Dossier : Genres littéraires et pratiques énonciatives


Perturbations énonciatives et crise du personnage
dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett

Johannes Landis

Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
EA HAR

jlandis@orange.fr

Résumé :
Oh les beaux jours présente de nombreuses perturbations énonciatives. Désireuse de maintenir à tout prix un dialogue avec son compagnon Willie, Winnie n’y parvient pas. L’utilisation répétée de la fonction phatique n’empêche pas sa parole de se réduire à un monologue qui multiplie les adresses interne et externe. L’incertitude du repérage et les injonctions de Winnie à elle-même la font dériver vers le soliloque. Cet isolement n’est pas rompu par l’enlisement thématique dont témoigne l’organisation textuelle, qui offre un terrain favorable à la dissolution de tout référent stable. Sans cesse interrompu, gorgé d’éléments exogènes, le discours des sujets parlants de la pièce est le signe même de leur éclatement. Ce phénomène s’inscrit dans une crise de la notion de personnage, ce dernier s’évanouissant pour laisser place à une simple « figure ».

Abstract :
Oh les beaux jours shows many enunciative dysfunctions. Even if she wants to, at any price, Winnie is not able to maintain the dialogue with her companion Willie. The recurrent use of the phatic function does not prevent her speech to be reducted to a monologue, which multiplies internal and external addresses. The incertainties of the reference and Winnie’s injunctions to herself make her go towards soliloquy. This isolation is not broken by the way the thematic progression gets stuck, which offers a conducive area to the disintegration of any stable referent. Always interrupted and full of exogenous elements, the speech of the speakers of the play is the very sign of their crumbling. This phenomenon comes into a crisis of the notion of character, this one slowly disappearing and turning into a simple « figure ».

Didier Anzieu n’apprécie guère Oh les beaux jours. Ce texte, selon lui, serait le premier signe d’un épuisement créatif de l’auteur, d’un retour à une écriture littéraire plus banale. La dernière œuvre théâtrale d’importance écrite par Samuel Beckett serait dépourvue de la force singulière qui fit d’En attendant Godot et de Fin de partie des événements majeurs de l’Histoire du théâtre et de la littérature. Il ajoute :

Le temps du drame intérieur est terminé, dont la lecture me prenait, tête, cœur et tripes. Oh ! les beaux jours (sic) me ramène au registre de la comédie de mœurs. Sa superficialité explique le succès de la pièce, la seule de Beckett à avoir pu remplir pendant des semaines la grande salle de l’Odéon. Un vieux couple de personnages, Winnie et Willie, joué par un vieux couple d’acteurs, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault : le triomphe était assuré. D’autant plus que le poncif de la situation était gommé par le maintien d’un paysage à la Godot, par l’enfermement des personnages non plus dans une jarre ou une poubelle mais dans un trou de terre. Le public pouvait s’y clochardiser à bon compte [1].

Un tel commentaire semble mêler des plans hétérogènes : l’architextualité du texte beckettien ; la programmation de ce texte dans un théâtre à l’italienne à connotation bourgeoise ; la distribution des rôles à deux vedettes populaires elles aussi porteuses d’un ethos socialement peu adéquat ; la réception très favorable de l’œuvre ; la fiction proposée, supposée moins radicale que celles de L’Innommable ou de Fin de partie, titres que l’on peut déduire de « jarre » et « poubelle ».

Chacune de ces catégories serait justiciable d’une analyse plus poussée. Seules deux d’entre elles concernent proprement l’écriture du texte beckettien, à laquelle se limite cette étude. Que Winnie et Willie aient à voir avec la « comédie de mœurs », cela peut se concevoir ; qu’ils ne soient que la reproduction d’un « poncif », c’est manquer, par cette considération, ce qui est au principe d’Oh les beaux jours : une mise en crise du personnage théâtral. Or si, selon Émile Benveniste, l’énonciation est « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation [2] », il faut d’emblée relever que le discours de Winnie et Willie remet en question au moins deux termes de cette définition. D’une part leur discours apparaît plutôt comme une mise en dysfonctionnement de la langue ; d’autre part, le fait que ce discours émane d’un « acte individuel » – c’est-à-dire, en termes linguistiques, d’une parole – est sujet à caution. En effet la notion d’individu implique la présence d’un Moi constitué en sujet pensant et désirant, ce qui correspond mal aux personnages du texte, lesquels au bout du compte peuvent difficilement être désignés comme tels, la catégorie du personnage référant à une dramaturgie classique de type aristotélicien très éloignée de celle de Beckett.

Il s’agira donc ici de montrer en quoi les perturbations énonciatives repérables dans Oh les beaux jours participent à une décomposition de la notion de personnage. Si la surface de l’œuvre demeure dialogique, les différents tours de parole sont néanmoins aspirés par une forme monologique latente diluant peu à peu tout référent stable, ce qui aboutit à l’éclatement des locuteurs.

« je devrai apprendre à parler toute seule » (p. 34 [3])

Au cours d’Oh les beaux jours, alors qu’elle est presque la seule à parler, Winnie ne se décrit pas comme telle. La parole solitaire est évoquée par elle comme une évolution possible de sa relation avec Willie, mais jamais comme ce qui caractérise leur rapport dans le présent de la fiction. De fait, Winnie reprend les apprêts du « vieux style » dramatique et met en scène son énonciation sous le signe de la communication théâtrale archétypale : le dialogue.

« le vieux style ! » (p. 23)

Ce qu’on pourrait appeler un désir de tradition apparaît d’abord par le fait que Winnie revendique à plusieurs reprises son besoin de dialoguer. Au-delà, le dialogue, même intermittent, est selon elle apte à rendre compte de son lien avec Willie : « Des jours peut-être où tu n’entends rien. (Un temps.) Mais d’autres où tu réponds. » (p. 26) se rassure-t-elle. Tout se passe comme si la fiction ne pouvait exister que par une communication réciproque, de sorte que Winnie semble ne pas pouvoir se passer de Willie pour être. Voulant déposer son ombrelle devenue trop lourde, mais incapable de faire le geste, elle lance : « Ordonne-moi de la déposer, Willie, j’obéirai, sur-le-champ, comme je l’ai toujours fait. » (p. 43).

Ce faisant la relation mise en scène, dissymétrique au possible, prend effectivement un air familier : une épouse accentuant sa dépendance vis-à-vis d’un mari désireux de s’affranchir de la possessivité de sa femme. Winnie et Willie se rapprochent alors de deux rôles codés largement employés par le théâtre : la Coquette et le Barbon. À ce titre, l’énonciation de chacun est déterminée par les traits distinctifs que l’Histoire du théâtre a assignés à chaque rôle. La Coquette s’interroge sur sa beauté : « Fut-il jamais un temps où je pouvais séduire ? » (p. 38) demande Winnie. Le Barbon ne parle qu’avec mauvaise grâce, ainsi que cela est visible lors du seul véritable dialogue entre les deux membres du couple, au cours duquel les didascalies ne laissent pas de doute sur l’humeur de Willie :

(Maussade.) […] (Agacé.) […] (Encore plus agacé.) […] (Violemment.) […] (Agacé.) […] (Encore plus agacé.) […] (Violemment [4].)

Mais au-delà du dialogue fantasmé par Winnie, le texte beckettien présente pourtant des marques concrètes d’échange dialogique. Pages 32 et 33 prend place une authentique séquence dialoguée. Cependant il convient immédiatement de préciser qu’elle est structurée par une concaténation syntactico-énonciative extrêmement contraignante, fondée sur une succession de question/réponse, conférant au passage un caractère mécanique prononcé. Parfois, la concaténation des répliques est a contrario très lâche, ainsi qu’on le voit lors de cet échange :

WINNIE. – […] Est-ce que tu dirais ça, Willie, que ton temps est à Dieu et à toi ?
Un temps long.
WILLIE. – Dors.
WINNIE. – […] D’or, tu as dit, ce jour-là, enfin seuls, cheveux d’or [5] […].

Non seulement Willie ne répond pas à l’interrogation mais il y oppose une injonction visant à clore l’échange. Winnie, par homophonie, transforme « Dors » en « D’or » et poursuit par un micro-récit dérivé du deuxième terme. Les répliques 2 et 3 ne sont liées entre elles que par le signifiant, non par le signifié, alors que rien ne permet de lier les répliques 1 et 2, sauf une volonté conclusive. Ailleurs, le dialogue peut utiliser les ressources du non-verbal, rusant ainsi avec les difficultés qui envahissent la scène énonciative. Si Willie garde le silence face aux ordres de Winnie, du moins supplée-t-il parfois par le geste à l’absence de texte parlé, en exécutant les désirs de la vieille femme (p. 31). Le mouvement répond au verbe. Et quand bien même le silence de Willie se combine à son immobilité, Winnie peut-elle encore, par sermocination [6], lui attribuer des propos imaginaires retranscrits au discours direct libre :

Oh je peux bien m’imaginer ce que tu rumines, celle-là alors, il ne suffisait pas d’avoir à l’entendre, maintenant il faut la regarder par-dessus le marché [7].

Désiré par Winnie, le dialogue théâtral traditionnel, instrument privilégié du drame, est poussé par Beckett dans ses ultimes retranchements. Face à un interlocuteur souvent muet, Winnie est condamnée à un quasi monologue.

« émettre à crédit » (p. 33)

Parler sans certitude de réponse ou d’attention, telle est la scène d’énonciation de Winnie. Si bien que la seule présence de l’Autre devient un support de parole :

[…] simplement te savoir là à même de m’entendre même si en fait tu ne le fais pas c’est tout ce qu’il me faut, simplement te sentir là à portée de voix et sait-on jamais sur le qui-vive c’est tout ce que je demande [8] […]

Le locuteur ne prend plus appui sur le discours mais sur le contexte d’énonciation, à savoir l’existence et la proximité d’un allocutaire, qui, par bouclage, fournit une justification à l’activité langagière du locuteur. C’est par cette donnée que l’on peut expliquer la multiplication des apostrophes à Willie qui envahissent le discours de Winnie jusqu’à saturation. Cela est visible tout au long du texte, mais un exemple particulièrement significatif peut aider à saisir le poids du phénomène : dans la réplique de Winnie précédant l’apparition de Willie à l’acte II, il est possible de relever vingt-quatre apostrophes dans les pages 60 à 72. Vingt-quatre fois Winnie appelle celui qui, à ce point de l’action, n’est plus visible ni ne donne plus signe de vie. Par effet inverse, l’usage du vocatif ne fait qu’accuser la défaillance de l’allocutaire et renforcer le monologue du locuteur.

En outre ces appellatifs manifestent, pour employer un vocabulaire jakobsonien, une hypertrophie de la fonction phatique, significative de la perte de contact entre les deux interlocuteurs, fonction également à l’œuvre dans les interjections qui émaillent les interventions de Winnie, comme le « Hou-ou ! » (p. 16, 17, 39) qu’elle utilise fréquemment. L’un des seuls moments de dialogue véritable entre Winnie et Willie est d’ailleurs motivé par le même souci de vérifier que le dialogue est bien possible, que Winnie n’émet pas « à crédit », ainsi qu’elle le dit elle-même :

WINNIE. – […] Je t’en supplie, Willie, seulement oui ou non, est-ce que tu m’entends de là, seulement oui ou rien ?
Un temps.
WILLIE. – (Maussade.) Oui.
WINNIE. – (Revenant de face, même voix.) Et maintenant ?
WILLIE. – (Agacé.) Oui.
WINNIE. – (Moins fort.) Et maintenant ?
WILLIE. – (Encore plus agacé.) Oui !
WINNIE. – (Encore moins fort.) Et maintenant ? (Un temps. Un peu plus fort.) Et maintenant ?
WILLIE. – (Violemment.) Oui !
WINNIE. – (Même voix.) Qu’ils pleurent, oh mon Dieu, qu’ils frémissent de honte. (Un temps.) Tu as entendu ?
WILLIE. – (Agacé.) Oui !
WINNIE. – (Même voix.) Quoi ? (Un temps.) Quoi ?
WILLIE. – (Encore plus agacé.) Qu’ils frémissent [9] !

À trop se focaliser sur la possibilité de dialoguer, le dialogue ne dialogue plus car la virtualité communicationnelle sans cesse évaluée ne va jamais jusqu’à une authentique actualisation dialogique. La scène d’énonciation acculant Winnie au monologue, sa parole se détache souvent de Willie pour chercher d’autres points d’appui.

« J’appelle devant l’œil de l’esprit » (p. 70)

Devant l’œil de l’esprit, Winnie convoque alors un certain nombre de figures à partir desquelles avance par à-coups son monologue interrompu. Souvent narrative, sa parole évoque de façon parcellaire plusieurs personnages : Chassepot, puis un ancien soupirant au nom incertain, les Piper/Cooker, ou encore Mildred/Millie. Mais ceux-ci sont ce que Benveniste appelle des « non-personnes [10] » : ils ne sont pas des protagonistes de l’acte d’énonciation lui-même.

En revanche, plusieurs adresses internes permettent à Winnie de complexifier sensiblement la scénographie [11] de son discours. Willie n’est pas son unique destinataire. La femme se parle beaucoup à elle-même, indice d’un soliloque sur lequel on reviendra. La prière qu’elle prononce à plusieurs reprises sous-entend une adresse à Dieu. De même, le salut à la « sainte lumière » (p. 60) qui ouvre l’acte II peut être lu comme un appel métonymique à une divinité, un appel par déplacement à une transcendance. Mais plus prosaïquement, Winnie s’adresse aussi à son revolver, auquel elle donne même un surnom, « Brownie » (p. 39), provoquant par-là une personnification symptomatique d’une parole en quête désespérée d’allocutaire. Elle va également jusqu’à ordonner à ses propres mains : « Faites quelque chose ! » (p. 48). Face au mutisme de Willie pendant l’acte I, puis à son absence effective au début de l’acte II, monologuer en multipliant les adresses permet au locuteur de conserver une possibilité d’agir par le langage, de s’inclure dans un réseau d’interactions, et donc, finalement, de se procurer une possibilité d’exister. Loquor ergo sum, pourrait-on dire, à propos de Winnie.

Mais en plus de son compagnon mutique ou de tous ceux à qui, bien qu’absents, Winnie s’adresse, se profile une adresse externe : le narrataire/spectateur théorique. C’est, on le sait, le caractère singulier de l’énonciation théâtrale. Cette dernière est double car, alors même que le personnage s’adresse à d’autres personnages, présents ou absents, réels ou imaginaires, la parole de l’être de fiction est aussi adressée au narrataire/spectateur théorique. Cela est d’autant plus vrai dans le cas de Winnie : son monologue se heurtant à une absence de retour symétrique, à une incertitude quant au fait même que cette parole soit simplement entendue par Willie, le narrataire/spectateur théorique se trouve de fait être le seul à qui le monologue de Winnie parvienne. Si bien que celui ou celle qui lit ou voit la pièce devient l’unique confident de la femme. Qui a assisté à une représentation scénique d’Oh les beaux jours a pu éprouver cette sensation, l’effet d’empathie avec Winnie étant alors renforcé par le regard que l’actrice pose sur la salle.

Pour revenir à des considérations strictement textuelles, l’œuvre de Beckett brouille ainsi l’axe enchâssant de l’énonciation théâtrale (auteur-personnage-lecteur-spectateur) et l’axe enchâssé (personnage-personnage), alors que le drame distingue en principe ces deux strates : répliques et tirades pour l’axe enchâssé, aparté ; didascalies, récit de bonimenteur pour l’axe enchâssant. Quand le drame traditionnel faisait jouer alternativement les deux axes de communication théâtrale, avec une succession de répliques et un aparté par exemple, très souvent le texte beckettien se montre beaucoup plus ambigu, notamment lorsque l’apostrophe se raréfie, comme le montrent entre autres les pages 50 à 53. Le quatrième mur, cette frontière imaginaire entre le personnage et le spectateur, est fréquemment remis en question. Les marques directes de cette transgression sont peu nombreuses mais très nettes. Ainsi en est-il pour la didascalie qui décrit la toilette de Winnie :

Elle se détourne pudiquement, en se renversant en arrière et à sa droite, pour cracher derrière le mamelon. Elle a ainsi Willie sous les yeux [12].

À qui est adressée cette marque de pudeur, sinon au spectateur, duquel Winnie se détourne, pour lui cacher avec élégance une action choquant la bienséance ? Et lorsqu’elle affirme : « Étrange sensation, que quelqu’un me regarde. » (p. 48), le spectateur, là encore, peut-il faire autrement que se sentir concerné voire désigné ?

« ce sont des mots vides » (p. 45)

Le dialogue entre Winnie et Willie épuisant les limites de la concaténation des répliques, Winnie est réduite à un quasi monologue faisant la part belle à la fonction phatique, mais reconfigure la scène d’énonciation en multipliant adresses interne et externe. Pour autant, cette parole monologique dérive vers une dilution référentielle marquée.

« Elle regarde autour d’elle » (p. 17)

En effet, la conséquence du monologue est, sur le plan énonciatif, une immobilité et un isolement de Winnie, malgré le foisonnement des destinataires décrit plus haut. Une didascalie telle que « Elle regarde autour d’elle » délimite concrètement la sphère du personnage, et montre que Winnie appréhende le cosmos à partir d’un point fixe : son propre corps. Dès lors, il n’est guère étonnant de voir son discours, tout au long d’Oh les beaux jours, se fonder sur un repérage déictique, qu’il s’agisse de pronoms personnels, de déterminants possessifs et démonstratifs, ou encore d’adverbes de lieu et de temps. Pierre Larthomas voyait d’ailleurs en un tel fait de style la caractéristique même du texte dramatique. Cela se comprend dans la mesure où la parole théâtrale peut difficilement s’abstraire des corps qu’elle traverse. La singularité du texte de Beckett se situe ailleurs.

Le repérage déictique est possible par une connaissance partagée du processus d’allocution. C’est ce qui se passe dans la phrase suivante : «  pourrais voir, Willie, crois, , si tu levais les yeux  ? » (p. 35). Les marques du repérage déictique ont été soulignées. Mais qu’en est-il du repérage contextuel ? Chez Beckett l’antécédent qui le rend logiquement possible est souvent indéfini. En voici un exemple :

Le sac est là, Willie, pas une ride, celui que tu me donnas … pour faire mon marché. (Un temps. Yeux de face.) . (Un temps.) [13] ?

Contrairement à la phrase précédente, le fonctionnement du repérage se grippe, puisque la référence temporelle implicite, « ce jour-là », devient problématique : le locuteur ne parvient plus à se situer dans une succession chronologique, jusqu’à produire cette forme interrogative pour le moins surprenante : « Quel jour-là ? ». Sur la même page Winnie ajoute : « Autrefois… maintenant… comme c’est dur, pour l’esprit. » (p. 61). Ce disant elle rejoint l’impossibilité du personnage beckettien à s’inscrire dans une linéarité, telle que l’a analysée Bruno Clément [14]. Le repérage contextuel est ainsi privé de son fondement et perd son assise discursive.

Face à cette balafre dans sa propre continuité énonciative, Winnie use du discours direct libre comme support d’un psycho-récit parcellaire et morcelé, dans lequel elle tente de rapporter ses propres pensées :

Mais je m’entends dire, N’exagère pas, Winnie, avec ton sac, profites-en bien sûr, aide-t-en pour aller… de l’avant, quand tu es coincée, bien sûr, mais sois prévoyante, je me l’entends dire, Winnie, sois prévoyante, pense au moment où les mots te lâcheront [15] […].

Mais loin de témoigner d’un examen de conscience ou d’une quelconque libération affective, ces pensées ne font que redoubler le babil de Winnie. Cédant à la tentation du soliloque, le personnage n’a d’autre recours que l’injonction à elle-même. À cet égard, les premiers mots de la pièce donnent le la : « Commence, Winnie. » […] « Commence ta journée, Winnie. » (p. 13). Ce procédé réapparaît à de très nombreuses reprises (p. 16, 17, 25). Ces impératifs sont le fait d’un bouclage de la communication, d’une parole en circuit fermé par laquelle Winnie essaie, malgré le néant qui s’insinue autour d’elle et en elle-même, d’entrer dans une fiction qui n’en finit pas de se dérober.

« Il y a si peu qu’on puisse dire. » (p. 61)

En effet, au-delà d’elle-même, c’est le monde, plus généralement, que Winnie peine à saisir. Il est vrai que tout se passe comme si le principe analogique avait phagocyté tous les autres, de sorte que la distinction et l’opposition, opérations clefs pour la construction du sens, s’en trouvaient affectées. Ainsi, dès la liste des personnages, la paronomase des noms propres se conjugue à la proximité des âges, semblant faire de Winnie et Willie deux faces d’une même entité. Sur un plan structurel, Beckett paraît employer une figure de construction qui relève de l’écriture musicale : la strette. Cette dernière s’appuie sur la répétition. La forme de la fugue, reposant sur un matériau thématique extrêmement réduit, s’achève, avant la réexposition finale, par une strette, autrement dit par une séquence où les différents thèmes développés au cours du morceau réapparaissent de façon serrée. Or, c’est bien ainsi que se présente la fin de l’acte I d’Oh les beaux jours. Gestes et propos apparus durant l’acte y sont repris dans les trois dernières pages : Willie se couvre du mouchoir puis du canotier, lit le journal, Winnie lit l’étiquette de sa brosse, s’interroge sur le sens du mot « porc ». Toutes choses qui ont déjà été effectuées auparavant. Quant à l’acte II, de façon similaire à celui d’En attendant Godot, qu’est-ce sinon la reprise avec variation de l’acte I ? « On reparle de tout. » (p. 72) y dit d’ailleurs Winnie.

Partant il n’est pas surprenant que la parole du personnage montre des difficultés à incorporer un monde dont les signes se répètent et se ressemblent. Le propos de Winnie possède bien souvent un aspect itératif et/ou duratif :

petit malheur – (Elle dépose le tube) – encore un – (elle se tourne vers le sac) […] (elle soulève la lèvre supérieure afin d’inspecter les gencives, de même) – bon Dieu ! – (elle tire sur un coin de la bouche, bouche ouverte, de même) – enfin – (l’autre coin, de même) – pas pis – (elle abandonne l’inspection, voix normale) – pas mieux, pas pis – (elle dépose la glace) pas de changement [16] […]

En exprimant ainsi l’absence de changement, le retour du même jour après jour, le personnage renforce son ethos au prix de l’enlisement thématique de son discours. Il serait même tentant de parler de progression thématique superficielle dans la mesure où dans l’exemple ci-dessus, le thème « petit malheur » est ainsi associé au rhème « encore un » ; puis le thème implicite des gencives de Winnie est associé au rhème « bon Dieu ! […] enfin […] pas pis […] pas mieux ». À chaque fois le rhème, loin d’apporter un élément nouveau au thème, ne fait que constater sa répétition, sa permanence. Dans un même ordre de faits, on pourra être attentif aux compléments d’objets internes que l’on retrouve chez Winnie : « chante ta chanson » (p. 47, 56) et « Prie ta prière » (p. 56). Le rhème devient alors littéralement tautologique.

De façon inverse, la pièce est jalonnée par un certain nombre de formules employées pour des éléments très divers. Ainsi, « ça qui est merveilleux » concerne aussi bien l’absence de douleur (p. 14, 16), l’enrichissement du savoir (p. 23), la façon dont l’homme s’adapte (p. 43), le fait que quelqu’un regarde Winnie (p. 60), la tristesse qui succède à l’étreinte charnelle (p. 69). L’expression est employée dans des contextes si différents qu’elle finit par se dépouiller de toute signification. Ce rhème appliqué à toutes sortes de thèmes est comme la résurgence d’un rhème premier. Le rhème est vidé de sa substance rhématique, il est en fait, déjà, thème. Toute tentative de progression thématique semble avoir disparu lorsque Winnie dit : « Le sac. (Elle revient de face.) Saurais-je en énumérer le contenu ? » (p. 39). L’énumération nie alors l’idée même de progression pour entraîner la parole vers une pulsion descriptive inféodée à la saisie instantanée du réel. Or l’acte de dénotation lui-même connaît plusieurs ratés.

« Qu’est-ce que c’est au juste, un porc ? » (p. 25)

Dès la didascalie inaugurale de la pièce, le doute est jeté sur l’ancrage des personnages puisque Winnie se trouve devant « Une toile de fond en trompe-l’œil très pompier » (p. 11). Elle se tient donc devant une toile qui fait écran, semble-t-il, entre elle et la réalité. Il en va de même pour son énonciation, qui pose sans cesse un voile sur ce que dénotent les termes qu’elle emploie. « Ce sont des mots vides » dit Winnie à propos des expressions « temps torrides » ou « temps tempérés », car, poursuit-elle :

Il ne fait pas plus chaud aujourd’hui qu’hier, il ne fera pas plus chaud demain qu’aujourd’hui, impossible, et ainsi de suite à perte de vue, à perte de passé et d’avenir [17].

L’aspect itératif des choses et son corollaire, à savoir l’enlisement thématique de la parole aboutissent à une sorte de déflation dénotative : « torride » ou « tempéré » ne correspondent plus à des sèmes distincts. Plus tôt, Winnie questionne : « Qu’est-ce que c’est au juste, un porc ? (Un temps. De même.) Une truie, ça oui, évidemment, je sais, mais un porc ? » (p. 25). Willie lui répond, trente-et-une pages plus tard : « Cochon mâle châtré. (Winnie a une expression heureuse.) Élevé aux fins d’abattage. » (p. 56). Mais sa réponse ressemble plus à une définition en compréhension, recopiée du dictionnaire, une définition livresque plus qu’une définition descriptive prenant appui sur une expérience. Si, contrairement à l’exemple précédent, le signifié ne fait pas défaut, le référent demeure absent.

Cependant, même lorsqu’il est pleinement intégré au discours, le référent demeure sous le coup de différents modalisateurs. Le mutisme voire l’absence de Willie sont les déclencheurs privilégiés de cette modalisation dans la mesure où Winnie peut seulement déduire voire deviner les pensées ou le comportement de son compagnon :

Oh tu dois être mort, oui, sans doute, comme les autres, tu as dû mourir, ou partir, en m’abandonnant, comme les autres [18].

L’usage du verbe déontique, de la locution adverbiale « sans doute » ou de la conjonction « ou » confère au discours un registre probabiliste. Ailleurs, c’est l’adverbe « Peut-être » et le mode interrogatif qui apportent aux assertions un fort coefficient d’incertitude :

Peut-être qu’il appelle à lui, pendant tout ce temps, sans que je l’entende. (Un temps.) Bien sûr, j’entends des cris. (Un temps.) Mais ils sont dans ma tête, non [19] ?

Bien entendu, les systèmes hypothétiques, en particulier le potentiel, sous la forme du conditionnel présent, sont aussi les relais attendus de cette attitude énonciative : « Tu serais d’accord, Willie, je pense, sur cette façon de voir. » (p. 37).

Pourtant la difficile détermination d’un dénoté stable est encore plus éclatante lorsqu’apparaît la figure de l’épanorthose, par laquelle Winnie corrige un discours sans cesse mal assuré, déséquilibré :

Il ne se passe pas de jour – (sourire) – le vieux style ! - (fin du sourire) – presque pas, sans quelque enrichissement du savoir si minime soit-il, l’enrichissement je veux dire, pour peu qu’on s’en donne la peine. […] Par moments je trouve ton attitude un peu étrange, Willie, ça ne te ressemble pas d’être cruel sans nécessité. (Un temps.) Étrange ? (Un temps.) Non. (Sourire.) Pas ici. (Sourire plus large.) Plus maintenant [20].

Si dans la tradition classique cette figure permettait à la pensée de trouver un point d’aboutissement, il n’en est rien ici, puisqu’on voit que l’argumentation tourne en rond, ou bien qu’elle se nie elle-même. Le propre de cette figure est de faire entendre, sous un locuteur apparemment unique, un locuteur second qui exprime une vérité cachée. C’est le cas, ici, du deuxième exemple. S’ouvre alors une brèche dans l’unité de l’instance d’énonciation, phénomène qu’on se doit d’examiner plus avant.

« ma tête est pleine de cris » (p. 68)

L’isolement de Winnie conduit donc sa parole à se fonder sur un repérage dont le contexte est cependant mal assuré. Face à ce manque, le discours se replie vers le soliloque. L’enlisement thématique dont témoigne l’organisation textuelle offre un terrain favorable à l’instabilité du référent dont l’émetteur tente de rendre compte, ce qui a pour conséquence d’entraîner l’éclatement de ce dernier.

« Les mots vous lâchent » (p. 30)

En tant que locuteur, Winnie tend en effet à la fragmentation, tant les actes énonciatifs qu’elle s’efforce de porter connaissent une série de ratés, d’arrêts, de retardements. L’aposiopèse devient alors une figure déterminante. De façon somme toute réaliste, le discours de Winnie peut être interrompu par une ponctuation forte, le tiret, en raison d’une action qu’elle accomplit simultanément à sa prise de parole, comme ouvrir une ombrelle :

(elle ramasse l’ombrelle) […] (Elle commence à l’ouvrir. Les difficultés qu’en ce faisant elle rencontre, et surmonte, ponctuent ce qui suit.) On s’abstient – on se retient – de hisser – crainte de hisser – trop tôt – et le jour passe – sans retour – sans qu’on ait hissé – le moins du monde [21].

Le tiret espace les différents groupes syntaxiques ce qui implique, sur le plan du jeu, une série de pauses, privant l’émission du texte de sa continuité. Plus tard, le même fait de style et de diction sera réutilisé lorsque Winnie se lime les ongles (p. 48).

Mais la prise de parole peut aussi être décomposée car elle ne parvient pas à son plein développement. Elle présente alors une sorte de bégaiement qui la conduit à un émiettement répétitif. Si l’on prend le cas de la séquence correspondant à la lecture de l’étiquette de la brosse à dents, on constate qu’elle commence page 13 pour s’achever page 24, soit neuf pages. Ce jeu de scène se scinde en cinq phases successives : lecture, lecture avec lunettes, nettoyage de lunettes, nettoyage du manche de la brosse. S’en suit alors une suspension de six pages durant lesquelles il n’est plus question de la brosse, jusqu’à ce que Winnie se décide, ultime phase, à s’emparer d’une loupe grâce à laquelle elle pourra enfin lire l’inscription tant désirée.

L’interruption est également la marque des micro-récits qui prolifèrent dans le texte de Winnie. Beaucoup avortent et sont, de ce fait, incomplets : Winnie sur les genoux de Chassepot, le premier et le deuxième bal de Winnie, son premier baiser. Certains, à cause de l’épanorthose, demeurent inachevés, souvent à cause d’une incertitude sur le nom du protagoniste, qu’il s’agisse d’un ancien soupirant de Winnie, ou des deux dernières personnes qu’elle ait pu apercevoir depuis le mamelon :

Un kinési ou mécanothérapeute Demoulin… ou Dumoulin… voire Desmoulins, c’est encore possible [22]. […] L’image me remonte – des abîmes – d’un Monsieur Piper – d’un Monsieur et peut-être – d’une Madame Piper – mais non – ils se tiennent la main – sa fiancée donc plutôt – ou une simple amie – très chère. […] Oui – Piper – (elle s’arrête de limer, lève la tête, regarde devant elle) – ou Cooker, ce ne serait pas plutôt Cooker [23] ?

Par ailleurs lors de l’acte II, plusieurs récits déjà amorcés à l’acte I sont repris de manière allusive. Ainsi le récit de Chassepot et celui du premier baiser de Winnie semblent se mêler dans un même magma narratif où il est difficile de les distinguer : « Hé oui… autrefois… maintenant… ombre verte… ceci… Charlot… baisers… ceci… tout ça… très troublant pour l’esprit. » (p. 62). Le récit consacré aux Piper/Cooker est également recommencé de façon plus lapidaire, dans un style quasiment télégraphique, faisant la part belle aux phrases nominales :

Main dans la main, sacoches. (Un temps.) Entre deux âges. (Un temps.) Plus jeunes, pas vieux. (Un temps.) Plantés là à me fixer, bouche bée [24].

Résurgence inorganisée d’un autrefois ou d’un naguère ne pouvant être restitués par une narration unifiée, ces morceaux de souvenir illustrent la façon dont les mots, souvent, lâchent Winnie. À moins, au contraire, qu’ils ne l’envahissent et la débordent. Parfois trop sèche, comme c’est le cas ici, la parole de Winnie a en effet tendance à devenir trop pleine, lorsqu’une multitude de voix semblent s’exprimer par sa bouche.

« tu serais d’accord avec Aristote, Willie » (p. 69)

Et pour cause : une très grande partie du texte des personnages, voire les trois-quarts, se caractérise d’abord par son aptitude à la citation. Si gestes, mouvements et postures peuvent être considérés comme un texte non verbal, ainsi que le suggère Anne Ubersfeld [25], alors il est possible d’affirmer que ce sont d’abord les mouvements effectués par Winnie et Willie qui font référence à ces hypertextes muets que sont les rituels. Appuis pour le jeu de l’acteur, en ce qu’ils réfèrent à des mouvements très codés, validés par les scènes sociales et institutionnelles, les rituels sont nombreux dans Oh les beaux jours. On peut ainsi relever tout ce que le metteur en scène serait susceptible de faire travailler aux comédiens chargés des rôles, grâce aux noyaux gestuels prélevés dans les différentes didascalies, internes ou externes : faire une prière (p. 12-13), faire sa toilette matinale (p. 13), nettoyer ses lunettes (p. 15), se maquiller (p. 19), s’habiller, mettre un chapeau (p. 20-21), lire le journal (p. 20), se limer les ongles (p. 48), ranger son sac (p. 52). Ici s’explique peut-être l’une des réticences de Didier Anzieu : plus qu’une autre œuvre, Oh les beaux jours reprend de nombreuses actions quotidiennes, qui peuvent apparaître comme des « concessions » de l’auteur à une certaine peinture du réel. On sait d’ailleurs que Beckett, pour rédiger précisément la partie didascalique de sa pièce, avait emprunté le sac de celle qui allait devenir sa femme, afin de pouvoir réaliser lui-même les mouvements avant de les écrire. Pourtant, au-delà, la présence de ces actions communes en dit long sur la fêlure identitaire de Winnie et Willie : ils sont agis par les conventions sociales autant, sinon plus qu’ils n’agissent. Seule subsiste une collection de rituels, comme pour masquer une psychè en pleine évaporation.

Concernant le texte émis en scène par les personnages, il se gorge aussi d’apports exogènes. Ainsi, à plusieurs reprises Winnie et Willie lisent à voix haute divers documents, devenant alors les simples truchements d’autres locuteurs : l’étiquette de la brosse à dent (p. 14-15), l’étiquette du flacon (p. 18), le journal grâce auquel ils prennent connaissance de la mort de Chassepot (p. 21), d’une annonce matrimoniale (p. 21) et d’une annonce immobilière (p. 22). Ces intrusions d’énonciateurs extérieurs contribuent à la polyphonie plus générale des interventions de Winnie, renforcée lorsque celles-là rapportent les paroles des personnages que la femme évoque. Le discours direct avec incises est employé, on l’a vu, pour faire entendre le dialogue des Piper/Cooker en train de contempler Winnie, dialogue singeant ironiquement ce que pourrait être la réaction de spectateurs lors d’une représentation d’Oh les beaux jours : « c’est censé signifier quoi ? » (p. 50). Le discours direct libre est principalement voué à rapporter les propos passés – parfois imaginaires, on l’a vu avec la sermocination – de Willie, comme l’allusion à son état suicidaire (p. 40). Quant au discours indirect libre, on en trouve trace dans le récit de Mildred/Millie (p. 71). À cela s’ajoute une intertextualité prononcée, annoncée dès le titre français, en référence au Colloque sentimental de Verlaine. La formule « des temps viendront où » (p. 33) qu’utilise Winnie pour représenter son avenir rappelle une formule biblique prophétique. « De la mesure en toutes choses » (p. 72) reprend la fameuse morale de la Grèce antique, alors que les derniers mots de la pièce sont un extrait de La Veuve joyeuse. À l’intérieur même du monologue et parfois du soliloque de Winnie, au-delà des rares moments de dialogue entre Winnie et Willie, existe donc ce qu’on pourrait appeler un hyperdialogue entre les personnages et divers textes qu’ils incorporent à leurs interventions. Ceci étant, on ne peut que souscrire à l’affirmation de Théodore Adorno, lorsqu’il désigne les personnages beckettiens comme des « personae creuses qui ne font véritablement que résonner [26] ». Dans la mesure où Winnie et son compagnon ne sont, au bout du compte, que les réceptacles de discours qui les excèdent, il devient délicat d’utiliser pour les désigner le terme d’« émetteur », ce d’autant que leur décomposition énonciative court à travers tout le drame.

« Il reste toujours quelque chose. » (p. 62)

Cette décomposition est d’abord sensible par la multiplication des niveaux de langue employés par Winnie. On y trouve aussi bien le familier (« fourrée jusqu’aux nénés » p. 50), le vulgaire (« parler de chie-en-lit ! » p. 73) ou des expressions beaucoup plus soutenues, comme le « Que ne l’eussé-je », qui revient souvent, ou comme cette exclamation, lors de la réapparition de Willie : « (Mondaine.) ça par exemple ! Voilà un plaisir auquel je ne m’attendais guère. » (p. 73). Témoignant de l’instabilité d’une parole irrémédiablement composite, ces différents niveaux de langue s’associent à des registres dont la juxtaposition est proprement schizoïde. Si Winnie insiste beaucoup sur le sentiment de « joie » qui l’habite, ses affirmations sont instantanément suivies de leur contraire. Au sourire succède la crispation, au bonheur l’angoisse, mécanisme incessant dont on peut trouver une expression exacerbée dès le début de l’œuvre :

(Un temps. Elle a un sourire qui semble devoir culminer en rire lorsque soudain il cède à une expression d’inquiétude.) Mes cheveux ! (Un temps.) Me suis-je coiffée [27] ?

Winnie elle-même semble prendre conscience de sa division interne lorsqu’elle affirme :

Avoir été toujours celle que je suis – et être si différente de celle que j’étais. […] Je suis l’une, je dis l’une, puis l’autre. (Un temps.) Tantôt l’une, tantôt l’autre [28].

Ce faisant, elle exprime la diffraction qui existe entre le je narrant et le je narré, diffraction que l’on retrouve lorsqu’elle relate l’histoire de Mildred/Millie, annoncée comme autobiographique (p. 66), mais racontée à la troisième personne, manifestant une désolidarisation nette entre la narratrice et son personnage, pourtant liées implicitement par le genre invoqué. De surcroît le personnage du récit, à supposer qu’on puisse le distinguer de la narratrice, est lui-même clivé, comme l’annonce sa double désignation, parfois Mildred – un nom évoqué par Beckett pour le personnage de Winnie, lors de la rédaction du texte – parfois Millie – on retrouve ici un choix qui poursuit la paronomase de Willie et Winnie. Une partie de ce personnage semble avoir été refoulée, car une composante sexuelle affleure, sans pour autant déboucher sur une séquence narrative solidement établie : Millie déshabille sa poupée de cire, tandis qu’une souris monte sur sa « petite cuisse » (p. 71). Hors de ce récit, la dimension sexuelle de la pièce est d’ailleurs assez fréquente, quoique discrète. Au sujet du produit de Willie, Winnie ordonne : « Fais-le bien pénétrer, mon trésor. » (p. 20) ; puis elle fait mention du jour où elle était assise sur les genoux de Chassepot (p. 21), du jour où elle entra dans le réduit du jardinier (p. 22) ; elle s’indigne devant la carte postale tenue par Willie :

Ciel ! Mais à quoi est-ce qu’ils jouent ? […] Non mais c’est de la véritable pure ordure ! […] Et ce troisième là, au fond, qu’est-ce qu’il fricote [29] ?

Puis elle lui demande : « Tu n’as jamais cette sensation, Willie, d’être comme sucé ? » (p. 40), avant d’évoquer sa propre langue, que Willie goûtait tant (p. 63). Tout se passe comme si une voix similaire au a freudien tentait à maintes reprises de prendre le pouvoir, sans parvenir à s’émanciper de la répression d’un Surmoi bourgeois respectueux des convenances. S’ajoute à cela le visage de l’actrice perçant derrière le masque du personnage : Winnie casse tous ses objets et déclare qu’ils seront là le lendemain, ce qui est effectivement le cas lorsque la pièce est représentée au théâtre (p. 46). Pour un instant scène d’énonciation et scène théâtrale coïncident parfaitement. L’instance d’énonciation, multiple, brouillée, désarticulée, est pareille à Winnie énumérant des parties du corps – bras, seins (p. 61), le visage, le nez, la langue, le front, la joue (p. 63) – : en morceaux. Les locuteurs semblent avoir explosé en vol. « Il reste toujours quelque chose », bien entendu, mais que reste-t-il d’eux ? Le minimum minimorum, à savoir deux noms suivis d’un tiret, de phrases parlées et de didascalies. Émetteurs d’un discours fragmenté, un discours traversé par d’autres discours, les sujets discoureurs d’Oh les beaux jours sont parvenus aux limites de ce qui justifie encore leur appellation.

« simplement flotter dans l’azur » (p. 40)

Oh les beaux jours présente donc de nombreuses perturbations énonciatives. Désireuse de maintenir à tout prix un dialogue avec son compagnon Willie, Winnie n’y parvient pas. L’utilisation répétée de la fonction phatique n’empêche pas sa parole de se réduire à un monologue qui multiplie les adresses interne et externe. L’incertitude du repérage et les injonctions de Winnie à elle-même la font dériver vers le soliloque. Cet isolement n’est pas rompu par l’enlisement thématique dont témoigne l’organisation textuelle, qui offre un terrain favorable à la dissolution de tout référent clairement identifié. Sans cesse interrompu, gorgé d’éléments exogènes, le discours instable des locuteurs est le signe même de leur éclatement. Winnie affirme :

Oui, l’impression de plus en plus que si je n’étais pas tenue – (geste) – de cette façon, je m’en irais tout simplement flotter dans l’azur [30].

Elle formule ainsi à la fois ce qui la « tient » et le néant vers lequel elle pourrait s’envoler, comme si elle avait perdu tout poids, toute densité. Or, ce qui la préserve du vide absolu n’est pas tant le mamelon que l’action de parler, laquelle connaît de telles perturbations que le vide dont Winnie entendait se protéger gagne malgré tout son discours. On rejoint ici Bruno Clément et l’analyse des « deux ordres » constitutifs, selon lui, du théâtre de Beckett :

[…] un ordre créé de toutes pièces, et plutôt laborieusement […] et un désordre donné, celui du drame proprement dit, du « cours » qui ne fait qu’un avec celui de la vie. […] chaque pièce est […] l’occasion d’une dilution de la conscience dans l’un ou l’autre de ces ordres qui prend le pas sur elle (et sur tout) plus qu’elle ne restitue son identité [31].

On voit bien en quoi Willie et Winnie ne sont pas des entités personnifiées, intentionnelles, mais plutôt des lieux où prennent place des dispositifs énonciatifs labiles, des modes d’élocution et d’apparition provisoires. À leur sujet, utiliser le mot de personnage serait par conséquent abusif. Le terme de figure leur convient mieux.

La notion de figure, qui, ces dernières années, s’est imposée dans le champ lexical des écritures théâtrales contemporaines, a été investie pour la première fois en littérature par Maurice Blanchot à propos des personnages mis à mal par S. Beckett dans sa trilogie romanesque. […] on ne peut plus rien dire de l’intimité ou de l’intériorité supposée de ces créatures : elles sont là, elles existent, visiblement, mais on ne peut pas faire grand-chose d’autre que le constater – sinon s’en étonner [32].

Porter attention aux perturbations énonciatives chez Beckett, c’est donc plonger au cœur de la manière dont son écriture met en crise le personnage théâtral pour n’en laisser qu’une figure, devant laquelle le lecteur/spectateur est plus que jamais sollicité pour la construction du sens.


1

Didier Anzieu, Beckett, Paris, Seuil/Archimbaud, 2004, p. 127.

2

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, (Tel), 1974, p. 80.

3

Toutes les références de pages sans autre indication réfèrent à Samuel Beckett, Oh les beaux jours suivi de Pas moi, Paris, Éditions de Minuit, 1963-1974.

4

Ibid., p. 32 et suiv.

5

Ibid., p. 29 et suiv.

6

Catherine Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Nathan (128), 1995, p. 106. La sermocination désigne une prosopopée enchâssée dans un énoncé autre, ce qui est le cas ici.

7

Beckett, Oh les beaux jours…, p. 35.

8

Ibid.

9

Ibid., p. 32.

10

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard (Tel), 1966, p. 228 et suiv.

11

Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Colin, 2004, p. 191 et suiv. Le terme « scénographie » est ici utilisé comme le processus par lequel la parole, émergeant dans une certaine situation d’énonciation, valide elle-même cette situation. Ce sens ne doit pas être confondu avec celui qui désigne la construction et l’organisation de l’espace scénique théâtral.

12

Beckett, Oh les beaux jours…, p. 13.

13

Ibid., p. 61.

14

Bruno Clément, L’œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil coll. « Poétique », 1994, IV, 1.

15

Beckett, Oh les beaux jours, p. 39.

16

Ibid., p. 14.

17

Ibid., p. 45.

18

Ibid., p. 61.

19

Ibid., p. 67.

20

Ibid., p. 23 et p. 67.

21

Ibid., p. 42.

22

Ibid., p. 22.

23

Ibid., p. 48 et suiv.

24

Ibid., p. 70.

25

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II. L’École du spectateur, Paris, Belin, coll. « Lettres Sup », 1996, p. 13.

26

Théodore Adorno, « Pour comprendre Fin de partie » in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 212.

27

Beckett, Oh les beaux jours, p. 27.

28

Ibid., p. 61.

29

Ibid., p. 24.

30

Ibid., p. 40.

31

Bruno Clément, L’œuvre sans qualités…, p. 328 et suiv.

32

Jean-Pierre Ryngaert, Julie Sermon, Le Personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Montreuil-sous-Bois, éditions théâtrales, 2006, p. 117. Maurice Blanchot, « Où maintenant ? Qui maintenant ? » in Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folios Essais », 1987, p. 287.