Le dire et le dit
dans La Surprise de l’amour de Marivaux
Jean-François
Castille
Université de Caen
Basse-Normandie
EA 4256 LASLAR
jeanfrancois.castille@dbmail.com
Résumé :
Dans
le sillage des études consacrées au fonctionnement du langage dans le
théâtre de Marivaux, cette contribution se propose d’examiner quelques
effets du désengagement énonciatif dans quelques répliques de La
Surprise de l’amour.
Abstract :
Some
studies were already devoted to the functions of language in
Marivaux’s theater. This contribution intend to analyse the refusal of
enunciative involvement in some cues of La Surprise de
l’amour.
De l’enquête
stylistique intitulée Une Préciosité nouvelle – Marivaux et le
marivaudage, publiée il y a plus de 50 ans par F. Deloffre, on
tire aujourd’hui un bilan contrasté. Par un recours complaisant au
vocable « marivaudage », elle légitime la lecture, de nos jours
contestée, selon laquelle les intrigues marivaudiennes se réduisent à
un plaisant badinage, mettant en scène des figures évanescentes vouées
au culte gratuit de l’élégance creuse et du raffinement superficiel.
Par réaction, d’autres lectures parlèrent, à l’inverse, du
« réalisme » du théâtre de Marivaux et insistèrent sur la consistance
charnelle des personnages, sur les dimensions de la séduction et du
désir [1]. Mais cette controverse sur le
« marivaudage » de Marivaux ne doit pas occulter un apport
incontestablement plus fécond du travail de Deloffre, qui eut, entre
autres mérites, celui d’attirer l’attention sur l’importance du
phénomène langagier dans la dynamique dramaturgique de son écriture
théâtrale. L’inventaire grammatical et lexical qui dégage les
spécificités de la langue de Marivaux est complété par une étude
visant à mettre en lumière un certain nombre de constantes d’écriture
qui règlent le fonctionnement de son langage dramatique. Prenant au
mot Marmontel qui reproche à Marivaux (qu’il n’aimait pas) de faire
prévaloir le mot sur la chose, Deloffre recense méthodiquement tous
les phénomènes de reprise des mots du protagoniste en distinguant les
différentes configurations grammaticales : soit que le mot est repris
à l’identique, soit qu’il est repris par dérivation d’une autre
catégorie, soit qu’il est repris par antithèse, etc. Bref, un tel
examen délivre une leçon indiscutablement précieuse, à savoir que la
reprise constitue un régime d’enchaînement des répliques
caractéristique de l’écriture marivaudienne (à tel point, par exemple,
qu’il devient le moteur dramaturgique de la scène d’exposition de
La Double Inconstance). Au-delà même du recensement,
certes très utile, il est certain que ce type de phénomène gagne à
être étudié à la lumière des catégories plus récentes proposées par
J. Authier-Revuz dans son analyse de l’hétérogénéité discursive qui
distingue entre hétérogénéité montrée et constitutive. Dans cette
perspective, les phénomènes de reprise relèvent de l’hétérogénéité
montrée et l’on voit comment la notion de modalisation autonymique
pourrait être opératoire pour évaluer le type de distance que prend à
chaque fois le personnage vis-à-vis des mots de l’autre. Reprenant la
terminologie de J. Rey-Debove, D. Maingueneau préfère quant à lui
« connotation autonymique » pour désigner « ce cumul entre la mention
et l’usage » [2]. Plus largement,
un travail d’ensemble sur la polyphonie à l’œuvre dans l’écriture
théâtrale de Marivaux reste encore à faire. Entre le marivaudage qui
semble réduire le fait langagier à un jeu verbal subtil et raffiné et
l’option inverse du « réalisme » qui semble s’en désintéresser pour ne
privilégier que l’étude des situations et des personnages, la place
réelle du langage dans le théâtre de Marivaux constitue un champ
d’exploration encore mal circonscrit.
Or, ainsi qu’en
témoignent des travaux récents, d’orientations théoriques diverses,
cette place est à l’évidence fondamentale. On songe ici notamment à la
lecture rhétorique. Même s’il est vrai que l’éloquence sous sa forme
académique est régulièrement tournée en dérision, les stratégies de
persuasion n’en demeurent pas moins un enjeu constitutif du théâtre de
Marivaux. Comme le montre G. Declercq [3] dans l’examen d’un
bref échange entre la servante et un pédant (La Seconde Surprise
de l’amour), ni la période ni le syllogisme ne sont des
instruments de séduction. Mais la leçon, qui oppose ces deux cultures
antagonistes que sont, à l’âge classique, la raison et le sentiment,
n’est pas nouvelle : elle figurait déjà dans Le Malade
imaginaire. Le déclassement du rhétorique, en tant que modèle
prédéterminé de l’efficacité du verbe, est sans doute beaucoup plus
profond chez Marivaux. Son théâtre met un terme à une conception
rhétorique du langage théâtral dans laquelle le langage est agissant
par la force même de celui qui détient l’autorité pour exercer cette
force. Avec Marivaux, nous sortons d’une problématique de l’éloquence,
conception dominée par la figure de l’orateur que la tradition, dans
le sillage de Quintilien, définit comme « un homme de bien, expert
dans l’art de parler » (vir bonus, dicendi peritus). Une
telle expertise était encore sensible dans le théâtre tragique du
siècle précédent, mais aussi, sous la forme dégradée de la dépravation
morale, à travers des figures du vir malus comme Tartuffe
ou Dom Juan. Or, c’est précisément cette expertise qui devient
problématique chez Marivaux : nul ne peut se prévaloir d’une autorité,
dans la mesure où c’est l’expérience qui met à l’épreuve chaque
personnage dans un rapport de force langagier dont le protocole est
redéfini à chaque nouveau scénario. À titre d’exemple, le principe
subversif qui est au cœur de quelques grandes scènes de Molière, selon
lequel le langage déstabilise les rapports hiérarchiques entre maître
et serviteur au point de les inverser, se retrouvera dans la tradition
comique de la Régence chez Lesage [4] et Marivaux. Mais ce qui n’était qu’un
procédé comique parmi d’autres dans la tradition devient, chez ce
dernier, un véritable régulateur de l’échange qui rééquilibre en
permanence les inégalités de la hiérarchie sociale. Pas de valet ou de
servante qui ne soit, du fait même d’être doté(e) de la parole,
investi(e) d’une force rhétorique donnée pour spontanée ou naturelle,
que ce soit par sa simplicité même (Arlequin) ou par son ingéniosité
(Colombine) [5]. Enfin, on sait que les dialogues marivaudiens
offrent un terrain privilégié pour une lecture pragmatique, si l’on en
juge par le nombre de références à quelques séquences dialoguées dans
les ouvrages de D. Maingueneau. Il est vrai que les phénomènes de
présupposition ou d’actes indirects de langage ne sont pas l’apanage
du seul théâtre de Marivaux. Mais, sans aller jusqu’à parler d’une
forme d’exemplarité ou d’idéal de l’écriture théâtrale, on peut sans
doute considérer que l’économie du dialogue est, chez lui, toute
entière tournée vers une efficacité de la parole qui invite à
l’étudier dans un cadre pragmatique.
Dans la mesure où
elles s’intéressent en priorité au fonctionnement même du discours
théâtral, les approches que nous venons d’évoquer mettent en jeu, de
façon directe ou oblique, la question de l’énonciation. On sait que
cette question soulève, dans le cadre spécifique de la parole
théâtrale, une difficulté fréquemment débattue depuis l’étude
inaugurale d’A. Ubersfeld. Pour cette dernière, c’est la réalité même
de la double énonciation qui éclaire la nature du discours théâtral.
« Plus que tout autre texte, le texte de théâtre est rigoureusement
dépendant de ses conditions d’énonciation » [6]. Et elle ajoute que le
dialogue théâtral étant par essence intersubjectif et dépendant d’une
situation de communication, il relève de la théorie linguistique de
l’énonciation telle qu’elle est formulée par Benveniste. Nous
n’insisterons pas davantage sur une analyse désormais bien connue.
Toutefois, c’est moins Benveniste que Ducrot que nous invoquerons pour
bien comprendre la difficulté du statut de l’énonciation dans le texte
de théâtre. Tandis que pour le premier un énoncé est le produit d’un
acte d’énonciation, le second inverse les données et considère que
l’énonciation est le produit d’un énoncé, entendons par là que, pour
Ducrot, l’énonciation est « un événement constitué par l’apparition
d’un énoncé. » sans prise en compte, au départ, de sa dimension
subjective. D’où la théorie sémantique qu’il en dégage : le sens d’un
énoncé est la description de son énonciation. Dans le cas d’un acte
illocutoire, par exemple, le sens d’un énoncé jussif c’est que son
énonciation a la vertu juridique d’ordonner. De même la différence
entre une assertion et une exclamation est liée à la manière dont le
sujet représente l’énonciation qu’il est en train d’accomplir.
Contestant le postulat de l’unicité du sujet parlant, Ducrot développe
une théorie de la polyphonie qui établit une distinction entre
locuteur-L et locuteur-λ, laquelle permet d’introduire la notion
d’engagement énonciatif, qui nous intéressera ici : le premier désigne
« le locuteur considéré du seul point de vue de son activité
énonciative » ; le second « le locuteur en tant qu’il constitue un
être du monde » ou « l’origine de l’énoncé », et non son garant. On
peut rendre ainsi compte de la différence entre une séquence
exclamative comme « hélas ! » qui relève du locuteur-L (qui profère
une énonciation soulagée) et « Je suis triste » (qui attribue une
propriété au locuteur-λ en dehors de toute énonciation). « Le
sentiment, dans le cas des énoncés déclaratifs, apparaît comme
extérieur à l’énonciation, comme un objet de l’énonciation, alors que
les interjections le situent dans l’énonciation elle-même – puisque
celle-ci est présentée comme l’effet immédiat du sentiment qu’elle
exprime. » [7]
À notre
connaissance, l’énonciation dans le théâtre de Marivaux n’a pas fait
l’objet d’une étude d’ensemble systématique, mais elle a déjà été
explorée sur l’acte I des Serments indiscrets par Betty
Rojtman [8]. Celle-ci
recense toutes les formes de discours indirect et elle voit dans cette
fréquence une forme de désengagement du JE par rapport à son énoncé –
un déni d’énonciation en quelque sorte. Son étude s’attarde en
particulier sur les formes redondantes de performatifs qui manifestent
l’énonciation par la présence d’un verbe introducteur. Ainsi « je veux
que » qui explicite l’énonciation jussive. Plus significatives encore
sont les formes parasitaires introduites par « je vous dis que » qui
correspondent selon Rojtman à une surexposition du JE et à une mise en
relief du procès de l’énonciation. On en arrive alors à un paradoxe
constitutif : plus le JE s’exhibe, plus il se distancie de son acte
d’énonciation. On retrouve un contraste déjà signalé par Ducrot à
propos des locuteurs-L et λ pour qui l’expression du sentiment est
soit inhérente à l’énonciation soit extérieure à celle-ci. Le
rapprochement avec le performatif direct et le performatif explicite
est lui aussi tentant. Dire « Je vous demande de vous arrêter », comme
le candidat Balladur à ses troupes au soir de la défaite (1995), au
lieu de « taisez-vous ! » ou « fermez-la ! » (abaissement de registre,
il est vrai, peu probable chez un personnage d’une solennité aussi
compassée), ce n’est pas accomplir la même injonction. Dans les termes
de Ducrot, le sens de « Taisez-vous ! » tient dans la description de
son énonciation (c'est-à-dire dans le pouvoir juridique conféré à un
acte illocutoire proféré par un locuteur investi d’une autorité pour
un auditoire approprié et dans un contexte approprié). En revanche,
« je vous demande de vous arrêter » n’est plus qu’une posture
injonctive dans laquelle le locuteur ne veut pas assumer le rôle du
pion ou du caporal, et fait prévaloir l’ethos de l’homme politique
responsable et flegmatique qui dépassionne le débat. Cette différence
entre performatifs et performatifs explicites a été discutée par
Ducrot qui parle de « monstration de l’énonciation » dans le premier
cas, et de « qualification de l’énonciation » dans le second. Mais
cette différence peut également être interprétée en termes
d’engagement ou de désengagement du locuteur dans sa propre
énonciation.
L’hypothèse de
lecture que l’on voudrait tester ici, c’est que ce contraste entre
deux postures énonciatives, l’une qui assume pleinement la
responsabilité du statut énonciatif, l’autre qui s’en distancie ou
s’en désengage, prend un relief particulier dans les joutes qui
opposent les personnages de Marivaux. On bornera, pour l’essentiel,
notre enquête à La Surprise de l’amour, pièce qui fixe un
protocole du fonctionnement de la parole dont les effets sont
perceptibles dans celles qui suivent. Au cœur de cette dramaturgie,
nous trouvons une problématique très complexe qui touche à la relation
entre le langage et le sentiment. Cette problématique est un classique
des études marivaudiennes. Pour prendre un exemple illustre, J. Ehrard
la pense dans le cadre d’une dualité et la caractérise comme un cas de
double langage :
Toutes les grandes
comédies de Marivaux sont faites de la superposition de ces deux
langages : le langage conscient des mots, lourd d’illusion et de
mauvaise foi, et le langage muet du cœur. La comédie se termine
lorsque le marivaudage n’est plus possible, c'est-à-dire lorsque la
dualité a disparu, le cœur ayant trouvé des mots pour s’exprimer [9].
La thèse défendue à
travers ces quelques lignes est celle du triomphe de l’amour. Elle ne
rend compte que de façon partielle du fonctionnement de la dramaturgie
marivaudienne. D’abord, parce qu’elle repose sur une antinomie
contestable entre langage verbal et langage « muet » du sentiment. Le
langage du cœur serait ce langage transparent, masqué par la vanité
des mots, muré dans le silence, qui finirait par triompher une fois
l’imposture du verbe dissipée. En réalité, il n’y a pas de langage
plus parlant que celui du sentiment : les deux héroïnes de La
Surprise de l’amour et de La Seconde Surprise de
l’amour en font l’expérience. Celle-ci parce qu’elle ouvre la
comédie sur un soupir (« Ah ! ») dont la suivante se charge de lui
révéler qu’il est chargé de sens (à tel point qu’elle l’a interprété
comme un performatif indirect du type « suivez-moi ») ; celle-là parce
qu’elle ouvre le second acte par un silence que Colombine se charge
bien vite d’interpréter. La comtesse prétend qu’elle songe et la
servante prétend donner sens à ce silence en fonction de l’objet de
cette rêverie. Bref, l’hypothèse d’un langage muet est très
problématique dans un théâtre où tout fait signe. S’il y a opposition
entre langage du cœur et langage verbal, elle se situe peut-être plus
profondément au niveau de la responsabilité énonciative. Proférer un
soupir, un « Ah ! », c’est assumer la posture énonciative de la
plainte, du chagrin, de l’agacement ou d’un autre sentiment. La portée
du silence est plus délicate à pénétrer. Si l’on admet qu’il participe
de ce que Grice appelle viol du principe de coopération, le silence
contraint le co-énonciateur à l’interpréter dans un sens qui implique
un engagement énonciatif. C’est d’autant plus évident pour Colombine
qu’elle est dans la même situation que sa maîtresse : faire silence,
c’est songer à Lélio pour la maîtresse, à Arlequin pour la servante ;
songer c’est déjà aimer, c’est dire « j’aime »…
Il semble donc que
la dualité entre verbal et muet ne permette pas vraiment de rendre
compte du fonctionnement du langage dans cette écriture théâtrale.
C’est précisément parce qu’il parle, si l’on peut dire « tout seul »,
que le langage du cœur pose problème et qu’il ne permet pas les ruses
et les stratégies d’évitement et de dérobade qu’autorise le langage
verbal. Egalement discutable est le principe d’un triomphe de l’amour
qui prendrait la forme d’une victoire du langage du cœur sur le
langage verbal. Jean Rousset la formule différemment, mais dans une
logique d’interprétation comparable lorsqu’il dit que « Toute pièce de
Marivaux est une marche vers l’aveu » [10] . Autrement dit, l’« aveu » libère
verbalement ce que le cœur se refuse à dire. Tout le problème étant
que les scènes de dénouement se laissent difficilement lire comme des
scènes d’aveu, si par « aveu » on entend le fait d’extérioriser par la
parole une vérité intérieure dissimulée ou voilée. La réalité, c’est
que ces scènes finales participent jusqu’au bout d’une logique de
résistance à l’aveu. Ce qui change, ce n’est pas tant le passage de la
dissimulation à l’aveu, que les modalités de la résistance à
l’aveu.
À la source de
l’intrigue de La Surprise de l’amour, on trouve le
scénario de la défiance qu’inspire l’attachement sentimental, ainsi
que le fantasme de maîtrise de la vie affective qui lui est assorti.
Rien de plus classique en apparence : il était déjà celui de La
Place royale de Corneille, et, dans le cadre de l’expression de
la libre-pensée, celui de Dom Juan de Molière. Dans les
deux pièces, la maîtrise du cœur suppose une maîtrise rhétorique du
verbe. Et l’on sait que la maîtrise du verbe dans la logique du
libertin confère une maîtrise de tout le reste. Or, l’idée qu’un tel
défi soit l’apanage d’une élite n’existe plus chez Marivaux. Nul
besoin de dominer l’art de bien dire pour manifester sa résistance à
l’amour, le langage tout court y suffit. C’est ce que montre
exemplairement la scène 1 de La Surprise de l’amour. Un
peu à la manière de La Double Inconstance, elle diffère
l’exposition proprement dite pour laisser place à une querelle entre
deux jeunes paysans, l’un qui exige une preuve verbale d’amour,
l’autre qui s’y refuse. Dans la mesure où elle nous place au cœur de
cette problématique de l’expression du sentiment, cette querelle est
programmatique. Le motif brièvement évoqué dans cet échange est un
cliché de la littérature des moralistes, selon lequel l’amour est
surtout une affaire de mots. Le Discours sur les passions de
l’amour, attribué à Pascal, tourne cela plaisamment en paradoxe
lorsqu’il dit « A force de parler d’amour, on devient amoureux. » [11].
L’amour se payant de mots, le jeune paysan exige une preuve verbale
des sentiments de sa belle. D’où un premier scénario de résistance et
de dérobade, en deux temps. D’abord cette résistance est donnée comme
preuve d’amour (« je ne dis rien, mais je n’en pense pas moins »),
dans un second temps, face à l’ultimatum de son compagnon (« Et
penses-tu que tu m’aimes, par hasard ? Dis-moi oui ou non »),
Jacqueline réplique ainsi :
Je dis franchement
que je serais bian empêchée de ne pas t’aimer ; car t’es bien
agriable.
Nous sommes là
clairement dans un cas d’affichage de la posture énonciative. En
témoigne à la fois la présence d’un marqueur énonciatif « je dis
que », et celle d’un marqueur modal d’énonciation comme
« franchement » [12]. On peut lire la formule comme une double dérobade :
d’une part, par la mise à distance impliquée par « je dis que » qui
exhibe l’énonciation et, partant, s’en distancie (là serait la
différence entre « je dis que je serais… » et « je serais… ») ;
d’autre part, par la double tournure négative lexicale (« empêchée »)
et syntaxique (« ne…pas »). Remarquons que c’est la dernière séquence
de la réplique, qui est une litote (« car t’es bian agriable » est une
litote pour « tu me plais physiquement ») qui nous invite à lire la
tournure négative précédente comme une litote. Quant à la réplique
suivante de Pierre, « velà dire les mots et les paroles », elle relève
de l’ambiguïté inhérente au texte marivaudien : Pierre, à l’évidence,
n’a retenu que les derniers mots de la réplique (la litote « bian
agriable »), mais la formule résonne ironiquement du point de vue du
dramaturge et du spectateur qui, eux, savent que Jacqueline n’a
justement pas dit « les mots et les paroles », autrement dit qu’elle a
tout mis en œuvre pour ne pas dire explicitement « je t’aime » et ne
le fait entendre que par présupposition (« je serais bien empêchée de
ne pas t’aimer » présuppose « je t’aime »). Cette ruse de
l’énonciation consistant à se désengager d’un acte de déclaration
direct (« je t’aime ») tout en disant le moins pour faire entendre le
plus (double litote) illustre un niveau de sophistication qui n’a rien
à envier au raffinement caractéristique de l’idiome des maîtres. De
sorte qu’il convient de relativiser la thèse de l’opposition entre
langage des maîtres et langage des valets défendue par Henri Coulet et
Michel Gilot, qui affirment que « Malgré tous les plus efforts, jamais
les valets ne pourront parler comme leur maîtres » [13]. Il semble que le problème ne se pose
pas exactement en ces termes dans ce théâtre. Il se trouve, en effet,
qu’en dépit des variations diatopiques et diastratiques, l’idiome du
peuple peut s’élever à un niveau de complexité très élevé.
L’ingénuité, le naturel paysan parlent chez Marivaux une langue
d’apparence rustique, mais en réalité tout aussi habile que la langue
des salons. Quand il s’agit de ruser et de se jouer des mots, l’idiome
des serviteurs vaut bien celui des maîtres. La différence tient
surtout à une contrainte culturelle ; ainsi, celle de « l’honneur des
filles » explique, d’après elle, les dérobades de Jacqueline. Dans la
sphère des maîtres, l’enjeu est moins celui de la soumission à une
norme culturelle que celui de la maîtrise de soi qui transite par une
maîtrise du verbe. Le langage devient alors l’instrument d’une mise à
distance du désir – c’est du moins ce que croient les personnages.
C’est si vrai que la marquise, au début de l’entretien avec Lélio,
s’empresse de préciser la nature du protocole d’échange :
Tout ce que nous
disons ici ne s’adresse point à nous ; regardons-nous comme hors
d’intérêt [14].
Bref, il y a ici
suspension du contrat énonciatif réel auquel se substitue une scène
énonciative totalement factice dans laquelle les protagonistes sont
par convention déchargés de toute responsabilité, et à l’abri de toute
imputation. Bref, le locuteur-λ est purement et simplement effacé pour
laisser place à des sujets parlants, source d’énoncés mais jamais
impliqués. L’usage des pluriels génériques et des hyperonymes (« les
hommes », « les femmes », « l’espèce ») confirme une volonté de
généralisation qui emprunte à l’idiome des moralistes. C’est là une
manière de se dérober en instaurant une fiction énonciative qui est
comparable, dans un contexte différent et toute proportion gardée, à
cet euphémisme généralisé appelé atténuation dans la tradition
rhétorique, et dont on trouve un bel exemple dans Le
Misanthrope, lorsque Alceste improvise une scène énonciative
fictive pour ne pas directement avouer à Oronte que son sonnet est
exécrable. Dans les deux cas, le stratagème est dérisoire : plus il
cherche à sortir de la scène d’énonciation, plus l’énonciateur y est
inexorablement ramené. La comtesse a beau explicitement neutraliser la
fonction conative (« Quand je dis vous, je parle des hommes en
général. »), Lélio ne parvient qu’avec peine à jouer le jeu et à
masquer ses réactions (« Je vous avoue que je ne m’attendais pas à
cette chute-là. »).
Par là s’explique
la surenchère : incapables de se conformer au protocole de l’échange
fictionnel, les protagonistes optent pour la mise à distance physique
de la correspondance épistolaire. Mais le piège est le même : plus le
billet de la comtesse multiplie les marques de neutralité mondaine,
plus il prête le flanc à l’interprétation, plus il est suspect
d’alimenter des sous-entendus. De sorte que la proposition « il est
inutile de nous revoir » finit par signifier « haïssons-nous » [15]. À partir du moment où la fiction d’une
posture de sagesse se dissipe, où le scénario d’un entretien de
moraliste sur les mérites et défauts comparés de l’homme et de la
femme disparaît, le billet ayant accompli son œuvre d’équivoque, les
personnages ne peuvent éviter l’affrontement et doivent faire la
démonstration de leur maîtrise affective. Or, tandis que tout l’effort
de Jacqueline, la jeune paysanne, consistait à ne pas dire « je
t’aime », celui des deux maîtres consiste à ne jamais dire « je ne
vous aime pas », tout en laissant croire que c’est le cas, ce qui est
leur manière de résister à l’aveu, à la déclaration. C’est dans cet
exercice d’équilibrisme verbal que les tournures indirectes prennent
un relief singulier. Ainsi, dans la scène 7 acte II :
Je dis que vous me
haïssez ; je vous l’ai dit, vous n’en disconvenez point.
Cette formule glose
une séquence de la réplique précédente dans laquelle, à propos de
l’interprétation du billet, la comtesse précisait qu’il ne signifiait
pas : « haïssons-nous, soyons-nous odieux. » et ajoutait « Si vos
dispositions de haine, ou pour toutes les femmes, ou pour moi, vous
l’ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous
l’entendez, ce n’est pas ma faute. » On voit comment la disjonction
corrélative (« ou pour toutes les femmes, ou pour moi ») réintroduit
un rapport intersubjectif que l’échange précédent avait suspendu en
usant du pluriel de généralisation (« les femmes ») comme un rempart
interdisant toute personnalisation (« moi »). En outre, « dispositions
de haine » a ici pour interprétation univoque « vous me haïssez ».
Notons en outre que la surexposition de l’énonciateur dans la tournure
« je dis que… » joue ici un rôle fondamental. Cette tournure
fonctionne comme autocitation par reprise dérivationnelle
(« haine » / « haïssez »), tandis que la répétition de dire (« je
dis » / « je vous l’ai dit ») focalise l’information non sur le dit
mais sur le dire. Ce qui implique que « je dis que vous me haïssez »
n’est pas exactement un discours rapporté indirect, comme par exemple
« je dis que vous êtes un imbécile » peut rapporter une énonciation
« vous êtes un imbécile », et être interprété comme une injure (je ne
reviens pas sur la distinction établie par Ducrot entre ces deux
postures énonciatives). Ici « je dis que vous me haïssez » n’est pas
un discours rapporté et n’est pas équivalent à « vous me haïssez », ou
même à « j’affirme que vous me haïssez », puisqu’elle ne l’a jamais
affirmé explicitement. Ce n’est pas davantage une modalisation
épistémique du type « vous me haïssez, certainement » ou « je suis
convaincu que vous me haïssez », ce que la comtesse ne veut surtout
pas dire, ni croire. Elle ne rapporte pas un acte d’énonciation,
puisque Lélio n’a jamais dit « je vous hais ». C’est elle qui l’a dit,
ou, plus précisément, présupposé dans la séquence « vos dispositions
de haine ». En bref, la comtesse ne dit pas que Lélio la hait, mais
elle lui reproche de n’avoir pas démenti un présupposé, ce qui est une
manière détournée d’envisager ce sentiment comme conjectural. Du
reste, la comtesse semble elle-même convaincue du caractère peu
vraisemblable de cette haine, puisqu’elle risque plus loin ce discret
paradoxe : « je me moque de sa haine », parlant de cette passion comme
s’il s’agissait d’un vain caprice. De telles constructions
fonctionnent pragmatiquement comme de véritables coups de force visant
à déstabiliser l’autre. Elles se situent entre deux écueils qu’elles
évitent prudemment, sur la ligne de partage entre « vous ne m’aimez
pas » et « vous m’aimez ». Elles supposent un dosage verbal d’une
précision alchimique, et atteignent un point d’équilibre toujours
fragile. Tout en sachant que plus il résiste, plus il prend le risque
d’être cru, le personnage s’abrite derrière ces formules inexpugnables
qui permettent de dire tout en ne disant pas, ou de ne pas dire pour
mieux laisser sous-entendre. Au motif de la haine dans le discours de
la comtesse succède celui de l’amour dans une réplique de Lélio :
Je ne pense point
que vous m’aimez, Madame [16]
Là encore, le
transfert de négation et sa portée sont révélateurs : aucune confusion
possible avec « je pense que vous ne m’aimez pas ». Comme la
précédente, elle constitue la clausule d’un enchaînement vertigineux
de répliques tout aussi virtuoses les unes que les autres. Il faut,
pour en saisir l’impact, remonter à une répartie énigmatique de
Lélio : « je ne songe à rien, je vous assure ». In cauda
venenum : après un péremptoire « tout est fini », cette ultime
négation est interprétée comme un sous-entendu perfide par la
comtesse. La présence du modalisateur épistémique « je vous assure »,
qui relève d’une posture éthique de sincérité, n’arrange rien à la
chose. L’insistance sur sa propre sincérité est généralement tenue
pour suspecte, et laisse sous-entendre qu’il pourrait en être
autrement (à savoir que Lélio songe précisément à quelque chose, de la
même manière que « je n’en doute pas » peut laisser sous-entendre
qu’on pourrait en douter). Ces incidences pragmatiques de la négation
jouent un rôle crucial dans l’économie signifiante de ce genre de
formule. Soupçonné par la comtesse de se croire aimé d’elle, Lélio
dément immédiatement : « Je ne pense point que vous m’aimez ». Mais
cette formule qui, là encore, semble clore, d’un ton tranchant, le
débat, est aussitôt modulée, dans les répliques subséquentes, par un
polyptote qui décline les différentes modalités du verbe dans une
enfilade vertigineuse : « si je vous aimais », « qui pourraient vous
aimer », « que vous m’aimassiez », « si vous m’aimiez », « vous ne
m’aimez pas ». Autrement dit, plus le verbe se refuse à l’acte de
déclaration, plus l’expression détournée du sentiment envahit le
discours amoureux qui s’alimente de sa dénégation.
Dans
l’avant-dernière scène, la maïeutique de l’aveu est prise en charge
par la servante (fonction traditionnelle de cet emploi théâtral chez
Marivaux). La question n’est pas de savoir si Lélio aime la comtesse,
mais s’il peut dire qu’il l’aime [17]. Le scénario
est typiquement marivaudien : c’est par le refus de le dire que le
personnage découvre en lui la réalité du sentiment. On aurait tort à
ce stade de confondre totalement cette démarche d’évitement avec les
procédés canoniques de la dérobade théâtrale, tels que la prétérition
ou l’atténuation. Quoiqu’il s’agisse d’un expédient tragiquement
dérisoire, la métalepse [18] qui permet à Phèdre d’évoquer allusivement sa
passion pour Hippolyte en parlant de son char [19] demeure
un procédé rhétorique. Il en va différemment du langage des
personnages de Marivaux qui joue plus discrètement, mais aussi plus
continûment, des pouvoirs du verbe : tandis qu’une figure comme la
litote est d’un emploi occasionnel, la logique de résistance à l’aveu,
contrairement à ce qui se passe chez Racine, n’abdique pas ; et la
péripétie de l’aveu est absente de la dramaturgie marivaudienne. Loin
de n’être qu’une ruse parmi d’autres, cette virtuosité de la
dénégation exige une ascèse, une surveillance constante de soi-même, à
tel point qu’elle peut in fine conduire au vertige
identitaire. C’est ainsi qu’on surprend le trouble de Lélio, qui
confesse : « je ne sais où je suis ». Il sera suivi par d’autres
héroïnes qui connaîtront la même expérience : « je ne saurais me
démêler », nous dit l’héroïne de La Seconde Surprise de
l’amour, « je rêve à moi et je n’y entends rien » révèle
également Sylvia dans La Double Inconstance. N’est-ce pas
là l’effet même de la surprise que ménagent à la fois le langage et
l’amour ? En proie à l’incertitude, Lélio en arrive à une impasse qui
rappelle celle de la jeune paysanne de la scène 1 : il ne peut pas
dire qu’il n’aime pas et il ne peut pas dire qu’il aime. Le refus du
discours amoureux n’est qu’une modalité du discours amoureux, mais
c’est une étape dans la formation sentimentale du personnage.
C’est précisément
ce qui amène à nuancer l’hypothèse dualiste d’un triomphe du langage
du cœur sur celui du verbe. Dans la scène finale de La Surprise
de l’amour, c’est l’expédient du portrait qui contribue à
dénouer l’intrigue : le portrait de la comtesse découvert dans sa
poche, Lélio peut difficilement se dérober au soupçon, et la comtesse
le presse d’avouer son amour. Suit alors une dernière joute où l’on
entend pour la dernière fois le cliquetis des formules fétiches. Mais
en l’espace de quelques répliques, leur pouvoir se dissipe. Les deux
personnages prennent un plaisir comparable à celui de deux virtuoses
qui s’exercent pour un ultime duo. Lélio commence à nier
maladroitement l’évidence de la preuve (« Il n’y a personne qui ne se
persuade là-dessus que je vous aime ») pour finir paradoxalement par
l’entériner indirectement (« la chose est si naturelle à penser »).
Ainsi, ces personnages qui ont fait serment de défier les lois
naturelles d’attraction de l’homme et de la femme dont parlait le
baron au début de la pièce [20], qui s’affirment par la négation de la nature, ne retrouvent
le naturel qu’au prix d’un dernier paradoxe, après avoir joué avec
leur sentiment et éprouvé leur propre vulnérabilité. Alors qu’ils se
voulaient maîtres de dire qu’on aime ou qu’on n’aime pas, voici que
Lélio est sommé de choisir d’être maître « d’aimer ou de n’aimer
pas » [21]. Le glissement est
significatif : il signale qu’à ce stade la formule indirecte du « dire
que » n’est plus opératoire. Pour autant, le jeune homme n’abdique
pas : rebelle à tout acte verbal de déclaration, il signifie sa
soumission courtoise à la dame – expédient là encore dérisoire – par
un fléchissement du genou, ce qui lui vaudra une ultime saillie
ironique de la comtesse.
L’orientation
délibérément tournée vers le langage que nous avons adoptée dans cette
contribution est de nature à conforter une thèse répandue : celle qui
consiste à ne voir dans l’œuvre de Marivaux qu’un théâtre de mots,
virtuose et habile, mais creux ; un théâtre dont les personnages
seraient interchangeables et n’auraient rien d’autre à faire que de
rivaliser d’ingéniosité verbale. Sans doute l’intrigue de La
Surprise de l’amour, resserrée autour du quadrille
maîtres/valets et presque entièrement consacrée à une joute verbale
d’amants présomptueux, est-elle, plus que toute autre, exposée à ce
genre de reproche. Une telle critique n’est pas sans pertinence : une
fois écartés ces référents traditionnels de la comédie que furent, au
siècle précédent, l’esthétique des caractères ou la satire sociale, le
théâtre peut-il se réduire à un art de l’esquive verbale ? En réalité,
un tel art n’est inconsistant qu’en apparence, car rien n’est plus
étranger à Marivaux que le goût de l’artifice qu’on lui impute
souvent. N’oublions pas qu’il a œuvré dans le combat des Modernes, et
il semble que l’artifice ne soit pas, pour lui, comme il l’était pour
les Anciens, l’exacte antithèse du naturel, car c’est justement grâce
à l’expérience des artifices et des déguisements que les amants
accèdent à une vérité provisoire et fragile du sentiment. Il faut bien
des expédients et des stratagèmes pour atteindre une certaine évidence
naturelle dans l’ordre du cœur. Au nombre de ces ruses, nous avons
privilégié celle qui consiste à moduler constamment le dire tout en
suspendant le dit, à seule fin de déstabiliser l’autre. Ce n’est bien
sûr qu’un des rôles que joue l’échange verbal dans le rite d’approche
amoureuse des personnages de Marivaux. Le langage est un tel
déguisement que la tentation est grande pour chacun de jouer les
stratèges du verbe, mais l’expérience est parfois d’autant plus amère
qu’ils croient être maîtres du jeu alors que les mots se jouent de
leur vanité.