Dossier : Genres littéraires et pratiques énonciatives


Beckett
En attendant Godot, Oh les beaux jours
Oh la belle double énonciation

Stéphane Gallon

Université Rennes II, LIDILE

stephanegallon@club-internet.fr

Résumé :
Dans En Attendant Godot comme dans Oh les beaux jours, si le narrateur scripteur, par le non respect du principe de quantité, par des jeux de surmarquage et par le potentiel polysémique de certains passages, a donc multiplié les indices phatiques de double énonciation, c’est d’abord pour camper un référent fictif. Pourtant paradoxalement, en y glissant des allusions au monde du lecteur spectateur et surtout en torpillant un à un les principes de coopération de Grice, il ne tarde pas à s’en prendre à ce référent. Il cherche par là à mettre en place un autre référent, un référent théâtral. Effectivement, le cadre, le scénario d’En Attendant Godot et d’Oh les beaux jours ramènent constamment au monde de la scène. De même, les protagonistes par bien des aspects font penser aux acteurs et aux spectateurs d’une pièce de théâtre. Par ce biais, Beckett cherche à dénoncer le naturalisme artificiel, à inciter le spectateur à se distancier, à lui-même fuir le réel qui le dégoûte, à revaloriser le théâtral et à montrer que, comme le disait Heidegger, la caractéristique première de l’Homme est d’être mais surtout, par ce nouveau référent, il cherche à approcher au plus près l’essence de la réalité. Le plateau théâtral est en effet une formidable métaphore de la matérialité et de la vacuité du réel. Les acteurs et spectateurs matérialisent tout aussi magnifiquement la condition humaine et plus précisément le besoin vital de l’autre, la mauvaise foi, le voyeurisme, l’impossibilité métaphysique d’agir, la vanité des mots, l’ennui, la souffrance, l’incommunication entre les êtres, la solitude, l’impossible union entre le corps et l’esprit…

Abstract :
In Waiting for Godot and Happy Days, if the narrator-scriptor, failing to respect the maxim of quantity, through interplay with overemphasis and the polysemic potential of certain passages, gives a multitude of phatic double enunciation clues, it is primarily to construct a fictitious referent. Yet paradoxically, by slipping in allusions to the reader-spectator’s world and particularly by torpedoing the four maxims of Grice’s cooperative principle one by one, he soon comes to attack that referent. In doing so his aim is to set up another referent, a theatrical referent. This framework, the plot of Waiting for Godot and Happy Days, constantly refer to the stage. Also, the characters in many ways remind us of actors and spectators in a play. Beckett is thereby seeking to criticise artificial naturalism, encouraging the spectator to keep his distance, himself fleeing the real world that fills him with disgust ; restore the value of the theatrical and show that as Heidegger said, our only characteristic is being ; but above all, through this new referent, he seeks to come as close as possible to the essence of reality. The stage of a theatre is a wonderful metaphor for the materiality and vacuity of reality. Actors and spectators just as magnificently embody the human condition, and more precisely the vital need for others, bad faith, voyeurism, the metaphysical impossibility of action, the vanity of words, ennui, pain, absence of communication between beings, solitude, the impossible union of mind and body…

Le fait qu’En Attendant Godot est précédé par plusieurs romans, que Beckett au fur et à mesure de sa production dramatique a de plus en plus mis à mal le dialogique, que nombre de ses écrits romanesques sont de longs monologues ou qu’enfin un Robbe-Grillet a été jusqu’à analyser quelques-unes de ses pièces dans un recueil intitulé Pour un nouveau Roman est déjà en soi une invitation à chercher dans l’œuvre dramatique de cet auteur des caractéristiques de l’écriture romanesque et donc la présence d’un narrateur. Plus que cela, dans la mesure où les didascalies sont des énoncés et parfois même des énoncés narratifs, n’est-il pas cohérent d’envisager un sujet de l’énonciation, un narrateur qui serait alors, selon la terminologie de Genette, extradiégétique et hétérodiégétique ? Cependant toute didascalie ne « raconte » pas. Ne serait-il donc pas plus juste de désigner cet énonciateur premier, à la suite d’Ubersfeld, par le terme de « scripteur » ? Mais alors doit-on limiter le rôle de ce scripteur à l’énonciation des didascalies ? Le scripteur ne serait-il pas aussi celui qui distribue le discours, qui choisit la fréquence des répliques, les rapports quantitatifs qu’elles entretiennent, etc. ? Doit-on en déduire que tout texte théâtral a un scripteur ? En quoi celui-ci se distingue-t-il alors de l’auteur ? Voilà qui nous ramène directement à un des débats les plus actuels de la narratalogie où se confrontent des théoriciens qui, sur les pas de Barthes et Genette, affirment qu’« il ne peut y avoir de récit sans narrateur » [1] à d’autres (Hamburger, Kuroda, Banfield) qui, au contraire, remettent de plus en plus en cause la présence systématique d’un narrateur. Qu’en est-il de ce débat dans En attendant Godot et Oh les beaux jours ? Doit-on suivre Stanzel qui, si l’on en croit Sylvie Patron, oppose « le récit de fiction, caractérisé par la médiation d’un narrateur fictionnel, à la pièce de théâtre, qui ne présente pas cette caractéristique » [2] ? Peut-on au contraire déceler dans ces deux pièces un scripteur ? Contiennent-elles des indices de double énonciation ? Si oui, quelle est la fonction de cette double énonciation ?

Oh le beau référent fictif

Non respect de la quantité

Dès les premières pages d’En Attendant Godot et de Oh les beaux jours, celle-ci est manifeste et cela tout simplement par la présence des didascalies. Ces dernières ne sont évidemment pas destinées aux personnages mais aux lecteurs. Estragon sait bien qu’il est assis près d’une route, qu’il y a devant lui un arbre et que la nuit est sur le point de tomber. Ces renseignements sont inutiles pour la première énonciation mais ils permettent aux lecteurs de découvrir le cadre spatial et temporel et donc de mieux saisir certains enjeux. La présence de huit lignes de didascalies avant même la première intervention d’Estragon dans En Attendant Godot et surtout le fait que les didascalies prennent le pas sur les répliques dans Oh les beaux jours est déjà en soi le signe que l’auteur scripteur s’adresse par-dessus les épaules des personnages aux lecteurs et que finalement les véritables interlocuteurs sont ces derniers. S’il était besoin de le confirmer, on pourrait ajouter que, comme l’ont montré Paul J. Smith et Nic. Van der Toorn [3], certaines de ces didascalies ont une véritable dimension poétique et esthétique et ne sont, par exemple, pas avares en allitérations et assonances : « longuement, en reculant, avançant et penchant » [4] (p. 81), « Estragon tire, trébuche, tombe » (p. 115). Ces sonorités n’ont évidemment pas été travaillées pour les beaux yeux de Vladimir et d’Estragon mais pour ceux du lecteur.

La surabondance des didascalies doit aussi être lue comme un indice de double énonciation par le fait qu’elle enfreint le principe de « quantité » de Grice. Celui-ci estime en effet que pour qu’une communication soit satisfaisante, il faut

1) que [la] contribution contienne autant d’informations qu’il est requis (pour les visées conjoncturelles de l’échange) 2) que [la] contribution ne contienne pas plus d’informations qu’il n’est requis [5].

Si l’on discute avec de vieux amis, on ne ressent normalement pas le besoin de rappeler toutes les cinq phrases son nom. De même, dans une scène théâtrale qui se veut réaliste, certaines caractéristiques des locuteurs, le contexte socioculturel, les événements communs récents, etc. n’ont la plupart du temps aucune raison d’être mentionnés par les personnages. Pour eux, tout cela n’est qu’évidence. Pourtant, pour une personne extérieure, ces éléments sont souvent indispensables à la compréhension de la scène. Si le lecteur spectateur les ignore, il ne pourra apprécier toute la saveur, tout le sel, des répliques. Le scripteur auteur s’arrange donc pour glisser dans le texte plus d’informations que n’en nécessiterait la situation communicationnelle de la première énonciation. Les protagonistes de Beckett ne cessent ainsi dans les premières pages de ses pièces de proférer des renseignements que l’on pourrait qualifier de gratuits. Vladimir par exemple en arrive à prononcer son propre prénom alors qu’évidemment il le connaît : « en me disant, Vladimir, sois raisonnable » (p. 9). De même, dans Oh les beaux jours, Winnie réussit l’exploit de s’apostropher deux fois en deux lignes : « Commence, Winnie […] Commence ta journée Winnie » [6] (p. 13). Elle glisse de même au détour d’une phrase (p. 13) le prénom de son compagnon et précise par la même occasion qu’il n’en a plus pour longtemps. Elle le sait depuis belle lurette, pourquoi le repréciser juste à ce moment-là, si ce n’est bien sûr pour le lecteur spectateur ?

Pour faire passer le plus vraisemblablement possible ces informations gratuites, le scripteur auteur a recours à différentes ruses scripturales qui sont autant d’indices de la double énonciation. Tout d’abord, comme le révèle par exemple, à la fin de la deuxième réplique d’En Attendant Godot, la didascalie « A Estragon » (p. 9), les personnages, contre toute vraisemblance et tout réalisme, s’adressent à certains moments uniquement à eux-mêmes. De plus, assez souvent, comme par hasard, dès les premières pages, surgissent des notations temporelles passées : « J’ai longtemps résisté […] je reprenais le combat » (p. 9). On peut aussi fréquemment relever des interrogations qui appellent des réponses, réponses qui combleront le manque informationnel : « Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ? » (p. 10), « Et on ne t’a pas battu ? » (p. 10).

Surmarquage

Cependant, le scripteur auteur ne cherche pas qu’à camper un cadre référentiel, il veut aussi aiguiller le lecteur spectateur vers la signification ou les significations de ce référent. Pour cela, il tente d’attirer son attention sur des éléments particulièrement significatifs. La répétition est un des multiples moyens qu’il peut alors utiliser pour atteindre cet objectif. Il y a par exemple très peu de raisons objectives, informationnelles, de préciser deux fois et à seulement une ligne d’intervalle que Winnie regarde le ciel : « rejette la tête en arrière et fixe le zénith. Un temps long. Winnie. – (Fixant le zénith) » (p. 12). En revanche, cette répétition, puisqu’elle surmarque l’acte de Winnie, invite le lecteur à y voir beaucoup plus qu’une simple action.

Un autre moyen de surmarquer tel ou tel détail du référent consiste à insérer des éléments qui semblent complètement décalés ou inattendus par rapport à la situation. Le lecteur spectateur habitué aux normes du théâtre classique où tout est cohérent, où tout sert à quelque chose, cherche presque instinctivement une raison d’être à l’élément en question et donc comprend que le scripteur auteur, par là, est en train de lui envoyer un message. Tel est par exemple le cas du cabas noir ou de l’ombrelle dans Oh les beaux jours. Le lecteur spectateur s’attend si peu à trouver de tels objets dans un décor désertique qu’il focalise son attention sur eux et tente de comprendre le message que le scripteur auteur est ainsi en train d’énoncer. Alors que Winnie ne voit en eux qu’un sac et une ombrelle, le lecteur spectateur y cherche une signification plus profonde.

Le surmarquage provient parfois aussi du fait que certains éléments forment ensemble un faisceau cohérent. De même que dans un gribouillage confus et aléatoire, le regard est automatiquement capté par une forme parfaitement géométrique, le lecteur spectateur, attiré par les éléments en faisceau, devine derrière eux une construction du scripteur auteur, construction qui lui est adressée et qu’il doit décoder. Cette construction est d’autant moins destinée aux personnages que bien souvent eux-mêmes, sans en avoir conscience, font partie du faisceau et donc manquent de recul pour percevoir quoi que ce soit. Parfois même, preuve que le destinataire est bel et bien encore le spectateur, voire le lecteur, certains des éléments en question leur sont totalement inaccessibles. Alors que Vladimir et Estragon, à cause de leur statut de personnage, n’ont pas accès aux indications scéniques, le lecteur d’En attendant Godot peut par exemple relier les deux premières didascalies qui sont courtes, sans déterminants, sans verbes et sans adjectifs (« Route à la campagne, avec arbre. / Soir. ») au fait que l’arbre du décor est desséché, sans feuille, qu’Estragon n’a qu’une chaussure et que Vladimir avance à « petits » pas. Si l’on ajoute à cela le décor très sobre et le statut social des deux personnages, on en arrive à la conclusion que le scripteur auteur, par ce biais, a voulu mettre en place un univers caractérisé par le dépouillement, la petitesse, la sécheresse, la fragilité du vital.

Potentiel polysémique

Si quantité et surmarquage doivent donc être lus comme des indices sûrs de double énonciation, ce dernier exemple nous montre qu’il en est certainement de même du potentiel polysémique des extraits analysés. Plus un élément du référent est susceptible d’avoir des significations multiples, plus le nombre de lexies polysémiques est élevé dans un passage, plus la probabilité d’avoir une double énonciation est forte.

La plupart du temps, la dimension symbolique de tel ou tel objet ou tel ou tel acte n’est pas perçue par les protagonistes. Pourtant, elle est indéniablement là. C’est évidemment la preuve qu’encore une fois le scripteur auteur s’adresse en réalité au lecteur spectateur. Le surmarquage observé plus haut est souvent justement un appel du scripteur à lire symboliquement l’élément souligné. On peut, par exemple, sans doute interpréter le fait que Winnie se tourne à deux reprises vers le zénith comme une aspiration à un monde plus lumineux, un désir de sortir de sa gangue, une inclination à chercher le positif ou même une espérance en Dieu. De même, derrière le sac à main ou l’ombrelle, le lecteur spectateur devine une ultime trace d’humanité dans un univers déshumanisé, une preuve que l’homme tente d’« être » par l’« avoir », un monde qui se réifie, un monde dérisoire, etc.

Mais le surmarquage est loin d’être indispensable pour actualiser une signification symbolique. Le scripteur auteur joue aussi sur les réflexes culturels et anthropologiques du lecteur spectateur. La simple présence de la lexie « Soir » au début d’En Attendant Godot fait jaillir en lui de multiples sèmes afférents socio-normés et l’amène à voir, au-delà du soleil qui se couche, l’ombre de la mort. De même, l’évocation au début d’Oh les beaux jours de « Pentes douces » et, derrière, d’une « chute plus abrupte » (p. 11) rappelle des milliers de pages de la littérature mondiale où, comme par exemple dans « L’ascension du mont Ventoux » de Pétrarque, la spatialité est une matérialisation métaphorique de la vie humaine. Le lecteur spectateur voit donc dans le décor de cette pièce une image de l’existence où l’homme glisse doucement mais inexorablement vers une chute finale bien abrupte.

La polysémie naît aussi bien souvent du jeu entre le sens propre et le sens figuré. À chacun de ces sens peut correspondre un destinataire différent. Généralement, les protagonistes s’arrêtent au sens propre. Les lecteurs spectateurs font un pas de plus et interprètent plus subtilement l’expression utilisée. Les cas abondent dans l’œuvre de Beckett. À titre d’exemple, Winnie dans Oh les beaux jours demande à Willie « Las de ton trou mon lapin ? » (p. 54). Elle évoque tout simplement le creux du mamelon où Willie se terre mais évidemment le lecteur spectateur comprend que le scripteur auteur parle d’un trou bien plus large : la Terre, l’Existence. De même dans En Attendant Godot, on peut lire « – Tu as été loin / – Jusqu’au bord de la pente » (p. 104). Vladimir prend cette réponse au sens propre puisqu’il commente « En effet, nous sommes sur un plateau », le lecteur spectateur, lui, y lit la tentation du suicide.

Le polysémique ne se limite cependant pas au symbolique, il réside aussi dans l’équivoque. Celle-ci peut être du ressort de la première énonciation comme par exemple lorsque Pozzo reproche à Estragon de ne pas avoir retenu Vladimir et que ce même Vladimir lui répond « Il s’est retenu tout seul » (p. 48). Le cotexte « Au fond du couloir, à gauche » augure un deuxième sens des plus prosaïques. Cependant, l’équivoque conduit aussi bien souvent à une réflexion qui dépasse les protagonistes. Le « plus pour longtemps » (p. 13) de Winnie désigne ainsi, selon qu’on est personnage ou lecteur spectateur, soit le tube de dentifrice, soit Willie. L’équivoque est même filée puisqu’un peu plus loin Winnie ajoute « petit malheur », « sans remède », « aucun remède » « hé oui » (p. 14). Le « Rien à faire » du début d’En Attendant Godot est quant à lui programmatique. Non seulement, il résume la situation des personnages qui s’ennuient et attendent que le temps passe mais surtout il révèle une conception fataliste qui est à l’opposé de celles d’Estragon et Vladimir puisque ceux-ci pensent au contraire que Godot pourra les sortir de l’ornière.

Le polysémique naît aussi bien sûr des jeux sur la tonalité et plus particulièrement de l’ironie. Dan Sperber et Deirdre Wilson [7], en faisant de cette figure de pensée l’écho d’un énoncé avec lequel le locuteur est en désaccord, confirment l’existence de deux niveaux énonciatifs. D’une part l’on a l’énoncé proféré « en usage » par le protagoniste, d’autre part le regard désapprobateur de l’auteur scripteur sur cet énoncé, c’est-à-dire l’énoncé proféré « en mention ». Ducrot, de même, montre que, dans l’analyse de l’ironie, il faut distinguer le locuteur, responsable de l’acte de parole (= deuxième énonciation), de l’énonciateur qui, lui, est l’auteur du point de vue mis en œuvre (= première énonciation) [8]. Là encore, les occurrences abondent dans l’œuvre de Beckett.

On peut par exemple lire comme indices d’ironie les surmarquages étudiés plus haut et tout particulièrement la répétition « Encore une journée divine » (p. 12), « Oh le beau jour encore que ça va être » (p. 20), « Oh les beaux jours de bonheur » (p. 21), « Oh le beau jour encore que ça aura été » (p. 47), etc. L’exclamation est trop réitérée pour être vraie. Le lecteur y perçoit un désir de Winnie de s’auto-convaincre, une sorte de méthode Coué qui amène à conclure l’opposé du message que veut faire passer le personnage. Le nombre d’occurrences de « merveilleux » rend de même cet adjectif plus que suspect et cela d’autant plus qu’il est parfois accompagné d’intensifs et est même répété deux fois dans une phrase : « ça qui est merveilleux » (p. 16) « Don merveilleux » (p. 17), « ça que je trouve si merveilleux » « je trouve si merveilleux […] les choses… si merveilleux » (p. 46). L’hyperbole est lue comme ironique. Autre surmarquage amenant à une lecture ironique, l’utilisation de dénominations inattendues porteuses de sèmes péjoratifs. Le simple prénom Estragon transforme le compagnon de Vladimir en une plante aromatique et conduit le lecteur spectateur à le considérer avec un regard distancié.

Les décalages sont aussi des indices d’ironie. Ils sont omniprésents chez Beckett. Dès le début d’En Attendant Godot, il y a, par exemple, un décalage entre l’horizon d’attente du lecteur et le texte qui survient. Alors que l’arbre et le crépuscule laissaient présager un certain lyrisme, l’on a droit à des répliques triviales. De même, le thème de l’homme seul continuant sans cesse sa lutte rappelle les grandes épopées de jadis sauf qu’ici le « terrible ennemi à vaincre » est… une chaussure. L’épopée devient comédie. La didascalie « songeant au combat » s’avère d’autant plus mention que Vladimir en personne vient de prononcer cette dernière lexie. Le contraste entre les mots et la situation ou entre les mots et les gestes est bien sûr, lui aussi, source d’ironie. La simple didascalie « cinq secondes » (p. 12) suffit par exemple à totalement discréditer la prière de Winnie et cela d’autant plus que ses gestes sont totalement stéréotypés, ritualisés, mécanisés :

Elle joint les mains, les lève devant sa poitrine, ferme les yeux […]Jésus-Christ Amen. (Les yeux s’ouvrent, les mains se disjoignent, reprennent leur place sur le mamelon. Elle joint de nouveau les mains, les lève de nouveau devant sa poitrine. […] Siècle des siècles Amen. (p. 12-13) 

Dans la même pièce, le fait que Winnie avale en entier un flacon de médicaments (p. 19) dément totalement l’optimisme de façade des pages précédentes. Quant à la litanie des « Encore une journée divine » (p. 12) évoquée plus haut, elle est en telle opposition avec la situation concrète de Winnie et avec le contenu si exaltant de sa journée qu’au-delà même de la réitération suspecte, le lecteur interprète comme mention ce qui au niveau de la première énonciation n’était qu’usage.

Allusions au référent du spectateur

Outre la quantité, le surmarquage et le potentiel polysémique, les allusions au référent du spectateur sont évidemment d’autant plus un indice de double énonciation que le référent du protagoniste, dans certains cas, est très éloigné de celui du spectateur. Le monde de Vladimir et Estragon ne contient ni télévision ni cinéma et pourtant le jeu avec les chaussures ou un peu plus loin avec le chapeau melon, le statut social des personnages, leur dimension décalée mais aussi poétique, la didascalie « (s’approchant à petit pas raides, les jambes écartées) » (p. 9) et même le suffixe « ot » de « Godot » peuvent faire penser à Charlie Chaplin. Signe que ce personnage appartient bien à l’univers culturel de Beckett, dans Oh les beaux jours, il est explicitement nommé : « autrefois… maintenant… ombre… verte… ceci… Charlot… baisers… ceci… tout » (p. 62).

De même, les citations abondent dans les pièces de Beckett. « On ne descend pas deux fois dans le même pus » (p. 84) a évidemment pour hypotexte le « On ne se baigne jamais deux fois dans un même fleuve » d’Héraclite. Or Vladimir ne bronche pas, ne surenchérit pas par une autre citation, ne propose aucun commentaire. Seul le lecteur spectateur semble percevoir l’allusion. On pourrait aussi citer le très lamartinien « Vladimir suspend son vol » (p. 81) ou, dans Oh les beaux jours, le « De la mesure en toute chose » (p. 72) des Satires d’Horace. Mieux, dans cette même pièce, Beckett s’autocite en reprenant telle quelle la première réplique d’En Attendant Godot : « Rien à faire » (p. 13-14). Difficile d’imaginer que Winnie ait vu ou ait eu vent de la pièce d’un certain Samuel Beckett. Encore une fois, c’est pour le lecteur spectateur que le scripteur auteur glisse cette allusion.

S’il en était besoin, les traductions étrangères, validées par Beckett, confirment ce constat. Alors qu’évidemment, quelle que soit la langue utilisée, le référent de Vladimir et Estragon devrait toujours être le même, le dramaturge ressent le besoin de s’adapter à ses lecteurs spectateurs en intégrant dans sa pièce des éléments de leur référent à eux. Il change par exemple les noms de lieux français qui n’auraient rien évoqué pour des Britanniques ou des Allemands. Ainsi la Normandie du monologue de Lucky (p. 61) devient le Connemara dans la version britannique et l’Oldenburg dans la version germanique [9]. De même, pour traduire « Mais non, je n’ai jamais été dans le Vaucluse ! J’ai coulé toute ma chaude-pisse d’existence ici, je te dis ! Ici ! Dans la Merdecluse ! » (p. 86),

il fait un jeu de mot sur « Breisgau/ScheiBgau », le premier terme désignait une ancienne région allemande, le dernier contenait l’idée de l’excrément. En anglais avec le couple « Macon/Cackon », Beckett a dû faire appel à une ville française pour créer une rime qui convenait au fictif « Cackon », afin de garder le thème de l’excrément [10].

Les transpositions ne sont pas que géographiques, elles sont aussi culturelles. Ainsi à la fin de l’acte I, on peut lire dans la version française « Je fais comme toi, je regarde la blafarde » (p. 73). La version britannique est loin d’être une traduction mot à mot :

ESTRAGON : Pale for weariness
VLADIMIR : Eh ?
ESTRAGON : Of climbing heaven and gazing on the likes of us.

Julian A. Garfoth explique que cette version contient en fait une reprise du début de To the Moon de Shelley [11]. Il montre aussi que la référence à Voltaire dans le monologue de Lucky a été remplacée par l’évocation d’auteurs de la même époque mais correspondant mieux à l’univers culturel des spectateurs : Bishop Berkekey (1685-1753) en anglais et Johann Gottsched (1700-1766) en allemand [12].

Le lecteur spectateur cultivé peut enfin repérer çà et là un intertexte philosophique qui évidemment passe bien au-dessus des personnages. Le début d’En Attendant Godot est de ce point de vue particulièrement riche. Si l’on additionne le fait qu’Estragon est associé à une pierre, les syntagmes et expressions « il s’y acharne des deux mains », « ahanant », « s’arrête, à bout de forces », « haletant », « recommence », la réplique emblématique et polysémique « Rien à faire » et la didascalie (renonçant à nouveau), il est difficile de ne pas penser au mythe de Sisyphe, surtout quand l’on se rappelle que dans Molloy, écrit l’année précédente, Beckett explicite son emprunt à l’essai de Camus et surtout profite de ce personnage pour aborder plusieurs des thèmes fondamentaux qui nourriront En Attendant Godot :

Mais même à Sisyphe, je ne pense pas qu’il soit imposé de se gratter, ou de gémir, ou d’exulter, à en croire une doctrine en vogue, toujours aux mêmes endroits exactement. […] Et qui sait s’il ne croit pas à chaque fois que c’est la première ? Cela l’entretiendrait dans l’espoir, n’est-ce pas, l’espoir qui est la disposition infernale par excellence, contrairement à ce qu’on a pu croire jusqu’à nos jours [13].

Mais, comme vu plus haut, contrairement au mythe antique, chez Beckett, ce n’est pas un colosse qui s’affronte à un immense bloc de roc mais un pitoyable Estragon luttant avec une chaussure. La dimension tragique n’en est que plus forte.

Arrivés à ce stade, nous pouvons donc dire que la quantité, le surmarquage, le potentiel sémantique, les allusions au référent du spectateur révèlent une double énonciation mais sans doute faudrait-il englober tous ces éléments dans une dernière série d’indices, une série englobant toutes les précédentes : la littérarité. Certes, on pourrait alléguer que Vladimir et Estragon échangent en utilisant un langage si courant et une syntaxe si simple, voire si prosaïque (« Alors te revoilà, toi – Tu crois […] – Moi aussi. » p. 9), qu’ils ne font que s’adresser l’un à l’autre et donc que nous n’avons pas affaire à de la littérature. Pourtant, comme nous n’avons cessé de le montrer, cette simplicité, loin d’être simpliste, fait sens ; de même que font sens, puisque les uns et les autres forment ce que Barthes appelle « une véritable polyphonie informationnelle », « une épaisseur de signes » [14], l’écriture du texte et tous les éléments de la représentation. L’on en arrive alors à un terrible paradoxe : tout élément formel qui est signifiant et qui est en parfaite adéquation avec son signifié devient indice de double énonciation. Autrement dit encore, même si aucun des indices précités n’avait été présent, par son essence première qui fait qu’une œuvre théâtrale publiée ou représentée est faite soit pour être lue par des lecteurs soit pour être jouée devant des spectateurs, tout est en elle double énonciation. Les indices précités (quantité, surmarquage, potentiel sémantique, allusions au référent du spectateur) doivent donc être analysés non pas seulement comme des indices de double énonciation mais plutôt comme des indices phatiques de double énonciation, comme des appels du pied du scripteur auteur au lecteur spectateur, comme une preuve que le scripteur auteur veut donner un maximum de renseignements au lecteur spectateur sur le référent fictif qu’il vient de créer.

Oh le beau référent théâtral

Une remise en cause du référent fictif

Et pourtant, dès les premières pages, cette communication entre l’auteur scripteur et le lecteur spectateur semble pervertie. Les lois tacites favorisant une bonne communication sont en effet toutes mises à mal. Si, du point de vue de la première énonciation, la quantité d’informations était supérieure à ce qui aurait pu être attendu et révélait que le véritable interlocuteur était le lecteur spectateur, on ne peut que constater que, du point de vue de la deuxième énonciation, elle reste en revanche insatisfaisante. L’absence de déterminant de la première didascalie d’En attendant Godot empêche l’actualisation et rend donc le lieu bien virtuel, bien imprécis. Le déictique « par là » (p. 10) non accompagné de gestes rend la situation d’énonciation tout aussi vague. De même, le lecteur spectateur d’Oh les beaux jours ne saura jamais pourquoi Winnie est enterrée alors que Willie ne l’est pas.

Le deuxième principe de coopération de Grice, « la qualité », n’est pas plus respecté. Selon ce théoricien, pour que la communication soit efficace, il faut que le discours des uns et des autres soit véridique ou du moins sincère. Là encore, dès les premières pages, les protagonistes semblent pris en flagrant délit de mensonge. Winnie s’apitoie sur Willie mais elle semble plus préoccupée par son dentifrice et sa beauté que par le malheureux qui geint à côté d’elle. De plus, son « Encore une journée divine » (p. 12) est complètement démenti par la situation d’énonciation. Mais alors qui croire ? La protagoniste qui clame son optimisme ou le scripteur auteur qui crie son pessimisme ? La non convergence entre les deux discours amène à douter des deux. Le décor dont la source est le scripteur auteur amplifie l’indécision. La toile de fond est, nous dit-on, « en trompe-l’œil » (p. 11), ce qui est une atteinte au principe de vérité mais d’autre part elle est qualifiée de « très pompier » ce qui révèle qu’elle est fausse. Les deux caractérisations sont antinomiques et perturbent donc totalement la communication. Les frontières entre le vrai et le faux sont brouillées.

Le troisième principe de Grice, « la relation », ne permet guère d’y voir plus clair. Selon ce principe, les énonciateurs doivent se montrer pertinents, doivent faire preuve d’à-propos, autrement dit, doivent respecter cohésion et cohérence. La cohésion est déjà mise à mal par le décalage entre l’action bien triviale, enlever une chaussure, et la réflexion existentielle qui suit : « je reprenais le combat » (p. 9). Mais surtout le simple échange « Te revoilà, toi. / Tu crois ? » (p. 9) fait s’effondrer la cohérence. Les propos d’Estragon ne correspondent pas au référent. Le fait qu’il parle et réponde à Vladimir contredit totalement le doute énoncé sur sa présence. De même, le fait qu’Estragon se croyait lui aussi parti pour toujours est en contradiction totale avec sa dépendance foncière vis-à-vis de Vladimir (« je me demande… ce que tu serais devenu… sans moi » p. 10) et surtout avec le reste de la pièce puisque les deux personnages semblent incapables de s’en aller. On pourrait aussi ajouter qu’il est problématique de glisser dans un référent fictif des allusions au référent du spectateur. Certaines de ces allusions paraissent en effet incompatibles avec le référent créé. Les allusions à Charlie Chaplin, Héraclite, Horace ou Camus font en quelque sorte imploser de l’intérieur le monde inventé. À peine campé, ce nouveau monde s’avère ancien, ce qui était imagination est souillé de réalité, ce qui était cohérent se révèle incohérent.

« La modalité », le quatrième principe de coopération de Grice, est tout aussi parasitée. Selon ce principe, le message doit être clair et sans ambiguïté. Or, nous l’avons vu, les premiers mots d’En attendant Godot sont équivoques («  rien à faire » p. 9), une contradiction ne tarde guère (« il y a une éternité, vers 1900 » p. 10) et on ne sait pas à quoi se réfèrent les déictiques. De même dans Oh les beaux jours, il est spécifié deux fois que la prière de Winnie est « inaudible » (p. 12-13). Plus que cela, Willie est caché et l’on ne sait pas si la protagoniste parle de son tube de dentifrice ou de son compagnon. Difficile d’être moins clair !

Nous sommes donc ici face à un véritable paradoxe. Nous avons vu que d’une part, par le moyen de la double énonciation, le scripteur auteur cherche à informer le lecteur spectateur sur le référent qu’il a créé mais qu’au même moment, que ce soit par la quantité, la qualité, la relation ou la modalité, il parasite totalement cette communication et l’empêche de se dérouler sereinement. Comment expliquer voire dépasser ce paradoxe ? Pour répondre à cette question, est maintenant venu le temps de chercher les fonctions de cette double énonciation.

Les indices énonciatifs qui précèdent ont tous pour point commun de faire découvrir le référent fictionnel. Ils servent à camper le cadre spatio-temporel, à donner des renseignements sur les personnages, sur les événements passés. Plus que cela, des indices comme la polysémie, les symboles ou l’ironie permettent de découvrir le point de vue du scripteur auteur sur ce monde fictionnel, un point de vue terriblement pessimiste. Le fait cependant que les principes de coopération ne sont pas respectés et que le monde fictionnel qui nous est proposé est parasité, contradictoire, incohérent, confus laisse à entendre que le scripteur auteur ne cherche pas à créer une illusion référentielle. Si la double énonciation subvertit tant le fictionnel, si les allusions au référent du spectateur sont si nombreuses, ne serait-ce pas au contraire pour indiquer au lecteur spectateur qu’il lit ou assiste à une pièce de théâtre ?

Une situation théâtrale

De multiples indices semblent effectivement signifier au lecteur spectateur que ce qu’il voit n’est pas un monde fictif inventé mais bel et bien une représentation théâtrale. Preuve en est, si la plupart des didascalies sont diégétiques, on peut tout de même en trouver plusieurs de régie et ce, au début, au milieu ou à la fin des pièces :

on ne voit d’abord que Lucky suivi de la corde, assez longue pour qu’il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse (p. 28),

Il s’arrête à nouveau devant l’arbre, va et vient, devant les chaussures, va et vient, court à la coulisse gauche, regarde au loin, à la coulisse droite, regarde au loin. À ce moment Estragon entre par la coulisse gauche, pieds nus, tête basse, et traverse lentement vers la scène (p. 81),

Il tire Estragon vers la coulisse […] Vladimir court à la coulisse où Estragon vient de rentrer […] Affolé Estragon se précipite vers la toile de fond, s’y empêtre, tombe […] Vladimir […] l’amène vers la rampe. […] Il le pousse vers la fosse (p. 104).

À de rares moments, souvent pour des raisons humoristiques, les à-côtés techniques semblent même intégrés dans le texte. Ainsi le « au fond du couloir à gauche » (p. 48) cité plus haut semble désigner non pas un lieu fictif du référent mais bel et bien un lieu réel qui se situerait dans ou derrière les coulisses.

Plus que cela, par de nombreux aspects, le cadre spatio-temporel fictionnel ramène au référent du spectateur. Dans En attendant Godot, l’intrigue a lieu en soirée et le scripteur auteur ne cesse de le redire, clin d’œil possible au fait que la plupart des représentations théâtrales prennent, elles aussi, place en fin de journée. D’ailleurs Vladimir et Estragon explicitent le parallèle entre les deux situations en ayant recours à une comparaison : « Charmante soirée […] Et ce n’est pas fini […] Ca ne fait que commencer […] On se croirait au spectacle. » (p. 47). Dans Oh les beaux jours, l’utilisation au début et la fin des actes d’un réveil qui tinte n’est pas non plus sans rappeler la sonnerie qui dans de nombreux théâtres invite les spectateurs à rejoindre leur place : « Une sonnerie perçante se déclenche, cinq secondes, s’arrête. […] Sonnerie plus perçante, trois secondes » (p. 12).

La remise en cause constante de la temporalité fictionnelle ne trouverait-elle pas là aussi une de ses raisons d’être ? Les protagonistes ont des doutes continuels sur le temps parce qu’ils naviguent entre le temps de la fiction et le temps de la représentation. Ce qui était « hier » fictionnellement ne l’est pas représentationnellement : « Et tu dis que c’était hier tout ça ? » (p. 85), « C’était hier tout ça ? » (p. 93).

De même, le décor ressemble bien plus à un décor de théâtre qu’à un décor naturel. Tout d’abord, comme le signale Michèle Touret, la sobriété générale accentue la théâtralité [15] mais surtout la « toile de fond en trompe-l’œil très pompier » d’Oh les beaux jours surmarque l’artificialité. Les feuilles de l’arbre qui poussent dans En attendant Godot (p. 79) en une nuit ont la même fonction. Les commentaires des personnages le confirment : « cet arbre ne nous a servi à rien » (p. 105). En effet, du point de vue dramaturgique, il n’a eu aucune utilité : les protagonistes n’ont pu ni se cacher derrière ni s’en servir pour se pendre. La caractérisation des lieux et la toponymie concourent au même effet de déréalisation : « nous sommes sur un plateau. Aucun doute, nous sommes servis sur un plateau » (p. 104), « Ne serait-on pas au lieu-dit la Planche ? » (p. 122)

Ce jeu énonciatif ne se limite cependant pas à un parallèle entre le cadre fictif et le cadre théâtral. Plusieurs passages semblent effectivement évoquer non pas la fiction mais le scénario inventé par le scripteur auteur. Les aventures de Vladimir et Estragon ou de Winnie et Willie ne nous sont plus alors présentées comme des histoires censées se passer réellement dans un référent donné mais comme un texte de théâtre en train de s’écrire au fur et à mesure devant nous. Assez logiquement, même s’il n’est pas alors encore totalement assumé en tant que tel, le vocabulaire théâtral ne tarde pas à surgir, « C’est le nœud / C’est fatal » (p. 34), et certaines tirades des protagonistes deviennent de véritables commentaires en direct sur ce qui vient d’être écrit ou sur ce qui va être écrit. Est ainsi par exemple commenté le début de toute écriture : « C’est le départ qui est difficile » (p. 89), « on peut partir de n’importe quoi » (p. 89). On assiste aussi à des pannes d’inspiration : « Dis quelque chose ! / Je cherche. / Dis n’importe quoi ! » (p. 88), « Oui, mais maintenant il va falloir trouver autre chose. » « Voyons » « Voyons », « Voyons » (p. 91). De temps à autre, au contraire, le processus créatif semble repartir : « nous commencions à flancher. Voilà notre fin de soirée assurée » (p. 109). On a même parfois l’impression d’avoir droit à des autocritiques tantôt négatives (« il ne se passe rien » p. 53), tantôt positives (« ce n’était pas si mal comme petit galop » p. 91), à un résumé de l’intrigue (« rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible » p. 57-58) ou à des réflexions d’auteur : « Ceci devient insignifiant. / Pas encore assez » (p. 96).

Avant d’aller plus loin, notons que les observations qui précèdent permettent de répondre à certaines de nos interrogations de départ. Étant donné que l’auteur n’est certainement pas au moment même de la représentation en train de rédiger ou de commenter en direct son texte, nous pouvons en déduire, n’en déplaise à Stanzel, que chez Beckett, il y a bel et bien un scripteur et que ce scripteur ne se confond pas avec l’auteur. Il serait cependant certainement imprudent, en l’état actuel des recherches, d’attribuer pour autant tout ce qui est de l’ordre de la double énonciation à ce scripteur.

Des acteurs, des spectateurs

En toute cohérence avec les remarques ci-dessus, exactement comme dans Fin de partie où l’on peut lire « À quoi est-ce que je sers ? / À me donner la réplique » [16], les protagonistes sont aussi à plusieurs reprises représentés comme des acteurs. Si l’on se rappelle que le mot « didascalies » étymologiquement signifie « enseignements », « instructions », on peut par exemple fort bien voir dans celles-ci non pas des descriptions mais des prescriptions, ce qui revient à transformer les personnages en acteurs téléguidés par le scripteur auteur. De même, les répliques « Allons-nous en. / On ne peut pas » (p. 100) peuvent signifier que les acteurs, ayant signé un contrat, sont contraints statutairement d’être là et que, de plus, ils ne peuvent jouer en dehors de l’espace réduit du plateau.

Mais surtout, les protagonistes ressemblent à des acteurs par le fait qu’ils endossent souvent un rôle autre que le leur. C’est ce que révèle l’utilisation de la lexie « jouer » dans la réplique : « On pourrait jouer à Pozzo et Lucky » (p. 102). Cette lexie si connotativement liée au monde du théâtre amène aussi à se demander si lorsqu’ils sont eux-mêmes, ils ne jouent pas là encore un rôle et cela d’autant plus que leurs paroles semblent plus d’une fois pasticher des acteurs s’interrogeant sur leur prestation : « On ne se débrouille pas trop mal, hein Didi, tous les deux ensemble ? » (p. 97), « Comment m’avez-vous trouvé ? » (p. 52). À noter que la didascalie qui suit, « (Estragon et Vladimir le regardent sans comprendre) » peut être lue comme une confirmation de l’existence d’une double énonciation. Les protagonistes ne perçoivent pas l’allusion au monde des acteurs, le lecteur spectateur si ! On a aussi à plusieurs reprises l’impression d’assister non pas à un dialogue entre deux clochards mais entre un metteur en scène et ses acteurs : « Qu’est ce que je disais ? On pourrait reprendre là. / Quand ? / Tout à fait au début. Au début de quoi ? » (p. 91). Silverman Zinman interprète de même le fait que Lucky danse à plusieurs reprises :

Les redoublements de la danse de Lucky, parfois mieux, parfois plus mal, montrent l’essence de la démarche théâtrale, la répétition, le travail pour le cachet tous les soirs [17]

Par la double énonciation, le scripteur brise donc le référent fictionnel en transformant le cadre naturel en un plateau théâtral, l’intrigue en scénario et les personnages en acteurs mais, en fait, le référent fictionnel est surtout brisé, comme nous allons maintenant essayer de le montrer, par l’importance donnée aux lecteurs spectateurs.

Comme dans toute œuvre littéraire, ces derniers sont d’abord pris en compte par le simple fait que certains procédés d’écriture semblent chercher à attirer leur attention, à les faire réfléchir, à les sortir de leur passivité. C’est une des fonctions les plus connues de la modalité interrogative. Lorsque Pozzo dit « Qu’est-ce ce que je disais ? » (p. 51, p. 56), le lecteur spectateur cherche intérieurement à lui venir en aide en essayant de retrouver lui aussi le fil de la conversation. De même, lorsque Winnie demande haut et fort « Quel est ce vers inoubliable ? » (p. 60), le lecteur spectateur tente de trouver dans son propre répertoire culturel une réponse possible. L’interrogation de Pozzo « que préférez-vous qu’il danse, qu’il chante » (p. 54) paraît de même directement adressée au spectateur. Parfois le texte semble aussi chercher à bousculer, à faire agir. C’est un des rôles des impératifs. À cause de la première ou de la deuxième personne et du ton catégorique, le lecteur spectateur a soudain l’impression que tel ou tel protagoniste s’adresse à lui et cela d’autant plus que très souvent le discours tenu a des ressemblances avec sa situation réelle : « Partons » (p. 38), « Restez encore un peu, vous ne le regretterez pas. » (p. 38), « écoutez » (p. 49), « regardez » (p. 51).

Mais au-delà de ces procédés énonciatifs, qui restent finalement assez traditionnels, le spectateur est à plusieurs reprises intégré à la diégèse et ce, dès le titre. Le gérondif « en attendant » n’ayant pas de support exprimé, le lecteur spectateur est tenté de s’approprier cette attente. D’ailleurs, significativement, le premier traducteur allemand avait intitulé la pièce Wir Warten auf Godot [18].

Le lecteur spectateur est aussi impliqué par de multiples jeux de scènes. Les didascalies précisent par exemple que les protagonistes jettent un « Regard circulaire » (p. 49, p. 86), ou qu’Estragon, « regarde, vers le fond » (p. 16), regards qui évidemment englobent les spectateurs. Le public est même parfois explicitement désigné : « (Il se retourne, avance jusqu’à la rampe, regarde vers le public.) » (p. 16), « Geste vers l’auditoire » (p. 104). La juxtaposition texte / didascalie devient alors riche de sens et amène à caractériser les destinataires ou à décrire leurs réactions enjouées ou endormies : « Endroit délicieux. », « Aspects riants. » (p. 16), « (Regard circulaire.) D’ailleurs, tout s’apaise, je le sens. Une grande paix descend. » (p. 49). Comme dans ce dernier exemple, ces juxtapositions sont souvent l’occasion de malmener les spectateurs : « Allons-nous-en » (p. 16), « (Regard circulaire.) Regarde-moi cette saloperie ! » (p. 86), « Se tournant vers le public. Cette tourbière » (p. 18). Mével montre que certains metteurs en scène ont cherché à exploiter ce jeu énonciatif :

Lancée, dans la mise en scène de Joël Jouanneau, par David Warrilow qui désignait d’un geste de la main sans ambiguïté le seul espace scénique, cette réplique était acceptée par le public sans sourciller, peu conscient de sa virulence potentielle, et de l’intention de Beckett de l’investir lui-même de sa vision tragique – fait significatif, à travers un effet comique retentissant – de lui rappeler « la loi fondamentale du théâtre, celle qui fait du spectateur un participant, un acteur décisif » (Ubersfeld, p. 41) [19].

Cependant, les didascalies sont loin d’être indispensables pour intégrer le spectateur. Que ce soit par une invitation à restituer un complément d’agent élidé, ou la réitération du même pronom indéfini, les répliques se suffisent généralement à elles-mêmes : « Nous sommes cernés ! » (p. 104), « étrange sensation que quelqu’un me regarde […] passant et repassant dans l’œil de quelqu’un » (OLB, p. 48), « Quelqu’un me regarde encore » (OLB, p. 60). Parfois, ce sont aussi des lexies ou périphrases génériques, le recours à la troisième personne là où l’on attendrait la deuxième qui créent ce même effet : « Des yeux sur mes yeux » (OLB, p. 60), « braves gens qui sont en train de s’ennuyer […] pour que le temps leur semble moins long ? Je leur ai donné des os, je leur ai parlé de choses et d’autres, je leur ai expliqué le crépuscule, c’est une affaire entendue » (p. 54). Zinmam pense même que l’on trouve sans doute dans ce désir d’inclure le spectateur une des origines de la scène de « La danse dans le filet ». Il explique en effet qu’on a là la reprise d’une locution proverbiale anglaise signifiant « agir en étant observé alors qu’on pense qu’on ne l’est pas » :

Danser dans un filet c’est faire du théâtre […] et Lucky, qui joue devant les autres et devant nous, est le pitre des pitres, le prototype de l’acteur [20]

Non sans une dose d’humour, on retrouve le même type de jeu dans Fin de partie : « (ramasse la lunette, l’examine, la braque sur la salle) Je vois… une foule en délire (Un temps) Ca alors, pour une longue-vue, c’est une longue-vue » [21].

Un autre moyen d’intégrer le spectateur est d’avoir recours à un récepteur intradiégétique qui occupe dans la fiction la position de spectateur et par ce biais reflète donc les vrais spectateurs. C’est évidemment le rôle dévolu à Cooker et à la femme qui l’accompagne. Ces deux personnages ont en effet pour première caractéristique d’être complètement statiques : « plantés là à me fixer – bouche bée » (OLB, p. 50). Mais surtout, exactement comme les spectateurs, ils se comportent en voyeurs : « Pas mal la poitrine, dit-il, j’ai vu pis. » (OLB, p. 70). Ils posent tout haut les questions que les spectateurs se posent tout bas et ce avec une syntaxe plus proche de celle d’un simple observateur que de celle d’un grand dramaturge cultivé : « A quoi qu’elle joue ? dit-il – à quoi que ça rime ? dit-il » (p. 50). À l’image de celles du spectateur, leurs questions sont tantôt pratiques, triviales (« Est-ce qu’elle sent ses jambes ? […] Est-ce qu’elle est à poil là-dedans ? » OLB, p. 70), tantôt fondamentales, philosophiques : « ça signifie quoi ? dit-il – c’est censé signifier quoi ? » (OLB, p. 50). La description de ces personnages par Winnie (« main dans la main – chacun une sacoche – genre fourre-tout » p. 50) et surtout la réponse qu’elle leur jette à la figure confirment leur fonction de substitut du spectateur lecteur :

« Et toi ? dit-elle. Toi tu rimes à quoi, tu es censé signifier quoi ? Est-ce parce que tu tiens encore debout sur tes deux panards plats, ton vieux baise-en-ville bourré de caca en conserve et de caleçons de rechange, me traînant d’un bout à l’autre de ce fumier de désert » (p. 51).

Dans Pas moi, comme dans Solo, Beckett reprend ce procédé d’un récepteur intradiégétique en accentuant encore davantage sa ressemblance avec les spectateurs :

le spectateur est sensibilisé à son propre rôle dans la salle par la présence d’un destinataire sur scène. Cette mise en relief de l’activité qui est aussi celle du public, est particulièrement frappante quand le personnage-témoin n’est pas présent sur scène, mais est seulement évoqué, et quand il est de plus situé à l’endroit de la salle. Ainsi dans Solo, le vieillard à l’avant-scène parle de celui qui, comme lui, a allumé la lampe et s’est tourné « face au mur » […] L’espace de la salle est incorporé dans le monde fictif, tout en gardant dans la fiction son caractère réel de lieu où l’on regarde quelqu’un [22].

Plus que cela, d’une manière que l’on pourrait voir comme programmatique, dans le troisième acte d’Eleuthéria, première pièce de Beckett, surgissait déjà un personnage nommé « le spectateur ».

Mais cette présence de récepteurs intradiégétiques ne serait-elle pas une invitation à voir également dans les personnages principaux des doubles du spectateur ?

L'identification est favorisée par le fait que ni les uns ni les autres n’ont d’attaches, de famille, de passé certain, d’âge précis, et que, comme nous l’avons vu plus haut, les situations d’énonciation sont à la fois très vagues mais aussi très familières (un soir, une route, un arbre) mais en plus certaines didascalies l’explicitent : « Mimique d’Estragon, analogue à celle qu’arrachent au spectateur les efforts du pugiliste » (p. 20).

La position physique des protagonistes n’est pas non plus sans rappeler celle des spectateurs. En attendant Godot débute symboliquement avec un Estragon « assis » (p. 9). Très souvent les personnages principaux ont cette position et comme pour mieux la marquer refusent de se lever : « Lève-toi que je t’embrasse […] / Tout à l’heure, tout à l’heure » (p. 10), « Lève-toi voyons, tu vas attraper froid. / Ne t’occupe pas de moi. » (p. 115). L’immobilité, caractéristique intrinsèque de la fonction de spectateur, se retrouve aussi dans le fait que chaque acte se termine par « Ils ne bougent pas » (p. 75, p. 134) et que très souvent, alors qu’ils pourraient agir, les personnages restent là sans intervenir :

partagés entre l’envie d’aller à son secours et la peur de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Vladimir fait un pas vers Lucky, Estragon le retient par la manche (p. 29).

La situation de Willie prisonnière du sol ne pourrait-elle pas alors, quant à elle, être lue comme une matérialisation hyperbolique de la condition de spectateur : « La tête […] reste rigoureusement immobile et de face pendant toute la durée de l’acte. Seuls les yeux sont mobiles » (p. 59) ? À noter que certains metteurs en scène semblent comme avoir pressenti ce parallélisme. Ainsi

Walter Asmus proposait-il, en 1989, un Estragon prostré presque tout au long de la pièce, tête vers le sol, tandis que Vladimir plus agité dans le premier acte, le rejoignait ensuite dans son statisme [23].

Si l’on se rappelle les étymologies respectives des substantifs « théâtre » et « spectateur », on comprend aussi pourquoi l’isotopie du regard est constamment associée aux personnages : « Vladimir et Estragon le regardent » (p. 29), « Regarde-moi, porc ! (Lucky le regarde.) » (p. 41), « (Pozzo le regarde sans comprendre) » (p. 41), « C’est ça, Willie, regarde moi. […] Repais tes vieux yeux » (OLB, p. 74), etc.

On pourrait ajouter que protagonistes et spectateurs passent par les mêmes affres. Exactement comme Vladimir et Estragon, réprobation et points de suspension obligent, le spectateur croit par exemple que Pozzo est Godot : « C’est lui ? / Qui ? / Voyons… / Godot ?/ Voilà. » (p. 29). Exactement comme Vladimir et Estragon, le spectateur attend. Il attend l’arrivée de Godot, une péripétie, une signification, la fin de la pièce. Protagonistes et spectateurs, et là Beckett ne manque pas d’humour, sont aussi confrontés à l’ennui :

Nous attendons. Nous nous ennuyons […] nous nous ennuyons ferme, c’est incontestable […] Dans un instant tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au milieu des solitudes (p. 113).

Le parallèle est même parfois accentué par l’utilisation de la deuxième personne : « Vous vous ennuyez ? » (p. 53). Summum de l’autodérision : « Estragon s’endort » (p. 19). Comme on le voit ici, l’emblématique « rien à faire » du début de la pièce est une parfaite définition du rôle de spectateur.

Certains passages pourraient même être lus métaphoriquement. Alors que la situation de Lucky est révoltante et semble inacceptable, Estragon, exactement comme le spectateur, ne proteste pas, observe. Mieux il cherche à tirer profit de cette situation, il cherche à s’en nourrir en rongeant l’os qui est à sa disposition : « vous ne mangez pas… heu… vous n’avez plus besoin… des os… monsieur ? » (p. 35). De même le spectateur cherche à ronger la « substantifique moelle » proposée par le scripteur auteur.

Le seul point fondamental qui finalement distingue protagonistes et spectateurs est la parole mais justement cette dernière est de plus en plus remise en cause. Déjà Willie parle peu, « Oh je sais, tu n’as jamais été causant. » (p. 74) mais même Winnie perd peu à peu les mots et est en train de devenir une pure spectatrice : « Que ferais-je sans eux, quand les mots me lâchent ? […] Regarder devant moi, les lèvres rentrées » (p. 64).

Le titre En attendant Godot, les multiples jeux sur les didascalies, sur les compléments d’agent, les pronoms ou les périphrases, la présence de récepteurs intradiégétiques et surtout certaines caractéristiques des protagonistes amènent donc à voir en ces derniers des doubles des spectateurs. De même les ressemblances entre les différents patronymes, « Gogo ! C’est Godot ! » (p. 104) « Je me présente : Pozzo. […] Il a dit Godot. […] Bozzo… […] Pozzo… […] Pppozzo ! » (p. 29) et surtout la scène où les personnages s’échangent leur chapeau peuvent être lus comme une nouvelle preuve que les protagonistes sont interchangeables, que tous les êtres sont interchangeables, que personnages et spectateurs sont interchangeables.

Quelques fonctions secondaires du référent théâtral

Par le jeu de la double énonciation, le scripteur parasite donc le référent fictif pour le transformer en un référent théâtral et ce à tous les niveaux. Reste maintenant à savoir comment interpréter ce constat. On peut certes y lire avec Yann Mével une volonté de dénoncer

le caractère illusoire et absurde d’un art réaliste, misérable relevé de lignes et de surface, ainsi que la vulgarité d’une littérature de notations à deux sous la ligne [24].

Beckett, par là, nous dirait que ce n’est pas en affublant un personnage de deux ou trois caractéristiques et en campant un décor rappelant des lieux connus des spectateurs que l’on arrive à fixer l’essence du réel.

Toujours avec Yann Mével, on pourrait certainement aussi voir dans le refus de l’illusion référentielle une distanciation de type brechtien, une « éthique, de dénonciation, en toute chose, de l’artifice » [25].

Tout ramener au théâtral pourrait même être un moyen de signifier que décidément le monde n’a aucun intérêt et que plutôt que de le subir mieux vaut s’en détourner en retournant vers le seul domaine qui ait apporté un peu de satisfaction au scripteur auteur : le théâtre. Comme l’expriment les protagonistes d’En Attendant Godot, « Ca fera passer le temps […] Je t’assure, ce sera une diversion / Un délassement / Une distraction / Un délassement » (p. 97). L’on retrouve ici une philosophie qui rappelle celle de Mercier et Camier ou de Malone :

les divertissements ne sont pas formellement interdits, mais non, certains vous apportent même une véritable illusion de vie, tant qu'ils durent, de jour en cours, de non-foutu. Et même sans aller jusque-là ils vous soulagent, un peu, les divertissements, certains, ceux qui sont permis, tant qu'ils durent [26].

Je mourrais aujourd’hui même si je voulais, rien qu’en poussant un peu, si je pouvais vouloir, si je pouvais pousser. Mais autant me laisser mourir sans brusquer les choses… D’ici là je vais me raconter des histoires, si je peux. […] je vais jouer… Je ne veux plus faire autre chose que jouer [27].

Mais surtout si Beckett privilégie le référent théâtral par rapport au référent fictif, c’est parce que, comme l’a parfaitement vu Robbe-Grillet, il ramène le lecteur spectateur à sa condition première :

La condition de l’homme, dit Heidegger, c’est d’être là. Probablement est-ce le théâtre, plus que tout autre mode de représentation du réel qui reproduit le plus naturellement cette situation. Le personnage de théâtre est en scène, c’est sa première qualité : il est là [28].

On comprend soudain pourquoi Beckett fait dire à un des narrateurs de L’Innommable : « moi je ne saurai jamais ne pas être » [29] et pourquoi dans Fin de partie, Hamm n’arrive qu’à bégayer : « Tout est… tout est… » [30].

Oh le beau réel

La fonction première du référent théâtral

Et c’est justement cet « être » que cherche à approcher Beckett. En effet, si, comme nous l’avons vu, il refuse le naturalisme à la Zola, il n’en reste pas moins un écrivain réaliste. S’il semble mettre à mal le vraisemblable et créer des situations et des dialogues qu’un non averti pourrait qualifier d’irréalistes, c’est qu’en fait, il agit à la manière d’un Picasso qui avec Guernica nous propose une toile qui représente bien plus fidèlement le réel que n’importe quel tableau dit réaliste. Dans son théâtre, exactement comme son modèle Proust, Beckett ne cherche pas à représenter la façade du réel :

Nous avons fait allusion à son mépris pour la littérature qui « décrit », pour les réalistes et les naturalistes qui vénèrent les détritus de l’expérience, prosternés devant l’épiderme et l’attaque d’épilepsie foudroyante, satisfaits de transcrire la surface, la façade derrière laquelle l’Idée demeure prisonnière. Le processus proustien, à l’inverse, est celui d’Apollon qui écorche vif Marsyas, puis, impavide, s’empare de son essence même [31].

Beckett, lui aussi, écorche vif Marsyas, écorche vif le monde et, en le faisant, ce n’est pas seulement quelques bouts de peau ou quelques défécations qu’il cherche à mettre au jour mais bel et bien l’essence du réel.

Vu leur situation, leur caractère, leurs préoccupations triviales et matérialistes, les protagonistes utilisent effectivement trop souvent des termes génériques et abordent trop souvent des réflexions d’ordre philosophique pour que l’on puisse seulement voir dans leurs propos des échanges entre Vladimir et Estragon ou Winnie et Willie. Une nouvelle fois, le véritable échange a lieu, par-dessus leurs épaules, entre le scripteur auteur et le lecteur spectateur. Preuve en est, alors que seul leur sort devrait intéresser les protagonistes, sans cesse l’isotopie de « l’Homme » avec un grand H surgit dans leurs discours : « Voilà l’homme tout entier » (p. 12), « les gens sont des cons » (p. 16), « L’humanité c’est nous » (p. 112), « nous sommes des hommes » (p. 115), « C’est toute l’humanité » (p. 118). Même constat dans Oh les beaux jours : « Ce n’est qu’humain […]. Que nature humaine […] Que faiblesse humaine. » (p. 28). Le recours aux pronoms personnels de la première personne du pluriel et à l’indéfini « on » (dont l’origine est, rappelons-le, le substantif latin « homo »), au moment précis où le cotexte par sa tonalité ou par les thématiques abordées incite lui aussi à la généralisation, amène également à voir derrière les protagonistes plus qu’eux-mêmes :

après nous avoir versé depuis […] mettons dix heures du matin (le ton s’élève) sans faiblir des torrents de lumière rouge et blanche, il s’est mis à perdre de son éclat, à pâlir […] / Du moment qu’on est prévenus. / On peut patienter. / On sait à quoi s’en tenir […], Nous en avons l’habitude (p. 52).

Constamment le « nous » ne semble pas se limiter à Vladimir et Estragon :

nous sommes incapables de nous taire. / C’est vrai nous sommes intarissables / C’est pour ne pas penser. / Nous avons des excuses. / C’est pour ne pas entendre. / Nous avons nos raisons (p. 87),

l’engeance où le malheur nous a fourrés (p. 112),

On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression d’exister (p. 97).

De même, la réitération tout au long de la pièce du surnom « Gogo » fait passer de l’individuel au général. Le scripteur auteur semble nous dire par là que si nous ne sommes pas tous des « Estragon », nous sommes en revanche tous des « gogos ». N’avons-nous pas cru ou ne croyons-nous pas encore à l’au-delà, au progrès et à toutes les idéologies ?

Constamment, le texte glisse ainsi de l’anecdotique à l’universel, de l’existant à l’existentiel. Si en l’espace d’une ligne, Vladimir et Estragon se disputent et se réconcilient (« C’est ça engueulons-nous (Echange d’injures. Silence). Maintenant raccommodons-nous » p. 106), c’est parce que le scripteur auteur veut nous jeter à la figure l’histoire de l’humanité qui n’est qu’une longue litanie de conflits et réconciliations toujours trop éphémères. Si Vladimir se demande « Que faisons-nous ici, voilà ce qu’il faut se demander » (p. 112), c’est parce que le scripteur discute le « to be or not to be, that’s the question » d’Hamlet en laissant sous-entendre que la question fondamentale est dans l’« être » mais aussi dans le « faire ». Le conflit sartrien « essence », « existence » n’est pas loin. Vladimir et Estragon sont autant clochards que garçons de café.

En toute logique, le dépassement des personnages se matérialise dans l’écriture par le surgissement de maximes et apophtegmes. Phrases courtes et cadencées, parallélismes, présent de vérité générale, recours au pronom indéfini « on », propositions clivées, verbes d’état, sujet pluriel ou générique, etc., sont autant de procédés qui font passer de l’individuel à l’universel : « Plus on va, moins c’est bon » (p. 27), « Les larmes du monde sont immuables » (p. 44), « L’humanité c’est nous » (p. 112), « les gens sont des cons » (p. 16).

On pourrait faire le même constat au niveau générique. Certes En attendant Godot et Oh les beaux jours sont des pièces de théâtre mais ne pourrait-on pas aussi y voir des apologues ? Et cela d’autant plus que dans ses propres pièces, Beckett a souvent lui-même recours à ce genre qui, ne serait-ce que par les paraboles bibliques ou les fables d’Esope et de La Fontaine, a évidemment vocation à l’universel.

Précisons cependant que si Beckett cherche à parler plus de l’Homme que de Vladimir ou Estragon, il prend bien garde de ne jamais tomber dans le piège de l’allégorie. En cela encore, il est continuateur de Proust :

Il admire les fresques de la chapelle des Giotto dans le jardin de l’Arena à Padoue parce que leur symbolisme est traité comme une réalité précise, littérale, concrète, et n’est pas la simple expression picturale d’une notion [32].

Cette universalisation, ces généralisations constantes que nous venons de montrer expliquent bien sûr le parasitage du référent fictif et les allusions au monde du théâtre. Le scripteur auteur en s’en prenant à son référent premier veut signifier au lecteur spectateur que ce n’est pas de ce monde-là dont il se préoccupe, ce n’est pas ce monde-là qui l’intéresse. En multipliant les références au théâtre, il veut signifier que le monde qui le préoccupe c’est en fait celui du spectateur, c’est-à-dire le monde réel. Certes, mais pourquoi alors ne pas se contenter d’allusions historiques, de références à tel ou tel usage ou objet caractéristique du XXe siècle, à des realia sur par exemple la ville moderne, les événements politiques voire culturels ? Autrement dit, comment interpréter le fait que par la double énonciation, le scripteur auteur ramène constamment le lecteur spectateur au référent théâtral ?

Tout simplement parce que l’auteur scripteur, dans la lignée de Shakespeare et de bien d’autres, veut signifier au lecteur spectateur que le théâtre est une formidable métaphore de ce que Beckett appelle significativement « le spectacle de la réalité » [33]. Tout simplement parce que l’Apollon qu’est le scripteur auteur, à force d’écorcher vif le Marsyas qu’est le monde, a découvert que l’essence du réel est théâtrale. Malone meurt l’annonçait. Dans ce roman, exactement comme dans Proust, la description de la réalité est à plusieurs reprises associée au substantif « spectacle » [34]. Même constat dans L’Innommable :

il y a une assistance, c’est un spectacle, on paie sa place et on attend, ou c’est peut-être gratuit, ça doit être gratuit, un spectacle gratuit, on attend que ça commence, quoi ça, le spectacle, le spectacle, on attend que le spectacle commence, le spectacle gratuit, ou c’est peut-être obligatoire, un spectacle obligatoire, on attend que ça commence, le spectacle obligatoire, c’est long, on entend une voix […] on ne peut pas partir, on a peur de partir, ailleurs c’est peut-être pire, […] ça ne fait que commencer […] le rideau va se lever, c’est ça le spectacle, attendre le spectacle […] c’est ça le spectacle, attendre seul, dans l’air inquiet, que ça commence, que quelque chose commence, qu’il y ait autre chose que soi, qu’on puisse s’en aller, qu’on n’ait plus peur […] attendre seul, aveugle, sourd, on ne sait pas où, on ne sait pas quoi, qu’une main vienne, vous tirer de là, vous mener ailleurs, où c’est peut-être pire [35].

Oh les belles métaphores

Ne serait-ce que par le plateau, le théâtre semble effectivement représenter parfaitement l’essence du monde. Les planches nues, sans décor ou presque, symbolisent à la perfection un monde vide et sans repère, un monde que l’on a du mal à comprendre, à interpréter mais aussi un monde où l’on se sent à l’étroit, un monde que l’on ne peut quitter.

Le plateau qui chaque soir de représentation se métamorphose à nouveau en une scène de théâtre et redevient donc le même tout en étant autre rappelle également que « La création de l’univers n’a pas eu lieu une fois pour toutes, elle a lieu chaque jour » [36]. Pour Beckett, le monde est en effet une projection de la conscience. Constamment, il est recréé par le regard que chaque individu porte sur lui.

Le plateau dépouillé est aussi une invitation à retrouver, derrière les apparences luxuriantes et proliférantes des couleurs, des sons, des matériaux, des objets et des êtres, la sécheresse et la nudité de la matière. On comprend d’autant mieux pourquoi dans Malone meurt, Macmann, alors qu’il est chargé de l’entretien d’un carré de jeunes carottes, en arrive à tout arracher [37]. On peut sans doute voir dans ce retour à l’élémentaire une invitation à prendre conscience que toutes les belles reconstructions idéalisées que ne cesse de faire l’homme pour se donner l’impression d’exister peuvent être réduites à quelques malheureux et impersonnels éléments chimiques combinés les uns aux autres. Beckett ne disait déjà guère autre chose quand en exergue de son Proust, il citait Léopardi : « Le monde n’est que boue » [38] ou quand dans Malone meurt, il fait écrire à ce dernier : « je me liquéfie et passe à l’état de boue » [39]. La fin de Murphy voit de même les cendres du héros éponyme être balayées « avec la sciure, la bière, les mégots, la casse, les allumettes, les crachats, les vomissures » [40].

Ce retour à la matière révèle en fait un profond désir de s’affranchir de la raison et de retourner, un peu comme Elstir dans À la recherche du temps perdu, à une approche du monde que l’on pourrait presque qualifier de phénoménologique :

Le peintre Elstir est le type même de l’impressionniste, qui montre ce qu’il voit et non ce qu’il sait qu’il devrait voir ; par exemple en appliquant des particularités urbaines à la mer et des particularités marines à la ville, afin d’exprimer une homogénéité dont il a l’intuition. Voilà qui évoque la définition que donne Schopenhauer du processus artistique comme « la contemplation du monde indépendamment du principe de la raison » [41].

Si le plateau théâtral est une métaphore de la situation humaine dans le monde, le fait que par la double énonciation les protagonistes sont présentés comme des acteurs amène à se demander s’ils ne seraient pas à leur tour des métaphores de l’Homme. Le Scripteur auteur ne serait-il pas en train de nous dire par là que nous sommes tous des acteurs, autrement dit, que comédie sociale ou mauvaise foi sartrienne obligent, nous ne cessons de jouer des rôles, que nos paroles ne sont jamais les nôtres, qu’elles sont artificielles, apprises par cœur, récitées : « Je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres » (L’innommable) ? D’où, dans En Attendant Godot et Oh les beaux jours, l’utilisation si fréquente de citations et surtout le signalement continuel de ces citations : « quels sont ces vers merveilleux ? » (p. 15), « Quel est ce vers admirable ? » (p. 19), « Quels sont ces vers exquis ? » (p. 69).

Les Hommes ne seraient-ils pas aussi comparables à des acteurs par le fait que comme eux, comme Winnie, pour se donner l’impression d’exister, ils cherchent constamment à combler le silence de mots ? D’ailleurs, de ce point de vue, le scripteur auteur se comporte exactement comme les protagonistes. Si ces derniers remplissent le silence de paroles, lui, remplit le texte de didascalies.

Ce besoin frénétique de s’exprimer cache en fait un besoin vital d’être entendu et révèle par la même occasion que la condition d’acteur n’a de sens que par les spectateurs. L’exergue de Film, « Esse est percipi » [42], est plus lourd de sens qu’il n’y paraît. Sans spectateurs, l’acteur n’est plus rien. De même, sans l’Autre, l’Homme n’est plus rien. Winnie, par ses multiples injonctions à Willie, en est la preuve vivante : « Regarde-moi encore Willie […] Encore une fois Willie » (p. 75). Seuls, nous « sommes » mais « existons »-nous ? Le maître et l’esclave d’Hegel et L’Être et le Néant de Sartre ne sont assurément pas loin.

Pire que cela, la métaphore de l’acteur ne signifierait-elle pas que l’Homme n’« est » même pas ? Être acteur, c’est ne jamais avoir d’identité fixe, c’est être Murphy, Molloy, Watt, Malone, Mercier et Camier, Mahood :

Tiens, c’est peut-être en voulant être Worm que je serai enfin Mahood ! Alors je n’aurai plus qu’à être Worm. Ce à quoi je parviendrai sans doute en m’efforçant d’être Tartempion. Alors je n’aurai plus qu’à être Tartempion [43].

Notre unité est illusoire. Nous ne cessons de changer. Nous sommes faits de mille « moi » :

Et Murphy vit, dans le grand cimetière de tous ses moi, où il restait si peu de place, un spectre surgir [44].

Or avoir mille « moi », c’est n’en avoir aucun. Et c’est bien cela le drame de l’Homme : non pas d’avoir plusieurs « moi », mais de n’en avoir aucun, non pas de jouer des rôles, mais de ne pas avoir de rôles :

Le personnage de théâtre le plus souvent, ne fait que jouer un rôle, comme le font autour de nous ceux qui se dérobent à leur propre existence. Dans la pièce de Beckett, au contraire, tout se passe comme si les deux vagabonds se trouvaient en scène sans avoir de rôle [45].

Ce terrible constat nous ramène derechef à l’absurdité de la condition humaine et plus particulièrement au mythe de Sisyphe dans lequel justement Camus propose comme archétype de l’homme de l’absurde celui qui subit les affres de la vie et de la mort sur cinquante mètres carrés de planches, celui qui s’applique « de tout son cœur à n’être rien ou à être plusieurs » tout en laissant « les fureurs du corps » mener la danse, celui qui en un temps ridiculement court « va jusqu’au bout du chemin sans issue que l’homme du parterre met toute sa vie à parcourir » [46], autrement dit… l’acteur.

Toutes ces remarques conduisent à comprendre qu’en fait, pour Beckett, la métaphore parfaite de l’Homme serait un acteur qui ne parle pas réellement, qui possède à la fois mille et aucune identité et qui n’a pas de rôle, autrement dit… un Spectateur.

Si dans Eleutheria, le Spectateur représente avant tout le « bourgeois », il semblerait bien qu’ultérieurement Beckett en fasse effectivement une métaphore de L’Homme en général. Le premier pas est en fait amorcé dès cette pièce puisqu’on peut y lire :

il regarde le public avec application, l’orchestre, les balcons (le cas échéant), à droite, à gauche. Puis il se couche, le maigre dos tourné à l’humanité [47].

L’Homme, pour Beckett, est Spectateur tout d’abord parce que, comme nous l’avons déjà mentionné, c’est le regard du sujet qui donne existence au monde :

le monde est une projection de la conscience de l’individu (une objectivation de la volonté de l’être, dirait Schopenhauer) [48]

Le monde étant par définition non pas une réalité mais une perception, une projection, un spectacle, celui qui est l’auteur de cette projection, l’homme, est par essence spectateur.

L’Homme est aussi spectateur parce que son agitation constante et ses gesticulations vaines ne peuvent cacher son immobilité foncière. Symptomatiquement, dans l’œuvre de Beckett, les protagonistes d’En Attendant Godot ou de Oh les beaux jours sont bien loin d’être les seuls à être frappés de ce mal. Dans Fin de Partie, Hamm est cloué à un fauteuil à roulettes et ses parents sont enfermés dans des poubelles. Un des narrateurs de L’Innommable est prisonnier d’une jarre. Malone ne quitte plus son lit. Molloy n’est guère mieux loti puisque tout au long du roman, sa mobilité ne cesse de se réduire : il perd d’abord les doigts de son pied gauche puis renonce à son vélo, sa « bonne » jambe se met à raidir, sa mauvaise se raccourcit, il s’arrête de plus en plus souvent (« c’était le seul moyen de progresser, m’arrêter. » [49]), ses béquilles s’enfoncent dans la boue, il n’arrive même bientôt plus à parcourir que quinze pas par jour puis finit par s’immobiliser définitivement. Une des clés de cette immobilité se trouve dans la première partie du roman. Alors qu’il a écrasé par inadvertance le chien d’une vieille femme, Molloy ne l’aide même pas à enterrer l’animal :

Mais quelle fut ma contribution à cet enterrement ? Ce fut elle qui fit le trou, qui mit le chien dedans, qui combla le trou. Je ne faisais en somme qu’y assister. J’y contribuais de ma présence [50].

On voit ici qu’il est intrinsèquement incapable d’agir et c’est bien sûr cette incapacité que symbolise l’immobilité des personnages mais cette incapacité est bien loin de n’être que physique, elle est métaphysique :

Il la pria de croire qu’il était né retraité. Mais ce n’était pas seulement une question d’économie. Il existait aussi des considérations d’ordre métaphysique, à l’ombre desquelles il était clair que la nuit était venue dans laquelle nul Murphy ne pouvait travailler. Ixion s’était-il engagé à entretenir sa roue en bon état de fonctionnement ? Tantale était-il astreint à manger du sel [51] ?

L’Homme est rivé à la matière, au sol, à son époque, à sa culture, à sa façon de penser. Il est incapable de s’en extirper. De plus, ses actes sont fondamentalement inutiles. Qu’il bouge ou ne bouge pas revient au même. Ses déplacements et actions ont autant d’efficacité que son inertie et son indolence, c’est-à-dire aucune. Même quand il remue ciel et terre, il ne peut changer quoi que ce soit au monde : il est donc constamment l’équivalent d’un être immobile. S’il est d’ailleurs aussi inerte que de la matière, c’est parce qu’il est pétri de matière et que la matière ne cherche pas à aller dans tel ou tel endroit, ne cherche pas à transformer quoi que ce soit. La matière se contente de rester là, se contente d’« être », jusqu’à ce que le temps fasse son office.

Ne pouvant agir, l’Homme n’a donc guère d’autre choix que de regarder ce qui l’entoure. Toute l’œuvre de Beckett le confirme et pas seulement En Attendant Godot et Oh les beaux jours. Malone ne cesse de se tourner vers la fenêtre de sa chambre et se comporte à plusieurs reprises en voyeur. Clov observe l’horizon avec une lunette. Molloy est présenté comme un contemplatif [52]. Le narrateur de Textes pour rien se décrit comme un « œil patient et fixe » [53] et dans Film, l’œil devient même un protagoniste à part entière. Une telle constance thématique nous ramène une nouvelle fois à la condition de Spectateur et réactualise d’autant plus la métaphore théâtrale que plusieurs des fenêtres décrites par Beckett peuvent, par leurs sèmes afférents, faire songer au monde de la scène :

Ce n’est pas une vitre ordinaire [54]

cela me suffit de les voir debout l’un contre l’autre derrière le rideau […] voilà que le rideau se soulève et qu’éclate tout un bouquet de couleurs charmantes [55],

à côté de cette fenêtre dont je me dis quelquefois que c’est du trompe-l’œil, comme le plafond de Tiepolo à Würzburg [56].

Une autre caractéristique des spectateurs nous ramène à la condition humaine : la non parole. Murphy [57], Molloy [58] Malone [59] sont tous des taciturnes. Certes, on pourrait alléguer que le propre de l’Homme est justement de parler et que les personnages de Beckett, comme le scripteur auteur, ne cessent au contraire, tout au long des pièces, de discutailler, discutailler et discutailler. Cependant, les paroles des uns et des autres ne sont pas intrinsèquement des paroles : « les syllabes, les larmes, je les confonds, mots et larmes, mes mots sont mes larmes [60] ». Et surtout, les mots des uns et des autres ne sont que vocables empruntés, mensonges, billevesées, verbiage incompréhensible, termes sans signification, expressions vides, bruit, rien, silence. Si l’on ajoute à cela le fait que lexique et syntaxe figent le réel dans un moule, le sclérosent, empêchent tout changement bénéfique de la société, on arrive à la conclusion que le mieux est de réduire le langage au fonctionnel, à l’utilitaire [61] voire de se taire totalement, définitivement, et accepter de n’être que ce que nous sommes, à savoir… des spectateurs. Puisque « Ramener le silence, c’est le rôle des objets » [62], prendre une telle décision, c’est assumer enfin pleinement notre statut de simples bouts de matière égarés dans le néant, notre statut de simples tabourets de bois :

Je voyais les objets familiers, compagnons de tant d’heures supportables. Le tabouret par exemple, intime entre tout. Les longs après-midi ensemble, en attendant l’heure d’aller dans mon lit. Par moments je sentais m’envahir sa vie de bois jusqu’à n’être moi-même qu’un vieux bout de bois [63].

On comprend pourquoi, à la fin de Watt, Beckett s’attarde longuement sur une chaise, une chaise vide, une chaise perdue au milieu d’une salle d’attente [64]. Y a-t-il image plus réaliste de l’Homme ?

Oh la belle tragédie

À cause de la non action et de la non parole, la condition de spectateur est donc tragique et on retrouve là bien sûr un ultime et essentiel point commun avec la condition d’Homme.

La condition de spectateur est tragique parce qu’être spectateur, c’est être condamné à la répétitivité, à la banalité, à l’ennui. Si dans Oh les beaux jours comme dans En Attendant Godot, les débuts de chaque acte se ressemblent tant c’est pour rappeler qu’à quelques nuances près, quels que soit l’œuvre, l’auteur ou la période, que l’on soit Homme ou Spectateur, on a finalement toujours droit au même spectacle, toujours droit à un plateau, à un décor artificiel, à quelques acteurs qui bavardent, on est toujours dans la même position, avec toujours la même attitude. Certes Beckett, par son théâtre, cherche à bousculer le spectateur, à l’extirper de son quotidien mais, très vite, celui-ci s’habitue au non habituel et retombe de plus bel dans l’habitude ; or, le mythe de Sisyphe ne le rappelle que trop,

l’habitude, dans sa dévotion pernicieuse, paralyse notre attention, anesthésie celle des fidèles servantes de la perception dont l’aide ne nous est absolument pas vitale [65],

L’habitude est l’ancre qui enchaîne le chien à son vomi [66].

Le « rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible » (p. 57-58) d’En attendant Godot ne caractérise donc pas que la condition de spectateur. Il est un parfait résumé de la condition humaine. Hommes et spectateurs sont constamment en proie au même dilemme tragique, s'ennuyer ou souffrir :

Le pendule oscille entre ces deux pôles : la souffrance, qui ouvre une fenêtre sur la réalité et qui est la première condition de toute expérience artistique, et l’ennui, avec sa horde de ministres bien proprets en chapeau huit-reflets, l’ennui que l’on doit considérer comme le plus tolérable de tous les maux de l’homme puisqu’il en est le plus durable [67].

Si l’ennui vient de la répétitivité et de la banalité du quotidien, la souffrance vient, quant à elle, du fait que le statut de spectateur oblige à prendre du recul et donc à voir ce que l’on n’aurait pas vu dans le feu de l’action : « c’est comme si pour lui la douleur ne se pouvait comprendre qu’à distance [68] ». Être spectateur, c’est être voyeur mais c’est aussi être voyant et Tirésias ou Cassandre n’ont que trop prouvé ce que cette situation a de tragique :

Wylie ressemblait un peu plus à Murphy, encore que sa façon de regarder fût aussi éloignée de celle de Murphy que la façon de regarder d’un voyeur est éloignée de celle d’un voyant [69].

La souffrance du spectateur est aussi générée par l’impossibilité de prendre la place de celui qui souffre, par l’impossibilité de faire quoi que ce soit pour soulager la souffrance de l’autre :

Eprouver de la pitié à l’idée d’une souffrance jadis endurée par un autre est une manifestation bien plus cruelle et précise de cette souffrance que ne le fut la conscience douloureuse de celui qui souffrit, auquel un désespoir au moins est épargné : le désespoir du spectateur [70].

Mais la souffrance vient surtout de la solitude inhérente à la non communication, solitude qu’une nouvelle fois la condition de spectateur matérialise magnifiquement :

Nous sommes seuls. Nous ne pouvons connaître et ne pouvons être connus. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire ment [71].

Cette non communication est omniprésente dans Oh les beaux jours et dans En attendant Godot. Willie ne sert que de réceptacle aux paroles de Winnie. Lorsque Vladimir jette au visage d’Estragon « Je n’ai rien à te dire » (p. 21), une didascalie des plus symboliques précise qu’il ne se retourne pas. Mais surtout le scripteur auteur, lui-même, pas une fois ne s’adresse directement aux spectateurs lecteurs en ayant recours à un aparté. La relation Vladimir Estragon, Pozzo Lucky, Winnie Willie est à l’image de la relation Scripteur Spectateur ou Narrateur Lecteur, à l’image de la relation d’un spectateur avec son voisin de spectacle, à l’image de la relation tragique que tout homme entretient avec ses semblables, y compris avec ses plus proches, la même relation que par exemple Molloy entretient avec sa mère, ou que Marcel vit avec un des êtres qu’il a le plus aimés, sa grand-mère :

sa grand-mère n’était qu’une rencontre due au hasard et les quelques années passées auprès d’elle un accident, et qu’enfin, n’ayant rien été pour elle avant leur rencontre, il n’est rien pour elle maintenant qu’elle est partie [72].

En toute logique, les dialogues disparaissent peu à peu de l’œuvre de Beckett. Par cette décision, il entérine ce qui était là depuis le début. En toute logique, Beckett refuse de voir des similitudes entre son théâtre et le théâtre du Nô :

Au théâtre du Nô n’y a-t-il pas une communication harmonieuse entre la scène et les spectateurs ? Dans mon théâtre, ce genre de bonheur ne se rencontre probablement pas [73]

Pas plus de communication harmonieuse dans le monde de Beckett que dans le monde de Proust ; pas plus d’amitié dans le monde de Beckett que dans le monde des spectateurs :

L’amitié, selon Proust, est la négation de la solitude irrémédiable à laquelle tout être humain est condamné [74].

On comprend d’autant mieux pourquoi dans Murphy Monsieur Kelly soupire « Maintenant je n’ai personne […], pas même Célia » [75], pourquoi le narrateur rajoute quelques lignes plus loin « Neary aussi n’avait personne, pas même Cooper » et surtout pourquoi Murphy abandonne Celia alors que l’un et l’autre s’aimaient indéniablement. Même constat dans Mercier et Camier, les deux amis de toujours se quittent : « Au fond, dit Camier, on s'est parlé de tout sauf de nous » [76]. Être spectateur, c’est ne jamais véritablement échanger avec son voisin, c’est ne jamais réellement communiquer avec l’Autre, c’est ne jamais connaître l’amitié, l’amour, c’est être condamné, à tout jamais, à la solitude.

Au-delà de l’ennui et de la souffrance qui lui sont inhérents, la condition de spectateur est enfin tragique par le fait qu’on peut y lire une subtile matérialisation des conceptualisations philosophiques énoncée dans le chapitre VI de Murphy. Dans ce chapitre, influence de Descartes oblige, l’Homme est considéré comme duel : « Ainsi Murphy se sentait fendu en deux, d’un côté un corps, de l’autre un esprit » [77]. Cet esprit est défini « comme une grande sphère creuse, fermée hermétiquement à l’univers extérieur » [78] et un peu plus loin comme « un désordre clos, sujet à nul principe de changement sauf au sien, suffisant en soi et imperméable aux vicissitudes du corps » [79]. Le narrateur le compare à une sphère qu’on ne peut jamais quitter, « parce qu’il n’y [a] pas de sortie » [80]. Il dit aussi explicitement à plusieurs reprises que corps et esprit ne communiquent pas : « il sentait l’esprit à l’étanche du corps […] Il était persuadé qu’il n’y avait pas d’action directe entre les deux » [81]. En revanche, il précise qu’il existe malgré tout entre le corps et l’esprit une relation de dépendance. Le corps empêche l’esprit d’être mobile et libre et inversement l’esprit empêche le corps de s’apaiser. On retrouve bien sûr encore du tragique dans ce rapport, tragique que le narrateur illustre en prenant l’exemple d’un homme couché (le corps) qui cherche à dormir. Mais derrière la cloison, au niveau de sa tête, un rat (l’esprit) veut sortir. Comme l’homme entend le rat qui bouge, il n’arrive pas à s’endormir. Comme le rat devine que l’homme ne dort pas, il ne sort pas et donc l’homme continue à ne pas s’endormir et le rat à ne pas sortir, etc. Dans Fin de partie, Beckett filera à nouveau cette métaphore : « Si je peux me taire, et rester tranquille, c’en sera fait du son, et du mouvement. […] Un rat ! Des pas ! Des yeux ! […] Ah y être, y être ! […] Ni loin ni mort ? / En esprit seulement ! » [82].

Les caractérisations qui précèdent pourraient amener à se demander si le couple esprit corps ne serait pas représenté dans le théâtre de Beckett par le couple spectateur acteur. Comme l’esprit enfermé dans sa sphère qui observe son corps tout en étant complètement étanche à lui, le spectateur, prisonnier de son siège, se regarde, par le biais des acteurs, bouger mais est incapable d’interférer, est incapable d’agir sur les corps qui se meuvent devant lui. De même, toujours à l’image du corps et de l’esprit, spectateurs et acteurs, bien que ne communiquant pas véritablement, restent malgré tout toujours en étroite relation de dépendance. Exactement comme dans l’apologue du veilleur et du rat, tant que le spectacle dure, le spectateur ne peut bouger de sa place, il ne peut retrouver sa liberté. Puisque les spectateurs sont là, les acteurs sont en quelque sorte forcés de jouer et eux non plus ne sont pas libres. Il n’existe selon le narrateur de Murphy qu’un seul moyen pour que l’esprit se libère : que le corps cesse de s’agiter et atteigne l’état de repos. On comprend pourquoi constamment dans les œuvres de Beckett, les corps sont de moins en moins mobiles, de moins en moins vivants. C’est à ce prix et à ce prix seul que le spectateur, que l’esprit, peut regagner sa liberté. Une fois qu’il n’y aura plus de corps, enfin l’esprit ne sera plus prisonnier de sa sphère :

Le fait est, on dirait, que tout ce qu’on peut espérer c’est d’être un peu moins à la fin, celui qu’on était au commencement, et par la suite [83].

Corps « veillant » et esprit « attendant », au lieu de se rendre l’un et l’autre malheureux, seront alors tous deux heureux, « l’un endormi, l’autre sorti » [84]. Cette liberté tant espérée, l’esprit peut la gagner en passant de zone en zone. Dans l’esprit, les zones sont en effet, selon le narrateur, au nombre de trois : « clarté, pénombre, noir ». Chaque zone contient ses formes propres. La première correspond aux éléments de l’expérience physique et permet d’imaginer des situations nouvelles concrètes, échos légèrement déformés du monde réel. La seconde, la pénombre, n’a pas besoin de recréer un univers parallèle au réel, elle élimine tout artifice, elle atteint directement l’essence du réel. La troisième,

le noir n’était fait ni d’éléments ni d’états mais seulement de formes qui devenaient et s’écroulaient dans la poussière d’un devenir nouveau, sans amour ni haine ni aucun principe de changement concevable. Ici il n’était pas libre, mais un atome dans le noir de la liberté absolue [85].

On retrouve bien là la condition de spectateur qui a devant lui des éléments imaginés mais pourtant terriblement concrets, terriblement ressemblants à son existence réelle (la clarté). Le spectateur qui sait voir a cependant beaucoup plus devant lui. Le scripteur auteur lui propose un monde où l’on se débarrasse de l’artifice et des éléments subsidiaires pour arriver à l’essence du réel, pour arriver au référent théâtral, ce qui est évidemment une immense source de plaisir esthétique (la pénombre). Enfin le spectateur peut aussi découvrir dans l’œuvre de Beckett un monde de formes (le noir) qui, tels Winnie, Malone, Molloy, dégénèrent et redeviennent peu à peu sable, cendre, boue, poussière, un monde sans amour ni haine, un monde qui ne change finalement jamais vraiment, un monde où l’homme n’est qu’un atome dans le noir de la liberté absolue, qu’« un projectile sans provenance ni destination, ravi dans un tumulte de mouvement non-newtonien » [86]. Symptomatiquement, dans Fin de Partie, Hamm résume cet affranchissement du corps en ayant recours à une métaphore qui nous ramène à la thématique du spectateur :

Tu seras assis quelque part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours, dans le noir. Comme moi (un temps.) Un jour tu te diras, Je suis fatigué, je vais m’asseoir, et tu iras t’asseoir. […] tu ne te lèveras plus […] Tu regarderas le mur un peu, puis tu te diras, je vais fermer les yeux, peut-être dormir un peu, après ça ira mieux, et tu les fermeras. Et quand tu les rouvriras il n’y aura plus de mur. (Un temps.) L’infini du vide sera autour de toi, tous les morts de tous les temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe [87].

Cette autonomisation progressive de l’Esprit qui gagne peu à peu sa liberté en s’affranchissant du corporel permet aussi de rendre parfaitement compte de l’évolution des œuvres de Beckett. De romans en romans, de pièces de théâtre en pièces de théâtre, les textes de celui-ci mettent en effet de plus en plus à mal le corps des personnages mais aussi le corps des œuvres puisqu’elles deviennent de plus en plus composites et inclassifiables. En passant de la clarté à la pénombre et à l’ombre, ses textes se muent en quelque sorte peu à peu de corps en pur esprit. Alors qu’au début de sa carrière d’écrivain, Beckett crée des situations ayant de forts échos avec le réel (Murphy, Watt, Mercier et Camier), ses oeuvres ultérieures cherchent non pas à recopier l’apparence du réel mais à atteindre son essence (En Attendant Godot, Malone Meurt, Oh les beaux jours, Fin de partie). Quant à ses créations ultimes (Bing, Pas moi), ne pourrait-on pas y voir de simples formes totalement libres qui deviennent et s’écroulent, qui s’agrègent et se désagrègent, qui n’ont aucune destination ? Ne pourrait-on pas les décrire comme « un bouillonnement […] et un effondrement […] de lignes » [88], comme des taches d’encre perdues dans le noir de la liberté absolue, taches qui permettraient à l’Esprit, par un joli paradoxe, de devenir matière et donc de retrouver enfin l’unité perdue ? L’œuvre de Beckett loin d’être uniquement une dénonciation de l’absurdité de la condition humaine pourrait alors être lue comme une invitation à se débarrasser du corporel, à devenir spectateur, pur Esprit, à accepter de n’être plus qu’un atome, et donc, notre dualité devenant unité, à enfin être en harmonie avec nous-mêmes et l’univers, à enfin connaître la liberté absolue.

Dans En Attendant Godot comme dans Oh les beaux jours, si le narrateur scripteur, par le non respect du principe de quantité, par des jeux de surmarquage et par le potentiel polysémique de certains passages, a donc multiplié les indices phatiques de double énonciation, c’est d’abord pour camper un référent fictif. Pourtant paradoxalement, en y glissant des allusions au monde du lecteur spectateur et surtout en torpillant un à un les principes de coopération de Grice, il ne tarde pas à s’en prendre à ce référent. Il cherche par là à mettre en place un autre référent, un référent théâtral. Effectivement, le cadre, le scénario d’En Attendant Godot et d’Oh les beaux jours ramènent constamment au monde de la scène. De même, les protagonistes par bien des aspects font penser aux acteurs et aux spectateurs d’une pièce de théâtre. Par ce biais, Beckett cherche à dénoncer le naturalisme artificiel, à inciter le spectateur à se distancier, à lui-même fuir le réel qui le dégoûte, à revaloriser le théâtral et à montrer que, comme le disait Heidegger, la caractéristique première de l’Homme est d’être mais surtout, par ce nouveau référent, il cherche à approcher au plus près l’essence de la réalité. Le plateau théâtral est en effet une formidable métaphore de la matérialité et de la vacuité du réel. Les acteurs et spectateurs matérialisent tout aussi magnifiquement la condition humaine et plus précisément le besoin vital de l’autre, la mauvaise foi, le voyeurisme, l’impossibilité métaphysique d’agir, la vanité des mots, l’ennui, la souffrance, l’incommunication entre les êtres, la solitude, l’impossible union entre le corps et l’esprit… En un mot, Beckett se sert de la double énonciation pour faire comprendre aux spectateurs qu’ils ne sont que spectateurs et ainsi leur jeter au visage leur condition tragique. On comprend pourquoi, dans Film, les protagonistes sont terrifiés dès qu’ils aperçoivent leur propre regard. Ce qu'il y a finalement de plus tragique dans le statut de spectateur c'est que « regarder » l’autre revient à le mettre à nu, à le réifier et donc à tuer celui par qui nous sommes et par là même à nous tuer nous-mêmes. Proust avait raison : « Tout regard habituel est une nécromancie » [89].


1

Roland Barthes, L’Analyse structurale du récit, Paris, Seuil (Points), 1981, p. 24.

2

Sylvie Patron, Le Narrateur, Paris, Armand Colin (U), 2009, p. 253.

3

Paul. J. Smith et Nic. Van der Toorn, « Le discours didascalique dans En attendant Godot et Pas », in Lectures de Beckett, Michèle Touret (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 43-53.

4

Édition de référence : Samuel Beckett, En Attendant Godot, Paris, Les éditions de Minuit, [1952], 1983.

5

H. Paul Grice, « Logique et conversation », Communications, 30, 1979, p. 57-72.

6

Édition de référence : Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Les éditions de Minuit, [1963], 2006.

7

Dan Sperber, Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », Poétique, n° 36, 1978, p. 399-412.

8

Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Les éditions de Minuit, 1984, p. 119-121, p. 211.

9

Julian A. Garforth, « Godot trilingue », in Lectures de Beckett…, p. 119.

10

Ibid.

11

Ibid., p. 116.

12

Ibid., p. 119.

13

Samuel Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 2008, p. 181.

14

Roland Barthes, « Littérature et significations », in Essais critiques, Paris, Seuil (Points), [1963], 1981, p. 258.

15

Michèle Touret, « Préface », « En attendant Godot », in Lectures de Beckett…, p. 12.

16

Samuel Beckett, Fin de Partie, Paris, Les éditions de Minuit, [1957], 2007, p. 77-78.

17

Toby Silverman Zinman, « La danse de Lucky dans En attendant Godot », in Lectures de Beckett…, p. 93.

18

Julian A. Garforth, « Godot trilingue », in Lectures de Beckett…, p. 106-107.

19

Yann Mével, « En Attendant Godot, éléments pour une étude de la théâtralité », in Lectures de Beckett…, p. 34.

20

Toby Silverman Zinman, « La Danse de Lucky dans En Attendant Godot », in Lectures de Beckett…, p. 88.

21

Samuel Beckett, Fin de Partie, Paris, Les éditions de Minuit, [1957], 2007, p. 43.

22

Matthijs Engelberts, « Quelques thèses sur la narration et le théâtre chez Beckett », in Lectures de Beckett…, p. 63.

23

Yann Mével, « En Attendant Godot, éléments pour une étude de la théâtralité », in Lectures de Beckett…, p. 38.

24

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 89.

25

Yann Mével, « En Attendant Godot, éléments pour une étude de la théâtralité », in Lectures de Beckett…, p. 28.

26

Samuel Beckett, Mercier et Camier, Paris, Les éditions de Minuit, [1946], 2006, p. 190.

27

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 9.

28

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les éditions de Minuit, 2006, [1961] p. 95.

29

Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Les éditions de Minuit, [1953], 2008, p. 22.

30

Samuel Beckett, Fin de Partie, Paris, Les éditions de Minuit, [1957], 2007, p. 44.

31

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 91.

32

Ibid., p. 92.

33

Ibid., p. 32.

34

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 71, p. 82.

35

Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Les éditions de Minuit, [1953], 2008, p. 157-158.

36

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 29.

37

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 116.

38

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 17.

39

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 83.

40

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 231.

41

Samuel Beckett, Proust, Les éditions de Minuit, 1990, p. 100.

42

Samuel Beckett, Film in Comédie et Actes divers, Les éditions de Minuit, [1972], 2009, p. 113.

43

Samuel Beckett, L’innommable, Les éditions de Minuit, [1953], 2008, p. 88.

44

Samuel Beckett, Murphy, Les éditions de Minuit [1947], 2009, p. 79.

45

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les éditions de Minuit, 2006, [1961] p. 103.

46

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard (Folio essais), [1942], 2008, p. 109-116.

47

Cité par Nicolas Doutey, « La question du spectateur : Eleutharia de Samuel Beckett », http://www.crht.org/ressources/actes-de-colloques/colloque-spectateur/nicolas-doutey

48

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 29.

49

Samuel Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit [1951], 2008, p. 105.

50

Samuel Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 2008, p. 48.

51

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 26.

52

Samuel Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 2008, p. 69.

53

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958], 2006, p. 119.

54

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 58.

55

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 106.

56

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 101.

57

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 31, p. 41, p. 142.

58

Samuel Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 2008, p. 44.

59

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 132, 159, 161.

60

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958], 2006, p. 167.

61

Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 23 ; Samuel Beckett, « L’expulsé », in Nouvelles et textes pour rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958], 2006, p. 27.

62

Samuel Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 2008, p. 16.

63

Samuel Beckett, « Le calmant », in Nouvelles et textes pour rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958], 2006, p. 74.

64

Samuel Beckett, Watt, « M double », Paris, Les éditions de Minuit, [1968], 2007, p. 245.

65

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 30-31.

66

Ibid., p. 29.

67

Ibid., p. 39.

68

Ibid., p. 56.

69

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 82.

70

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 55.

71

Ibid., p. 78.

72

Ibid., p. 53-54.

73

Keiko Kirishima, « Le Théâtre de Beckett et le théâtre Nô », Critique, n° 519-520, p. 691, cité par Yann Mével, « En Attendant Godot, éléments pour une étude de la théâtralité », in Lectures de Beckett…, p. 34.

74

Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 75.

75

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 102.

76

Samuel Beckett, Mercier et Camier, Paris, Les éditions de Minuit, [1946], 2006, p. 206.

77

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 97.

78

Ibid., p. 96.

79

Ibid., p. 98.

80

Ibid., p. 98.

81

Ibid., p. 97.

82

Samuel Beckett, Fin de Partie, Paris, Les éditions de Minuit, [1957], 2007, p. 90-91.

83

Samuel Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 2008, p. 42.

84

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 98.

85

Ibid., p. 100.

86

Ibid.

87

Samuel Beckett, Fin de Partie, Paris, Les éditions de Minuit, [1957], 2007, p. 51-52.

88

Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 100.

89

Cf. Samuel Beckett, Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 38.