Dossier : La Question de la nouveauté


Ambiance de permanence et de nouveauté
dans les premières pages de deux romans coloniaux contemporains :
Un barrage contre le Pacifique de Duras
et La Jalousie de Robbe-Grillet

Joël July

Université de Provence, CIELAM

joel.july@univ-provence.fr

Résumé :
Ces deux romans des années cinquante offrent à leurs lecteurs une mise en intrigue particulière : comment le narrateur répartit-il les informations pour dégager l’élément perturbateur qui sera capable d’instaurer une linéarité ? En effet, nous constatons un traitement différent de la temporalité.
L’espace colonial n’est pas non plus clairement annoncé et exploité. Duras et Robbe-Grillet, contrairement par exemple à Romain Gary dans Les Racines du ciel (1956), ne profitent pas de la dimension exotique, de la même manière qu’ils ne condamnent pas frontalement dans leur début de roman le système colonialiste.

Abstract :
These two novels written in the fifties offer at their readers a particular intrigue. How does the narrator divide up the informations to emphasize the disruptive element who will be able to institute a chronology ? Indeed, we can notice a different treatment of temporality.
The colonial space is not clearly announced and exploited. Duras and Robbe-Grillet, contrary to Romain Gary in Les Racines du ciel (1956), don’t take advantage of the exotic size and they don’t condamn directely in the beginning of their novels the colonialist system.

De quoi s’agit-il exactement ? D’abord, soyons franc, de démarquer cette contribution d’une acception très attendue du terme « nouveau » pour envisager La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, soit celle d’une nouveauté formelle et technique, entièrement concentrée dans la construction de l’œuvre, les jeux spéculaires qu’elle met en place, la position narratoriale qui la sous-tend. Ensuite, parce que ce qui me semble le plus novateur ici, c’est le défi de l’auteur ou son acharnement, derrière une légitime satisfaction de sa démarche extrémiste, à supposer le lecteur suffisamment tenace ou intelligent pour maintenir son éveil malgré la carence d’événements, les descriptions géométriques, les séquences narratives contradictoires. Car on ne peut faire de La Jalousie qu’une lecture savante ou ne pas la faire. Le roman, nouveau et contraignant dans son écriture, exige également un comportement d’excellence de la part du lecteur, une vigilance extraordinaire qui, selon nous, remet en cause son statut (ce qui est un tout autre problème). Or, sans avoir besoin de se référer au schéma quinaire ni aux pratiques théâtrales en matière de scène d’exposition, il nous paraîtra évident que les premières pages du roman, en tant que seuil, circonscrivent durablement les attentes du lecteur en même temps qu’elles mettent en branle son questionnement et son intérêt : dans quel état était l’espace avant mon entrée qui fait exister le texte ? et de quoi ma visite va-t-elle être concomitante ? quelle tranche de vie me promet l’auteur ? quel est le programme des réjouissances ?

Il s’agirait donc d’observer la manière dont La Jalousie déjoue ou plutôt dérègle les attentes et notamment cette attente de l’événement perturbateur, en confrontant sa pratique avec celle d’un autre roman des années cinquante qui pourrait a priori en sembler proche, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras. D’ailleurs, l’envie et la jalousie sont aussi des moteurs psychologiques des plus incisifs dans l’univers durassien et ces deux romans choisissent un cadre colonial ; ce qui nous permettra, dans un deuxième temps, d’envisager le traitement exotique et social de ce choix.

Le roman de Marguerite Duras est de 1950, le troisième de sa carrière, à une époque où sa manière est encore relativement classique ou du moins traditionnelle [1]. Mais Duras est certainement l’écrivain le moins soupçonnable de complaisance à l’égard de son lecteur et c’est pourquoi aussi le choix de son roman en confrontation avec La Jalousie de Robbe‑Grillet nous a paru judicieux. On se souvient que, plus tard, au moment de Moderato Cantabile et du passage provisoire chez Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit, Duras sera, à son corps défendant, happée par le label « Nouveau Roman » et que seule son absence à Cerisy en 1971 mettra un terme définitif à la confusion [2]. On se souvient encore que les suites romanesques et théâtrales d’Un barrage… éclaireront sa dimension autobiographique. Pour l’heure, nous ne chercherons dans ce roman que les procédés caractéristiques par lesquels Duras creuse pour le lecteur un lit confortable dans la détermination de l’événement transformateur.

Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce cheval. Même si ça ne devait servir qu’à payer les cigarettes de Joseph. D’abord, c’était une idée, ça prouvait qu’ils pouvaient encore avoir des idées. Puis ils se sentaient moins seuls, reliés par ce cheval au monde extérieur, tout de même capables d’en extraire quelque chose, de ce monde, même si c’était misérable, d’en extraire quelque chose qui n’avait pas été à eux jusque-là, et de l’amener jusqu’à leur coin de plaine saturée de sel, jusqu’à eux trois saturés d’ennui et d’amertume. C’était ça les transports : même d’un désert, où rien ne pousse, on pouvait encore faire sortir quelque chose, en le faisant traverser à ceux qui vivent ailleurs, à ceux qui sont du monde.
Cela dura huit jours. Le cheval était trop vieux, bien plus vieux que la mère pour un cheval, un vieillard centenaire. Il essaya honnêtement de faire le travail qu’on lui demandait et qui était bien au-dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva.
Ils en furent dégoûtés, si dégoûtés, en se retrouvant sans cheval sur leur coin de plaine, dans la solitude et la stérilité de toujours, qu’ils décidèrent le soir même qu’ils iraient tous les trois le lendemain à Ram, pour essayer de se consoler en voyant du monde.

Et c’est le lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie à tous.
Comme quoi une idée est toujours une bonne idée, du moment qu’elle fait faire quelque chose, même si tout est entrepris de travers, par exemple avec des chevaux moribonds. Comme quoi une idée de ce genre est toujours une bonne idée, même si tout échoue lamentablement, parce qu’alors il arrive au moins qu’on finisse par devenir impatient, comme on ne le serait jamais devenu si on avait commencé par penser que les idées qu’on avait étaient de mauvaises idées.

Des indices puissants comme l’espacement typographique après la dernière ligne prouveraient d’abord le traitement marginal de ce qui le précède par rapport au corps du texte. Duras ne pratique cet alinéa appuyé à l’intérieur des chapitres que treize fois dans tout le roman. En outre, rien dans les brouillons préparatoires ne laisse prévoir ces cinq paragraphes : plusieurs épisodes narratifs des chapitres 1 et 2 du roman ont été ébauchés par Duras plus ou moins sous la forme de bribes de journal intime entre 1944 et 1949, comme le prouvent les Cahiers de la guerre, publiés en 2006 par les archives de l’IMEC [3], mais ces cinq paragraphes de synthèse qui expliquent la situation de la triade familiale (la mère, Joseph, Suzanne) et mettent en perspective une forme de changement dans leur état psychologique ont été apparemment ajoutés tardivement par l’auteur comme une aide à la lecture, une stratégie pour mettre en suspense le contenu de l’œuvre. Pourtant, paradoxalement, cet incipit explicatif ne remplit que partiellement ses missions. Ainsi, s’il fait sonner par anticipation le glas pour le cheval, il pourrait à tout le moins modestement aussi nous présenter les protagonistes, le lieu, l’époque. Or ces informations attendues par le lecteur sont éliminées sciemment : le lieu est mythifié comme un espace isolé, loin du monde, extrême, la datation est absente et la narration lui préfère une chronologie relative (« le lendemain ») ou des durées (« huit jours ») ; enfin le texte est truffé de références à la triade sans clairement isoler les personnages, excepté « Joseph » et « la mère » à une brève occasion. Suzanne ne nous apparaîtra qu’en dernier dans son individualité, à la troisième page du roman. Symboliquement, Duras refuse ou retarde une singularisation des personnages, ajoutant le pronom indéfini collectif « tous » à des endroits où il pourrait apparaître inutile et maladroit : « qui allait changer leur vie à tous » (4e §). Elle fait donc en sorte, pour suggérer leur étroite connivence familiale, de maintenir à leur propos le pluriel, voire de les inclure et de les souder dans un ensemble encore plus général mais ténu, du type « exclus du monde ». D’ailleurs les pronoms « on » du texte (l. 12, 17, 32, 34) pourraient se limiter à un simple emploi personnel par lequel ils ne désignent rien de plus que les trois personnages principaux.

Par compensation, cet incipit moderne et évasif active la dramatisation du récit car tout ici est annoncé bien à l’avance : d’abord la mort du cheval, révélée par la formule brève et peu compatissante « puis il creva », alors que tout le premier chapitre reviendra en arrière et reprendra dans le détail sa lente agonie jusqu’à la page 30 où Joseph constate qu’« il respire encore » [4] ; ensuite c’est la cruciale rencontre du lendemain qui sert de prolepse dans l’avant-dernier paragraphe (l. 25-26), avec une charge hyperbolique massive, et cette rencontre avec M. Jo sera l’objet de l’intégralité du chapitre 2. Le cheval est déterminé par le démonstratif « ce » à la deuxième ligne, indu à cette place : anaphorique comme pour suggérer un avant-texte dans lequel le discours narratorial aurait déjà commencé mais jouant sur la deixis comme pour impliquer le lecteur dans cette intrigue et cette scène, comme pour mieux la lui donner à imaginer. Entre la mort du cheval et la rencontre du lendemain, le lecteur, pourtant privé de repères fiables, trouve de quoi mettre sa curiosité en éveil : il va y avoir du nouveau, qui tranche sur l’ambiance nauséeuse dans laquelle cette famille semblait se confiner.

Les très nombreuses répétitions du texte mettent en lumière le même conflit entre une situation stable mais dépréciée et l’élément perturbateur guère plus encourageant mais dont l’échec programmé fonctionne comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, celle qui anéantit le barrage. On observe effectivement plusieurs cas différents de reformulations durassiennes : celles intraphrastiques qui cherchent la surenchère sous le prétexte de la précision ou de la rectification : « coin de plaine saturée de sel, jusqu’à eux trois saturés d’ennui et d’amertume » (l. 10), plus loin « Le cheval était trop vieux, bien plus vieux que la mère […] » (l. 15) ou plus loin encore « Ils en furent dégoûtés, si dégoûtés » (l. 20). À contre sens de ces répétitions intraphrastiques, se trouvent des répétitions architectoniques qui servent de matrice à l’ensemble de l’incipit, comme le mot « idée » combiné avec l’épithète « bonne » à la première phrase du roman puis avec l’épithète « mauvaises » à la fin de cet incipit et plusieurs fois récurrent dans le texte. Cette idée du cheval, leitmotiv, est en étroite relation avec la conjonction de subordination « même si », qui instaure un rapport d’opposition et cherche à prouver le paradoxe de la situation : idée mauvaise mais idée tout de même dont il faut se satisfaire, comment est-ce conciliable ? Il y a donc une leçon à tirer de cet incident que sera l’achat et la mort du cheval, et les nombreux « même si » cherchent à le faire sentir au lecteur. « Même si » est suivi trois fois dans le premier paragraphe et deux fois dans le dernier d’un constat d’échec : « pas grand chose », « misérable », « de travers », « lamentablement ». Or, sa récurrence insiste aussi ou autant sur la proposition principale qu’il complète et qui dit obligatoirement le contraire. Derrière l’échec apparent, il y a au moins la tentative, le rebondissement, l’ultime sursaut, l’événement déclencheur qui va réveiller la routine et fait espérer la nouveauté pour les personnages comme pour le lecteur. Bien que cet effet d’annonce positive soit donné sur un ton ironique, il n’en invalide pas pour autant les vertus transformatrices de l’événement. Un des rares mots du texte qui n’est pas bissé par Duras, c’est l’adjectif attribut « impatient » (l. 32). Il suggère combien cet incipit s’ouvre, malgré sa nonchalance, sur un état profond de crise. Les personnages jusque-là absurdes et grotesques dans leur inertie, leur contentement et leur exclusion, se retrouvent frustrés et à partir de cette frustration insurmontable qui désormais les tord et les meut, leur coalition va exploser.

Si la finalité du texte semble bien celle de prévenir le lecteur du changement d’attitude des personnages, celle de révéler la pulsion psychique et l’impulsion diégétique, pour autant, la distanciation narratoriale, le ton sans complaisance, l’ironie méprisante, nous engluent dans une ambiance nauséeuse, celle des colonies certainement pour Duras, celle du sel qui sature les plaines, celle de la soumission pathétique à la déveine. Remarquons l’emploi admirable du pluriel dans la tournure « entrepris de travers, par exemple avec des chevaux moribonds » : Duras incite tout à coup le lecteur à penser que la famille a fait plusieurs fois la bêtise indécrottable d’acheter un cheval maladif, ou qu’elle serait à même d’y repiquer crassement. Sa vulgarité la condamne : comment ne pas voir une caricature dans la virée consolatrice à Ram, et notamment par le lien consécutif que cette décision semble entretenir avec l’absence d’un cheval qui ne rendit que huit jours ses bons offices ? Cette vulgarité gît dans le choix du divertissement comme dans la cause de son besoin, qui sent le prétexte…

Nous dirons pour conclure sur l’incipit de Duras, que le lecteur se croit dans la permanence alors qu’il vient d’entrer dans la nouveauté. Cette nouveauté dans l’intrigue, que tout le roman confirmera et qui aboutira effectivement à l’émancipation des deux enfants par rapport à leur mère et en filigrane à la rébellion du peuple indigène vis-à-vis du colonisateur, ce texte liminaire l’affiche ostensiblement, mais dans le même temps en minimise l’effet d’annonce en offrant une lecture plus ironique qui autorise par voie de conséquence le lecteur à douter et à ne retenir provisoirement que la poisse indochinoise.

Au début de La Jalousie, le lecteur toujours conciliant lorsqu’il entame sa lecture, sera au contraire frappé par l’instantanéité du diégétique. L’adverbe « maintenant », vecteur de sa prise immédiate de l’incipit, couplé comme il se doit avec le tiroir verbal du présent, le place automatiquement dans une situation de nouveauté. Répété au deuxième alinéa, puis à la sixième ligne du deuxième paragraphe [5], une succession des faits viendrait prouver la linéarité chronologique et la rapidité avec laquelle les mouvements s’enchaînent. D’ailleurs, à ces situations présentées comme présentes font face des allusions à un temps antérieur avec lequel elles entretiennent des liens : le fait qu’A… était ailleurs auparavant (certainement sur la terrasse), la conversation du déjeuner avec Christiane, l’époque où la balustrade exposait une peinture uniforme, la récente plantation des bananiers du côté de la terrasse. Tout devrait donc concourir à accentuer l’impression que les choses changent dans ce début de roman. Or, l’adverbe « maintenant » n’est pas associé avec du narratif mais avec du descriptif et justement cela change tout. On pourrait dire que ce « maintenant » réitéré n’est pas un adverbe d’énoncé mais d’énonciation. Il ne se met pas en contemporanéité avec l’événement mais avec le regard du narrateur, comme si derrière lui il y avait un verbe sous-entendu comme « je vois », « je constate ». Hors de cette vision, rien ne s’accomplit, au moins dans ces premières pages. Au-delà, il faut constater que cinq chapitres ou séquences du roman (qui en compte huit) débutent par l’adverbe « maintenant » et surtout le premier et le dernier chapitres portent le même titre, annulant par cette symétrie la chronologie des faits qu’un lecteur naïf ou très entêté chercherait tout de même, et prouvant le caractère irrésolu et inguérissable du sentiment aigu qu’exprime le titre du roman. À la fausse impression de nouveauté correspond une réalité permanente, celle de l’indéfectible jalousie de la voix-regard narratoriale et de l’indécidable adultère d’A… C’est ce statut ambigu, inopérant et frustrant de l’adverbe « maintenant », soit par le différé scriptural soit par les valeurs élargies du présent de l’indicatif, que Robbe-Grillet épingle lui-même dans la réponse du boy : « À une question peu précise concernant le moment où il a reçu cet ordre [celui d’apporter le seau à glace alors qu’A… vient d’insister sur la terrasse pour qu’on lui réponde que la boisson n’est pas assez fraîche et pour que l’un d’entre eux se déplace jusqu’à l’office], il répond "Maintenant", ce qui ne fournit aucune indication satisfaisante » (p. 50). Dans ce pseudo-échange dialogal, la vanité de la réponse du boy pour l’enquête de la voix-regard est à l’égal de cette surenchère de marquage temporel dans le roman pour l’enquête du lecteur.

Le deuxième élément marquant de cet incipit est donc le fait descriptif comme seul effet de suspense à se mettre sous la dent. Mais là encore, la description n’appellera pas la transformation. Ce pourrait être le cas avec l’harmonie géométrique du premier paragraphe, « cet instant » précis de coïncidence que décrit Robbe-Grillet avec une minutie éblouissante. Mais rien ne vient, dans le deuxième paragraphe, instaurer l’impression de bascule qui s’est obligatoirement déroulée dans l’intervalle. Certes, entre les deux paragraphes, la coïncidence s’est rompue, la division en deux parties égales de l’angle de la terrasse s’est décalée, mais la suite de la description ignore la dysharmonie qui vient de se produire en sous-texte. D’ailleurs « A… ne regarde pas vers la fenêtre » pour constater combien l’équilibre inaugural vient de se rompre. Et si cette description a donc tout de même valeur de démarrage narratif, c’est sur un plan tout à fait symbolique. C’est ce que suggère Gabriel Saad lorsqu’il souligne : « Les formes géométriques […] occupent, de façon notoire, une place très importante dans La Jalousie. C’est pourquoi il devient impossible de les négliger en arguant, comme certains lecteurs l’ont fait, de l’ennui suscité par leur retour systématique dans le texte. C’est aller beaucoup trop vite en besogne. Leur retour systématique constitue, au contraire, un appel à l’intelligence du lecteur. Il s’agit, on le voit, d’accomplir un travail de lecture qui puisse être, en aval, aussi novateur que le travail d’écriture l’a été en amont » [6].

On serait bien de cet avis à propos des déterminants et adjectifs numéraux à certains moments du texte. Ainsi, dans l’apéritif de midi aux pages 46-52, le nombre de verres servis puis distribués puis visibles sur la table, le nombre de gorgées bues par les uns ou les autres, la proximité nécessaire vis-à-vis des jalousies pour observer partiellement ce qu’il se passe sur la terrasse, prouvent de manière indubitable que c’est le mari qui a consenti à la demande de son épouse [7] d’aller chercher le seau à glace, puis qu’au retour de l’office où il s’est entretenu avec le boy, il est repassé dans le bureau, s’est approché à moins de deux mètres des fenêtres pour entrevoir et espionner à travers les jalousies ce qu’il se passait entre A… et Franck sur la terrasse, et qu’il avait déjà effectué le même parcours obsessionnellement jaloux à son premier passage devant le bureau. Tout ceci, le texte le tisse ingénieusement et un lecteur vigilant saura le repérer. Une autre jolie formulation de Gabriel Saad dit : « Au lieu de se laisser conter, [le lecteur] sait compter, comparer, reconnaître et bâtir par lui-même ses propres itinéraires de lecture ». Mais je serai moins d’accord avec le crédit oculaire et oraculaire qu’il accorde aux formes géométriques dans la citation précédente : elles sont rarement un indice narratif, mais vaguement un indice psychologique de la névrose de l’époux, et assurément un indice symbolique.

Car les descriptions sont si précises que l’on n’y voit rien « ni en profondeur ni en surface ni entre les deux » (insiste le pamphlétaire Jean-Philippe Domecq dans son ouvrage de 2005 publié à L’Esprit des péninsules [8]). Le lecteur se perd dans les détails par manque de distance et manque de direction ; distance et direction que devrait prendre le narrateur en regardant à l’entour et qu’il ne prend pas, signe peut-être de son obsession. Envieux de ce qu’il pourrait ne pas voir, il se condamne à une scrutation minutieuse qui lui obscurcit le jugement et la clairvoyance ; du coup, le lecteur est plongé dans le même aveuglement que le narrateur-personnage, comme encore l’un des indigènes qui scrute une eau boueuse.

Si la description ne prend donc pas une fonction réaliste ou dramatique dans l’œuvre, elle serait donc à ranger du côté symbolique. Jean Ricardou qui tentait, en confrontant méthodiquement les pratiques du Nouveau Roman, de réunir les tempéraments et les écritures inconciliables des différents acteurs de ce pseudo-courant littéraire depuis sa naissance, y parvient à peu près, il nous semble, dans l’ouvrage de 1973 pour la collection « Écrivains de toujours » (toujours au Seuil, nº 92) : « Puisqu’elle est astreinte au linéaire, la description est vouée au digressif » [9], mais par ce qu’il nomme un « vertige de l’exhaustif », le récit se trouve irrémédiablement « enlisé » dans cette description de nature digressive. Il faut donc, pour le lecteur, que soit elle signifie par elle-même au-delà de son aspect superficiel et superfétatoire, soit elle signifie par comparaison/confrontation avec une description d’apparence similaire qu’il lira un peu après. On pourrait effectivement trouver du sens dans cette description inaugurale : le trait d’ombre du pilier forme avec les dalles de la terrasse, avec les angles de la terrasse, des triangles qui illustrent le triangle amoureux dont l’intrigue reprendra le schéma ; la coïncidence des traits à cet instant précis où le narrateur observe la terrasse manifeste son indécision face à l’alternative où il se retrouve : soupçonner ou non son épouse, basculer ou non dans la monomanie.

Davantage, évidemment, c’est la reprise des mêmes éléments de l’intrigue, des mêmes séquences descriptives tout au long du roman, avec d’infimes parfois, mais plus souvent de copieuses métamorphoses ou inversions, qui constitue le sens même de l’intrigue : « Et si dans La Jalousie tous les énoncés font image, c’est que nous sommes dans l’activité fantasmante d’un regard qui réajuste sans cesse une vision initiale qu’il récuse et qui fait retour : en lui sont à l’œuvre des motions incompatibles qui ne peuvent jamais se stabiliser dans le compromis d’une scène satisfaisante […] » [10].

Au-delà d’un sens (signification) de l’histoire racontée, c’est le sens (enjeu et orientation) du roman que ces descriptions variables créent : l’écriture aventureuse, le viol de l’identité, qui rompent avec la tradition, annulent le pouvoir de décision du narrateur, suppriment l’illusion référentielle et placent l’intelligence du lecteur au cœur du dispositif ; ce qui constitue évidemment de la nouveauté romanesque si et seulement si le lecteur n’a pas été découragé auparavant par la permanence dans laquelle les éléments narratifs et descriptifs se figent, compte tenu de l’incessant renouveau diégétique que l’auteur leur fait subir. La nouveauté de Robbe-Grillet consiste alors pour partie à faire traîner le diégétique en procédant à une récriture complexe et antinomique de quelques maigres péripéties, soit un renouveau paradoxal : mettre à jour l’événement en le remettant au jour pour le lecteur.

A… demande ce qu’il y a de nouveau, aujourd’hui, sur la plantation. Il n’y a rien de nouveau. Il n’y a toujours que les menus incidents de culture qui se reproduisent périodiquement, dans l’une ou l’autre pièce, selon le cycle des opérations. Comme les parcelles sont nombreuses et que l’ensemble est conduit de manière à échelonner la récolte sur les douze mois de l’année, tous les éléments du cycle ont lieu en même temps chaque jour, et les menus incidents périodiques se répètent aussi tous à la fois, ici ou là, quotidiennement [11].

L’autre intérêt d’une confrontation entre l’incipit de Duras et celui de Robbe-Grillet réside dans la parenté du motif colonial sur lequel chacune des deux œuvres s’appuie. Il ne saurait être question de réduire l’une à l’autre quand le roman de Duras paraît en 1950 alors que celui de Robbe-Grillet exploite tardivement le thème en 1957, à un moment où les processus de décolonisation se multiplient [12]. L’enjeu sur l’ensemble de l’œuvre, de cette exploitation du motif est bien différent puisque Duras y reviendra souvent et que l’expérience coloniale est au cœur de sa biographie, de son enfance et de son imaginaire créatif. Nous n’envisagerons encore cette question que sous l’angle de la réception du lecteur : sa prise de conscience du fait colonial (temps, espace, système institutionnel et les relations humaines qu’ils induisent).

Remarquons d’abord que pour ces deux romans d’après-guerre le motif colonial n’est pas prétexte à une description exotique. Dans son analyse politique de La Jalousie, Jacques Leenhardt circonscrit la période par opposition au siècle littéraire qui précède de 1860 à 1945 : après des modes de valorisation de la nature ou de l’état de nature dans lequel vit le colonisé, la littérature coloniale d’après-guerre se plonge dans une vision politique en reléguant plus ou moins le pittoresque. Chez Duras comme chez Robbe-Grillet, cette relégation est évidente surtout dans les premières pages de leur roman. À titre comparatif, nous pourrions observer la mise en scène exotique à laquelle procède par exemple un Romain Gary dans une œuvre de belle envergure telle que Les Racines du ciel, prix Goncourt en 1956. Celui-ci situe son roman en « Afrique-Équatoriale française » et le fait comprendre immédiatement à son lecteur par un chapitre liminaire, scène d’anthologie où un jésuite parcourt une colline luxuriante à la rencontre du personnage de Saint-Denis. À ne regarder que le lexique dans sa partie substantivale, on mesurera combien l’imaginaire du lecteur est sollicité par un décor hors norme : « bambous », « casque blanc », « profil de conquistador », « jeep », « éléphants », « grande forêt équatoriale », « lit de camp », « thé », « boy » [13]. Dans le même temps diégétique, Duras parle d’un cheval, de la plaine, et la mention du « désert » pourrait relever de l’extension métonymique du terme. Le mot « bungalow » qui n’apparaît qu’après l’incipit est une substitution récente de Duras pour connoter l’extranéité du lieu. Les premiers brouillons des Cahiers de la guerre évoquent encore le lieu d’habitation de Mme Donnadieu, mère de Marguerite Duras, sous le terme européen de « maison ». Dans La Jalousie, le lecteur doit chercher assez longtemps les indices exotiques : faut-il considérer la présence d’une terrasse et d’une balustrade comme des signes pertinents ? Bien plus, Robbe-Grillet conduit le lecteur sur une fausse piste : la chaleur du climat est comparée par A…, dans un discours indirect libre, à des lieux bien plus moites qu’elle aurait autrefois fréquentés, « – en Afrique par exemple – » (p. 10). Le lecteur ne peut plus alors imaginer l’Afrique comme cadre de l’intrigue et il aura bien des difficultés à se réacclimater à cette idée face aux « bananiers de la plantation » de la page suivante. Des toponymes interviendront très tardivement dans l’œuvre à propos du port mais ils restent opaques et jamais la Nouvelle-Guinée, par exemple, ne sera mentionnée. Duras utilise dès l’incipit le toponyme « Ram » mais il est pour ainsi dire flouté par sa bizarrerie. Plus tard, Kam viendra camoufler « Kampot », la grande ville sera le seul mode de désignation pour Saïgon. Gary en revanche, multiplie dès l’ouverture de son roman les noms propres qui dénotent ou laissent imaginer le cadre colonial : c’est un « poney kirdi » qui sert de monture au jésuite (bien plus exotique que le cheval moribond de Duras), on évoque les monts Oulé, la plaine de l’Ogo, les découvertes de Rhodésie. Et le boy, figure commune aux trois romans, s’appelle ici « N’Gola » alors que Duras lui fait endosser le surnom de « caporal » et que Robbe-Grillet n’en identifie aucun. Contrairement encore à Robbe-Grillet qui nous détourne du continent africain provisoirement, Romain Gary parle des « sueurs de la terre africaine » et des « grands troupeaux africains » [14].

Ce qu’il y a donc de nouveau dans l’exploitation du motif colonial chez Robbe-Grillet et dans une moindre mesure chez Duras [15], c’est en quelque sorte le refus du pittoresque qui détournerait l’attention du lecteur vers une vision locale, partielle et contingente de ce que peut avoir d’universel leur œuvre.

Pourtant, contrairement à la plupart des critiques qui voient dans La Jalousie une satire du thème vaudevillesque du triangle amoureux, Jacques Leenhardt prétend que le roman de Robbe-Grillet prend sa véritable signification à la lumière du mythe colonial à partir duquel et contre lequel il est construit : l’univers des blancs, des coloniaux, de la raison et de la culture s’opposant à l’univers des noirs, des colonisés, du travail et de la nature. C’est cette opposition qui constitue, dans cette perspective, la structure significative du roman. Le regard n’est donc pas d’abord celui d’un jaloux, bien qu’il le soit aussi mais accessoirement, mais celui d’un colon qui sent s’effondrer son pouvoir et qui essaie désespérément de le maintenir.

Ainsi s’expliqueraient le passage de la lumière symbolique de l’occident colonisateur à la nuit indigène chargée d’insectes et de bruits d’animaux, la thématique obsédante du mille-pattes à écraser, de la chanson indigène difficile à comprendre pour le narrateur quand A… semble pouvoir en suivre le mouvement désarticulé mais tenace et redondant. Cette interprétation engagée, bien qu’elle fût abondamment nuancée voire décriée par Robbe-Grillet lui-même, a le mérite d’introduire à côté du mythe fondateur de « l’aventure d’une écriture » celui de l’écriture d’une aventure, l’aventure révolutionnaire… Nous contesterions facilement la place de Franck comme une image renouvelée du colonisateur, compte tenu de ses propos et de la vanité que sa fonction d’amant et de propriétaire terrien lui fait endosser au cours de l’œuvre. Pour autant, que la voix-regard narratoriale serve une dénonciation de la société capitaliste ne fait pas grand doute. Notre incipit, pour y revenir, semble le suggérer dès la description des plantations de bananiers : le « désordre […] des parcelles les plus anciennes » (p. 11), la décrépitude de la balustrade font signe et pourraient indiquer au lecteur vigilant que l’équilibre inaugural qui se rompt est celui du temps de la colonisation. À l’avenant, les stéréotypes spéculaires du roman que Franck et A… lisent conjointement, la force des voix africaines qui chantent, le remplacement des rondins du pont, le regard narratorial qui ne voit pas la présence massive et active des indigènes autour de sa terrasse, son obsession de voir en Franck un amant potentiel quand A… se moque de ses compétences et au contraire « valorise » les noirs en imaginant avec eux une possible rencontre charnelle… tout ceci pourrait effectivement ranger La Jalousie très près des motivations durassiennes dans l’ironique regard qu’elle porte sur les Occidentaux [16] qui sont arrêtés dans leurs hâtifs déplacements par l’écrasement d’un enfant indochinois, dans la description tragique et satirique de la misère des indigènes, dans le combat acharné que la mère mène contre les agents du cadastre.

Or, Duras comme Robbe-Grillet dénoncent la colonisation en nous en écœurant, en l’affichant dans sa permanence suffisante et ne suggérant qu’à peine le souffle de renouveau qui s’exhale de ce terreau infesté [17]. À l’opposé, Romain Gary met le sens de l’Histoire au centre de son roman :

Les intellectuels bourgeois exigeaient de leur société décadente qu’elle s’encombrât des éléphants, pour la seule raison qu’ils espéraient ainsi échapper eux-mêmes à la destruction. Ils se savaient tout aussi anachroniques et encombrants que ces bêtes préhistoriques : c’était une simple façon de crier pitié pour eux-mêmes, afin d’être épargnés [18].

La métaphore exotique de l’éléphant comme reflet d’un colonialisme en voie d’extinction semble une stratégie plus habile pour le lecteur courant, que la comparaison de ce système féodal avec une plantation de bananes, un seau à glace ou une scutigère. Ce qui confirmerait, s’il était besoin, que le propos de Robbe-Grillet n’était pas politiquement polémique.


1

D’ailleurs, ce que nous allons constater dans Un barrage contre le Pacifique, c’est-à-dire l’exigence événementielle du seuil et la mise en route du côté du lecteur d’une attente violente, pourra être confirmé par toutes les œuvres romanesques de Marguerite Duras, et même parmi les plus tardives comme Les Yeux bleus cheveux noirs (Paris, Éditions de Minuit, 1986).

2

Lire à ce sujet la rubrique « Auto-détermination » dans Jean Ricardou, Le Nouveau Roman [1re éd. 1973], Paris, Seuil (Écrivains de toujours), 1978, p. 11-13.

3

Marguerite Duras, Cahiers de la guerre, O. Corpet et S. Bogaert (éd.), Paris, P.O.L – IMEC, 2006.

4

Nous nous référons à l’édition suivante : Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard (Folioplus classiques), 2005.

5

Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Éditions de Minuit, 1957. Nous citerons désormais cette édition et nous bornerons à indiquer, entre parenthèses, la page de référence.

6

Gabriel Saad, « La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet : une poétique de l’équivoque », Carnets, nº 2, janvier 2010, L’Équivoque, p. 113-122. http://carnets.web.ua.pt/.

7

Mari et épouse sont des rôles que nous acceptons d’attribuer à la voix-regard et à A… dans la perspective d’une interprétation admise de La Jalousie comme parodie des romans psychologiques, où régulièrement un triangle de personnages qui procède à des aménagements affectifs sert de fondement à l’intrigue.

8

Jean-Philippe Domecq, Alain Robbe-Grillet ?, Paris, L’Esprit des péninsules, 2005, p. 51.

9

Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, p 124.

10

François Migeot, « De l’altération à l’autre du texte sur La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet », Semen, 12, 2000, Répétition, altération, reformulation dans les textes et discours ; mis en ligne le 13 avril 2007, URL : http://semen.revues.org/document1913.html.

11

Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, p. 206.

12

Rappelons que Duras voit dans l’engagement polémique du Barrage… le principal motif de son échec pour le prix Goncourt.

13

Romain Gary, Les Racines du ciel [1re éd. 1956], Paris, Gallimard (Folio), 1980, p. 15-17.

14

Ibid., p. 16.

15

Encore que la faible teneur exotique – hors des passages consacrés aux enfants de la plaine – soit plus surprenante chez Duras qui met le Pacifique à l’honneur dès son titre. Elle exploite plus franchement que Robbe-Grillet le « vampirisme colonial », qui compose en creux une œuvre intimiste et intime. En comparaison, L’Amant, plus tardif et aux enjeux sociaux moins polémiques, profite bien davantage du pittoresque indochinois. Rappelons que M. Jo dans Un barrage contre le Pacifique n’est jamais identifié franchement comme un Chinois alors que ce sera le principal mode de désignation dans L’Amant.

16

Robbe-Grillet utilise l’adjectif lui aussi (p. 194).

17

C’est un des mérites de l’adaptation récente de Rithy Panh (2008) que d’introduire une dimension prémonitoire et communautaire dans les efforts désespérés de la mère pour construire des barrages. L’hommage qui lui est rendu dans le générique final, constatant les cultures actuelles sur la plaine « saturée de sel » de Mme Donnadieu, l’atteste.

18

Romain Gary, Les Racines du ciel, p. 354.