Dossier : La Question de la nouveauté


Émergence de la notion de nouveauté en musique :
l’Ars nova en question

Anne-Zoé Rillon-Marne

CESCM Poitiers

az_rillon@yahoo.fr

Résumé :
L’ensemble théorique attribué à Philippe de Vitry a souvent été considéré comme le fer de lance d’une modernité musicale assumée. Or l’état de la tradition manuscrite et l’absence de référence à ce texte dans les traités postérieurs rappellent combien il faut être prudent quant à l’influence de ce texte. S’il est vrai que les pratiques changent au tournant du XIIIe et du XIVe siècle, il est probablement excessif de les interpréter de manière aussi radicalement opposée que les musicologues ne l’ont fait en choisissant les deux termes ars antiqua et ars nova pour les désigner. La perception de la nouveauté est bien plus nuancée que l’on a voulu le croire. Le cas de l’ars nova est donc l’occasion de poser le problème de la nouveauté et de la modernité au Moyen Âge, de manière à identifier la part du fantasme historiographique sur la lecture des objets du passé. Une étude plus objective de ces célèbres sources et de leur vocabulaire montre certes une situation de confusion dans le monde des notateurs et copistes de musique, mais loin de l’atmosphère de révolution esthétique que l’on a trop souvent voulu y déceler.

Abstract :
The theoretical corpus attributed to Philippe de Vitry was often seen as the spearhead of an assumed musical modernity. However the state of the manuscript tradition and the lack of reference to this text in the later treatises recall how cautious we must be about the influence of this text. While practices are changing at the turn of the 13th and 14th century, it is probably excessive to interpret them as so radically opposed as musicologists have done by naming them ars antiqua and ars nova. The understanding of novelty is more finely shaded than we wanted to believe. The case of the ars nova is an opportunity to raise the issue of novelty and modernity in the Middle Ages, in order to identify the part of the historiographical fantasy on reading objects from the past. A more objective study of these well known sources and of their vocabulary shows indeed a confusing situation in the world of notators of music, but far from the atmosphere of aesthetic revolution that was too often pointed at.

Vetera transierunt : ecce facta sunt nova [1].

Pour les chrétiens, la venue du Christ marque l’entrée dans le temps de la nouveauté. La nouvelle loi remplace l’ancienne, et si le corps matériel du Christ n’est plus (vetera transierunt), le message qu’il a délivré reste éternellement nouveau. La notion de création, c’est-à-dire la production de quelque chose de « nouveau », est donc le domaine réservé de la puissance divine, mais nullement celui des hommes. On dit ainsi souvent que la production artistique des siècles très chrétiens du Moyen Âge fonctionne par réactualisation, reformulation, mais non pas innovation. On sera donc particulièrement attentif lorsqu’une production, quelle qu’elle soit, mentionne l’idée de la nouveauté pour se caractériser. Il en est ainsi de l’ars nova en musique, dont nous allons discuter l’idée de nouveauté.

Le programme de la dissertation de l’agrégation de musique [2] porte sur les « révolutions » musicales, historiques et stylistiques et pose comme terminus post quem l’ars nova, comme si cet événement marquait l’entrée dans l’histoire des ruptures esthétiques. Cette nouvelle ère s’opposerait au temps continu d’un Moyen Âge chrétien fait de traditions et de permanences. Les concepteurs du sujet, probablement non médiévistes, n’ont peut-être pas senti à quel point ils introduisaient les candidats dans un débat et une historiographie qui dépassent le cadre de la réflexion synthétique et transversale attendue pour cette épreuve (les candidats doivent traiter de la question jusqu’à nos jours). L’ars nova doit probablement sa présence dans l’intitulé du sujet à une signification supposée, formule idéale pour donner le ton de la réflexion, l’art pouvant être considéré comme révolutionnaire à partir du moment où l’artiste exprime la conscience de sa propre nouveauté et la rupture avec son héritage. Or le cas de l’ars nova est justement parfaitement confus sur cet aspect. Il n’est pas mon objectif ici de faire un rappel exhaustif de la question qui, par sa complexité théorique, découragerait les non-spécialistes de s’intéresser davantage au problème. En revanche, il me semble intéressant de montrer comment les enjeux historiques et intellectuels de la définition de l’ars nova permettent de réfléchir d’un point de vue global sur la notion de nouveauté au Moyen Âge, et surtout sur cette période charnière qu’est le XIVe siècle. Ce dernier est, faut-il le rappeler, le siècle des primitifs italiens, de Dante et de Pétrarque, autant de figures souvent interprétées comme les signes d’une première Renaissance. Or l’un des enjeux de la Renaissance est bien cette conscience de la nouveauté des idées et des moyens d’expression artistique, le sentiment fort d’appartenir à un âge meilleur que celui qui précède. L’ars nova est-elle cette pré-Renaissance musicale à la française que l’on a parfois voulu faire d’elle ? Est-elle le premier pas de la musique dans l’ère de la modernité ?

L’ars nova, une construction historiographique ?

Un « traité fantôme »

Ars nova est le titre donné à un traité de musique. Il est attribué à Philippe de Vitry, compositeur, maître de philosophie et chantre au nouveau collège de Navarre de Paris, entre 1316 et 1322 mais aussi archidiacre de Brie, secrétaire de Charles IV, diplomate puis évêque de Meaux en 1351 jusqu’à sa mort en 1361. Le traité est daté du temps de son enseignement universitaire, soit vers 1322. Traité est un bien grand mot pour désigner ce qui n’est en réalité qu’un ensemble de cinq fragments issus de manuscrits différents :

Cote Mention de l’auteur Commentaire
Rome, Vat., Barb. Lat. 307 (fº 19-20v) Explicit ars nova magistri Philippe de Vetri.      
Paris, BNF lat. 14741 (fº 4-5)     Concorde avec deux chapitres de Rome, Vat. 307.
Paris, BNF lat. 7378A (fº 61v-62) Explicit ars quevis mensurandi motetos compilata a magistro Philippo de Vitry magistro in musica. Deux parties : ars vetus et ars nova (sans titre). Le texte est un abrégé en style sténographique.
Londres, B.L., Add. 21455 (fº 1-6)      Ressemble à BNF lat. 7378A.
Sienne, Biblioteca Comunale, L.V. 30 (fº 129-129v) Sub brevissimo compendio Philippo de Vitriaco in musica incipit. Explicit Philippus de Vitriaco.     

Trois de ces sources mentionnent le nom de Philippe de Vitry, les autres sont partiellement concordantes. Seul le texte du manuscrit du Vatican porte la mention ars nova dans la rubrique d’explicit (Explicit ars nova magistri Philippe de Vetri). Cette rubrique est d’ailleurs bien postérieure au texte puisqu’elle est datée du début du XVe siècle, ajoutée par une main italienne. On trouve également les expressions sic in nova arte ou sicut in veteri arte dans le corps du texte de deux de ces fragments (BNF lat. 7378A et Londres, B.L., Add. 21455) pour faire référence à des usages actuels et anciens, mais non précisément au texte d’un traité qui s’y rapporte. Ces deux sources sont d’ailleurs rédigées dans un style sténographique et sont probablement des extraits d’un même compendium de notes prises d’après l’oral. On comprend bien pourquoi Sara Fuller parle d’un « traité fantôme » [3]. Ce qui nous parvient n’est pas un traité mais les traces d’un enseignement dispensé oralement (de toute évidence par Philippe de Vitry). Ces fragments mettent donc l’accent sur divers aspects mais ne constituent pas un ensemble théorique organisé. Pourtant, c’est le titre Ars nova qui a été retenu par le premier éditeur de l’un de ces fragments, Vat. 307, en 1861 [4]. Edmond de Coussemaker, éditeur historique de tous les traités de musique du Moyen Âge, ne se doutait sans doute pas de l’influence que cette dénomination aurait sur la lecture de l’histoire de la musique. Quand les autres fragments lui ont été accolés, le titre d’Ars nova a été conservé pour l’édition complète des fragments désignés comme traité [5] et même arboré comme une clé de lecture du texte. On a voulu y voir un manifeste, un engagement dans la modernité musicale. Pourtant, nous allons le voir, il ne s’agit que de règles dont le caractère novateur est à discuter, à l’usage des notateurs, copistes spécialisés dans la fabrication des manuscrits musicaux.

Une étiquette musicologique

Par la suite, le terme ars nova a été utilisé pour désigner l’ensemble de la production musicale française du XIVe siècle. Le premier à faire usage de cette métonymie est Johannes Wolf dans Geschichte der Mensural-Notation von 1250-1460 [6]. Elle a ensuite été délibérément généralisée lors d’un colloque qui rassembla en 1955 à Wégimont les plus éminents spécialistes de la période [7]. La lecture de leur discussion, plus de cinquante ans après qu’elle a eu lieu, est passionnante car ils sont littéralement en train de « faire » l’histoire en décidant des limites temporelles qui serviront d’intitulés de chapitres pour la plupart des manuels à l’usage de plusieurs générations de musicologues.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec la musique médiévale, précisons que le XIVe siècle musical consiste en une importante production de motets que l’on dit isorythmiques, nous verrons plus tard pourquoi, en l’épanouissement des formes fixes pour la musique profane (ballades, rondeaux et virelais) ainsi qu’en un important corpus liturgique polyphonique pour le commun de la messe. La figure de Guillaume de Machaut domine par la quantité et la qualité de sa production. La polyphonie s’impose, même si elle n’est pas exclusive. La « nouveauté » de la musique de l’ars nova réside principalement dans les usages rythmiques et leur écriture car c’est en ce domaine que le traité de Philippe de Vitry apporte une réglementation des usages.

La désignation de cette période et de cet immense corpus sous la bannière de l’ars nova a eu pour autre conséquence d’organiser l’ensemble de la connaissance et des découpages chronologiques autour de l’articulation proposée par le titre de ce traité. En effet, l’usage s’est imposé de nommer ars antiqua les productions musicales du XIIIe siècle, notamment les nombreux motets assemblés dans des sources comme le manuscrit de Montpellier ou le manuscrit de Bamberg, de même que la musique du début du siècle, parfois aussi nommée « école de Notre-Dame ». Cette périodisation est justifiée par certaines sources (les textes de l’ars nova et d’autres théoriciens contemporains) qui expriment une opposition entre les antiqui et les moderni, mais une étude plus précise du vocabulaire montrera combien ce couple antinomique ne doit pas faire l’objet d’une interprétation excessive. Enfin, la musicologue Ursula Günther a suggéré le terme d’ars subtilior pour désigner la fin de la période de l’ars nova [8], auparavant caractérisée par l’adjectif « maniériste ». Le choix du superlatif permet d’apporter un regard neuf et plus positif sur une production souvent jugée excessive. Les productions musicales rassemblées sous l’étiquette d’ars subtilior poussent en effet dans ses retranchements extrêmes les techniques rythmiques mises en place par les compositeurs de la génération de l’ars nova. Ainsi, l’histoire des répertoires musicaux des XIIIe et XIVe siècles a trouvé une configuration séduisante et claire en l’espèce de cette trilogie ars antiqua, ars nova, ars subtilior. Cependant, les bases de ces découpages relèvent davantage du formatage des historiens que de la perception et du regard des médiévaux sur leurs productions.

Les documents à l’appui de cette construction

L’articulation ars nova-ars antiqua s’appuie sur l’idée d’une rupture théorique produite par les évolutions de la pratique et dont les nouveautés alimentent l’imagination des compositeurs modernes. Elle a aussi permis d’interpréter cette période comme celle de la naissance du sentiment de nouveauté chez les contemporains de Philippe de Vitry. Cette affirmation s’appuie principalement sur deux documents à propos desquels beaucoup a déjà été dit : la décrétale du pape Jean XXII (Docta sanctorum, 1324-1325) et les affirmations d’un autre théoricien de la musique, Jacques de Liège, dans un long traité à vocation encyclopédique, le Speculum musicae (environ 1330). Je ne vais pas reprendre ici dans le détail le contenu de ces textes ni l’ensemble des débats qu’ils ont suscités, mais seulement tenter de relativiser leur portée. Ces deux textes ont un vocabulaire commun et une attitude que l’on a volontiers qualifiée de conservatrice. Tous deux condamnent en effet les abus de certains chanteurs. La décrétale du pape Jean XII dit ceci : « Mais certains disciples d’une nouvelle école, s’appliquant à mesurer le temps, inventent des notes nouvelles, les préférant aux anciennes » [9]. Sortie de son contexte, cette phrase peut paraître directement liée aux compositions émanant de l’ars nova, mais rien, dans le vocabulaire employé, ne défend d’appliquer ces reproches au répertoire de la seconde partie du XIIIe siècle ou à l’ensemble de la musique mesurée, c’est-à-dire ce que les musicologues nomment ars antiqua. Le texte est, semble-t-il, un plaidoyer non pas contre la musique moderne en général, mais contre celle qui tourne le dos à la simplicité du plain-chant. Selon Olivier Cullin qui discute l’idée d’une « querelle des anciens et des modernes » [10], il est ici surtout question du rapport de la musique au verbe dans la liturgie et non de l’actualité musicale immédiate.

L’aigreur du théoricien Jacques de Liège contre les modernes est plus grande. Elle s’exprime tout au long des sept livres qui constituent son Speculum musicae, et surtout lors du dernier d’entre eux. Il dit par exemple ceci : « Certains modernes considèrent comme lourds, idiots, méconnaissants et ignorants ces chanteurs qui ignorent l’art nouveau ou qui ne chantent pas d’après lui, mais d’après l’ancien : par conséquent, ils considèrent l’art ancien comme lourd et presque irrationnel, et l’art nouveau comme subtil et rationnel » [11]. Rien dans ce texte ne fait directement allusion à Philippe de Vitry et son nouvel enseignement et encore moins au texte d’un traité qui porterait le titre d’Ars nova. Seuls les « anciens » sont identifiés par leur nom. Il s’agit des théoriciens de la fin du XIIIe siècle, Francon de Cologne et Pierre de la Croix. Certains commentateurs ont noté chez Jacques de Liège un acharnement presque obsessionnel à l’égard des modernes et leur insolence, comme un vieux sage qui se prend, non sans humour et dérision, à regretter les temps passés [12]. Le Speculum musicae est effectivement une œuvre de la maturité composée plus de dix ans après les premiers traités qui exposent la notation des modernes. Ces anciens qu’il chérit sont ceux qu’il a connus lors de sa jeunesse. Michel Huglo dit de lui : « Il appartient de fait à cette catégorie d’intellectuels qui, à tous les âges de l’histoire, se cramponnent résolument au passé plutôt que de s’adapter aux nouvelles conditions créées par les progrès techniques » [13]. Quel que soit le sentiment réel de Jacques de Liège à l’égard de ses jeunes contemporains, ce qui nous intéresse ici, c’est la portée qu’a eue ce texte, tout comme la décrétale déjà mentionnée, pour construire l’idée de la rupture dans la lecture de l’histoire. Cette rupture, j’espère l’avoir assez souligné, est plutôt fantasmée par la critique que réellement vécue par les contemporains de Philippe de Vitry. Les deux syllabes de l’adjectif nova ont servi d’étiquette révélatrice d’un point de vue moderne pour voir dans ce début du XIVe siècle un âge des premiers frémissements de la Renaissance.

L’ars nova est-elle moderne ?

Si l’ars nova ne revendique la nouveauté que parce que l’on a forcé le trait, il n’en reste pas moins que ces traités et les compositions musicales qui les entourent se démarquent des productions de la génération précédente. Voyons dans un premier temps, mais sans entrer dans les détails, le contenu théorique de l’ars nova.

Le contenu de l’ars nova : les théories

Le traité « étendard » de l’ars nova par son titre et ce que la tradition historiographique en a fait, n’est en réalité pas le plus représentatif ni le plus riche des écrits théoriques sur la musique des premières décennies du XIVe siècle. Il faut en effet ajouter le nom de Jean de Murs, auteur de trois traités cette fois bien réels, dotés d’une tradition manuscrite plus fournie, pour dresser le tableau de la théorie musicale professée à Paris et utilisée en France à cette époque [14]. Je ne donnerai pas ici le détail des apports de chacun, mais il faut souligner que c’est chez ce dernier auteur que se trouvent les développements les plus « novateurs » et surtout les plus précis. De quoi s’agit-il ?

D’une manière générale, ces traités reprennent et répètent l’ensemble des connaissances relatives à la musique et y ajoutent des considérations concernant la musique moderne. Ils proposent ainsi des solutions graphiques et mathématiques pour répondre aux nouvelles tendances de la musique en matière de rythme. Au XIVe siècle, cela fait moins de cent ans que l’on sait mettre sur le parchemin au moyen de signes l’alternance de durées musicales mesurées (les théoriciens du XIIIe siècle nomment cela la musica mensurabilis). Ils se trouvent face à un besoin de précision pour répondre au goût de la variation et de la rapidité. Gaudent brevitate moderni dit un théoricien de la fin du XIIIe siècle [15]. Philippe de Vitry et surtout Jean de Murs formalisent et expliquent un système de division du temps par deux ou par trois et réglementent le système des signes de manière à les rendre relatifs. On peut comprendre ces théories comme la continuation logique des recherches entamées depuis le milieu du XIIIe siècle, surtout par Francon de Cologne, le chef de file des « anciens » dans le traité de Jacques de Liège. À la fin du XIIIe siècle, les traités de musica mensurabilis proposent en effet des règles qui permettent de rendre les signes de durées univoques. Cependant, la façon même dont Jean de Murs conçoit et explique la division du temps fait état d’une transformation profonde de la pensée musicale et des conceptions mathématiques correspondantes, s’inscrivant dans un large mouvement de remise en cause de l’aristotélisme-roi du siècle précédent [16]. Au XIIIe siècle, le temps musical est organisé par un système composé de deux durées : la longue et la brève, mais aucune n’est divisible. Elles peuvent changer de qualité c’est-à-dire être parfaite ou imparfaite, mais elles ne sont pas pensées en tant que quantités discrètes. C’est le contexte des notes avant et après qui détermine la perfection ou l’imperfection de la durée, selon un système de modes rythmiques. Ce moule assez contraignant ne laisse pas la possibilité d’une grande variabilité. Sous l’influence des mathématiques, la possibilité de penser le temps et le mouvement en termes de quantité et non plus de qualité permet aux théoriciens de la musique de proposer un système de division où les notes peuvent être indifféremment partagées en deux ou en trois – ce que l’on nomme la prolation –, pour ensuite être mises en rapport mathématique les unes avec les autres – ce que l’on nomme la proportion. Ce système amélioré offre donc des possibilités infinies de jeux. La notation musicale doit s’adapter à ces nouveaux concepts qui se traduisent, dans la pratique, par une musique plus compliquée et plus spéculative, expliquant l’incompréhension de certains comme Jacques de Liège. Philippe de Vitry et Jean de Murs n’inventent pas une nouvelle notation. Ils précisent certains aspects de la notation antérieure (celle de Francon) tout en conservant ses bases. Ils ajoutent, lorsque cela est nécessaire, de nouveaux signes (la minime et la semi-minime) pour compléter de manière rationnelle le système. Ils proposent de nouveaux codes comme les signes de prolation et le changement de couleur pour signifier le passage d’une division par deux à une division par trois, ou l’inverse. Ce sont là les lointains ancêtres du chiffrage de mesure actuel, mais ce n’est alors qu’une manière de rendre visible une organisation du temps musical qui se faisait intuitivement dans la pratique. Le passage à l’écrit permet néanmoins une rationalisation du phénomène et une augmentation de son usage qui porte son effet dans ce mouvement de compositeurs tardifs que l’on nomme ars subtilior. L’ars nova est donc une théorie « moderne » du point de vue de la conceptualisation des outils rythmiques mais pas tant dans les solutions graphiques proposées. D’un point de vue strictement visuel, ces deux stades de la notation, l’ancienne et la moderne, ne sont pas très différents.

La musica pratica : évolutions et traditions

Les musiciens (les chanteurs et les compositeurs) ont-ils pu être conscients de ces mutations de leur système de pensée ? La plupart d’entre eux n’ont sans doute été que les utilisateurs de ces outils perfectionnés, sans comprendre les éléments profonds de la révolution mathématique qu’ils constituent. Les compositeurs de la fin du XIIIe siècle avaient d’ailleurs déjà trouvé des moyens pour noter ces mêmes jeux rythmiques. Le petit monde de la musique était déjà en plein débats et conjectures lorsque ces systèmes qui se sont imposés ont été enseignés. En effet, la nouveauté et le sentiment de nouveauté que l’on a aimé souligner dans ces textes théoriques peuvent être pondérés par d’autres réflexions qui montrent que ces mêmes théoriciens ne manifestent nullement la volonté de s’inscrire dans une logique de rupture. Au contraire, ils souhaitent apaiser les esprits et faire figure de synthèse entre les avis divergents et la sagesse des anciens. Écoutons Jean de Murs : « Notre art que voilà contient une part de dissimulation et d’implicite. Il suffirait d’expliciter le propos pour mettre aussitôt un terme aux incessantes polémiques dont telle ou telle conclusion fait l’objet. Aussi souhaitons-nous, plutôt par amour de ces derniers que de la vérité, justifier de façon claire quelques-unes des conclusions qui font à présent l’objet de si vives discussions. Que nos envieux détracteurs ne s’emportent pas si, par là, nous sommes conduits à tenir des propos insolites, en préservant en apparence les modes du son et en respectant toujours les bornes posées par les Anciens » [17].

Le climat tendu que l’on peut percevoir ici n’est pas le reflet d’une querelle entre les partisans des anciens et des modernes, mais au sein des modernes, entre différents points de vue et solutions proposées pour la notation d’une même musique. C’est la présence de l’auctoritas des anciens que Jean de Murs va invoquer pour arbitrer le débat et légitimer sa proposition. Il s’inscrit ainsi dans la continuité, comme un rassembleur, comme « un nain sur les épaules de géants » pour reprendre une formule souvent citée [18]. L’état de la transmission manuscrite est probablement le témoin le plus explicite de la situation de confusion qui régnait dans les milieux musicaux, non pas pour inventer de la musique mais pour la copier. Les premières années du XIVe siècle nous transmettent en effet peu de sources musicales, mis à part le très célèbre Roman de Fauvel (BNF fr. 146, 1316-1317) qui est le témoin le plus ancien de l’application des théories de l’ars nova pour la notation de quelques pièces. Les transformations des goûts musicaux se font certainement dans la continuité, mais elles précèdent les avancées théoriques. Les problèmes de l’adaptation de la notation se posent et se résolvent par à-coups, mais ne sont que des questions théoriques qui ne doivent pas masquer la fluidité de la création musicale qui n’est pas encore dépendante de l’écrit (les choses vont changer rapidement après, mais c’est un autre débat). La nouveauté supposée de l’ars nova dans les années 1320 est effective dans la création musicale depuis bien des années. Pourquoi, dans ce cas, avoir formulé ces théories en utilisant ponctuellement mais significativement cette opposition entre nova et vetus ?

Nova et vetus

Il s’agit là d’une question de vocabulaire et surtout de son interprétation. Si l’on mène l’enquête sur les traités du XIVe siècle, ceux que l’on a cités et quelques autres, on relève quelques occurrences de cette opposition, s’appliquant principalement à des problèmes d’interprétation de la durée des signes. Il est indéniable qu’il y a des différences entre l’ancien et le nouveau système. Il n’y a cependant aucune expression de mépris ou de remarque négative à l’égard des anciennes pratiques. La comparaison est simplement informative ou montre comment la nouvelle notation complète l’ancienne, la dernière n’effaçant pas la première. Dans l’un des fragments attribués à Philippe de Vitry, il est dit : « Après avoir parlé des longues, brèves, ligatures et silences selon la manière ancienne dont ils sont organisés et connus, il faut parler des brèves, semi-brèves et minimes selon la manière nouvelle dont elles sont organisées et prononcées en suivant les modernes » [19].

Les termes antiqui et moderni sont aussi ponctuellement utilisés pour marquer la différence entre les pratiques contemporaines et celles de la génération précédente. Cette simple enquête lexicale témoigne finalement d’une très grande neutralité dans l’usage de ces termes, loin des enjeux de la révolution esthétique brûlante qui leur a été prêtée. En élargissant la recherche aux traités antérieurs, on retrouve les termes de moderni et antiqui dans un usage à peu près similaire, à la différence que les théoriciens du XIIIe siècle n’ont pas de prédécesseurs immédiats. Leurs traités sur la notation rythmique avancent sur un terrain vierge. Les antiques sont tous ceux qui ont parlé de musique avant eux, de l’Antiquité aux théoriciens de la musica plana dans la tradition de Boèce et l’enseignement du quadrivium [20]. Leurs préoccupations sont différentes, mais ils les citent pour inscrire leur travail dans une tradition, tout comme continuent de le faire les théoriciens de l’ars nova.

La critique moderne n’est pourtant pas la seule à avoir associé le nom de Philippe de Vitry à la nouveauté. Mais dans les traités postérieurs, de la seconde moitié du XIVe siècle [21], c’est en tant que compositeur de motets et non en tant que théoricien, auteur d’un texte. Son traité Ars nova, si fameux pour nous, continue d’être fantôme.

Les productions musicales de l’ars nova : non nova sed nove

C’est en tant que compositeur que Philippe de Vitry aurait le mieux exprimé les théories qui lui sont attribuées. Un rhétoriqueur anonyme du début du XVe siècle dit de lui : « Apres vint Philippe de Vitry qui trouva la maniere des motès, et des balades et des lais et des simples rondeaux, et en la musique trouva les quatre prolacions, et les notes rouges et la noveleté des proporcions » [22]. Le texte dit bien « en la musique », et surtout « trouva la maniere des motès ». On a en effet parfois oublié les sens du mot ars pour n’observer que l’adjectif qui l’accompagne. L’ars désigne la manière de faire et les traités n’apportent rien d’autre que des outils pour écrire et penser la musique. Si Philippe de Vitry le compositeur est un novateur par les outils qu’il utilise, il conserve les genres et les savoir-faire des antiqui du XIIIe siècle. L’isorythmie est un jeu de construction auquel se sont adonnés les compositeurs de motets du XIVe et du XVe siècle jusqu’à Guillaume Dufay. Il s’agit de construire une polyphonie sur une voix empruntée (souvent à la liturgie) et de jouer sur la structure mélodique et rythmique. Le motif rythmique (talea) peut être répété plusieurs fois pendant la citation mélodique (color), laquelle peut à son tour être répétée. Tous les outils conceptuels de l’ars nova (prolations et proportions) peuvent être convoqués pour que les répétitions rythmiques donnent une variation du motif mélodique. Ces jeux de structure si complexes et si élaborés héritent pourtant de ce que l’on peut considérer comme l’archaïsme de la musique du XIIIe siècle, à savoir une pensée modale du rythme. C’est par la répétition de motifs rythmiques en valeurs simples sur une mélodie empruntée que naît la structure. La technique musicale la plus spectaculaire du XIVe siècle, les pièces musicales fleurons de l’ars nova ne sont rien d’autre que l’évolution dans une continuité quasi logique de pratiques antérieures. Rien d’étonnant à cela, sauf aux vues de l’étiquette « révolutionnaire » qui colle à la peau de l’ars nova.

Pour terminer, j’aimerais m’arrêter un instant sur l’image bien connue de l’ancienne et de la nouvelle forge que Guillaume de Machaut utilise dans le Remède de Fortune.

Et si ot des musiciens
Milleurs assez et plus sciens,
En la viez et nouvelle forge
Que Musique qui les chans forge [23]

Ces vers ont souvent été utilisés pour montrer l’idée que Machaut se faisait de sa propre modernité. L’organisation même du Remède de Fortune utilise à la fois des genres hérités de l’ars antiqua et des formes fixes modernes comme structure dynamique de la narration (le passage de la tristesse à l’amour pour l’amant) [24]. Cependant, d’un point de vue strictement musical, il me semble que Machaut ne se place pas là comme figure d’opposition mais plutôt comme figure de synthèse. Il n’ignore certainement pas que les formes qu’il contribue à développer et que l’on a associées à la « nouvelle forge » existent dans la tradition orale des trouvères et dans les musiques de danse. Elles ne sont pas nouvelles, c’est le niveau de développement qu’il leur fait atteindre qui marque une forte évolution. Il utilise avec modération mais efficacité toutes les propositions théoriques issues des traités de l’ars nova, sans jamais se présenter comme leur défenseur. L’image même de la forge pour désigner la pratique du compositeur-poète fait référence à la tradition pythagoricienne puisque la légende raconte que ce dernier a découvert les lois des proportions harmoniques en passant devant une forge. L’acte créateur résulte bien d’un savoir-faire, d’une façon d’agir sur la matière musicale avec de nouveaux outils à la manière d’un forgeron qui perfectionne ses méthodes pour améliorer le résultat de son ouvrage.

La matière n’est pas nouvelle, mais la manière l’est. Ainsi, à la question « l’ars nova est-il moderne ? » on pourrait répondre par une expression malheureusement méconnue au Moyen Âge non nova sed nove [25]. La nouveauté n’est pas dans la chose mais dans la manière. De toute évidence, cette idée de la nouveauté dans la manière n’est pas une découverte de compositeurs et théoriciens du XIVe siècle. Si la rubrique du fragment de traité attribué à Philippe de Vitry avait porté la mention ars nove, le regard de la critique aurait peut-être été différent, plus enclin à observer l’évolution des savoir-faire expérimentaux que la mise en évidence des innovations qui tournent le dos à la tradition. Notre interprétation pourrait changer du tout au tout par une simple lettre, ce qui incite à la plus grande prudence et à l’usage de la nuance dès qu’il s’agit d’appliquer un regard contemporain sur les documents du passé.


1

II Corinthiens, 5, 17 : l’être ancien a disparu, un être nouveau est là.

2

Session 2009-2010 et 2010-2011 : « Révolutions et musique, de l’ars nova au XXIe siècle […] » (B.O. spécial nº 6 du 25 juin 2009).

3

Sarah Fuller, « A Phantom Treatise of the XIVth Century ? The Ars nova », Journal of Musicology, IV, 1985-1986, p. 23-50.

4

Ars nova, in Scriptorum de musica medii aevi nova series a Gerbertina altera, E. de Coussemaker (éd.), Paris, A. Durand, 1864-1876, vol. 3, p. 13-22.

5

Philippi de Vitriaco Ars nova, G. Reaney, A. Gilles et J. Maillard (éd.), Rome, American Institute of Musicology (Corpus scriptorum de musica ; 8), 1964.

6

Johannes Wolf, Geschichte der Mensural-Notation von 1250-1460, Leipzig, Breitkopf _ Härtel, 1904.

7

L’Ars nova : recueil d’études sur la musique du XIVe siècle (Actes du colloque de Wégimont II, 19-24 septembre 1955), Paris, Les Belles Lettres, 1959.

8

Ursula Günther, « Das Ende der Ars Nova », Die Musikforschung, XVI, 1963, p. 105-120.

9

« Sed nonnuli novellae scholae discipuli, dum temporibus mesurandis invigilant, novis notis intendunt, fingere suas quam antiquas cantare malunt ». Texte intégral et traduction : Olivier Cullin, Laborintus. Essais sur la musique au Moyen Âge, Paris, Fayard, 2004, p. 118-122.

10

Olivier Cullin, Laborintus…, p. 113-131. Voir aussi l’article d’Étienne Anheim, « Une controverse médiévale sur la musique : la décrétale Docta sanctorum de Jean XII et le débat sur l’ars nova dans les années 1320 », Revue Mabillon, XI, 2000, p. 221-246.

11

« Reputant aliqui Moderni illos cantores rudes, idiotas, insipientes et ignorantes qui artem ignorant novam vel non cantant secundum illam sed secundum antiquam et, per consequens, antiquam artem reputant rudem et quasi irrationabilem, novam vero subtilem et rationabilem » (Jacobi Leodiensis Speculum musicae, R. Bragard (éd.), Rome, American Institute of Musicology (Corpus scriptorum de musica ; 3-7), 1973, livre VII, chapitre 46). La traduction française est tirée de l’article d’Étienne Anheim, « Une controverse médiévale… ».

12

Michel Huglo, « De Francon de Cologne à Jacques de Liège », Revue belge de musicologie, XXXIV-XXXV, 1980-1981, p. 44-60 ; F. Joseph Smith, « Jacques de Liège, an Anti-Modernist ? », Revue belge de musicologie, XVII, 1963, p. 3-10 ; Frank Hentschel, « Der Streit um die ars nova – nur ein Scherz ? », Archiv für Musikwissenschaft, LVII, 2, 2001, p. 110-130.

13

Michel Huglo, « De Francon de Cologne à… », p. 60.

14

Ces trois traités sont la Notitia artis musicae (1319-1320), la Musica speculativa (1323) et le Compendium (avant 1330).

15

Abreviatio Magistri Franconis, in Scriptorum de musica…, vol. 1, p. 292-296.

16

C’est ce que Dorit Esther Tanay montre dans « The Transition from the Ars Antiqua to the Ars Nova : Evolution or Revolution ? », Musica Disciplina, XLVI, 1997, p. 79-105 et dans son livre Noting Music, Marking Culture : the Intellectual Context of Rhythmic Notation, 1250-1400, Holzgerlingen, American Institute of Musicology – Hänssler-Verlag, 1999.

17

« In arte nostra hac inclusa sunt aliqua quasi abscondita intus latentia, quae si essent exterius enodata, cessarent statim quamplurimi super aliquibus conclusionibus iugiter altercantes. Inde est, quod nos amore ipsorum magis quam veritatis aliquas conclusiones, super quibus nunc magis est orta disputatio, concinne volumus approbare. Nec insurgat invidus reprehensor, si qua dicere cogamur inaudita modos vocis apparentiaque salvantes insequendo semper limites antiquorum » (Johannis de Muris Notitia artis musicae et Compendium musicae practicae, U. Michels (éd.), Rome, American Institute of Musicology (Corpus scriptorum de musica ; 17), 1972, livre II, chapitre VI, § 6-7, p. 47-107). La traduction française est tirée de l’ouvrage de Christian Meyer, Jean de Murs. Écrits sur la musique, Paris, CNRS Éditions (Sciences de la musique), 2000.

18

Bernard de Chartres cité par Jean de Salisbury.

19

« Dicto de longis, brevibus, ligaturis et pausis prout (in) veteri arte ordinantur et cognoscuntur, dicendum est de brevibus, semibrevibus et minimis, prout in nova arte et secundum modernos ordinantur et pronuntiantur » (Philippi de Vitriaco Ars nova, p. 63). Nous traduisons.

20

L’usage des termes antiqui et moderni est sensiblement identique à celui qui en est fait dans les textes des théologiens à la même époque. Voir l’étude de Marie-Dominique Chenu, « Notes de lexicographie philosophique médiévale : antiqui, moderni », Revue des sciences philosophiques et théologiques, XVII, 1928, p. 82-94.

21

Notamment deux traités anonymes : De musica mensurabili (C. Sweeney (éd.), Rome, American Institute of Musicology (Corpus scriptorum de musica ; 13), 1971, p. 29-56) et De musica antiqua et nova (in Scriptorum de musica…, vol. 3, p. 334-64).

22

Recueil d’arts de la seconde rhétorique, É. Langlois (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 12.

23

Vers 4000-4003, après une très longue liste d’instruments. Guillaume de Machaut, Remède de Fortune, E. Hoepffner (éd.), Paris, Firmin Didot, 1911, vol. 2.

24

Margaret Switten, « Guillaume de Machaut, le Remède de Fortune au carrefour d’un art nouveau », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, XLI, 1, 1989, p. 101-116.

25

Citation du Commonitorium de Vincent de Lérins (II, 22), Ve siècle.