompagne des précisions
météorologiques extrêmement précises, dénuées de fonction
narrative claire, produisant autant d'« effets de réel ».
L'importance des notations visuelles dans le roman de Hamm, alors
que ce dernier est aveugle, approfondit encore la dichotomie entre
ces deux « je ». Le « je » de la narration fonctionnerait alors
d'une façon analogue à celui du narrateur proustien tel qu'il est
analysé par Ann Banfield : « La langue du récit est une langue
sans accent, car le narrateur n'y a pas de voix. Le texte de
Dickens ne garde aucune trace de l'accent ou du dialecte de David
Copperfield, pas plus que nous ne sommes informés de la
prononciation du Marcel de La Recherche » [24]. Mais un élément vient, dans
l'énoncé, atténuer cette autonomie et son absence
d’individuation : la conservation, dans la narration,
d'intonations présentes dans le discours direct. Le ton du
narrateur a un accent qui lui est propre : une même altération de
la prononciation, « fââcheux » et « je me fââchais ». Là résident
les limites du roman vocal de Hamm, liées aux spécificités de
l'énonciation théâtrale. Le narrateur demeure un personnage.
Le récit
canonique le plus évident est celui que fait Winnie : abolissant
toute narration à la première personne, employant l'aoriste et
jouant sur le rapport imparfait / passé simple typique de
l'incipit romanesque [25] , il présente un cas de « fiction
épique » [26]. L'énoncé, alors même qu'il s'intègre
au sein d'un monologue, se présente comme parfaitement
autonome :
(Ton de
narrateur.) Le soleil dépassait à peine l’horizon que
Millie se leva, descendit… (un temps.) mit son petit
peignoir, descendit toute seule l’escalier abrupte, à quatre
pattes à reculons, quoique cela lui fût défendu, entra dans…
(un temps.) franchit sur la pointe des pieds le
corridor silencieux, entra dans la nursery et se mit à déshabiller
Fifille. (Un temps.) S’enfila sous la table et se mit
à déshabiller Fifille. (Un temps.) La grondant
cependant. (Un temps.) Soudain une souris — (Un
temps long.) [27]
L'entrée dans
le récit est très structurée dans le cas du roman de Hamm : il
demande un auditeur, annonce son roman, et une fois établie cette
situation communicationnelle, commence la narration. On remarquera
d'ailleurs qu'elle commence par un phénomène, analysé à plusieurs
reprises dans le rapport du narrateur à son lecteur, d'erreur :
« L'homme s'approcha lentement […]. D'une pâleur et d'une maigreur
admirables il paraissait sur le point de – (Un temps. Ton
normal.) Non, ça je l'ai fait. » [28]. Elle mime la lecture d'un ouvrage, donc une
énonciation seconde par rapport à un écrit, d'une façon un peu
analogue à la chanson du chien, laissant entendre qu'un écrit
préexistait à la chanson. On est donc non seulement dans un récit,
mais bien dans un roman, avec un début, un milieu, et une fin qui
reste à écrire. Un work in progress en somme.
Alors que la
présence de la narration est, dans FP, soigneusement
encadrée, et que l'on trouve des annonces et des précisions
analogues à celle du « théâtre dans le théâtre », contribuant à
faire de certains passages du « roman dans le théâtre », au
contraire la frontière est beaucoup plus mince entre le discours
« normal » du personnage et le moment où il s'élève au rang de
narrateur dans le cas de Winnie. La bascule d'un discours à
l'autre, marquée par une rupture tonale chez Hamm, se dévoile peu
à peu :
Il y a mon
histoire bien sûr, quand tout fait défaut. (Un
temps.) Une vie. (Sourire.) Une longue vie
(fin du sourire). Commençant dans la matrice, comme
au temps jadis, Mildred se souvient, elle se souviendra, de la
matrice, avant de mourir, la matrice maternelle. (Un
temps.) Elle a déjà quatre ou cinq ans et vient de se voir
offrir une grande poupée de cire. […] (Ton narrateur)
Le soleil dépassait à peine l'horizon quand Millie se leva,
descendit… (un temps)… mit son petit peignoir,
descendit toute seule l'escalier abrupte […] [29].
Récits
proustiens, récits beckettiens
Ce récit
coexiste avec d'autres narrations aux accents clairement
proustiens. Le récit se construit à travers des images, des
souvenirs, qui peu à peu prennent forme et sont arrachés du passé
pour venir dans le présent :
Mon premier
baiser ! (un temps. Willie tourne la page. Winnie ouvre les
yeux.) Un kinési ou mécanothérapeute. Demoulin… ou
Dumoulin… voire Desmoulins, c'est encore possible. Moustache fauve
très drue. (Révérencieusement). Reflets carotte !
(Un temps.) Dans un réduit de jardinier, mais chez
qui, mystère. Point de réduit de jardinier chez nous et chez lui à
coup sûr pas l'ombre d'un réduit de jardinier. (Elle ferme
les yeux.) Je revois les piles de pots à fleurs. (Un
temps). Les bottes d'échalotes. (Un temps.)
L'ombre s'épaississant parmi les poutres [30].
Cette vision
intérieure, les yeux fermés, ce passé devenant présent, se
retrouvent chez le narrateur de La Recherche : son
récit passe du passé simple au présent de l'indicatif, l'histoire
laisse la place au discours.
[…] un jour
d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que
j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon
habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais
pourquoi, me ravisai. […] Et je recommence à me demander quel
pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve
logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant
laquelle les autres s'évanouissaient [31].
À ces éléments
proustiens, il convient d'ajouter ceux qui sont proprement
beckettiens. La narration beckettienne sape constamment le récit
en train de s’établir. Les interrogations de Winnie rejoignent
celles du narrateur de l'Innommable : « L’ombrelle
que tu me donnas… ce jour-là… (un temps)… ce jour-là…
le lac… les roseaux. […] Quel jour-là ? (Un temps.)
Quels roseaux ? » [32]
Autre fait remarquable, l'utilisation dans les scènes de Piper, du
seul discours direct, et de la reprise systématique du verbe
recteur le plus neutre qui soit, « dire » [33] :
À quoi qu’elle
joue ? dit-il — à quoi ça rime ? dit-il — c’est censé signifier
quoi ? — et patati — et patata — toutes les bêtises —
habituelles — tu m’entends ? dit-il — hélas, dit-elle —comment
hélas ? dit-il — qu’est-ce que ça signifie hélas ? […] Et toi ?
dit-elle. Toi tu rimes à quoi, tu es censé signifier quoi ? Est-ce
parce que tu tiens encore débout sur tes deux panards plats, ton
vieux baise-en-ville bourré de caca en conserve et de caleçons de
rechange, me traînant d’un bout à l’autre de ce fumier de désert
[…] lâche-moi dit-elle, nom de Dieu et croule croule ! […]
Pourquoi qu’il ne la déterre pas ? dit-il — allusion à toi, mon
ange — à quoi qu’elle lui sert comme ça ? —ainsi de suite
—toutes les sottises —habituelles —faut la déterrer, dit-il —
comme ça elle n’a pas de sens — la déterrer avec quoi ? dit-elle
— les mains nues, dit-il, je le ferais les mains nues […] [34].
On a ici un
écho de la technique romanesque de Beckett dans
MC :
Pardon, dit
Camier, tu disais ? Non non, dit Mercier, à toi. Mais
non, dit Camier, c'était sans intérêt. Ca ne fait rien, dit
Mercier, vas-y. Je t'assure, dit Mercier. Après toi, dit
Camier. Je t'ai interrompu, dit Mercier [35].
Dans le cas de
Winnie, ce dialogue intégré à la narration maintient un équilibre,
fût-il précaire, entre mode dramatique et mode narratif. Le
narrateur surplombe le discours des personnages, tout en les
dotant d'une très forte individualisation orale. Cette mimèse d'un
discours autre conduit alors Winnie à rapporter des propos
stylistiquement marqués par une vulgarité dont le début de la
pièce, et en particulier l'épisode de la carte postale [36], nous ont montré qu'elle ne les
assumait pas, renvoyant à un phénomène de dissonance entre le
locuteur et l'énonciateur [37].
La narration
romanesque n'est pas toujours aussi évidente que dans le roman
scénique de Hamm ou dans le monologue de Winnie. Elle se poursuit
parfois par le dialogue, comme le révèle l'ultime reprise par Hamm
de son roman. Il ne fait pas référence à la fin donnée lors de la
prise d'un ton de narrateur, mais à celle évoquée lors de sa
conversation avec Clov : « S'il pouvait avoir son petit avec
lui. » [38] D'une certaine façon, les
interrogations de Clov, comme celles d'Estragon, renvoient aux
« auto-interruptions » du narrateur beckettien et à un phénomène
déjà observable dans MC, l'envahissement par le
narrateur du dialogue au discours direct : « J’ai froid dit
Camier. / Il faisait froid, en effet. / Il fait froid, en effet,
dit Mercier. » [39] La parole même d'autrui
peut sembler, lorsque Hamm demande à Clov un mot d'adieu, régie
par un personnage à la façon d'un narrateur : « HAMM - [...]
Clov… (Un temps.) Il ne m'a jamais parlé. Puis, à la
fin, avant de partir, sans que je lui demande rien, il m'a parlé.
Il m'a dit…/ CLOV (accablé). - Ah… ! » [40] Si la rection n'aboutit pas
totalement, le passage à la troisième personne désembraye
l'énonciation vers un autre espace d'énonciation, le récit futur
que fera le survivant, anticipant sur l'événement, de la même
façon que Vladimir s'interroge sur la façon dont il racontera sa
journée :
Est-ce que j’ai
dormi pendant que les autres souffraient ? Est-ce que je dors en
ce moment ? Demain, quand je croirai me réveiller, que dirai-je de
cette journée ? Qu’avec Estragon mon ami, à cet endroit, jusqu’à
la tombée de la nuit, j’ai attendu Godot ? Que Pozzo est passé,
avec son porteur, et qu’il nous a parlé ? Sans doute. Mais dans
tout cela qu’y aura t-il de vrai [41] ?
Ces deux
changements d'énonciation, avec une adresse indéterminée, vers un
allocutaire futur, mettent en évidence un phénomène que l'on
pourrait qualifier de récit à venir : tous les événements
représentés sur scène seront, par la suite, ressaisis par un récit
à peine esquissé, mais qui n'en demeure pas moins un horizon
présent à l'esprit des personnages.
Un dernier fait
remarquable réside dans les analogies existant entre la narration
dans MC et les didascalies d'EAG.
L’étrangeté du statut du narrateur de MC, dont la
connaissance est souvent incomplète et la maîtrise du texte
limitée, fait souvent de ce dernier un spectateur.
L’énonciateur est moins l’origine de son énoncé que son témoin :
il ne se place pas comme sa cause mais comme un élément lui
coexistant ; il ne peut que le décrire, jamais l’orienter. Aussi
lui arrive-t-il de perdre ses personnages de vue, lorsque ceux-ci
se retirent dans leur chambre, ou de les recroiser au hasard du
chemin comme au début du chapitre X où la « Fin du Passage
descriptif » [42] coïncide avec une phrase
de Camier, « Quelle est cette croix ? » [43], qui engendre à
son tour cette remarque du narrateur : « Les revoilà. » [44] La focalisation du narrateur ressemble au point de
vue d’un public s’efforçant de comprendre ce qui se déroule sous
ses yeux ; similitude encore accentuée dans certains passages par
l'emploi du temps présent : « L’assis aussi il voit, à moins qu’il
n’ait fermé les yeux, de toute façon il entend, et se traite
d’halluciné, mais sans conviction. » [45] Les mêmes
restrictions s’imposent au narrateur et aux personnages, comme
s’ils partageaient un même espace, sans y coexister. Entre eux
s'érige un quatrième mur. Le narrateur voit sans jamais être vu,
il a été « avec eux [Mercier et Camier] tout le temps » [46], comme un spectateur « avec » des comédiens. Cette
coexistence fantôme, Mercier et Vladimir la ressentent : « C'est
drôle, dit Mercier, j'ai souvent l'impression que nous ne sommes
pas seuls. Toi non ? / Je ne sais pas si je comprends, dit Camier.
/ […] Comme la présence d'un tiers, dit Mercier. Elle nous
enveloppe. » [47] ; « Moi aussi, un autre
me regarde […]. » [48]
De la même
façon, les didascalies d'EAG racontent ce qui se
passe sur scène plutôt qu’elles n’indiquent ce que les comédiens
doivent y faire. Deux sortes de didascalies coexistent dans le
texte de la pièce : les « classiques » fournissent des appuis de
jeu et fonctionnent comme une partition ; d’autres apparaissent
comme un discours second, voué à la seule lecture. Ces deux
fonctions, référentielle et conative, permettent de rendre compte
des irrégularités du discours didascalique. Lorsque des actions
similaires sont effectuées par deux fois, la répétition peut être
conservée, telle la notation « Lucky avance
[…], recule » [49], ou évitée par la mention
« même jeu » : « Vladimir (avançant la
tête)- On dirait un goitre. / Estragon (Même
jeu)- Ce n’est pas sûr » [50]. La reprise
intégrale des mouvements de Lucky vient scander le discours de
Pozzo, le rythmant par la mise en place d’un système d’échos au
sein du discours didascalique analogue à celui que l’on rencontre
parfois dans la narration de MC : « Toujours est-il
qu’avant l’aube, bien avant l’aube, l’un d’eux se relève, mettons
Mercier, chacun à son tour, et va voir si Camier est toujours à
l’endroit où il croit l’avoir laissé, c’est-à-dire à l’endroit où
ils s’étaient laissés tomber en premier lieu, l’un à côté de
l’autre. » [51] Ce que la scène donne à
voir, et le sentiment qui en naît, le discours didascalique le
donne à lire. Ainsi que le remarque Hervé Bismuth, « […] chez
Beckett, la pièce de théâtre est également le récit de la pièce de
théâtre » [52]. Au discours
des personnages s’ajoute celui que constituent les didascalies.
Ces dernières fonctionnent souvent comme la narration dans
MC, anticipant rarement sur la suite des événements,
décrivant au fur et à mesure que l’action se déroule, d’où la
« simultanéité de l’événement et du moment de l’énonciation auquel
il vient se placer. » [53] Au chapitre X de MC
la croix n’est décrite qu’une fois vue. Les didascalies ne
mentionnent les personnages qu'une fois leur entrée en scène
effectuée. Point de liste des personnages au début, à l’encontre
des conventions de l'écriture théâtrale, respectées pour
Eleuthéria. Aucune didascalie au futur n’annonce des
évolutions ultérieures ; équivalent, au sein des didascalies, de
l’absence de prolepse constatée dans MC.
Ambivalences et
enjeux génériques
Que reste-t-il du
théâtre une fois les narrateurs en scène ? Bien des choses sans
doute. La mise en lumière des narrations ne doit pas fausser la
perspective d'ensemble. Ces trois pièces restent bien, d'un point de
vue générique, du théâtre. L'inflation du mode narratif n'y est pas
aussi marquée que dans le théâtre III, et le dialogue, à l'exception
d'OBJ, reste la forme dominante du langage
dramatique.
Un cadre
général sauvegardé
Cette irruption
se fait au sein d'un cadre, avec une annonce claire : on va
raconter une histoire, un roman, et ce récit se termine aussi en
un moment défini, à la fois par le changement des temps verbaux,
mais également par les changements de tons évoqués précédemment.
En ce sens on ne peut que souscrire à l'opinion de Jean-Pierre
Sarrazac s'agissant du phénomène d'épicisation : « Épiciser le
théâtre ce n'est donc pas le transformer en épopée ou en roman, ni
le rendre purement épique, mais y incorporer des éléments épiques
au même degré qu'on y intègre traditionnellement des éléments
dramatiques ou lyriques. » [54] Néanmoins, l'analogie entre l'intégration
d'éléments narratifs et d'éléments lyriques n'est pas tout à fait
juste. La terminologie même de poème dramatique, et l'intégration,
par exemple chez Molière, de sonnets ou de formes poétiques
lyriques ne présente pas un même degré d'hétérogénéité que
l'intégration d'un récit. Insérer un poème dans une scène de salon
participe d'une mimesis d'un discours oral et d'une pratique
conversationnelle, comme l'histoire drôle de Nagg. Au contraire,
les narrations, dans ces trois pièces, se voient dotées d'une
autonomie de plus en plus marquée. S'il n'y a pas narrativisation
du drame, le mode épique obéit de moins en moins aux fonctions qui
lui sont traditionnellement dévolues par l'intermédiaire d'un
personnage narrateur et dont Patrice Pavis dresse la liste
suivante : « Briseur d'illusion. […] Double de l'auteur [il donne
alors un point de vue dominant sur la fable]. Metteur en scène [il
arrange les matériaux de l'histoire, est le maître de cérémonie].
Intermédiaire entre la fable et le comédien [il explique comment
il ressent son personnage]. » [55] Les
narrateurs beckettiens remplissent parfois l'une ou l'autre de ces
fonctions. Mais leurs récits n’entretiennent le plus souvent qu'un
lointain rapport avec la pièce. Surtout ils n'offrent aucun point
de vue surplombant. Au contraire, leurs récits accentuent les
failles de la représentation. Un cas exemplaire de l'ambiguïté des
éléments non seulement épiques mais explicitement romanesques
demeure le roman de Hamm. Il peut être analysé comme l'instrument
d'une analepse, fournissant des informations sur le passé des
personnages. De fait on peut y voir le récit de l'arrivée de Clov.
L'évocation d'un temps heureux, avec sapin, végétation, soleil et
vent, offre, d'un point de vue esthétique, un contrepoint avec la
situation présente, en accentuant l'horreur. Se souvenir des
bonnes choses, éclairer la relation entre Hamm et Clov, tel serait
le rôle classique de ce récit, assumé depuis longtemps par le
monologue. Mais son statut de roman ne se dément jamais. Clov
lui-même le corrobore. Loin de crédibiliser les personnages, ce
roman affaiblit leur « réalité » : son artificialité est
contagieuse. Clov n'est-il pas un simple personnage, et la façon
dont Hamm régit parfois son discours irait dans ce sens. L'image
de l'enfant jouant seul plusieurs rôles conduit à l'hypothèse d'un
Hamm narrateur unique d'une scène de fiction, celle-là même qui se
joue sous les yeux du spectateur. L'illusion dramatique n'est pas
brisée. La solidité du cadre référentiel qu'établit le drame
l'est. Winnie narratrice ne remplit pas les fonctions que l'on
pourrait en attendre : ses récits ouvrent au contraire des espaces
autres, des univers seconds, dont le rapport avec sa situation
présente reste pour le moins délicat à établir. Par le jeu
d'adresse à un co-énonciateur de moins en moins enthousiaste, de
moins en moins présent au fil des trois pièces, le récit devient
analogue à la prière jamais entendue dans EAG ou dans
FP : la narration s'arrache à la logique dramatique,
ne devenant qu'une distraction, une activité vaine, souvent
abandonnée en cours de route, et sans cesse à reconstruire. Loin
de jouer un rôle recteur analogue à celui du rhapsode, et
différent en cela du jongleur médiéval, le personnage narrateur
sape plutôt qu'il ne coud, et multiplie les points de vue et les
focalisations, brouillant les repères.
Show (sure) and
tell
D'un point de
vue générique, ces trois pièces ne présentent pas l'ambiguïté à
venir du théâtre III. Mais peu à peu elles établissent entre la
scène et le récit un rapport profondément dramatique, conflictuel.
Le drame de ces pièces n'est pas à chercher sous la forme
traditionnelle de l'argument, énoncé narratif résumant la pièce :
le drame est ici celui du narrateur, d'un conflit entre l'énoncé,
le sujet de l'énoncé, et la situation de l'énonciation. La
coexistence du mode narratif et du mode dramatique engendre une
dissonance. L'irruption de la narration sur scène met moins, dans
les œuvres étudiées ici, en péril le théâtre comme genre que le
roman. Les personnages envisagent de temps à autre un récit futur
des événements qui se jouent sur scène : un argument précisément.
Leur posture trouve un éclaircissement dans un récit
quasi-archétypal, celui des évangiles, évoqué dès le début
d'EAG. Vladimir annonce dans un premier temps un
simple récit : celui du bon et du mauvais larron. Raconter une
histoire, rien de plus simple en somme. Mais très vite il aboutit
à une remise en cause de ce récit, due à la variété des versions.
Trois énoncés pour une même situation d'énonciation : « Ils
étaient cependant là tous les quatre - enfin, pas loin. » [56]. Ces quatre narrateurs, comme nos
quatre principaux protagonistes, assistent à un même événement, et
en fournissent trois versions contradictoires. La version soutenue
par un seul emporte l'adhésion générale. Le spectateur assiste à
une scène analogue dans le deuxième acte de la pièce. Des quatre
personnages, cinq en comptant le garçon, l'un va soutenir qu'ils
se sont déjà vus la veille, Vladimir. Estragon assure qu'ils ont
discuté pendant des heures à propos de bottes. Pozzo et l'enfant,
Lucky étant muet, nient toute rencontre préalable. Conflit entre
ce que le théâtre a montré en action et ce qui est raconté sur
scène, conflit entre mimesis et
diegesis, que ne permettaient qu'imparfaitement les
romans, la deixis n'y étant reconstituable que
d'après l'énoncé et donc éminemment suspecte. Le recours au genre
théâtral va donc dans le sens d'une spatialisation des
problématiques abordées par la seule narration dans les romans. En
d'autres termes, le théâtre, par le recours au « show and tell »,
matérialise le paradoxe de la fin de Molloy : « Alors
je rentrai dans la maison, et j'écrivis, Il est minuit. La pluie
fouette les vitres. Il n'était pas minuit. Il ne pleuvait
pas. » [57]
L'épicisation
du théâtre de Beckett ne remplit pas un rôle recteur ou
stabilisateur d'une forme théâtrale par trop ambiguë : il exhibe
l'hétérogénéité fondamentale qui existe entre le lieu de
l'énonciation et l'énoncé, qui n'en porte plus que des marques
atténuées. Le véritable drame se joue alors sur la confrontation
des deux modes, dissonance qui fonde à la fois l'épicisation du
théâtre et la théâtralisation du roman dans l'œuvre de
Beckett.
1 | Samuel Beckett, Mercier et
Camier, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 58. | 2 | Samuel Beckett,
En attendant Godot, Paris, éditions de Minuit, 1952,
p. 9. | 3 | L'écho avec le « vouloir-vivre »
schopenhauerien est voulu : il exprime le caractère obligé, forcé,
parfois inconscient, de la narration beckettienne. Obligation de dire
quand il n'y a justement rien à dire, qui renvoie à l'analyse faite
par Beckett dans ses Trois dialogues de la création
picturale chez Bram Van Velde : « La situation est celle de l'homme
sans pouvoir qui ne peut agir, en l'occurrence ne peut peindre, alors
qu'il est obligé de peindre. » (Samuel Beckett, « Bram Van Velde »
in Trois Dialogues, Paris, éditions de Minuit, 1998,
p. 23, traduction et adaptation par Beckett lui-même.) | 4 | Samuel Beckett, Molloy, Paris, éditions de
Minuit, 1951, p. 7-8. | 5 | Entendu au sens générique et non
pas thématique. | 6 | Cf. pour un point
assez complet de la question, Matthijs Engelberts, Défis du
récit scénique, Genève, Droz, 2001. | 7 | Cf. Catherine Naugrette, « Les
théâtres de Beckett » in Lectures de Endgame / Fin
de partie de Samuel Beckett, Delphine Lemonnier-Texier,
Brigitte Prost et Geneviève Chevallier (dir.), Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2009, p. 33-38. | 8 |
Samuel Beckett, Eleuthéria, Paris, Éditions de Minuit,
1995, p. 149. | 9 | Samuel Beckett, MC…, p. 99-100. | 10 | Samuel Beckett,
EAG…, p. 18. | 11 | Samuel Beckett,
MC…, p. 25. | 12 | Cf.
Samuel Beckett, Molloy…, p. 92 et suiv. | 13 | Beckett, FP…,
p. 15. | 14 | Ces trois narrations coexistent parfois en un même
narrateur, mais chacune des pièces paraît privilégier l'une d'elles,
et ce en rapport avec les échos thématiques que nous avons relevés
précédemment. | 15 | Ann Banfield, Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect
libre, Paris, édition du Seuil, 1995. | 16 | Samuel Beckett,
EAG…, p. 74. Fait intéressant la version anglaise
fait non seulement des chiens les énonciateurs du texte mais les
destinataires : « And wrote upon the tombstone / For the eyes of
dogs to come », Waiting for Godot, Londres, Faber and
Faber, 1965, p. 48. | 17 | Samuel Beckett,
FP…, p. 78. | 18 | Samuel Beckett,
OBJ, Paris, Éditions de Minuit, 1963-1974,
p. 66. | 19 | On remarquera d'ailleurs qu'il s'agit d'un
« ton », non d'une « voix » comme dans le cas de l'histoire drôle
de Nagg. | 20 | Samuel
Beckett, FP…, p. 70. | 21 | Henry
Fielding, Joseph Andrews, BiblioBazaar, LLC, 2007
(1742), p. 65 : « Dans lequel, après des pages d’un très beau
style, l’histoire reprend, et raconte l’entrevue entre la dame et
Joseph » (Je traduis). | 22 | Samuel Beckett, FP…, p. 70 | 23 | Ibid., p. 69. | 24 | Ann Banfield, Phrases
sans paroles…, p. 271. | 25 | Cf. Harald Weinrich, Le Temps, Paris,
éditions du Seuil, 1973. | 26 | Käte Hamburger,
Logique des genres littéraires, Paris, éditions du
Seuil, 1986, p. 126. | 27 | Samuel Beckett, OBJ…,
p. 66-67. | 28 | Samuel Beckett, FP…,
p. 68. | 29 | Samuel Beckett,
OBJ…, p. 66. | 30 | Ibid.,
p. 21-22. | 31 | Marcel Proust, Du côté de chez Swann,
éditions Gallimard, 1988 (1917), p. 41-42. | 32 | Samuel Beckett, OBJ…, p. 64. | 33 | Il est d’ailleurs intéressant
de rapprocher cette absence de variation dans l’écriture
romanesque de Beckett de l’analyse qu’en fait Ann Banfield dans
« A Grammatical definition of the genre Novel », références
internet :
http://www.hum.au.dk/romansk/polyfoni/Polyphonie_IV/Banfield_IV.htm. | 34 | Ibid.,
p. 50-51. | 35 | Samuel Beckett,
MC…, p. 129. | 36 | Cf. Samuel Beckett,
OBJ…, p. 24. | 37 | Nous reprenons ici la terminologie d'Oswald Ducrot,
Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984,
en particulier au chapitre 8, « Esquisse d'une théorie
polyphonique de l'énonciation ». | 38 | Samuel Beckett,
FP…, p. 109. | 39 | Samuel
Beckett, MC…, p. 31. | 40 | Samuel Beckett,
FP…, p. 105. | 41 | Samuel Beckett, EAG…,
p. 118. | 42 | Samuel
Beckett, MC…, p. 167. | 43 | Ibid., p. 167. | 44 | Ibid.,
p. 167. | 45 | Ibid., p. 184. | 46 | Ibid.,
p. 9. | 47 | Samuel
Beckett, MC…, p. 170. | 48 | Samuel
Beckett, EAG…, p. 119. | 49 | Cf. Ibid., p. 29-31 où ce mouvement
est mentionné dix fois de suite. | 50 | Ibid., p. 32. | 51 | Samuel
Beckett, MC…, p. 182. | 52 | Hervé Bismuth,
« Les écritures didascaliques », in Lectures d’une œuvre
EAG, FP, Christine Lombez, Hervé Bismuth, Ciaran Ross
(dir.), Paris, éditions du temps, 1998, p. 73. | 53 | Ibid., p. 73. | 54 | Lexique du drame moderne et
contemporain, Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Belval, Circé,
2005, p. 74. | 55 | Patrice Pavis, Dictionnaire du
théâtre, Paris, Dunod, 1996, p. 227-228. | 56 | Samuel Beckett,
EAG…, p. 14. | 57 | Samuel Beckett,
Molloy…, p. 239. |
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