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Beckett
En attendant Godot, Oh les beaux jours Oh la belle
double énonciation
Stéphane Gallon
Université Rennes
II, LIDILE
stephanegallon@club-internet.fr
Résumé : Dans
En Attendant Godot comme dans Oh les beaux jours,
si le narrateur scripteur, par le non respect du principe de
quantité, par des jeux de surmarquage et par le potentiel polysémique
de certains passages, a donc multiplié les indices phatiques de double
énonciation, c’est d’abord pour camper un référent fictif. Pourtant
paradoxalement, en y glissant des allusions au monde du lecteur
spectateur et surtout en torpillant un à un les principes de
coopération de Grice, il ne tarde pas à s’en prendre à ce référent. Il
cherche par là à mettre en place un autre référent, un référent
théâtral. Effectivement, le cadre, le scénario d’En Attendant
Godot et d’Oh les beaux jours ramènent constamment
au monde de la scène. De même, les protagonistes par bien des aspects
font penser aux acteurs et aux spectateurs d’une pièce de théâtre. Par
ce biais, Beckett cherche à dénoncer le naturalisme artificiel, à
inciter le spectateur à se distancier, à lui-même fuir le réel qui le
dégoûte, à revaloriser le théâtral et à montrer que, comme le disait
Heidegger, la caractéristique première de l’Homme est d’être mais
surtout, par ce nouveau référent, il cherche à approcher au plus près
l’essence de la réalité. Le plateau théâtral est en effet une
formidable métaphore de la matérialité et de la vacuité du réel. Les
acteurs et spectateurs matérialisent tout aussi magnifiquement la
condition humaine et plus précisément le besoin vital de l’autre, la
mauvaise foi, le voyeurisme, l’impossibilité métaphysique d’agir, la
vanité des mots, l’ennui, la souffrance, l’incommunication entre les
êtres, la solitude, l’impossible union entre le corps et l’esprit…
Abstract : In
Waiting for Godot and Happy Days, if the narrator-scriptor, failing to
respect the maxim of quantity, through interplay with overemphasis and
the polysemic potential of certain passages, gives a multitude of
phatic double enunciation clues, it is primarily to construct a
fictitious referent. Yet paradoxically, by slipping in allusions to
the reader-spectator’s world and particularly by torpedoing the four
maxims of Grice’s cooperative principle one by one, he soon comes to
attack that referent. In doing so his aim is to set up another
referent, a theatrical referent. This framework, the plot of Waiting
for Godot and Happy Days, constantly refer to the stage. Also, the
characters in many ways remind us of actors and spectators in a play.
Beckett is thereby seeking to criticise artificial naturalism,
encouraging the spectator to keep his distance, himself fleeing the
real world that fills him with disgust ; restore the value of the
theatrical and show that as Heidegger said, our only characteristic is
being ; but above all, through this new referent, he seeks to come as
close as possible to the essence of reality. The stage of a theatre is
a wonderful metaphor for the materiality and vacuity of reality.
Actors and spectators just as magnificently embody the human
condition, and more precisely the vital need for others, bad faith,
voyeurism, the metaphysical impossibility of action, the vanity of
words, ennui, pain, absence of communication between beings, solitude,
the impossible union of mind and body…
Le fait qu’En
Attendant Godot est précédé par plusieurs romans, que Beckett
au fur et à mesure de sa production dramatique a de plus en plus mis à
mal le dialogique, que nombre de ses écrits romanesques sont de longs
monologues ou qu’enfin un Robbe-Grillet a été jusqu’à analyser
quelques-unes de ses pièces dans un recueil intitulé Pour un
nouveau Roman est déjà en soi une invitation à chercher dans
l’œuvre dramatique de cet auteur des caractéristiques de l’écriture
romanesque et donc la présence d’un narrateur. Plus que cela, dans la
mesure où les didascalies sont des énoncés et parfois même des énoncés
narratifs, n’est-il pas cohérent d’envisager un sujet de
l’énonciation, un narrateur qui serait alors, selon la terminologie de
Genette, extradiégétique et hétérodiégétique ? Cependant toute
didascalie ne « raconte » pas. Ne serait-il donc pas plus juste de
désigner cet énonciateur premier, à la suite d’Ubersfeld, par le terme
de « scripteur » ? Mais alors doit-on limiter le rôle de ce scripteur
à l’énonciation des didascalies ? Le scripteur ne serait-il pas aussi
celui qui distribue le discours, qui choisit la fréquence des
répliques, les rapports quantitatifs qu’elles entretiennent, etc. ?
Doit-on en déduire que tout texte théâtral a un scripteur ? En quoi
celui-ci se distingue-t-il alors de l’auteur ? Voilà qui nous ramène
directement à un des débats les plus actuels de la narratalogie où se
confrontent des théoriciens qui, sur les pas de Barthes et Genette,
affirment qu’« il ne peut y avoir de récit sans narrateur » [1] à d’autres (Hamburger, Kuroda, Banfield) qui, au
contraire, remettent de plus en plus en cause la présence systématique
d’un narrateur. Qu’en est-il de ce débat dans En attendant Godot
et Oh les beaux jours ? Doit-on suivre Stanzel
qui, si l’on en croit Sylvie Patron, oppose « le récit de fiction,
caractérisé par la médiation d’un narrateur fictionnel, à la pièce de
théâtre, qui ne présente pas cette caractéristique » [2] ?
Peut-on au contraire déceler dans ces deux pièces un scripteur ?
Contiennent-elles des indices de double énonciation ? Si oui, quelle
est la fonction de cette double énonciation ?
Oh le beau
référent fictif
Non respect de
la quantité
Dès les
premières pages d’En Attendant Godot et de Oh
les beaux jours, celle-ci est manifeste et cela tout
simplement par la présence des didascalies. Ces dernières ne sont
évidemment pas destinées aux personnages mais aux lecteurs.
Estragon sait bien qu’il est assis près d’une route, qu’il y a
devant lui un arbre et que la nuit est sur le point de tomber. Ces
renseignements sont inutiles pour la première énonciation mais ils
permettent aux lecteurs de découvrir le cadre spatial et temporel
et donc de mieux saisir certains enjeux. La présence de huit
lignes de didascalies avant même la première intervention
d’Estragon dans En Attendant Godot et surtout le fait
que les didascalies prennent le pas sur les répliques dans
Oh les beaux jours est déjà en soi le signe que
l’auteur scripteur s’adresse par-dessus les épaules des
personnages aux lecteurs et que finalement les véritables
interlocuteurs sont ces derniers. S’il était besoin de le
confirmer, on pourrait ajouter que, comme l’ont montré Paul
J. Smith et Nic. Van der Toorn [3], certaines de ces didascalies ont une véritable
dimension poétique et esthétique et ne sont, par exemple, pas
avares en allitérations et assonances : « longuement, en reculant,
avançant et penchant » [4] (p. 81), « Estragon tire, trébuche, tombe » (p. 115).
Ces sonorités n’ont évidemment pas été travaillées pour les beaux
yeux de Vladimir et d’Estragon mais pour ceux du lecteur.
La surabondance
des didascalies doit aussi être lue comme un indice de double
énonciation par le fait qu’elle enfreint le principe de
« quantité » de Grice. Celui-ci estime en effet que pour qu’une
communication soit satisfaisante, il faut
1) que [la]
contribution contienne autant d’informations qu’il est requis
(pour les visées conjoncturelles de l’échange) 2) que [la]
contribution ne contienne pas plus d’informations qu’il n’est
requis [5].
Si l’on discute
avec de vieux amis, on ne ressent normalement pas le besoin de
rappeler toutes les cinq phrases son nom. De même, dans une scène
théâtrale qui se veut réaliste, certaines caractéristiques des
locuteurs, le contexte socioculturel, les événements communs
récents, etc. n’ont la plupart du temps aucune raison d’être
mentionnés par les personnages. Pour eux, tout cela n’est
qu’évidence. Pourtant, pour une personne extérieure, ces éléments
sont souvent indispensables à la compréhension de la scène. Si le
lecteur spectateur les ignore, il ne pourra apprécier toute la
saveur, tout le sel, des répliques. Le scripteur auteur s’arrange
donc pour glisser dans le texte plus d’informations que n’en
nécessiterait la situation communicationnelle de la première
énonciation. Les protagonistes de Beckett ne cessent ainsi dans
les premières pages de ses pièces de proférer des renseignements
que l’on pourrait qualifier de gratuits. Vladimir par exemple en
arrive à prononcer son propre prénom alors qu’évidemment il le
connaît : « en me disant, Vladimir, sois raisonnable » (p. 9). De
même, dans Oh les beaux jours, Winnie réussit
l’exploit de s’apostropher deux fois en deux lignes : « Commence,
Winnie […] Commence ta journée Winnie » [6] (p. 13). Elle glisse de même au détour d’une phrase
(p. 13) le prénom de son compagnon et précise par la même occasion
qu’il n’en a plus pour longtemps. Elle le sait depuis belle
lurette, pourquoi le repréciser juste à ce moment-là, si ce n’est
bien sûr pour le lecteur spectateur ?
Pour faire
passer le plus vraisemblablement possible ces informations
gratuites, le scripteur auteur a recours à différentes ruses
scripturales qui sont autant d’indices de la double énonciation.
Tout d’abord, comme le révèle par exemple, à la fin de la deuxième
réplique d’En Attendant Godot, la didascalie « A
Estragon » (p. 9), les personnages, contre toute vraisemblance et
tout réalisme, s’adressent à certains moments uniquement à
eux-mêmes. De plus, assez souvent, comme par hasard, dès les
premières pages, surgissent des notations temporelles passées :
« J’ai longtemps résisté […] je reprenais le combat » (p. 9). On
peut aussi fréquemment relever des interrogations qui appellent
des réponses, réponses qui combleront le manque informationnel :
« Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ? » (p. 10), « Et on
ne t’a pas battu ? » (p. 10).
Surmarquage
Cependant, le
scripteur auteur ne cherche pas qu’à camper un cadre référentiel,
il veut aussi aiguiller le lecteur spectateur vers la
signification ou les significations de ce référent. Pour cela, il
tente d’attirer son attention sur des éléments particulièrement
significatifs. La répétition est un des multiples moyens qu’il
peut alors utiliser pour atteindre cet objectif. Il y a par
exemple très peu de raisons objectives, informationnelles, de
préciser deux fois et à seulement une ligne d’intervalle que
Winnie regarde le ciel : « rejette la tête en arrière et
fixe le zénith. Un temps long. Winnie. – (Fixant le
zénith) » (p. 12). En revanche, cette répétition,
puisqu’elle surmarque l’acte de Winnie, invite le lecteur à y voir
beaucoup plus qu’une simple action.
Un autre moyen
de surmarquer tel ou tel détail du référent consiste à insérer des
éléments qui semblent complètement décalés ou inattendus par
rapport à la situation. Le lecteur spectateur habitué aux normes
du théâtre classique où tout est cohérent, où tout sert à quelque
chose, cherche presque instinctivement une raison d’être à
l’élément en question et donc comprend que le scripteur auteur,
par là, est en train de lui envoyer un message. Tel est par
exemple le cas du cabas noir ou de l’ombrelle dans Oh les
beaux jours. Le lecteur spectateur s’attend si peu à
trouver de tels objets dans un décor désertique qu’il focalise son
attention sur eux et tente de comprendre le message que le
scripteur auteur est ainsi en train d’énoncer. Alors que Winnie ne
voit en eux qu’un sac et une ombrelle, le lecteur spectateur y
cherche une signification plus profonde.
Le surmarquage
provient parfois aussi du fait que certains éléments forment
ensemble un faisceau cohérent. De même que dans un gribouillage
confus et aléatoire, le regard est automatiquement capté par une
forme parfaitement géométrique, le lecteur spectateur, attiré par
les éléments en faisceau, devine derrière eux une construction du
scripteur auteur, construction qui lui est adressée et qu’il doit
décoder. Cette construction est d’autant moins destinée aux
personnages que bien souvent eux-mêmes, sans en avoir conscience,
font partie du faisceau et donc manquent de recul pour percevoir
quoi que ce soit. Parfois même, preuve que le destinataire est bel
et bien encore le spectateur, voire le lecteur, certains des
éléments en question leur sont totalement inaccessibles. Alors que
Vladimir et Estragon, à cause de leur statut de personnage, n’ont
pas accès aux indications scéniques, le lecteur d’En
attendant Godot peut par exemple relier les deux premières
didascalies qui sont courtes, sans déterminants, sans verbes et
sans adjectifs (« Route à la campagne, avec
arbre. / Soir. ») au fait que l’arbre du décor est
desséché, sans feuille, qu’Estragon n’a qu’une chaussure et que
Vladimir avance à « petits » pas. Si l’on ajoute à cela le décor
très sobre et le statut social des deux personnages, on en arrive
à la conclusion que le scripteur auteur, par ce biais, a voulu
mettre en place un univers caractérisé par le dépouillement, la
petitesse, la sécheresse, la fragilité du vital.
Potentiel
polysémique
Si quantité et
surmarquage doivent donc être lus comme des indices sûrs de double
énonciation, ce dernier exemple nous montre qu’il en est
certainement de même du potentiel polysémique des extraits
analysés. Plus un élément du référent est susceptible d’avoir des
significations multiples, plus le nombre de lexies polysémiques
est élevé dans un passage, plus la probabilité d’avoir une double
énonciation est forte.
La plupart du
temps, la dimension symbolique de tel ou tel objet ou tel ou tel
acte n’est pas perçue par les protagonistes. Pourtant, elle est
indéniablement là. C’est évidemment la preuve qu’encore une fois
le scripteur auteur s’adresse en réalité au lecteur spectateur. Le
surmarquage observé plus haut est souvent justement un appel du
scripteur à lire symboliquement l’élément souligné. On peut, par
exemple, sans doute interpréter le fait que Winnie se tourne à
deux reprises vers le zénith comme une aspiration à un monde plus
lumineux, un désir de sortir de sa gangue, une inclination à
chercher le positif ou même une espérance en Dieu. De même,
derrière le sac à main ou l’ombrelle, le lecteur spectateur devine
une ultime trace d’humanité dans un univers déshumanisé, une
preuve que l’homme tente d’« être » par l’« avoir », un monde qui
se réifie, un monde dérisoire, etc.
Mais le
surmarquage est loin d’être indispensable pour actualiser une
signification symbolique. Le scripteur auteur joue aussi sur les
réflexes culturels et anthropologiques du lecteur spectateur. La
simple présence de la lexie « Soir » au début
d’En Attendant Godot fait jaillir en lui de multiples
sèmes afférents socio-normés et l’amène à voir, au-delà du soleil
qui se couche, l’ombre de la mort. De même, l’évocation au début
d’Oh les beaux jours de « Pentes
douces » et, derrière, d’une « chute plus
abrupte » (p. 11) rappelle des milliers de pages de la
littérature mondiale où, comme par exemple dans « L’ascension du
mont Ventoux » de Pétrarque, la spatialité est une matérialisation
métaphorique de la vie humaine. Le lecteur spectateur voit donc
dans le décor de cette pièce une image de l’existence où l’homme
glisse doucement mais inexorablement vers une chute finale bien
abrupte.
La polysémie
naît aussi bien souvent du jeu entre le sens propre et le sens
figuré. À chacun de ces sens peut correspondre un destinataire
différent. Généralement, les protagonistes s’arrêtent au sens
propre. Les lecteurs spectateurs font un pas de plus et
interprètent plus subtilement l’expression utilisée. Les cas
abondent dans l’œuvre de Beckett. À titre d’exemple, Winnie dans
Oh les beaux jours demande à Willie « Las de ton trou
mon lapin ? » (p. 54). Elle évoque tout simplement le creux du
mamelon où Willie se terre mais évidemment le lecteur spectateur
comprend que le scripteur auteur parle d’un trou bien plus large :
la Terre, l’Existence. De même dans En Attendant
Godot, on peut lire « – Tu as été loin / – Jusqu’au bord de
la pente » (p. 104). Vladimir prend cette réponse au sens propre
puisqu’il commente « En effet, nous sommes sur un plateau », le
lecteur spectateur, lui, y lit la tentation du suicide.
Le polysémique
ne se limite cependant pas au symbolique, il réside aussi dans
l’équivoque. Celle-ci peut être du ressort de la première
énonciation comme par exemple lorsque Pozzo reproche à Estragon de
ne pas avoir retenu Vladimir et que ce même Vladimir lui répond
« Il s’est retenu tout seul » (p. 48). Le cotexte « Au fond du
couloir, à gauche » augure un deuxième sens des plus prosaïques.
Cependant, l’équivoque conduit aussi bien souvent à une réflexion
qui dépasse les protagonistes. Le « plus pour longtemps » (p. 13)
de Winnie désigne ainsi, selon qu’on est personnage ou lecteur
spectateur, soit le tube de dentifrice, soit Willie. L’équivoque
est même filée puisqu’un peu plus loin Winnie ajoute « petit
malheur », « sans remède », « aucun remède » « hé oui » (p. 14).
Le « Rien à faire » du début d’En Attendant Godot est
quant à lui programmatique. Non seulement, il résume la situation
des personnages qui s’ennuient et attendent que le temps passe
mais surtout il révèle une conception fataliste qui est à l’opposé
de celles d’Estragon et Vladimir puisque ceux-ci pensent au
contraire que Godot pourra les sortir de l’ornière.
Le polysémique
naît aussi bien sûr des jeux sur la tonalité et plus
particulièrement de l’ironie. Dan Sperber et Deirdre Wilson [7], en faisant de cette figure de pensée
l’écho d’un énoncé avec lequel le locuteur est en désaccord,
confirment l’existence de deux niveaux énonciatifs. D’une part
l’on a l’énoncé proféré « en usage » par le protagoniste, d’autre
part le regard désapprobateur de l’auteur scripteur sur cet
énoncé, c’est-à-dire l’énoncé proféré « en mention ». Ducrot, de
même, montre que, dans l’analyse de l’ironie, il faut distinguer
le locuteur, responsable de l’acte de parole (= deuxième
énonciation), de l’énonciateur qui, lui, est l’auteur du point de
vue mis en œuvre (= première énonciation) [8]. Là encore, les occurrences abondent dans l’œuvre
de Beckett.
On peut par
exemple lire comme indices d’ironie les surmarquages étudiés plus
haut et tout particulièrement la répétition « Encore une journée
divine » (p. 12), « Oh le beau jour encore que ça va être »
(p. 20), « Oh les beaux jours de bonheur » (p. 21), « Oh le beau
jour encore que ça aura été » (p. 47), etc. L’exclamation est trop
réitérée pour être vraie. Le lecteur y perçoit un désir de Winnie
de s’auto-convaincre, une sorte de méthode Coué qui amène à
conclure l’opposé du message que veut faire passer le personnage.
Le nombre d’occurrences de « merveilleux » rend de même cet
adjectif plus que suspect et cela d’autant plus qu’il est parfois
accompagné d’intensifs et est même répété deux fois dans une
phrase : « ça qui est merveilleux » (p. 16) « Don merveilleux »
(p. 17), « ça que je trouve si merveilleux » « je trouve si
merveilleux […] les choses… si merveilleux » (p. 46). L’hyperbole
est lue comme ironique. Autre surmarquage amenant à une lecture
ironique, l’utilisation de dénominations inattendues porteuses de
sèmes péjoratifs. Le simple prénom Estragon transforme le
compagnon de Vladimir en une plante aromatique et conduit le
lecteur spectateur à le considérer avec un regard distancié.
Les décalages
sont aussi des indices d’ironie. Ils sont omniprésents chez
Beckett. Dès le début d’En Attendant Godot, il y a,
par exemple, un décalage entre l’horizon d’attente du lecteur et
le texte qui survient. Alors que l’arbre et le crépuscule
laissaient présager un certain lyrisme, l’on a droit à des
répliques triviales. De même, le thème de l’homme seul continuant
sans cesse sa lutte rappelle les grandes épopées de jadis sauf
qu’ici le « terrible ennemi à vaincre » est… une chaussure.
L’épopée devient comédie. La didascalie « songeant au combat »
s’avère d’autant plus mention que Vladimir en personne vient de
prononcer cette dernière lexie. Le contraste entre les mots et la
situation ou entre les mots et les gestes est bien sûr, lui aussi,
source d’ironie. La simple didascalie « cinq
secondes » (p. 12) suffit par exemple à totalement
discréditer la prière de Winnie et cela d’autant plus que ses
gestes sont totalement stéréotypés, ritualisés, mécanisés :
Elle joint les
mains, les lève devant sa poitrine, ferme les yeux […]Jésus-Christ
Amen. (Les yeux s’ouvrent, les mains se disjoignent, reprennent
leur place sur le mamelon. Elle joint de nouveau les mains, les
lève de nouveau devant sa poitrine. […] Siècle des siècles Amen.
(p. 12-13)
Dans la même
pièce, le fait que Winnie avale en entier un flacon de médicaments
(p. 19) dément totalement l’optimisme de façade des pages
précédentes. Quant à la litanie des « Encore une journée divine »
(p. 12) évoquée plus haut, elle est en telle opposition avec la
situation concrète de Winnie et avec le contenu si exaltant de sa
journée qu’au-delà même de la réitération suspecte, le lecteur
interprète comme mention ce qui au niveau de la première
énonciation n’était qu’usage.
Allusions au
référent du spectateur
Outre la
quantité, le surmarquage et le potentiel polysémique, les
allusions au référent du spectateur sont évidemment d’autant plus
un indice de double énonciation que le référent du protagoniste,
dans certains cas, est très éloigné de celui du spectateur. Le
monde de Vladimir et Estragon ne contient ni télévision ni cinéma
et pourtant le jeu avec les chaussures ou un peu plus loin avec le
chapeau melon, le statut social des personnages, leur dimension
décalée mais aussi poétique, la didascalie « (s’approchant à
petit pas raides, les jambes écartées) » (p. 9) et même le
suffixe « ot » de « Godot » peuvent faire penser à Charlie
Chaplin. Signe que ce personnage appartient bien à l’univers
culturel de Beckett, dans Oh les beaux jours, il est
explicitement nommé : « autrefois… maintenant… ombre… verte… ceci…
Charlot… baisers… ceci… tout » (p. 62).
De même, les
citations abondent dans les pièces de Beckett. « On ne descend pas
deux fois dans le même pus » (p. 84) a évidemment pour hypotexte
le « On ne se baigne jamais deux fois dans un même fleuve »
d’Héraclite. Or Vladimir ne bronche pas, ne surenchérit pas par
une autre citation, ne propose aucun commentaire. Seul le lecteur
spectateur semble percevoir l’allusion. On pourrait aussi citer le
très lamartinien « Vladimir suspend son vol » (p. 81) ou, dans
Oh les beaux jours, le « De la mesure en toute
chose » (p. 72) des Satires d’Horace. Mieux, dans
cette même pièce, Beckett s’autocite en reprenant telle quelle la
première réplique d’En Attendant Godot : « Rien à
faire » (p. 13-14). Difficile d’imaginer que Winnie ait vu ou ait
eu vent de la pièce d’un certain Samuel Beckett. Encore une fois,
c’est pour le lecteur spectateur que le scripteur auteur glisse
cette allusion.
S’il en était
besoin, les traductions étrangères, validées par Beckett,
confirment ce constat. Alors qu’évidemment, quelle que soit la
langue utilisée, le référent de Vladimir et Estragon devrait
toujours être le même, le dramaturge ressent le besoin de
s’adapter à ses lecteurs spectateurs en intégrant dans sa pièce
des éléments de leur référent à eux. Il change par exemple les
noms de lieux français qui n’auraient rien évoqué pour des
Britanniques ou des Allemands. Ainsi la Normandie du monologue de
Lucky (p. 61) devient le Connemara dans la version britannique et
l’Oldenburg dans la version germanique [9].
De même, pour traduire « Mais non, je n’ai jamais été dans le
Vaucluse ! J’ai coulé toute ma chaude-pisse d’existence ici, je te
dis ! Ici ! Dans la Merdecluse ! » (p. 86),
il fait un jeu
de mot sur « Breisgau/ScheiBgau », le premier terme désignait une
ancienne région allemande, le dernier contenait l’idée de
l’excrément. En anglais avec le couple « Macon/Cackon », Beckett a
dû faire appel à une ville française pour créer une rime qui
convenait au fictif « Cackon », afin de garder le thème de
l’excrément [10].
Les
transpositions ne sont pas que géographiques, elles sont aussi
culturelles. Ainsi à la fin de l’acte I, on peut lire dans la
version française « Je fais comme toi, je regarde la blafarde »
(p. 73). La version britannique est loin d’être une traduction mot
à mot :
ESTRAGON : Pale
for weariness VLADIMIR : Eh ? ESTRAGON : Of climbing
heaven and gazing on the likes of us.
Julian
A. Garfoth explique que cette version contient en fait une reprise
du début de To the Moon de Shelley [11]. Il montre aussi que la référence à Voltaire dans
le monologue de Lucky a été remplacée par l’évocation d’auteurs de
la même époque mais correspondant mieux à l’univers culturel des
spectateurs : Bishop Berkekey (1685-1753) en anglais et Johann
Gottsched (1700-1766) en allemand [12].
Le lecteur
spectateur cultivé peut enfin repérer çà et là un intertexte
philosophique qui évidemment passe bien au-dessus des personnages.
Le début d’En Attendant Godot est de ce point de vue
particulièrement riche. Si l’on additionne le fait qu’Estragon est
associé à une pierre, les syntagmes et expressions « il
s’y acharne des deux mains », « ahanant », « s’arrête, à bout de
forces », « haletant », « recommence », la réplique emblématique
et polysémique « Rien à faire » et la didascalie (renonçant
à nouveau), il est difficile de ne pas penser au mythe de
Sisyphe, surtout quand l’on se rappelle que dans
Molloy, écrit l’année précédente, Beckett explicite
son emprunt à l’essai de Camus et surtout profite de ce personnage
pour aborder plusieurs des thèmes fondamentaux qui nourriront
En Attendant Godot :
Mais même à
Sisyphe, je ne pense pas qu’il soit imposé de se gratter, ou de
gémir, ou d’exulter, à en croire une doctrine en vogue, toujours
aux mêmes endroits exactement. […] Et qui sait s’il ne croit pas à
chaque fois que c’est la première ? Cela l’entretiendrait dans
l’espoir, n’est-ce pas, l’espoir qui est la disposition infernale
par excellence, contrairement à ce qu’on a pu croire jusqu’à nos
jours [13].
Mais, comme vu
plus haut, contrairement au mythe antique, chez Beckett, ce n’est
pas un colosse qui s’affronte à un immense bloc de roc mais un
pitoyable Estragon luttant avec une chaussure. La dimension
tragique n’en est que plus forte.
Arrivés à ce
stade, nous pouvons donc dire que la quantité, le surmarquage, le
potentiel sémantique, les allusions au référent du spectateur
révèlent une double énonciation mais sans doute faudrait-il
englober tous ces éléments dans une dernière série d’indices, une
série englobant toutes les précédentes : la littérarité. Certes,
on pourrait alléguer que Vladimir et Estragon échangent en
utilisant un langage si courant et une syntaxe si simple, voire si
prosaïque (« Alors te revoilà, toi – Tu crois […] – Moi aussi. »
p. 9), qu’ils ne font que s’adresser l’un à l’autre et donc que
nous n’avons pas affaire à de la littérature. Pourtant, comme nous
n’avons cessé de le montrer, cette simplicité, loin d’être
simpliste, fait sens ; de même que font sens, puisque les uns et
les autres forment ce que Barthes appelle « une véritable
polyphonie informationnelle », « une épaisseur de signes » [14], l’écriture du texte
et tous les éléments de la représentation. L’on en arrive alors à
un terrible paradoxe : tout élément formel qui est signifiant et
qui est en parfaite adéquation avec son signifié devient indice de
double énonciation. Autrement dit encore, même si aucun des
indices précités n’avait été présent, par son essence première qui
fait qu’une œuvre théâtrale publiée ou représentée est faite soit
pour être lue par des lecteurs soit pour être jouée devant des
spectateurs, tout est en elle double énonciation. Les indices
précités (quantité, surmarquage, potentiel sémantique, allusions
au référent du spectateur) doivent donc être analysés non pas
seulement comme des indices de double énonciation mais plutôt
comme des indices phatiques de double énonciation, comme des
appels du pied du scripteur auteur au lecteur spectateur, comme
une preuve que le scripteur auteur veut donner un maximum de
renseignements au lecteur spectateur sur le référent fictif qu’il
vient de créer.
Oh le beau
référent théâtral
Une remise en
cause du référent fictif
Et pourtant,
dès les premières pages, cette communication entre l’auteur
scripteur et le lecteur spectateur semble pervertie. Les lois
tacites favorisant une bonne communication sont en effet toutes
mises à mal. Si, du point de vue de la première énonciation, la
quantité d’informations était supérieure à ce qui aurait pu être
attendu et révélait que le véritable interlocuteur était le
lecteur spectateur, on ne peut que constater que, du point de vue
de la deuxième énonciation, elle reste en revanche
insatisfaisante. L’absence de déterminant de la première
didascalie d’En attendant Godot empêche
l’actualisation et rend donc le lieu bien virtuel, bien imprécis.
Le déictique « par là » (p. 10) non accompagné de gestes rend la
situation d’énonciation tout aussi vague. De même, le lecteur
spectateur d’Oh les beaux jours ne saura jamais
pourquoi Winnie est enterrée alors que Willie ne l’est pas.
Le deuxième
principe de coopération de Grice, « la qualité », n’est pas plus
respecté. Selon ce théoricien, pour que la communication soit
efficace, il faut que le discours des uns et des autres soit
véridique ou du moins sincère. Là encore, dès les premières pages,
les protagonistes semblent pris en flagrant délit de mensonge.
Winnie s’apitoie sur Willie mais elle semble plus préoccupée par
son dentifrice et sa beauté que par le malheureux qui geint à côté
d’elle. De plus, son « Encore une journée divine » (p. 12) est
complètement démenti par la situation d’énonciation. Mais alors
qui croire ? La protagoniste qui clame son optimisme ou le
scripteur auteur qui crie son pessimisme ? La non convergence
entre les deux discours amène à douter des deux. Le décor dont la
source est le scripteur auteur amplifie l’indécision. La toile de
fond est, nous dit-on, « en trompe-l’œil » (p. 11), ce qui est une
atteinte au principe de vérité mais d’autre part elle est
qualifiée de « très pompier » ce qui révèle qu’elle est fausse.
Les deux caractérisations sont antinomiques et perturbent donc
totalement la communication. Les frontières entre le vrai et le
faux sont brouillées.
Le troisième
principe de Grice, « la relation », ne permet guère d’y voir plus
clair. Selon ce principe, les énonciateurs doivent se montrer
pertinents, doivent faire preuve d’à-propos, autrement dit,
doivent respecter cohésion et cohérence. La cohésion est déjà mise
à mal par le décalage entre l’action bien triviale, enlever une
chaussure, et la réflexion existentielle qui suit : « je reprenais
le combat » (p. 9). Mais surtout le simple échange « Te revoilà,
toi. / Tu crois ? » (p. 9) fait s’effondrer la cohérence. Les
propos d’Estragon ne correspondent pas au référent. Le fait qu’il
parle et réponde à Vladimir contredit totalement le doute énoncé
sur sa présence. De même, le fait qu’Estragon se croyait lui aussi
parti pour toujours est en contradiction totale avec sa dépendance
foncière vis-à-vis de Vladimir (« je me demande… ce que tu serais
devenu… sans moi » p. 10) et surtout avec le reste de la pièce
puisque les deux personnages semblent incapables de s’en aller. On
pourrait aussi ajouter qu’il est problématique de glisser dans un
référent fictif des allusions au référent du spectateur. Certaines
de ces allusions paraissent en effet incompatibles avec le
référent créé. Les allusions à Charlie Chaplin, Héraclite, Horace
ou Camus font en quelque sorte imploser de l’intérieur le monde
inventé. À peine campé, ce nouveau monde s’avère ancien, ce qui
était imagination est souillé de réalité, ce qui était cohérent se
révèle incohérent.
« La
modalité », le quatrième principe de coopération de Grice, est
tout aussi parasitée. Selon ce principe, le message doit être
clair et sans ambiguïté. Or, nous l’avons vu, les premiers mots
d’En attendant Godot sont équivoques (« rien à
faire » p. 9), une contradiction ne tarde guère (« il y a une
éternité, vers 1900 » p. 10) et on ne sait pas à quoi se réfèrent
les déictiques. De même dans Oh les beaux jours, il
est spécifié deux fois que la prière de Winnie est
« inaudible » (p. 12-13). Plus que cela, Willie est
caché et l’on ne sait pas si la protagoniste parle de son tube de
dentifrice ou de son compagnon. Difficile d’être moins clair !
Nous sommes
donc ici face à un véritable paradoxe. Nous avons vu que d’une
part, par le moyen de la double énonciation, le scripteur auteur
cherche à informer le lecteur spectateur sur le référent qu’il a
créé mais qu’au même moment, que ce soit par la quantité, la
qualité, la relation ou la modalité, il parasite totalement cette
communication et l’empêche de se dérouler sereinement. Comment
expliquer voire dépasser ce paradoxe ? Pour répondre à cette
question, est maintenant venu le temps de chercher les fonctions
de cette double énonciation.
Les indices
énonciatifs qui précèdent ont tous pour point commun de faire
découvrir le référent fictionnel. Ils servent à camper le cadre
spatio-temporel, à donner des renseignements sur les personnages,
sur les événements passés. Plus que cela, des indices comme la
polysémie, les symboles ou l’ironie permettent de découvrir le
point de vue du scripteur auteur sur ce monde fictionnel, un point
de vue terriblement pessimiste. Le fait cependant que les
principes de coopération ne sont pas respectés et que le monde
fictionnel qui nous est proposé est parasité, contradictoire,
incohérent, confus laisse à entendre que le scripteur auteur ne
cherche pas à créer une illusion référentielle. Si la double
énonciation subvertit tant le fictionnel, si les allusions au
référent du spectateur sont si nombreuses, ne serait-ce pas au
contraire pour indiquer au lecteur spectateur qu’il lit ou assiste
à une pièce de théâtre ?
Une situation
théâtrale
De multiples
indices semblent effectivement signifier au lecteur spectateur que
ce qu’il voit n’est pas un monde fictif inventé mais bel et bien
une représentation théâtrale. Preuve en est, si la plupart des
didascalies sont diégétiques, on peut tout de même en trouver
plusieurs de régie et ce, au début, au milieu ou à la fin des
pièces :
on ne voit
d’abord que Lucky suivi de la corde, assez longue pour qu’il
puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la
coulisse (p. 28),
Il s’arrête à
nouveau devant l’arbre, va et vient, devant les chaussures, va et
vient, court à la coulisse gauche, regarde au loin, à la coulisse
droite, regarde au loin. À ce moment Estragon entre par la
coulisse gauche, pieds nus, tête basse, et traverse lentement vers
la scène (p. 81),
Il tire
Estragon vers la coulisse […] Vladimir court à la coulisse où
Estragon vient de rentrer […] Affolé Estragon se précipite vers la
toile de fond, s’y empêtre, tombe […] Vladimir […] l’amène vers la
rampe. […] Il le pousse vers la fosse (p. 104).
À de rares
moments, souvent pour des raisons humoristiques, les à-côtés
techniques semblent même intégrés dans le texte. Ainsi le « au
fond du couloir à gauche » (p. 48) cité plus haut semble désigner
non pas un lieu fictif du référent mais bel et bien un lieu réel
qui se situerait dans ou derrière les coulisses.
Plus que cela,
par de nombreux aspects, le cadre spatio-temporel fictionnel
ramène au référent du spectateur. Dans En attendant Godot,
l’intrigue a lieu en soirée et le scripteur auteur ne cesse
de le redire, clin d’œil possible au fait que la plupart des
représentations théâtrales prennent, elles aussi, place en fin de
journée. D’ailleurs Vladimir et Estragon explicitent le parallèle
entre les deux situations en ayant recours à une comparaison :
« Charmante soirée […] Et ce n’est pas fini […] Ca ne fait que
commencer […] On se croirait au spectacle. » (p. 47). Dans
Oh les beaux jours, l’utilisation au début et la fin
des actes d’un réveil qui tinte n’est pas non plus sans rappeler
la sonnerie qui dans de nombreux théâtres invite les spectateurs à
rejoindre leur place : « Une sonnerie perçante se déclenche,
cinq secondes, s’arrête. […] Sonnerie plus perçante,
trois secondes » (p. 12).
La remise en
cause constante de la temporalité fictionnelle ne trouverait-elle
pas là aussi une de ses raisons d’être ? Les protagonistes ont des
doutes continuels sur le temps parce qu’ils naviguent entre le
temps de la fiction et le temps de la représentation. Ce qui était
« hier » fictionnellement ne l’est pas représentationnellement :
« Et tu dis que c’était hier tout ça ? » (p. 85), « C’était hier
tout ça ? » (p. 93).
De même, le
décor ressemble bien plus à un décor de théâtre qu’à un décor
naturel. Tout d’abord, comme le signale Michèle Touret, la
sobriété générale accentue la théâtralité [15] mais surtout la « toile de fond en
trompe-l’œil très pompier » d’Oh les beaux
jours surmarque l’artificialité. Les feuilles de l’arbre
qui poussent dans En attendant Godot (p. 79) en une
nuit ont la même fonction. Les commentaires des personnages le
confirment : « cet arbre ne nous a servi à rien » (p. 105). En
effet, du point de vue dramaturgique, il n’a eu aucune utilité :
les protagonistes n’ont pu ni se cacher derrière ni s’en servir
pour se pendre. La caractérisation des lieux et la toponymie
concourent au même effet de déréalisation : « nous sommes sur un
plateau. Aucun doute, nous sommes servis sur un plateau »
(p. 104), « Ne serait-on pas au lieu-dit la Planche ? »
(p. 122)
Ce jeu
énonciatif ne se limite cependant pas à un parallèle entre le
cadre fictif et le cadre théâtral. Plusieurs passages semblent
effectivement évoquer non pas la fiction mais le scénario inventé
par le scripteur auteur. Les aventures de Vladimir et Estragon ou
de Winnie et Willie ne nous sont plus alors présentées comme des
histoires censées se passer réellement dans un référent donné mais
comme un texte de théâtre en train de s’écrire au fur et à mesure
devant nous. Assez logiquement, même s’il n’est pas alors encore
totalement assumé en tant que tel, le vocabulaire théâtral ne
tarde pas à surgir, « C’est le nœud / C’est fatal » (p. 34), et
certaines tirades des protagonistes deviennent de véritables
commentaires en direct sur ce qui vient d’être écrit ou sur ce qui
va être écrit. Est ainsi par exemple commenté le début de toute
écriture : « C’est le départ qui est difficile » (p. 89), « on
peut partir de n’importe quoi » (p. 89). On assiste aussi à des
pannes d’inspiration : « Dis quelque chose ! / Je cherche. / Dis
n’importe quoi ! » (p. 88), « Oui, mais maintenant il va falloir
trouver autre chose. » « Voyons » « Voyons », « Voyons » (p. 91).
De temps à autre, au contraire, le processus créatif semble
repartir : « nous commencions à flancher. Voilà notre fin de
soirée assurée » (p. 109). On a même parfois l’impression d’avoir
droit à des autocritiques tantôt négatives (« il ne se passe
rien » p. 53), tantôt positives (« ce n’était pas si mal comme
petit galop » p. 91), à un résumé de l’intrigue (« rien ne se
passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible »
p. 57-58) ou à des réflexions d’auteur : « Ceci devient
insignifiant. / Pas encore assez » (p. 96).
Avant d’aller
plus loin, notons que les observations qui précèdent permettent de
répondre à certaines de nos interrogations de départ. Étant donné
que l’auteur n’est certainement pas au moment même de la
représentation en train de rédiger ou de commenter en direct son
texte, nous pouvons en déduire, n’en déplaise à Stanzel, que chez
Beckett, il y a bel et bien un scripteur et que ce scripteur ne se
confond pas avec l’auteur. Il serait cependant certainement
imprudent, en l’état actuel des recherches, d’attribuer pour
autant tout ce qui est de l’ordre de la double énonciation à ce
scripteur.
Des acteurs,
des spectateurs
En toute
cohérence avec les remarques ci-dessus, exactement comme dans
Fin de partie où l’on peut lire « À quoi est-ce que
je sers ? / À me donner la réplique » [16], les
protagonistes sont aussi à plusieurs reprises représentés comme
des acteurs. Si l’on se rappelle que le mot « didascalies »
étymologiquement signifie « enseignements », « instructions », on
peut par exemple fort bien voir dans celles-ci non pas des
descriptions mais des prescriptions, ce qui revient à transformer
les personnages en acteurs téléguidés par le scripteur auteur. De
même, les répliques « Allons-nous en. / On ne peut pas » (p. 100)
peuvent signifier que les acteurs, ayant signé un contrat, sont
contraints statutairement d’être là et que, de plus, ils ne
peuvent jouer en dehors de l’espace réduit du plateau.
Mais surtout,
les protagonistes ressemblent à des acteurs par le fait qu’ils
endossent souvent un rôle autre que le leur. C’est ce que révèle
l’utilisation de la lexie « jouer » dans la réplique : « On
pourrait jouer à Pozzo et Lucky » (p. 102). Cette lexie si
connotativement liée au monde du théâtre amène aussi à se demander
si lorsqu’ils sont eux-mêmes, ils ne jouent pas là encore un rôle
et cela d’autant plus que leurs paroles semblent plus d’une fois
pasticher des acteurs s’interrogeant sur leur prestation : « On ne
se débrouille pas trop mal, hein Didi, tous les deux ensemble ? »
(p. 97), « Comment m’avez-vous trouvé ? » (p. 52). À noter que la
didascalie qui suit, « (Estragon et Vladimir le regardent
sans comprendre) » peut être lue comme une confirmation de
l’existence d’une double énonciation. Les protagonistes ne
perçoivent pas l’allusion au monde des acteurs, le lecteur
spectateur si ! On a aussi à plusieurs reprises l’impression
d’assister non pas à un dialogue entre deux clochards mais entre
un metteur en scène et ses acteurs : « Qu’est ce que je disais ?
On pourrait reprendre là. / Quand ? / Tout à fait au début. Au
début de quoi ? » (p. 91). Silverman Zinman interprète de même le
fait que Lucky danse à plusieurs reprises :
Les
redoublements de la danse de Lucky, parfois mieux, parfois plus
mal, montrent l’essence de la démarche théâtrale, la répétition,
le travail pour le cachet tous les soirs [17]
Par la double
énonciation, le scripteur brise donc le référent fictionnel en
transformant le cadre naturel en un plateau théâtral, l’intrigue
en scénario et les personnages en acteurs mais, en fait, le
référent fictionnel est surtout brisé, comme nous allons
maintenant essayer de le montrer, par l’importance donnée aux
lecteurs spectateurs.
Comme dans
toute œuvre littéraire, ces derniers sont d’abord pris en compte
par le simple fait que certains procédés d’écriture semblent
chercher à attirer leur attention, à les faire réfléchir, à les
sortir de leur passivité. C’est une des fonctions les plus connues
de la modalité interrogative. Lorsque Pozzo dit « Qu’est-ce ce que
je disais ? » (p. 51, p. 56), le lecteur spectateur cherche
intérieurement à lui venir en aide en essayant de retrouver lui
aussi le fil de la conversation. De même, lorsque Winnie demande
haut et fort « Quel est ce vers inoubliable ? » (p. 60), le
lecteur spectateur tente de trouver dans son propre répertoire
culturel une réponse possible. L’interrogation de Pozzo « que
préférez-vous qu’il danse, qu’il chante » (p. 54) paraît de même
directement adressée au spectateur. Parfois le texte semble aussi
chercher à bousculer, à faire agir. C’est un des rôles des
impératifs. À cause de la première ou de la deuxième personne et
du ton catégorique, le lecteur spectateur a soudain l’impression
que tel ou tel protagoniste s’adresse à lui et cela d’autant plus
que très souvent le discours tenu a des ressemblances avec sa
situation réelle : « Partons » (p. 38), « Restez encore un peu,
vous ne le regretterez pas. » (p. 38), « écoutez » (p. 49),
« regardez » (p. 51).
Mais au-delà de
ces procédés énonciatifs, qui restent finalement assez
traditionnels, le spectateur est à plusieurs reprises intégré à la
diégèse et ce, dès le titre. Le gérondif « en attendant » n’ayant
pas de support exprimé, le lecteur spectateur est tenté de
s’approprier cette attente. D’ailleurs, significativement, le
premier traducteur allemand avait intitulé la pièce Wir
Warten auf Godot [18].
Le lecteur
spectateur est aussi impliqué par de multiples jeux de scènes. Les
didascalies précisent par exemple que les protagonistes jettent un
« Regard circulaire » (p. 49, p. 86), ou qu’Estragon,
« regarde, vers le fond » (p. 16), regards qui
évidemment englobent les spectateurs. Le public est même parfois
explicitement désigné : « (Il se retourne, avance jusqu’à la
rampe, regarde vers le public.) » (p. 16), « Geste
vers l’auditoire » (p. 104). La juxtaposition
texte / didascalie devient alors riche de sens et amène à
caractériser les destinataires ou à décrire leurs
réactions enjouées ou endormies : « Endroit délicieux. »,
« Aspects riants. » (p. 16), « (Regard circulaire.)
D’ailleurs, tout s’apaise, je le sens. Une grande paix descend. »
(p. 49). Comme dans ce dernier exemple, ces juxtapositions sont
souvent l’occasion de malmener les spectateurs :
« Allons-nous-en » (p. 16), « (Regard circulaire.)
Regarde-moi cette saloperie ! » (p. 86), « Se tournant vers
le public. Cette tourbière » (p. 18). Mével montre que
certains metteurs en scène ont cherché à exploiter ce jeu
énonciatif :
Lancée, dans la
mise en scène de Joël Jouanneau, par David Warrilow qui désignait
d’un geste de la main sans ambiguïté le seul espace scénique,
cette réplique était acceptée par le public sans sourciller, peu
conscient de sa virulence potentielle, et de l’intention de
Beckett de l’investir lui-même de sa vision tragique – fait
significatif, à travers un effet comique retentissant – de lui
rappeler « la loi fondamentale du théâtre, celle qui fait du
spectateur un participant, un acteur décisif » (Ubersfeld,
p. 41) [19].
Cependant, les
didascalies sont loin d’être indispensables pour intégrer le
spectateur. Que ce soit par une invitation à restituer un
complément d’agent élidé, ou la réitération du même pronom
indéfini, les répliques se suffisent généralement à elles-mêmes :
« Nous sommes cernés ! » (p. 104), « étrange sensation que
quelqu’un me regarde […] passant et repassant dans l’œil de
quelqu’un » (OLB, p. 48), « Quelqu’un me regarde
encore » (OLB, p. 60). Parfois, ce sont aussi des
lexies ou périphrases génériques, le recours à la troisième
personne là où l’on attendrait la deuxième qui créent ce même
effet : « Des yeux sur mes yeux » (OLB, p. 60),
« braves gens qui sont en train de s’ennuyer […] pour que le temps
leur semble moins long ? Je leur ai donné des os, je leur ai parlé
de choses et d’autres, je leur ai expliqué le crépuscule, c’est
une affaire entendue » (p. 54). Zinmam pense même que l’on trouve
sans doute dans ce désir d’inclure le spectateur une des origines
de la scène de « La danse dans le filet ». Il explique en effet
qu’on a là la reprise d’une locution proverbiale anglaise
signifiant « agir en étant observé alors qu’on pense qu’on ne
l’est pas » :
Danser dans un
filet c’est faire du théâtre […] et Lucky, qui joue devant les
autres et devant nous, est le pitre des pitres, le prototype de
l’acteur [20]
Non sans une
dose d’humour, on retrouve le même type de jeu dans Fin de
partie : « (ramasse la lunette, l’examine, la braque
sur la salle) Je vois… une foule en délire (Un
temps) Ca alors, pour une longue-vue, c’est une
longue-vue » [21].
Un autre moyen
d’intégrer le spectateur est d’avoir recours à un récepteur
intradiégétique qui occupe dans la fiction la position de
spectateur et par ce biais reflète donc les vrais spectateurs.
C’est évidemment le rôle dévolu à Cooker et à la femme qui
l’accompagne. Ces deux personnages ont en effet pour première
caractéristique d’être complètement statiques : « plantés là à me
fixer – bouche bée » (OLB, p. 50). Mais surtout,
exactement comme les spectateurs, ils se comportent en voyeurs :
« Pas mal la poitrine, dit-il, j’ai vu pis. » (OLB,
p. 70). Ils posent tout haut les questions que les spectateurs se
posent tout bas et ce avec une syntaxe plus proche de celle d’un
simple observateur que de celle d’un grand dramaturge cultivé :
« A quoi qu’elle joue ? dit-il – à quoi que ça rime ? dit-il »
(p. 50). À l’image de celles du spectateur, leurs questions sont
tantôt pratiques, triviales (« Est-ce qu’elle sent ses jambes ?
[…] Est-ce qu’elle est à poil là-dedans ? » OLB,
p. 70), tantôt fondamentales, philosophiques : « ça signifie
quoi ? dit-il – c’est censé signifier quoi ? » (OLB,
p. 50). La description de ces personnages par Winnie (« main dans
la main – chacun une sacoche – genre fourre-tout » p. 50) et
surtout la réponse qu’elle leur jette à la figure confirment leur
fonction de substitut du spectateur lecteur :
« Et toi ?
dit-elle. Toi tu rimes à quoi, tu es censé signifier quoi ? Est-ce
parce que tu tiens encore debout sur tes deux panards plats, ton
vieux baise-en-ville bourré de caca en conserve et de caleçons de
rechange, me traînant d’un bout à l’autre de ce fumier de désert »
(p. 51).
Dans Pas
moi, comme dans Solo, Beckett reprend ce
procédé d’un récepteur intradiégétique en accentuant encore
davantage sa ressemblance avec les spectateurs :
le spectateur
est sensibilisé à son propre rôle dans la salle par la présence
d’un destinataire sur scène. Cette mise en relief de l’activité
qui est aussi celle du public, est particulièrement frappante
quand le personnage-témoin n’est pas présent sur scène, mais est
seulement évoqué, et quand il est de plus situé à l’endroit de la
salle. Ainsi dans Solo, le vieillard à l’avant-scène
parle de celui qui, comme lui, a allumé la lampe et s’est tourné
« face au mur » […] L’espace de la salle est incorporé dans le
monde fictif, tout en gardant dans la fiction son caractère réel
de lieu où l’on regarde quelqu’un [22].
Plus que cela,
d’une manière que l’on pourrait voir comme programmatique, dans le
troisième acte d’Eleuthéria, première pièce de
Beckett, surgissait déjà un personnage nommé « le
spectateur ».
Mais cette
présence de récepteurs intradiégétiques ne serait-elle pas une
invitation à voir également dans les personnages principaux des
doubles du spectateur ?
L'identification
est favorisée par le fait que ni les uns ni les autres n’ont
d’attaches, de famille, de passé certain, d’âge précis, et que,
comme nous l’avons vu plus haut, les situations d’énonciation sont
à la fois très vagues mais aussi très familières (un soir, une
route, un arbre) mais en plus certaines didascalies
l’explicitent : « Mimique d’Estragon, analogue à celle
qu’arrachent au spectateur les efforts du pugiliste »
(p. 20).
La position
physique des protagonistes n’est pas non plus sans rappeler celle
des spectateurs. En attendant Godot débute
symboliquement avec un Estragon « assis » (p. 9).
Très souvent les personnages principaux ont cette position et
comme pour mieux la marquer refusent de se lever : « Lève-toi que
je t’embrasse […] / Tout à l’heure, tout à l’heure » (p. 10),
« Lève-toi voyons, tu vas attraper froid. / Ne t’occupe pas de
moi. » (p. 115). L’immobilité, caractéristique intrinsèque de la
fonction de spectateur, se retrouve aussi dans le fait que chaque
acte se termine par « Ils ne bougent pas » (p. 75,
p. 134) et que très souvent, alors qu’ils pourraient agir, les
personnages restent là sans intervenir :
partagés entre
l’envie d’aller à son secours et la peur de se mêler de ce qui ne
les regarde pas. Vladimir fait un pas vers Lucky, Estragon le
retient par la manche (p. 29).
La situation de
Willie prisonnière du sol ne pourrait-elle pas alors, quant à
elle, être lue comme une matérialisation hyperbolique de la
condition de spectateur : « La tête […] reste
rigoureusement immobile et de face pendant toute la durée de
l’acte. Seuls les yeux sont mobiles » (p. 59) ? À noter que
certains metteurs en scène semblent comme avoir pressenti ce
parallélisme. Ainsi
Walter Asmus
proposait-il, en 1989, un Estragon prostré presque tout au long de
la pièce, tête vers le sol, tandis que Vladimir plus agité dans le
premier acte, le rejoignait ensuite dans son statisme [23].
Si l’on se
rappelle les étymologies respectives des substantifs « théâtre »
et « spectateur », on comprend aussi pourquoi l’isotopie du regard
est constamment associée aux personnages : « Vladimir et
Estragon le regardent » (p. 29), « Regarde-moi, porc !
(Lucky le regarde.) » (p. 41), « (Pozzo le
regarde sans comprendre) » (p. 41), « C’est ça, Willie,
regarde moi. […] Repais tes vieux yeux » (OLB,
p. 74), etc.
On pourrait
ajouter que protagonistes et spectateurs passent par les mêmes
affres. Exactement comme Vladimir et Estragon, réprobation et
points de suspension obligent, le spectateur croit par exemple que
Pozzo est Godot : « C’est lui ? / Qui ? / Voyons… / Godot ?/
Voilà. » (p. 29). Exactement comme Vladimir et Estragon, le
spectateur attend. Il attend l’arrivée de Godot, une péripétie,
une signification, la fin de la pièce. Protagonistes et
spectateurs, et là Beckett ne manque pas d’humour, sont aussi
confrontés à l’ennui :
Nous attendons.
Nous nous ennuyons […] nous nous ennuyons ferme, c’est
incontestable […] Dans un instant tout se dissipera, nous serons à
nouveau seuls, au milieu des solitudes (p. 113).
Le parallèle
est même parfois accentué par l’utilisation de la deuxième
personne : « Vous vous ennuyez ? » (p. 53). Summum de
l’autodérision : « Estragon s’endort » (p. 19). Comme
on le voit ici, l’emblématique « rien à faire » du début de la
pièce est une parfaite définition du rôle de spectateur.
Certains
passages pourraient même être lus métaphoriquement. Alors que la
situation de Lucky est révoltante et semble inacceptable,
Estragon, exactement comme le spectateur, ne proteste pas,
observe. Mieux il cherche à tirer profit de cette situation, il
cherche à s’en nourrir en rongeant l’os qui est à sa disposition :
« vous ne mangez pas… heu… vous n’avez plus besoin… des os…
monsieur ? » (p. 35). De même le spectateur cherche à ronger la
« substantifique moelle » proposée par le scripteur auteur.
Le seul point
fondamental qui finalement distingue protagonistes et spectateurs
est la parole mais justement cette dernière est de plus en plus
remise en cause. Déjà Willie parle peu, « Oh je sais, tu n’as
jamais été causant. » (p. 74) mais même Winnie perd peu à peu les
mots et est en train de devenir une pure spectatrice : « Que
ferais-je sans eux, quand les mots me lâchent ? […] Regarder
devant moi, les lèvres rentrées » (p. 64).
Le titre
En attendant Godot, les multiples jeux sur les
didascalies, sur les compléments d’agent, les pronoms ou les
périphrases, la présence de récepteurs intradiégétiques et surtout
certaines caractéristiques des protagonistes amènent donc à voir
en ces derniers des doubles des spectateurs. De même les
ressemblances entre les différents patronymes, « Gogo ! C’est
Godot ! » (p. 104) « Je me présente : Pozzo. […] Il a dit Godot.
[…] Bozzo… […] Pozzo… […] Pppozzo ! » (p. 29) et surtout la scène
où les personnages s’échangent leur chapeau peuvent être lus comme
une nouvelle preuve que les protagonistes sont interchangeables,
que tous les êtres sont interchangeables, que personnages et
spectateurs sont interchangeables.
Quelques
fonctions secondaires du référent théâtral
Par le jeu de
la double énonciation, le scripteur parasite donc le référent
fictif pour le transformer en un référent théâtral et ce à tous
les niveaux. Reste maintenant à savoir comment interpréter ce
constat. On peut certes y lire avec Yann Mével une volonté de
dénoncer
le caractère
illusoire et absurde d’un art réaliste, misérable relevé de lignes et de
surface, ainsi que la vulgarité
d’une littérature de notations à deux sous la ligne [24].
Beckett, par
là, nous dirait que ce n’est pas en affublant un personnage de
deux ou trois caractéristiques et en campant un décor rappelant
des lieux connus des spectateurs que l’on arrive à fixer l’essence
du réel.
Toujours avec
Yann Mével, on pourrait certainement aussi voir dans le refus de
l’illusion référentielle une distanciation de type brechtien, une
« éthique, de dénonciation, en toute chose, de l’artifice » [25].
Tout ramener au
théâtral pourrait même être un moyen de signifier que décidément
le monde n’a aucun intérêt et que plutôt que de le subir mieux
vaut s’en détourner en retournant vers le seul domaine qui ait
apporté un peu de satisfaction au scripteur auteur : le théâtre.
Comme l’expriment les protagonistes d’En Attendant
Godot, « Ca fera passer le temps […] Je t’assure, ce sera
une diversion / Un délassement / Une distraction / Un
délassement » (p. 97). L’on retrouve ici une philosophie qui
rappelle celle de Mercier et Camier ou de Malone :
les
divertissements ne sont pas formellement interdits, mais non,
certains vous apportent même une véritable illusion de vie, tant
qu'ils durent, de jour en cours, de non-foutu. Et même sans aller
jusque-là ils vous soulagent, un peu, les divertissements,
certains, ceux qui sont permis, tant qu'ils durent [26].
Je mourrais
aujourd’hui même si je voulais, rien qu’en poussant un peu, si je
pouvais vouloir, si je pouvais pousser. Mais autant me laisser
mourir sans brusquer les choses… D’ici là je vais me raconter des
histoires, si je peux. […] je vais jouer… Je ne veux plus faire
autre chose que jouer [27].
Mais surtout si
Beckett privilégie le référent théâtral par rapport au référent
fictif, c’est parce que, comme l’a parfaitement vu Robbe-Grillet,
il ramène le lecteur spectateur à sa condition première :
La condition de
l’homme, dit Heidegger, c’est d’être là. Probablement est-ce le
théâtre, plus que tout autre mode de représentation du réel qui
reproduit le plus naturellement cette situation. Le personnage de
théâtre est en scène, c’est sa première qualité : il
est là [28].
On comprend
soudain pourquoi Beckett fait dire à un des narrateurs de
L’Innommable : « moi je ne saurai jamais ne pas
être » [29] et pourquoi dans Fin de partie,
Hamm n’arrive qu’à bégayer : « Tout est… tout est… » [30].
Oh le beau
réel
La fonction
première du référent théâtral
Et c’est
justement cet « être » que cherche à approcher Beckett. En effet,
si, comme nous l’avons vu, il refuse le naturalisme à la Zola, il
n’en reste pas moins un écrivain réaliste. S’il semble mettre à
mal le vraisemblable et créer des situations et des dialogues
qu’un non averti pourrait qualifier d’irréalistes, c’est qu’en
fait, il agit à la manière d’un Picasso qui avec Guernica
nous propose une toile qui représente bien plus fidèlement
le réel que n’importe quel tableau dit réaliste. Dans son théâtre,
exactement comme son modèle Proust, Beckett ne cherche pas à
représenter la façade du réel :
Nous avons fait
allusion à son mépris pour la littérature qui « décrit », pour les
réalistes et les naturalistes qui vénèrent les détritus de
l’expérience, prosternés devant l’épiderme et l’attaque
d’épilepsie foudroyante, satisfaits de transcrire la surface, la
façade derrière laquelle l’Idée demeure prisonnière. Le processus
proustien, à l’inverse, est celui d’Apollon qui écorche vif
Marsyas, puis, impavide, s’empare de son essence même [31].
Beckett, lui
aussi, écorche vif Marsyas, écorche vif le monde et, en le
faisant, ce n’est pas seulement quelques bouts de peau ou quelques
défécations qu’il cherche à mettre au jour mais bel et bien
l’essence du réel.
Vu leur
situation, leur caractère, leurs préoccupations triviales et
matérialistes, les protagonistes utilisent effectivement trop
souvent des termes génériques et abordent trop souvent des
réflexions d’ordre philosophique pour que l’on puisse seulement
voir dans leurs propos des échanges entre Vladimir et Estragon ou
Winnie et Willie. Une nouvelle fois, le véritable échange a lieu,
par-dessus leurs épaules, entre le scripteur auteur et le lecteur
spectateur. Preuve en est, alors que seul leur sort devrait
intéresser les protagonistes, sans cesse l’isotopie de « l’Homme »
avec un grand H surgit dans leurs discours : « Voilà l’homme tout
entier » (p. 12), « les gens sont des cons » (p. 16), « L’humanité
c’est nous » (p. 112), « nous sommes des hommes » (p. 115),
« C’est toute l’humanité » (p. 118). Même constat dans Oh
les beaux jours : « Ce n’est qu’humain […]. Que nature
humaine […] Que faiblesse humaine. » (p. 28). Le recours aux
pronoms personnels de la première personne du pluriel et à
l’indéfini « on » (dont l’origine est, rappelons-le, le substantif
latin « homo »), au moment précis où le cotexte par sa tonalité ou
par les thématiques abordées incite lui aussi à la généralisation,
amène également à voir derrière les protagonistes plus
qu’eux-mêmes :
après nous
avoir versé depuis […] mettons dix heures du matin (le ton
s’élève) sans faiblir des torrents de lumière rouge et
blanche, il s’est mis à perdre de son éclat, à pâlir […] / Du
moment qu’on est prévenus. / On peut patienter. / On sait à quoi
s’en tenir […], Nous en avons l’habitude (p. 52).
Constamment le
« nous » ne semble pas se limiter à Vladimir et Estragon :
nous sommes
incapables de nous taire. / C’est vrai nous sommes intarissables /
C’est pour ne pas penser. / Nous avons des excuses. / C’est pour
ne pas entendre. / Nous avons nos raisons (p. 87),
l’engeance où
le malheur nous a fourrés (p. 112),
On trouve
toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression
d’exister (p. 97).
De même, la
réitération tout au long de la pièce du surnom « Gogo » fait
passer de l’individuel au général. Le scripteur auteur semble nous
dire par là que si nous ne sommes pas tous des « Estragon », nous
sommes en revanche tous des « gogos ». N’avons-nous pas cru ou ne
croyons-nous pas encore à l’au-delà, au progrès et à toutes les
idéologies ?
Constamment, le
texte glisse ainsi de l’anecdotique à l’universel, de l’existant à
l’existentiel. Si en l’espace d’une ligne, Vladimir et Estragon se
disputent et se réconcilient (« C’est ça engueulons-nous
(Echange d’injures. Silence). Maintenant
raccommodons-nous » p. 106), c’est parce que le scripteur auteur
veut nous jeter à la figure l’histoire de l’humanité qui n’est
qu’une longue litanie de conflits et réconciliations toujours trop
éphémères. Si Vladimir se demande « Que faisons-nous ici, voilà ce
qu’il faut se demander » (p. 112), c’est parce que le scripteur
discute le « to be or not to be, that’s the question » d’Hamlet en
laissant sous-entendre que la question fondamentale est dans
l’« être » mais aussi dans le « faire ». Le conflit sartrien
« essence », « existence » n’est pas loin. Vladimir et Estragon
sont autant clochards que garçons de café.
En toute
logique, le dépassement des personnages se matérialise dans
l’écriture par le surgissement de maximes et apophtegmes. Phrases
courtes et cadencées, parallélismes, présent de vérité générale,
recours au pronom indéfini « on », propositions clivées, verbes
d’état, sujet pluriel ou générique, etc., sont autant de procédés
qui font passer de l’individuel à l’universel : « Plus on va,
moins c’est bon » (p. 27), « Les larmes du monde sont immuables »
(p. 44), « L’humanité c’est nous » (p. 112), « les gens sont des
cons » (p. 16).
On pourrait
faire le même constat au niveau générique. Certes En
attendant Godot et Oh les beaux jours sont des
pièces de théâtre mais ne pourrait-on pas aussi y voir des
apologues ? Et cela d’autant plus que dans ses propres pièces,
Beckett a souvent lui-même recours à ce genre qui, ne serait-ce
que par les paraboles bibliques ou les fables d’Esope et de La
Fontaine, a évidemment vocation à l’universel.
Précisons
cependant que si Beckett cherche à parler plus de l’Homme que de
Vladimir ou Estragon, il prend bien garde de ne jamais tomber dans
le piège de l’allégorie. En cela encore, il est continuateur de
Proust :
Il admire les
fresques de la chapelle des Giotto dans le jardin de l’Arena à
Padoue parce que leur symbolisme est traité comme une réalité
précise, littérale, concrète, et n’est pas la simple expression
picturale d’une notion [32].
Cette
universalisation, ces généralisations constantes que nous venons
de montrer expliquent bien sûr le parasitage du référent fictif et
les allusions au monde du théâtre. Le scripteur auteur en s’en
prenant à son référent premier veut signifier au lecteur
spectateur que ce n’est pas de ce monde-là dont il se préoccupe,
ce n’est pas ce monde-là qui l’intéresse. En multipliant les
références au théâtre, il veut signifier que le monde qui le
préoccupe c’est en fait celui du spectateur, c’est-à-dire le monde
réel. Certes, mais pourquoi alors ne pas se contenter d’allusions
historiques, de références à tel ou tel usage ou objet
caractéristique du XXe siècle, à des realia sur par exemple la
ville moderne, les événements politiques voire culturels ?
Autrement dit, comment interpréter le fait que par la double
énonciation, le scripteur auteur ramène constamment le lecteur
spectateur au référent théâtral ?
Tout simplement
parce que l’auteur scripteur, dans la lignée de Shakespeare et de
bien d’autres, veut signifier au lecteur spectateur que le théâtre
est une formidable métaphore de ce que Beckett appelle
significativement « le spectacle de la réalité » [33]. Tout simplement parce que l’Apollon qu’est le
scripteur auteur, à force d’écorcher vif le Marsyas qu’est le
monde, a découvert que l’essence du réel est théâtrale.
Malone meurt l’annonçait. Dans ce roman, exactement
comme dans Proust, la description de la réalité est à
plusieurs reprises associée au substantif « spectacle » [34]. Même constat dans L’Innommable :
il y a une
assistance, c’est un spectacle, on paie sa place et on attend, ou
c’est peut-être gratuit, ça doit être gratuit, un spectacle
gratuit, on attend que ça commence, quoi ça, le spectacle, le
spectacle, on attend que le spectacle commence, le spectacle
gratuit, ou c’est peut-être obligatoire, un spectacle obligatoire,
on attend que ça commence, le spectacle obligatoire, c’est long,
on entend une voix […] on ne peut pas partir, on a peur de partir,
ailleurs c’est peut-être pire, […] ça ne fait que commencer […] le
rideau va se lever, c’est ça le spectacle, attendre le spectacle
[…] c’est ça le spectacle, attendre seul, dans l’air inquiet, que
ça commence, que quelque chose commence, qu’il y ait autre chose
que soi, qu’on puisse s’en aller, qu’on n’ait plus peur […]
attendre seul, aveugle, sourd, on ne sait pas où, on ne sait pas
quoi, qu’une main vienne, vous tirer de là, vous mener ailleurs,
où c’est peut-être pire [35].
Oh les belles
métaphores
Ne serait-ce que
par le plateau, le théâtre semble effectivement représenter
parfaitement l’essence du monde. Les planches nues, sans décor ou
presque, symbolisent à la perfection un monde vide et sans repère,
un monde que l’on a du mal à comprendre, à interpréter mais aussi un
monde où l’on se sent à l’étroit, un monde que l’on ne peut
quitter.
Le plateau qui
chaque soir de représentation se métamorphose à nouveau en une scène
de théâtre et redevient donc le même tout en étant autre rappelle
également que « La création de l’univers n’a pas eu lieu une fois
pour toutes, elle a lieu chaque jour » [36]. Pour Beckett, le monde est
en effet une projection de la conscience. Constamment, il est recréé
par le regard que chaque individu porte sur lui.
Le plateau
dépouillé est aussi une invitation à retrouver, derrière les
apparences luxuriantes et proliférantes des couleurs, des sons, des
matériaux, des objets et des êtres, la sécheresse et la nudité de la
matière. On comprend d’autant mieux pourquoi dans Malone
meurt, Macmann, alors qu’il est chargé de l’entretien d’un
carré de jeunes carottes, en arrive à tout arracher [37]. On peut sans doute voir dans ce retour à
l’élémentaire une invitation à prendre conscience que toutes les
belles reconstructions idéalisées que ne cesse de faire l’homme pour
se donner l’impression d’exister peuvent être réduites à quelques
malheureux et impersonnels éléments chimiques combinés les uns aux
autres. Beckett ne disait déjà guère autre chose quand en exergue de
son Proust, il citait Léopardi : « Le monde n’est que
boue » [38] ou quand dans Malone meurt, il fait
écrire à ce dernier : « je me liquéfie et passe à l’état de
boue » [39]. La fin de Murphy voit de même les
cendres du héros éponyme être balayées « avec la sciure, la bière,
les mégots, la casse, les allumettes, les crachats, les
vomissures » [40].
Ce retour à la
matière révèle en fait un profond désir de s’affranchir de la raison
et de retourner, un peu comme Elstir dans À la recherche du
temps perdu, à une approche du monde que l’on pourrait
presque qualifier de phénoménologique :
Le peintre Elstir
est le type même de l’impressionniste, qui montre ce qu’il voit et
non ce qu’il sait qu’il devrait voir ; par exemple en appliquant des
particularités urbaines à la mer et des particularités marines à la
ville, afin d’exprimer une homogénéité dont il a l’intuition. Voilà
qui évoque la définition que donne Schopenhauer du processus
artistique comme « la contemplation du monde indépendamment du
principe de la raison » [41].
Si le plateau
théâtral est une métaphore de la situation humaine dans le monde, le
fait que par la double énonciation les protagonistes sont présentés
comme des acteurs amène à se demander s’ils ne seraient pas à leur
tour des métaphores de l’Homme. Le Scripteur auteur ne serait-il pas
en train de nous dire par là que nous sommes tous des acteurs,
autrement dit, que comédie sociale ou mauvaise foi sartrienne
obligent, nous ne cessons de jouer des rôles, que nos paroles ne
sont jamais les nôtres, qu’elles sont artificielles, apprises par
cœur, récitées : « Je suis en mots, je suis fait de mots, des mots
des autres » (L’innommable) ? D’où, dans En
Attendant Godot et Oh les beaux jours,
l’utilisation si fréquente de citations et surtout le signalement
continuel de ces citations : « quels sont ces vers merveilleux ? »
(p. 15), « Quel est ce vers admirable ? » (p. 19), « Quels sont ces
vers exquis ? » (p. 69).
Les Hommes ne
seraient-ils pas aussi comparables à des acteurs par le fait que
comme eux, comme Winnie, pour se donner l’impression d’exister, ils
cherchent constamment à combler le silence de mots ? D’ailleurs, de
ce point de vue, le scripteur auteur se comporte exactement comme
les protagonistes. Si ces derniers remplissent le silence de
paroles, lui, remplit le texte de didascalies.
Ce besoin
frénétique de s’exprimer cache en fait un besoin vital d’être
entendu et révèle par la même occasion que la condition d’acteur n’a
de sens que par les spectateurs. L’exergue de Film,
« Esse est percipi » [42], est plus lourd de sens qu’il n’y paraît. Sans
spectateurs, l’acteur n’est plus rien. De même, sans l’Autre,
l’Homme n’est plus rien. Winnie, par ses multiples injonctions à
Willie, en est la preuve vivante : « Regarde-moi encore Willie […]
Encore une fois Willie » (p. 75). Seuls, nous « sommes » mais
« existons »-nous ? Le maître et l’esclave d’Hegel et L’Être
et le Néant de Sartre ne sont assurément pas loin.
Pire que cela, la
métaphore de l’acteur ne signifierait-elle pas que l’Homme n’« est »
même pas ? Être acteur, c’est ne jamais avoir d’identité fixe, c’est
être Murphy, Molloy, Watt, Malone, Mercier et Camier, Mahood :
Tiens, c’est
peut-être en voulant être Worm que je serai enfin Mahood ! Alors je
n’aurai plus qu’à être Worm. Ce à quoi je parviendrai sans doute en
m’efforçant d’être Tartempion. Alors je n’aurai plus qu’à être
Tartempion [43].
Notre unité est
illusoire. Nous ne cessons de changer. Nous sommes faits de mille
« moi » :
Et Murphy vit,
dans le grand cimetière de tous ses moi, où il restait si peu de
place, un spectre surgir [44].
Or avoir mille
« moi », c’est n’en avoir aucun. Et c’est bien cela le drame de
l’Homme : non pas d’avoir plusieurs « moi », mais de n’en avoir
aucun, non pas de jouer des rôles, mais de ne pas avoir de
rôles :
Le personnage de
théâtre le plus souvent, ne fait que jouer un rôle,
comme le font autour de nous ceux qui se dérobent à leur propre
existence. Dans la pièce de Beckett, au contraire, tout se passe
comme si les deux vagabonds se trouvaient en scène sans avoir
de rôle [45].
Ce terrible
constat nous ramène derechef à l’absurdité de la condition humaine
et plus particulièrement au mythe de Sisyphe dans
lequel justement Camus propose comme archétype de l’homme de
l’absurde celui qui subit les affres de la vie et de la mort sur
cinquante mètres carrés de planches, celui qui s’applique « de tout
son cœur à n’être rien ou à être plusieurs » tout en laissant « les
fureurs du corps » mener la danse, celui qui en un temps
ridiculement court « va jusqu’au bout du chemin sans issue que
l’homme du parterre met toute sa vie à parcourir » [46], autrement dit… l’acteur.
Toutes ces
remarques conduisent à comprendre qu’en fait, pour Beckett, la
métaphore parfaite de l’Homme serait un acteur qui ne parle pas
réellement, qui possède à la fois mille et aucune identité et qui
n’a pas de rôle, autrement dit… un Spectateur.
Si dans
Eleutheria, le Spectateur représente avant tout le
« bourgeois », il semblerait bien qu’ultérieurement Beckett en fasse
effectivement une métaphore de L’Homme en général. Le premier pas
est en fait amorcé dès cette pièce puisqu’on peut y lire :
il regarde le
public avec application, l’orchestre, les balcons (le cas échéant),
à droite, à gauche. Puis il se couche, le maigre dos tourné à
l’humanité [47].
L’Homme, pour
Beckett, est Spectateur tout d’abord parce que, comme nous l’avons
déjà mentionné, c’est le regard du sujet qui donne existence au
monde :
le monde est une
projection de la conscience de l’individu (une objectivation de la
volonté de l’être, dirait Schopenhauer) [48]
Le monde étant
par définition non pas une réalité mais une perception, une
projection, un spectacle, celui qui est l’auteur de cette
projection, l’homme, est par essence spectateur.
L’Homme est aussi
spectateur parce que son agitation constante et ses gesticulations
vaines ne peuvent cacher son immobilité foncière. Symptomatiquement,
dans l’œuvre de Beckett, les protagonistes d’En Attendant
Godot ou de Oh les beaux jours sont bien loin
d’être les seuls à être frappés de ce mal. Dans Fin de
Partie, Hamm est cloué à un fauteuil à roulettes et ses
parents sont enfermés dans des poubelles. Un des narrateurs de
L’Innommable est prisonnier d’une jarre. Malone ne
quitte plus son lit. Molloy n’est guère mieux loti puisque tout au
long du roman, sa mobilité ne cesse de se réduire : il perd d’abord
les doigts de son pied gauche puis renonce à son vélo, sa « bonne »
jambe se met à raidir, sa mauvaise se raccourcit, il s’arrête de
plus en plus souvent (« c’était le seul moyen de progresser,
m’arrêter. » [49]), ses béquilles s’enfoncent dans
la boue, il n’arrive même bientôt plus à parcourir que quinze pas
par jour puis finit par s’immobiliser définitivement. Une des clés
de cette immobilité se trouve dans la première partie du roman.
Alors qu’il a écrasé par inadvertance le chien d’une vieille femme,
Molloy ne l’aide même pas à enterrer l’animal :
Mais quelle fut
ma contribution à cet enterrement ? Ce fut elle qui fit le trou, qui
mit le chien dedans, qui combla le trou. Je ne faisais en somme qu’y
assister. J’y contribuais de ma présence [50].
On voit ici qu’il
est intrinsèquement incapable d’agir et c’est bien sûr cette
incapacité que symbolise l’immobilité des personnages mais cette
incapacité est bien loin de n’être que physique, elle est
métaphysique :
Il la pria de
croire qu’il était né retraité. Mais ce n’était pas seulement une
question d’économie. Il existait aussi des considérations d’ordre
métaphysique, à l’ombre desquelles il était clair que la nuit était
venue dans laquelle nul Murphy ne pouvait travailler. Ixion
s’était-il engagé à entretenir sa roue en bon état de
fonctionnement ? Tantale était-il astreint à manger du sel [51] ?
L’Homme est rivé
à la matière, au sol, à son époque, à sa culture, à sa façon de
penser. Il est incapable de s’en extirper. De plus, ses actes sont
fondamentalement inutiles. Qu’il bouge ou ne bouge pas revient au
même. Ses déplacements et actions ont autant d’efficacité que son
inertie et son indolence, c’est-à-dire aucune. Même quand il remue
ciel et terre, il ne peut changer quoi que ce soit au monde : il est
donc constamment l’équivalent d’un être immobile. S’il est
d’ailleurs aussi inerte que de la matière, c’est parce qu’il est
pétri de matière et que la matière ne cherche pas à aller dans tel
ou tel endroit, ne cherche pas à transformer quoi que ce soit. La
matière se contente de rester là, se contente d’« être », jusqu’à ce
que le temps fasse son office.
Ne pouvant agir,
l’Homme n’a donc guère d’autre choix que de regarder ce qui
l’entoure. Toute l’œuvre de Beckett le confirme et pas seulement
En Attendant Godot et Oh les beaux jours.
Malone ne cesse de se tourner vers la fenêtre de sa chambre et se
comporte à plusieurs reprises en voyeur. Clov observe l’horizon avec
une lunette. Molloy est présenté comme un contemplatif [52]. Le narrateur de Textes pour
rien se décrit comme un « œil patient et fixe » [53] et dans Film, l’œil devient même
un protagoniste à part entière. Une telle constance thématique nous
ramène une nouvelle fois à la condition de Spectateur et réactualise
d’autant plus la métaphore théâtrale que plusieurs des fenêtres
décrites par Beckett peuvent, par leurs sèmes afférents, faire
songer au monde de la scène :
Ce n’est pas une
vitre ordinaire [54]
cela me suffit de
les voir debout l’un contre l’autre derrière le rideau […] voilà que
le rideau se soulève et qu’éclate tout un bouquet de couleurs
charmantes [55],
à côté de cette
fenêtre dont je me dis quelquefois que c’est du trompe-l’œil, comme
le plafond de Tiepolo à Würzburg [56].
Une autre
caractéristique des spectateurs nous ramène à la condition humaine :
la non parole. Murphy [57],
Molloy [58] Malone [59] sont tous
des taciturnes. Certes, on pourrait alléguer que le propre de
l’Homme est justement de parler et que les personnages de Beckett,
comme le scripteur auteur, ne cessent au contraire, tout au long des
pièces, de discutailler, discutailler et discutailler. Cependant,
les paroles des uns et des autres ne sont pas intrinsèquement des
paroles : « les syllabes, les larmes, je les confonds, mots et
larmes, mes mots sont mes larmes [60] ». Et surtout, les mots des uns et des autres ne sont
que vocables empruntés, mensonges, billevesées, verbiage
incompréhensible, termes sans signification, expressions vides,
bruit, rien, silence. Si l’on ajoute à cela le fait que lexique et
syntaxe figent le réel dans un moule, le sclérosent, empêchent tout
changement bénéfique de la société, on arrive à la conclusion que le
mieux est de réduire le langage au fonctionnel, à l’utilitaire [61] voire de se taire totalement, définitivement, et
accepter de n’être que ce que nous sommes, à savoir… des
spectateurs. Puisque « Ramener le silence, c’est le rôle des
objets » [62], prendre une telle décision, c’est
assumer enfin pleinement notre statut de simples bouts de matière
égarés dans le néant, notre statut de simples tabourets de
bois :
Je voyais les
objets familiers, compagnons de tant d’heures supportables. Le
tabouret par exemple, intime entre tout. Les longs après-midi
ensemble, en attendant l’heure d’aller dans mon lit. Par moments je
sentais m’envahir sa vie de bois jusqu’à n’être moi-même qu’un vieux
bout de bois [63].
On comprend
pourquoi, à la fin de Watt, Beckett s’attarde
longuement sur une chaise, une chaise vide, une chaise perdue au
milieu d’une salle d’attente [64]. Y
a-t-il image plus réaliste de l’Homme ?
Oh la belle
tragédie
À cause de la non
action et de la non parole, la condition de spectateur est donc
tragique et on retrouve là bien sûr un ultime et essentiel point
commun avec la condition d’Homme.
La condition de
spectateur est tragique parce qu’être spectateur, c’est être
condamné à la répétitivité, à la banalité, à l’ennui. Si dans
Oh les beaux jours comme dans En Attendant
Godot, les débuts de chaque acte se ressemblent tant c’est
pour rappeler qu’à quelques nuances près, quels que soit l’œuvre,
l’auteur ou la période, que l’on soit Homme ou Spectateur, on a
finalement toujours droit au même spectacle, toujours droit à un
plateau, à un décor artificiel, à quelques acteurs qui bavardent, on
est toujours dans la même position, avec toujours la même attitude.
Certes Beckett, par son théâtre, cherche à bousculer le spectateur,
à l’extirper de son quotidien mais, très vite, celui-ci s’habitue au
non habituel et retombe de plus bel dans l’habitude ; or, le mythe
de Sisyphe ne le rappelle que trop,
l’habitude, dans
sa dévotion pernicieuse, paralyse notre attention, anesthésie celle
des fidèles servantes de la perception dont l’aide ne nous est
absolument pas vitale [65],
L’habitude est
l’ancre qui enchaîne le chien à son vomi [66].
Le « rien ne se
passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible »
(p. 57-58) d’En attendant Godot ne caractérise donc pas
que la condition de spectateur. Il est un parfait résumé de la
condition humaine. Hommes et spectateurs sont constamment en proie
au même dilemme tragique, s'ennuyer ou souffrir :
Le pendule
oscille entre ces deux pôles : la souffrance, qui ouvre une fenêtre
sur la réalité et qui est la première condition de toute expérience
artistique, et l’ennui, avec sa horde de ministres bien proprets en
chapeau huit-reflets, l’ennui que l’on doit considérer comme le plus
tolérable de tous les maux de l’homme puisqu’il en est le plus
durable [67].
Si l’ennui vient
de la répétitivité et de la banalité du quotidien, la souffrance
vient, quant à elle, du fait que le statut de spectateur oblige à
prendre du recul et donc à voir ce que l’on n’aurait pas vu dans le
feu de l’action : « c’est comme si pour lui la douleur ne se pouvait
comprendre qu’à distance [68] ». Être spectateur, c’est être
voyeur mais c’est aussi être voyant et Tirésias ou Cassandre n’ont
que trop prouvé ce que cette situation a de tragique :
Wylie ressemblait
un peu plus à Murphy, encore que sa façon de regarder fût aussi
éloignée de celle de Murphy que la façon de regarder d’un voyeur est
éloignée de celle d’un voyant [69].
La souffrance du
spectateur est aussi générée par l’impossibilité de prendre la place
de celui qui souffre, par l’impossibilité de faire quoi que ce soit
pour soulager la souffrance de l’autre :
Eprouver de la
pitié à l’idée d’une souffrance jadis endurée par un autre est une
manifestation bien plus cruelle et précise de cette souffrance que
ne le fut la conscience douloureuse de celui qui souffrit, auquel un
désespoir au moins est épargné : le désespoir du spectateur [70].
Mais la
souffrance vient surtout de la solitude inhérente à la non
communication, solitude qu’une nouvelle fois la condition de
spectateur matérialise magnifiquement :
Nous sommes
seuls. Nous ne pouvons connaître et ne pouvons être connus. L’homme
est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres
qu’en soi, et, en disant le contraire ment [71].
Cette non
communication est omniprésente dans Oh les beaux jours
et dans En attendant Godot. Willie ne sert que de
réceptacle aux paroles de Winnie. Lorsque Vladimir jette au visage
d’Estragon « Je n’ai rien à te dire » (p. 21), une didascalie des
plus symboliques précise qu’il ne se retourne pas. Mais surtout le
scripteur auteur, lui-même, pas une fois ne s’adresse directement
aux spectateurs lecteurs en ayant recours à un aparté. La relation
Vladimir Estragon, Pozzo Lucky, Winnie Willie est à l’image de la
relation Scripteur Spectateur ou Narrateur Lecteur, à l’image de la
relation d’un spectateur avec son voisin de spectacle, à l’image de
la relation tragique que tout homme entretient avec ses semblables,
y compris avec ses plus proches, la même relation que par exemple
Molloy entretient avec sa mère, ou que Marcel vit avec un des êtres
qu’il a le plus aimés, sa grand-mère :
sa grand-mère
n’était qu’une rencontre due au hasard et les quelques années
passées auprès d’elle un accident, et qu’enfin, n’ayant rien été
pour elle avant leur rencontre, il n’est rien pour elle maintenant
qu’elle est partie [72].
En toute logique,
les dialogues disparaissent peu à peu de l’œuvre de Beckett. Par
cette décision, il entérine ce qui était là depuis le début. En
toute logique, Beckett refuse de voir des similitudes entre son
théâtre et le théâtre du Nô :
Au théâtre du Nô
n’y a-t-il pas une communication harmonieuse entre la scène et les
spectateurs ? Dans mon théâtre, ce genre de bonheur ne se rencontre
probablement pas [73]
Pas plus de
communication harmonieuse dans le monde de Beckett que dans le monde
de Proust ; pas plus d’amitié dans le monde de Beckett que dans le
monde des spectateurs :
L’amitié, selon
Proust, est la négation de la solitude irrémédiable à laquelle tout
être humain est condamné [74].
On comprend
d’autant mieux pourquoi dans Murphy Monsieur Kelly
soupire « Maintenant je n’ai personne […], pas même Célia » [75], pourquoi le narrateur rajoute quelques lignes plus
loin « Neary aussi n’avait personne, pas même Cooper » et surtout
pourquoi Murphy abandonne Celia alors que l’un et l’autre s’aimaient
indéniablement. Même constat dans Mercier et Camier,
les deux amis de toujours se quittent : « Au fond, dit
Camier, on s'est parlé de tout sauf de nous » [76]. Être spectateur, c’est ne jamais véritablement
échanger avec son voisin, c’est ne jamais réellement communiquer
avec l’Autre, c’est ne jamais connaître l’amitié, l’amour, c’est
être condamné, à tout jamais, à la solitude.
Au-delà de
l’ennui et de la souffrance qui lui sont inhérents, la condition de
spectateur est enfin tragique par le fait qu’on peut y lire une
subtile matérialisation des conceptualisations philosophiques
énoncée dans le chapitre VI de Murphy. Dans ce
chapitre, influence de Descartes oblige, l’Homme est considéré comme
duel : « Ainsi Murphy se sentait fendu en deux, d’un côté un corps,
de l’autre un esprit » [77]. Cet esprit est
défini « comme une grande sphère creuse, fermée hermétiquement à
l’univers extérieur » [78] et un peu plus loin
comme « un désordre clos, sujet à nul principe de changement sauf au
sien, suffisant en soi et imperméable aux vicissitudes du
corps » [79]. Le narrateur le
compare à une sphère qu’on ne peut jamais quitter, « parce qu’il n’y
[a] pas de sortie » [80]. Il dit aussi
explicitement à plusieurs reprises que corps et esprit ne
communiquent pas : « il sentait l’esprit à l’étanche du corps […] Il
était persuadé qu’il n’y avait pas d’action directe entre les
deux » [81]. En revanche, il précise qu’il existe malgré tout
entre le corps et l’esprit une relation de dépendance. Le corps
empêche l’esprit d’être mobile et libre et inversement l’esprit
empêche le corps de s’apaiser. On retrouve bien sûr encore du
tragique dans ce rapport, tragique que le narrateur illustre en
prenant l’exemple d’un homme couché (le corps) qui cherche à dormir.
Mais derrière la cloison, au niveau de sa tête, un rat (l’esprit)
veut sortir. Comme l’homme entend le rat qui bouge, il n’arrive pas
à s’endormir. Comme le rat devine que l’homme ne dort pas, il ne
sort pas et donc l’homme continue à ne pas s’endormir et le rat à ne
pas sortir, etc. Dans Fin de partie, Beckett filera à
nouveau cette métaphore : « Si je peux me taire, et rester
tranquille, c’en sera fait du son, et du mouvement. […] Un rat ! Des
pas ! Des yeux ! […] Ah y être, y être ! […] Ni loin ni mort ? / En
esprit seulement ! » [82].
Les
caractérisations qui précèdent pourraient amener à se demander si le
couple esprit corps ne serait pas représenté dans le théâtre de
Beckett par le couple spectateur acteur. Comme l’esprit enfermé dans
sa sphère qui observe son corps tout en étant complètement étanche à
lui, le spectateur, prisonnier de son siège, se regarde, par le
biais des acteurs, bouger mais est incapable d’interférer, est
incapable d’agir sur les corps qui se meuvent devant lui. De même,
toujours à l’image du corps et de l’esprit, spectateurs et acteurs,
bien que ne communiquant pas véritablement, restent malgré tout
toujours en étroite relation de dépendance. Exactement comme dans
l’apologue du veilleur et du rat, tant que le spectacle dure, le
spectateur ne peut bouger de sa place, il ne peut retrouver sa
liberté. Puisque les spectateurs sont là, les acteurs sont en
quelque sorte forcés de jouer et eux non plus ne sont pas libres. Il
n’existe selon le narrateur de Murphy qu’un seul moyen
pour que l’esprit se libère : que le corps cesse de s’agiter et
atteigne l’état de repos. On comprend pourquoi constamment dans les
œuvres de Beckett, les corps sont de moins en moins mobiles, de
moins en moins vivants. C’est à ce prix et à ce prix seul que le
spectateur, que l’esprit, peut regagner sa liberté. Une fois qu’il
n’y aura plus de corps, enfin l’esprit ne sera plus prisonnier de sa
sphère :
Le fait est, on
dirait, que tout ce qu’on peut espérer c’est d’être un peu moins à
la fin, celui qu’on était au commencement, et par la suite [83].
Corps
« veillant » et esprit « attendant », au lieu de se rendre l’un et
l’autre malheureux, seront alors tous deux heureux, « l’un endormi,
l’autre sorti » [84]. Cette liberté tant espérée, l’esprit peut la
gagner en passant de zone en zone. Dans l’esprit, les zones sont en
effet, selon le narrateur, au nombre de trois : « clarté, pénombre,
noir ». Chaque zone contient ses formes propres. La première
correspond aux éléments de l’expérience physique et permet
d’imaginer des situations nouvelles concrètes, échos légèrement
déformés du monde réel. La seconde, la pénombre, n’a pas besoin de
recréer un univers parallèle au réel, elle élimine tout artifice,
elle atteint directement l’essence du réel. La troisième,
le noir n’était
fait ni d’éléments ni d’états mais seulement de formes qui
devenaient et s’écroulaient dans la poussière d’un devenir nouveau,
sans amour ni haine ni aucun principe de changement concevable. Ici
il n’était pas libre, mais un atome dans le noir de la liberté
absolue [85].
On retrouve bien
là la condition de spectateur qui a devant lui des éléments imaginés
mais pourtant terriblement concrets, terriblement ressemblants à son
existence réelle (la clarté). Le spectateur qui sait voir a
cependant beaucoup plus devant lui. Le scripteur auteur lui propose
un monde où l’on se débarrasse de l’artifice et des éléments
subsidiaires pour arriver à l’essence du réel, pour arriver au
référent théâtral, ce qui est évidemment une immense source de
plaisir esthétique (la pénombre). Enfin le spectateur peut aussi
découvrir dans l’œuvre de Beckett un monde de formes (le noir) qui,
tels Winnie, Malone, Molloy, dégénèrent et redeviennent peu à peu
sable, cendre, boue, poussière, un monde sans amour ni haine, un
monde qui ne change finalement jamais vraiment, un monde où l’homme
n’est qu’un atome dans le noir de la liberté absolue, qu’« un
projectile sans provenance ni destination, ravi dans un tumulte de
mouvement non-newtonien » [86]. Symptomatiquement, dans
Fin de Partie, Hamm résume cet affranchissement du
corps en ayant recours à une métaphore qui nous ramène à la
thématique du spectateur :
Tu seras assis
quelque part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours, dans le
noir. Comme moi (un temps.) Un jour tu te diras, Je
suis fatigué, je vais m’asseoir, et tu iras t’asseoir. […] tu ne te
lèveras plus […] Tu regarderas le mur un peu, puis tu te diras, je
vais fermer les yeux, peut-être dormir un peu, après ça ira mieux,
et tu les fermeras. Et quand tu les rouvriras il n’y aura plus de
mur. (Un temps.) L’infini du vide sera autour de toi,
tous les morts de tous les temps ressuscités ne le combleraient pas,
tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe [87].
Cette
autonomisation progressive de l’Esprit qui gagne peu à peu sa
liberté en s’affranchissant du corporel permet aussi de rendre
parfaitement compte de l’évolution des œuvres de Beckett. De romans
en romans, de pièces de théâtre en pièces de théâtre, les textes de
celui-ci mettent en effet de plus en plus à mal le corps des
personnages mais aussi le corps des œuvres puisqu’elles deviennent
de plus en plus composites et inclassifiables. En passant de la
clarté à la pénombre et à l’ombre, ses textes se muent en quelque
sorte peu à peu de corps en pur esprit. Alors qu’au début de sa
carrière d’écrivain, Beckett crée des situations ayant de forts
échos avec le réel (Murphy, Watt, Mercier et Camier),
ses oeuvres ultérieures cherchent non pas à recopier l’apparence du
réel mais à atteindre son essence (En Attendant Godot, Malone
Meurt, Oh les beaux jours, Fin de partie). Quant à ses
créations ultimes (Bing, Pas moi), ne pourrait-on pas y
voir de simples formes totalement libres qui deviennent et
s’écroulent, qui s’agrègent et se désagrègent, qui n’ont aucune
destination ? Ne pourrait-on pas les décrire comme « un
bouillonnement […] et un effondrement […] de lignes » [88], comme des taches d’encre perdues dans le noir de la
liberté absolue, taches qui permettraient à l’Esprit, par un joli
paradoxe, de devenir matière et donc de retrouver enfin l’unité
perdue ? L’œuvre de Beckett loin d’être uniquement une dénonciation
de l’absurdité de la condition humaine pourrait alors être lue comme
une invitation à se débarrasser du corporel, à devenir spectateur,
pur Esprit, à accepter de n’être plus qu’un atome, et donc, notre
dualité devenant unité, à enfin être en harmonie avec nous-mêmes et
l’univers, à enfin connaître la liberté absolue.
Dans En
Attendant Godot comme dans Oh les beaux jours,
si le narrateur scripteur, par le non respect du principe de
quantité, par des jeux de surmarquage et par le potentiel
polysémique de certains passages, a donc multiplié les indices
phatiques de double énonciation, c’est d’abord pour camper un
référent fictif. Pourtant paradoxalement, en y glissant des
allusions au monde du lecteur spectateur et surtout en torpillant un
à un les principes de coopération de Grice, il ne tarde pas à s’en
prendre à ce référent. Il cherche par là à mettre en place un autre
référent, un référent théâtral. Effectivement, le cadre, le scénario
d’En Attendant Godot et d’Oh les beaux
jours ramènent constamment au monde de la scène. De même, les
protagonistes par bien des aspects font penser aux acteurs et aux
spectateurs d’une pièce de théâtre. Par ce biais, Beckett cherche à
dénoncer le naturalisme artificiel, à inciter le spectateur à se
distancier, à lui-même fuir le réel qui le dégoûte, à revaloriser le
théâtral et à montrer que, comme le disait Heidegger, la
caractéristique première de l’Homme est d’être mais surtout, par ce
nouveau référent, il cherche à approcher au plus près l’essence de
la réalité. Le plateau théâtral est en effet une formidable
métaphore de la matérialité et de la vacuité du réel. Les acteurs et
spectateurs matérialisent tout aussi magnifiquement la condition
humaine et plus précisément le besoin vital de l’autre, la mauvaise
foi, le voyeurisme, l’impossibilité métaphysique d’agir, la vanité
des mots, l’ennui, la souffrance, l’incommunication entre les êtres,
la solitude, l’impossible union entre le corps et l’esprit… En un
mot, Beckett se sert de la double énonciation pour faire comprendre
aux spectateurs qu’ils ne sont que spectateurs et ainsi leur jeter
au visage leur condition tragique. On comprend pourquoi, dans
Film, les protagonistes sont terrifiés dès qu’ils
aperçoivent leur propre regard. Ce qu'il y a finalement de plus
tragique dans le statut de spectateur c'est que « regarder » l’autre
revient à le mettre à nu, à le réifier et donc à tuer celui par qui
nous sommes et par là même à nous tuer nous-mêmes. Proust avait
raison : « Tout regard habituel est une nécromancie » [89].
1 | Roland Barthes, L’Analyse
structurale du récit, Paris, Seuil (Points), 1981,
p. 24. | 2 | Sylvie Patron, Le
Narrateur, Paris, Armand Colin (U), 2009, p. 253. | 3 | Paul. J. Smith et Nic. Van der Toorn, « Le discours
didascalique dans En attendant Godot et
Pas », in Lectures de Beckett, Michèle
Touret (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998,
p. 43-53. | 4 | Édition de référence : Samuel Beckett, En
Attendant Godot, Paris, Les éditions de Minuit, [1952],
1983. | 5 | H. Paul Grice,
« Logique et conversation », Communications, 30,
1979, p. 57-72. | 6 | Édition de référence : Samuel Beckett, Oh les
beaux jours, Paris, Les éditions de Minuit, [1963],
2006. | 7 | Dan Sperber, Deirdre Wilson,
« Les ironies comme mentions », Poétique, n° 36,
1978, p. 399-412. | 8 | Oswald Ducrot, Le Dire
et le dit, Paris, Les éditions de Minuit, 1984, p. 119-121,
p. 211. | 9 | Julian A. Garforth, « Godot
trilingue », in Lectures de Beckett…, p. 119. | 10 | Ibid. | 11 | Ibid.,
p. 116. | 12 | Ibid., p. 119. | 13 | Samuel Beckett,
Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit,
[1951], 2008, p. 181. | 14 | Roland Barthes, « Littérature
et significations », in Essais critiques, Paris,
Seuil (Points), [1963], 1981, p. 258. | 15 | Michèle Touret, « Préface »,
« En attendant Godot », in Lectures de Beckett…,
p. 12. | 16 | Samuel Beckett, Fin de Partie, Paris,
Les éditions de Minuit, [1957], 2007, p. 77-78. | 17 | Toby Silverman Zinman, « La
danse de Lucky dans En attendant Godot », in
Lectures de Beckett…, p. 93. | 18 | Julian A. Garforth, « Godot
trilingue », in Lectures de Beckett…,
p. 106-107. | 19 | Yann Mével,
« En Attendant Godot, éléments pour une étude de la
théâtralité », in Lectures de Beckett…,
p. 34. | 20 | Toby Silverman
Zinman, « La Danse de Lucky dans En Attendant
Godot », in Lectures de Beckett…,
p. 88. | 21 | Samuel
Beckett, Fin de Partie, Paris, Les éditions de
Minuit, [1957], 2007, p. 43. | 22 | Matthijs Engelberts, « Quelques thèses sur la
narration et le théâtre chez Beckett », in Lectures de
Beckett…, p. 63. | 23 | Yann Mével, « En
Attendant Godot, éléments pour une étude de la
théâtralité », in Lectures de Beckett…,
p. 38. | 24 | Samuel Beckett,
Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990,
p. 89. | 25 | Yann Mével, « En
Attendant Godot, éléments pour une étude de la
théâtralité », in Lectures de Beckett…,
p. 28. | 26 | Samuel Beckett, Mercier
et Camier, Paris, Les éditions de Minuit, [1946], 2006,
p. 190. | 27 | Samuel Beckett, Malone meurt, Paris,
Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 9. | 28 | Alain
Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les
éditions de Minuit, 2006, [1961] p. 95. | 29 | Samuel Beckett,
L’innommable, Paris, Les éditions de Minuit, [1953],
2008, p. 22. | 30 | Samuel Beckett, Fin de
Partie, Paris, Les éditions de Minuit, [1957], 2007,
p. 44. | 31 | Samuel Beckett,
Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990,
p. 91. | 32 | Ibid., p. 92. | 33 | Ibid.,
p. 32. | 34 | Samuel Beckett, Malone
meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 71,
p. 82. | 35 | Samuel Beckett, L’innommable, Paris,
Les éditions de Minuit, [1953], 2008, p. 157-158. | 36 | Samuel Beckett, Proust, Paris, Les
éditions de Minuit, 1990, p. 29. | 37 | Samuel Beckett, Malone
meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988,
p. 116. | 38 | Samuel Beckett,
Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990,
p. 17. | 39 | Samuel Beckett,
Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951],
1988, p. 83. | 40 | Samuel
Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947],
2009, p. 231. | 41 | Samuel Beckett, Proust, Les éditions de
Minuit, 1990, p. 100. | 42 | Samuel Beckett, Film in Comédie et
Actes divers, Les éditions de Minuit, [1972], 2009,
p. 113. | 43 | Samuel Beckett,
L’innommable, Les éditions de Minuit, [1953], 2008,
p. 88. | 44 | Samuel Beckett, Murphy, Les éditions de
Minuit [1947], 2009, p. 79. | 45 | Alain
Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les
éditions de Minuit, 2006, [1961] p. 103. | 46 | Albert Camus, Le mythe de
Sisyphe, Paris, Gallimard (Folio essais), [1942], 2008,
p. 109-116. | 47 | Cité par
Nicolas Doutey, « La question du spectateur : Eleutharia
de Samuel Beckett », http://www.crht.org/ressources/actes-de-colloques/colloque-spectateur/nicolas-doutey | 48 | Samuel Beckett, Proust, Paris, Les
éditions de Minuit, 1990, p. 29. | 49 | Samuel
Beckett, Molloy, « M double », Paris, Les éditions de
Minuit [1951], 2008, p. 105. | 50 | Samuel Beckett, Molloy, « M double »,
Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 2008, p. 48. | 51 | Samuel Beckett,
Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009,
p. 26. | 52 | Samuel Beckett,
Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit,
[1951], 2008, p. 69. | 53 | Samuel Beckett, Nouvelles
et textes pour rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958],
2006, p. 119. | 54 | Samuel
Beckett, Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit,
[1951], 1988, p. 58. | 55 | Samuel Beckett,
Malone meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951],
1988, p. 106. | 56 | Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les
éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 101. | 57 | Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les
éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 31, p. 41, p. 142. | 58 | Samuel Beckett,
Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit,
[1951], 2008, p. 44. | 59 | Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les
éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 132, 159, 161. | 60 | Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour
rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958], 2006, p.
167. | 61 | Samuel Beckett, Malone
meurt, Paris, Les éditions de Minuit, [1951], 1988, p. 23 ;
Samuel Beckett, « L’expulsé », in Nouvelles et textes pour
rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958], 2006,
p. 27. | 62 | Samuel Beckett,
Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit,
[1951], 2008, p. 16. | 63 | Samuel
Beckett, « Le calmant », in Nouvelles et textes pour
rien, Paris, Les éditions de Minuit, [1958], 2006,
p. 74. | 64 | Samuel Beckett, Watt, « M double »,
Paris, Les éditions de Minuit, [1968], 2007, p. 245. | 65 | Samuel Beckett, Proust, Paris, Les
éditions de Minuit, 1990, p. 30-31. | 66 | Ibid., p. 29. | 67 | Ibid., p. 39. | 68 | Ibid., p. 56. | 69 | Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les
éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 82. | 70 | Samuel Beckett,
Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990,
p. 55. | 71 | Ibid.,
p. 78. | 72 | Ibid., p. 53-54. | 73 | Keiko
Kirishima, « Le Théâtre de Beckett et le théâtre Nô »,
Critique, n° 519-520, p. 691, cité par Yann Mével,
« En Attendant Godot, éléments pour une étude de la
théâtralité », in Lectures de Beckett…,
p. 34. | 74 | Samuel Beckett, Proust, Paris, Les
éditions de Minuit, 1990, p. 75. | 75 | Samuel Beckett,
Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009,
p. 102. | 76 | Samuel Beckett, Mercier
et Camier, Paris, Les éditions de Minuit, [1946], 2006,
p. 206. | 77 | Samuel Beckett, Murphy, Paris, Les
éditions de Minuit, [1947], 2009, p. 97. | 78 | Ibid., p. 96. | 79 | Ibid., p. 98. | 80 | Ibid., p. 98. | 81 | Ibid.,
p. 97. | 82 | Samuel Beckett, Fin de Partie, Paris,
Les éditions de Minuit, [1957], 2007, p. 90-91. | 83 | Samuel Beckett,
Molloy, « M double », Paris, Les éditions de Minuit,
[1951], 2008, p. 42. | 84 | Samuel
Beckett, Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947],
2009, p. 98. | 85 | Ibid., p. 100. | 86 | Ibid. | 87 | Samuel Beckett, Fin de
Partie, Paris, Les éditions de Minuit, [1957], 2007,
p. 51-52. | 88 | Samuel Beckett,
Murphy, Paris, Les éditions de Minuit, [1947], 2009, p.
100. | 89 | Cf. Samuel Beckett,
Proust, Paris, Les éditions de Minuit, 1990,
p. 38. |
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