La Question de la nouveauté Quoi de plus ancien que la question de la nouveauté ? Que l’on parte, avec Anne-Zoé Rillon, du Moyen Âge, en questionnant la nouveauté de l’Ars nova, ou que, pour aller à l’extrémité du parcours, on explore ce que Robbe-Grillet entend au juste par « nouveau », la question ne cesse de revenir au fil des époques ou des mouvements esthétiques. Certes, la nouveauté peut d’abord être la rupture avec le passé, l’apport stylistique ou thématique de motifs encore ignorés, ou différemment configurés, et prenant, de la sorte, valeur de nouveauté. Mais on comprend vite que ce qui est affiché comme rupture demande une analyse plus fine. Ainsi, on pourrait penser hâtivement que le refus de l’imitation comme matrice d’écriture ne trouve de solution que dans l’invention.
Mais Mathilde Aubague montre bien que le Francion de Charles Sorel invente moins qu’il ne réactive des modèles jusque là périmés. La nouveauté se fait alors, paradoxalement, retour.
La notion de rupture s’efface alors, au profit de celle de transformation : comme le montre Jean-François Castille à propos du « poème en prose », on voit, au XVIIIe siècle, moins l’apparition d’un genre nouveau que le déplacement des attentes liées au genre : les Modernes valorisent alors le roman en lui accordant par l’étiquette « poème » la précellence des formes versifiées que pouvaient être la tragédie ou l’épopée ; et ils accordent ainsi à la prose la valeur littéraire dont elle était jusque là dépourvue, et que les traductions de textes étrangers versifiés en prose vont contribuer de la sorte à lui accorder. Mais on le comprend, cette hésitation entre forme versifiée et prose ne traduit pas une rupture, mais une crise, liée à la saturation des formes existantes, et conduisant à un processus de transformation de ces formes l’une par l’autre.
Un siècle plus tard, avec Aloysius Bertrand, la situation de crise n’est toujours pas résolue, et Elisabetta Sibilio, montre l’extrême difficulté tant énonciative que structurelle dont témoigne le Gaspard de la Nuit. La crise de la prose et du vers met en jeu le support même de l’écrit, et touche donc même l’objet-livre. Les réflexions d’Aloysius Bertrand sur la typographie, les illustrations qu’il prévoyait de mêler au texte, la prise en compte de l’effet visuel dans le signifiant, sont autant d’éléments qui traduisent la crise du verbal et de ses procédés traditionnels. Mais cette crise, pour mériter ce nom, ne peut relever du seul contenu, ou du seul jeu sur les formes. Elle touche aux significations profondes, et en particulier, pour ce qui touche l’écriture, à sa valeur et à sa réception.
Dès lors que la répartition jusque là établie des genres et des formes est atteinte, dès lors que la prose prétend prendre en charge ce qui relevait de la forme versifiée, et que l’on propose un système de valeurs qui peut se décrire comme sens dessus dessous, de quel procédé dispose l’écrivain, si ce n’est celui de la contrefaçon, et de l’ensemble des dissonances que Sandrine Bédouret-Larraburu décrit naturellement comme « diableries » ?
Et c’est bien ce dont il s’agit : Luc Bonenfant met l’accent sur la valeur politique des choix littéraires auxquels conduit cette crise des formes et des genres. On le sait, la revendication romantique, par-delà toute étude thématique ou formelle, est bien une redéfinition du littéraire et de ses formes, redéfinition qui va chercher ses modalités d’expression, bien souvent, non pas dans l’invention, mais dans la réactivation d’un passé antérieur à l’héritage immédiat.
C’est alors à une conception de la nouveauté comme retour cyclique que nous sommes conviés, et c’est ce que Jean-Claude Larrat met en avant dans son étude du texte de Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman. Il oppose alors le nouveau, qu’il lie au renouveau et au retour, au moderne, indifférent à la notion de passé. De fait, les déclarations de Robbe-Grillet témoignent d’une réelle volonté de s’inscrire dans un discours d’actualité – tant dans ses rapports avec Sartre et l’idéologie dominante de l’époque, que dans l’inscription phénoménologique – et en cela il serait moderne ; sans pour autant s’inscrire dans un processus de transformation des formes comme on a pu le voir avec l’ambivalence que l’expression « poème en prose » traduisait.
Stéphane Gallon propose donc une lecture à plusieurs niveaux de La Jalousie qui combine une lecture extrêmement traditionnelle – référentielle et psychologique – à une lecture dialectique et phénoménologique. C’est dans cette triple approche possible qu’il propose de voir la nouveauté du roman.
Elle laisse en effet le lecteur indécis, et, à son tour, Laurence Bougault lit cette indécision, qu’elle relie à des procédés textuels comme les marquages déictiques/anaphoriques, ou le discours indirect libre, comme une forme de nouveauté. C’est que l’indécision est le corollaire inattendu de le précision de géomètre, et que l’écart de focale entre indécision et précision a, selon elle, comme effet de bloquer le processus de représentation.
Finalement, Joël July souligne la nouveauté de cette forme d’écriture : loin de chercher l’adhésion du lecteur par un quelconque « bien-écrire », ou un quelconque « plaisir du texte », l’écriture lance un véritable défi au lecteur, de qui elle exige une vigilance extrême, dont on peut se demander au nom de quoi le lecteur s’y plierait. Mais ce repli du littéraire sur lui-même, on le sait, est lui-même l’aboutissement d’une longue histoire, d’une série de choix, auxquels il conviendrait de réfléchir.
Sommaire Anne-Zoé Rillon-Marne Émergence de la
notion de nouveauté en musique : l’Ars nova en
question | [ XML ] | [ PDF ] | Mathilde Aubague L’Histoire
comique de Francion de Charles Sorel. La nouveauté comme
étape dans la formation du roman moderne | [ XML ] | [ PDF ] | Jean-François Castille Le poème en prose
avant le poème en prose | [ XML ] | [ PDF ] | Elisabetta Sibilio Le livre du
diable. Les « procédés nouveaux » dans Gaspard de la
Nuit | [ XML ] | [ PDF ] | Sandrine Bédouret-Larraburu Dissonances
diaboliques dans Gaspard de la NuitNous adoptons l’édition suivante :
Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière
de Rembrandt et de Callot, J.-L. Steinmetz (éd.), Paris,
Librairie générale française, 2002. La pagination sera indiquée entre
parenthèses. | [ XML ] | [ PDF ] | Luc Bonenfant Le cliché comme
économie politique de la nouveauté | [ XML ] | [ PDF ] | Jean-Claude Larrat Le roman nouveau
est arrivé ; Robbe-Grillet et ses plaidoyers dans
Pour un nouveau roman | [ XML ] | [ PDF ] | Stéphane Gallon Mille lignes pour
mille pattes, dissection et décortication d’une
scutigère : La Jalousie, Robbe-Grillet | [ XML ] | [ PDF ] | Joël July Ambiance de
permanence et de nouveauté dans les premières pages de deux
romans coloniaux contemporains : Un barrage contre le
Pacifique de Duras et La Jalousie de
Robbe-Grillet | [ XML ] | [ PDF ] | Laurence Bougault La
Jalousie de Robbe-Grillet : d’une perception
des paradoxes de la narration-description à une approche de la
modernité du sujet | [ XML ] | [ PDF ] |
|