Ambiance de
permanence et de nouveauté
dans les premières pages de deux
romans coloniaux contemporains :
Un barrage contre le
Pacifique de Duras
et La Jalousie de
Robbe-Grillet
Joël July
Université de
Provence, CIELAM
joel.july@univ-provence.fr
Résumé :
Ces deux romans des
années cinquante offrent à leurs lecteurs une mise en intrigue
particulière : comment le narrateur répartit-il les informations pour
dégager l’élément perturbateur qui sera capable d’instaurer une
linéarité ? En effet, nous constatons un traitement différent de la
temporalité.
L’espace colonial n’est pas non plus clairement
annoncé et exploité. Duras et Robbe-Grillet, contrairement par exemple
à Romain Gary dans Les Racines du ciel (1956), ne
profitent pas de la dimension exotique, de la même manière qu’ils ne
condamnent pas frontalement dans leur début de roman le système
colonialiste.
Abstract :
These two novels
written in the fifties offer at their readers a particular intrigue.
How does the narrator divide up the informations to emphasize the
disruptive element who will be able to institute a chronology ?
Indeed, we can notice a different treatment of temporality.
The
colonial space is not clearly announced and exploited. Duras and
Robbe-Grillet, contrary to Romain Gary in Les Racines du
ciel (1956), don’t take advantage of the exotic size and they
don’t condamn directely in the beginning of their novels the
colonialist system.
De quoi s’agit-il
exactement ? D’abord, soyons franc, de démarquer cette contribution
d’une acception très attendue du terme « nouveau » pour envisager
La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, soit celle d’une
nouveauté formelle et technique, entièrement concentrée dans la
construction de l’œuvre, les jeux spéculaires qu’elle met en place, la
position narratoriale qui la sous-tend. Ensuite, parce que ce qui me
semble le plus novateur ici, c’est le défi de l’auteur ou son
acharnement, derrière une légitime satisfaction de sa démarche
extrémiste, à supposer le lecteur suffisamment tenace ou intelligent
pour maintenir son éveil malgré la carence d’événements, les
descriptions géométriques, les séquences narratives contradictoires.
Car on ne peut faire de La Jalousie qu’une lecture
savante ou ne pas la faire. Le roman, nouveau et contraignant dans son
écriture, exige également un comportement d’excellence de la part du
lecteur, une vigilance extraordinaire qui, selon nous, remet en cause
son statut (ce qui est un tout autre problème). Or, sans avoir besoin
de se référer au schéma quinaire ni aux pratiques théâtrales en
matière de scène d’exposition, il nous paraîtra évident que les
premières pages du roman, en tant que seuil, circonscrivent
durablement les attentes du lecteur en même temps qu’elles mettent en
branle son questionnement et son intérêt : dans quel état était
l’espace avant mon entrée qui fait exister le texte ? et de quoi ma
visite va-t-elle être concomitante ? quelle tranche de vie me promet
l’auteur ? quel est le programme des réjouissances ?
Il s’agirait donc
d’observer la manière dont La Jalousie déjoue ou plutôt
dérègle les attentes et notamment cette attente de l’événement
perturbateur, en confrontant sa pratique avec celle d’un autre roman
des années cinquante qui pourrait a priori en sembler
proche, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite
Duras. D’ailleurs, l’envie et la jalousie sont aussi des moteurs
psychologiques des plus incisifs dans l’univers durassien et ces deux
romans choisissent un cadre colonial ; ce qui nous permettra, dans un
deuxième temps, d’envisager le traitement exotique et social de ce
choix.
Le roman de
Marguerite Duras est de 1950, le troisième de sa carrière, à une
époque où sa manière est encore relativement classique ou du moins
traditionnelle [1]. Mais Duras est
certainement l’écrivain le moins soupçonnable de complaisance à
l’égard de son lecteur et c’est pourquoi aussi le choix de son roman
en confrontation avec La Jalousie de Robbe‑Grillet nous a
paru judicieux. On se souvient que, plus tard, au moment de
Moderato Cantabile et du passage provisoire chez Jérôme
Lindon aux Éditions de Minuit, Duras sera, à son corps défendant,
happée par le label « Nouveau Roman » et que seule son absence à
Cerisy en 1971 mettra un terme définitif à la confusion [2]. On se souvient encore que les suites romanesques et
théâtrales d’Un barrage… éclaireront sa dimension
autobiographique. Pour l’heure, nous ne chercherons dans ce roman que
les procédés caractéristiques par lesquels Duras creuse pour le
lecteur un lit confortable dans la détermination de l’événement
transformateur.
Il leur avait
semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce
cheval. Même si ça ne devait servir qu’à payer les cigarettes de
Joseph. D’abord, c’était une idée, ça prouvait qu’ils pouvaient encore
avoir des idées. Puis ils se sentaient moins seuls, reliés par ce
cheval au monde extérieur, tout de même capables d’en extraire quelque
chose, de ce monde, même si c’était misérable, d’en extraire quelque
chose qui n’avait pas été à eux jusque-là, et de l’amener jusqu’à leur
coin de plaine saturée de sel, jusqu’à eux trois saturés d’ennui et
d’amertume. C’était ça les transports : même d’un désert, où rien ne
pousse, on pouvait encore faire sortir quelque chose, en le faisant
traverser à ceux qui vivent ailleurs, à ceux qui sont du monde.
Cela dura huit jours. Le cheval était trop vieux, bien plus
vieux que la mère pour un cheval, un vieillard centenaire. Il essaya
honnêtement de faire le travail qu’on lui demandait et qui était bien
au-dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva.
Ils en
furent dégoûtés, si dégoûtés, en se retrouvant sans cheval sur leur
coin de plaine, dans la solitude et la stérilité de toujours, qu’ils
décidèrent le soir même qu’ils iraient tous les trois le lendemain à
Ram, pour essayer de se consoler en voyant du monde.
Et c’est le
lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait changer
leur vie à tous.
Comme quoi une idée est toujours une bonne
idée, du moment qu’elle fait faire quelque chose, même si tout est
entrepris de travers, par exemple avec des chevaux moribonds. Comme
quoi une idée de ce genre est toujours une bonne idée, même si tout
échoue lamentablement, parce qu’alors il arrive au moins qu’on finisse
par devenir impatient, comme on ne le serait jamais devenu si on avait
commencé par penser que les idées qu’on avait étaient de mauvaises
idées.
Des indices
puissants comme l’espacement typographique après la dernière ligne
prouveraient d’abord le traitement marginal de ce qui le précède par
rapport au corps du texte. Duras ne pratique cet alinéa appuyé à
l’intérieur des chapitres que treize fois dans tout le roman. En
outre, rien dans les brouillons préparatoires ne laisse prévoir ces
cinq paragraphes : plusieurs épisodes narratifs des chapitres 1 et 2
du roman ont été ébauchés par Duras plus ou moins sous la forme de
bribes de journal intime entre 1944 et 1949, comme le prouvent les
Cahiers de la guerre, publiés en 2006 par les
archives de l’IMEC [3], mais ces cinq paragraphes de synthèse qui expliquent
la situation de la triade familiale (la mère, Joseph, Suzanne) et
mettent en perspective une forme de changement dans leur état
psychologique ont été apparemment ajoutés tardivement par l’auteur
comme une aide à la lecture, une stratégie pour mettre en suspense le
contenu de l’œuvre. Pourtant, paradoxalement, cet incipit explicatif
ne remplit que partiellement ses missions. Ainsi, s’il fait sonner par
anticipation le glas pour le cheval, il pourrait à tout le moins
modestement aussi nous présenter les protagonistes, le lieu, l’époque.
Or ces informations attendues par le lecteur sont éliminées
sciemment : le lieu est mythifié comme un espace isolé, loin du monde,
extrême, la datation est absente et la narration lui préfère une
chronologie relative (« le lendemain ») ou des durées (« huit
jours ») ; enfin le texte est truffé de références à la triade sans
clairement isoler les personnages, excepté « Joseph » et « la mère » à
une brève occasion. Suzanne ne nous apparaîtra qu’en dernier dans son
individualité, à la troisième page du roman. Symboliquement, Duras
refuse ou retarde une singularisation des personnages, ajoutant le
pronom indéfini collectif « tous » à des endroits où il pourrait
apparaître inutile et maladroit : « qui allait changer leur vie à
tous » (4e §). Elle
fait donc en sorte, pour suggérer leur étroite connivence familiale,
de maintenir à leur propos le pluriel, voire de les inclure et de les
souder dans un ensemble encore plus général mais ténu, du type
« exclus du monde ». D’ailleurs les pronoms « on » du texte (l. 12,
17, 32, 34) pourraient se limiter à un simple emploi personnel par
lequel ils ne désignent rien de plus que les trois personnages
principaux.
Par compensation,
cet incipit moderne et évasif active la dramatisation du récit car
tout ici est annoncé bien à l’avance : d’abord la mort du cheval,
révélée par la formule brève et peu compatissante « puis il creva »,
alors que tout le premier chapitre reviendra en arrière et reprendra
dans le détail sa lente agonie jusqu’à la page 30 où Joseph constate
qu’« il respire encore » [4] ; ensuite c’est la cruciale rencontre du
lendemain qui sert de prolepse dans l’avant-dernier paragraphe
(l. 25-26), avec une charge hyperbolique massive, et cette rencontre
avec M. Jo sera l’objet de l’intégralité du chapitre 2. Le cheval est
déterminé par le démonstratif « ce » à la deuxième ligne, indu à cette
place : anaphorique comme pour suggérer un avant-texte dans lequel le
discours narratorial aurait déjà commencé mais jouant sur la
deixis comme pour impliquer le lecteur dans cette
intrigue et cette scène, comme pour mieux la lui donner à imaginer.
Entre la mort du cheval et la rencontre du lendemain, le lecteur,
pourtant privé de repères fiables, trouve de quoi mettre sa curiosité
en éveil : il va y avoir du nouveau, qui tranche sur l’ambiance
nauséeuse dans laquelle cette famille semblait se confiner.
Les très nombreuses
répétitions du texte mettent en lumière le même conflit entre une
situation stable mais dépréciée et l’élément perturbateur guère plus
encourageant mais dont l’échec programmé fonctionne comme la goutte
d’eau qui fait déborder le vase, celle qui anéantit le barrage. On
observe effectivement plusieurs cas différents de reformulations
durassiennes : celles intraphrastiques qui cherchent la surenchère
sous le prétexte de la précision ou de la rectification : « coin de
plaine saturée de sel, jusqu’à eux trois saturés d’ennui et
d’amertume » (l. 10), plus loin « Le cheval était trop vieux, bien
plus vieux que la mère […] » (l. 15) ou plus loin encore « Ils en
furent dégoûtés, si dégoûtés » (l. 20). À contre sens de ces
répétitions intraphrastiques, se trouvent des répétitions
architectoniques qui servent de matrice à l’ensemble de l’incipit,
comme le mot « idée » combiné avec l’épithète « bonne » à la première
phrase du roman puis avec l’épithète « mauvaises » à la fin de cet
incipit et plusieurs fois récurrent dans le texte. Cette idée du
cheval, leitmotiv, est en étroite relation avec la conjonction de
subordination « même si », qui instaure un rapport d’opposition et
cherche à prouver le paradoxe de la situation : idée mauvaise mais
idée tout de même dont il faut se satisfaire, comment est-ce
conciliable ? Il y a donc une leçon à tirer de cet incident que sera
l’achat et la mort du cheval, et les nombreux « même si » cherchent à
le faire sentir au lecteur. « Même si » est suivi trois fois dans le
premier paragraphe et deux
fois dans le dernier d’un constat d’échec : « pas grand chose »,
« misérable », « de travers », « lamentablement ». Or, sa récurrence
insiste aussi ou autant sur la proposition principale qu’il complète
et qui dit obligatoirement le contraire. Derrière l’échec apparent, il
y a au moins la tentative, le rebondissement, l’ultime sursaut,
l’événement déclencheur qui va réveiller la routine et fait espérer la
nouveauté pour les personnages comme pour le lecteur. Bien que cet
effet d’annonce positive soit donné sur un ton ironique, il n’en
invalide pas pour autant les vertus transformatrices de l’événement.
Un des rares mots du texte qui n’est pas bissé par Duras, c’est
l’adjectif attribut « impatient » (l. 32). Il suggère combien cet
incipit s’ouvre, malgré sa nonchalance, sur un état profond de crise.
Les personnages jusque-là absurdes et grotesques dans leur inertie,
leur contentement et leur exclusion, se retrouvent frustrés et à
partir de cette frustration insurmontable qui désormais les tord et
les meut, leur coalition va exploser.
Si la finalité du
texte semble bien celle de prévenir le lecteur du changement
d’attitude des personnages, celle de révéler la pulsion psychique et
l’impulsion diégétique, pour autant, la distanciation narratoriale, le
ton sans complaisance, l’ironie méprisante, nous engluent dans une
ambiance nauséeuse, celle des colonies certainement pour Duras, celle
du sel qui sature les plaines, celle de la soumission pathétique à la
déveine. Remarquons l’emploi admirable du pluriel dans la tournure
« entrepris de travers, par exemple avec des chevaux moribonds » :
Duras incite tout à coup le lecteur à penser que la famille a fait
plusieurs fois la bêtise indécrottable d’acheter un cheval maladif, ou
qu’elle serait à même d’y repiquer crassement. Sa vulgarité la
condamne : comment ne pas voir une caricature dans la virée
consolatrice à Ram, et notamment par le lien consécutif que cette
décision semble entretenir avec l’absence d’un cheval qui ne rendit
que huit jours ses bons offices ? Cette vulgarité gît dans le choix du
divertissement comme dans la cause de son besoin, qui sent le
prétexte…
Nous dirons pour
conclure sur l’incipit de Duras, que le lecteur se croit dans la
permanence alors qu’il vient d’entrer dans la nouveauté. Cette
nouveauté dans l’intrigue, que tout le roman confirmera et qui
aboutira effectivement à l’émancipation des deux enfants par rapport à
leur mère et en filigrane à la rébellion du peuple indigène vis-à-vis
du colonisateur, ce texte liminaire l’affiche ostensiblement, mais
dans le même temps en minimise l’effet d’annonce en offrant une
lecture plus ironique qui autorise par voie de conséquence le lecteur
à douter et à ne retenir provisoirement que la poisse
indochinoise.
Au début de
La Jalousie, le lecteur toujours conciliant lorsqu’il
entame sa lecture, sera au contraire frappé par l’instantanéité du
diégétique. L’adverbe « maintenant », vecteur de sa prise immédiate de
l’incipit, couplé comme il se doit avec le tiroir verbal du présent,
le place automatiquement dans une situation de nouveauté. Répété au
deuxième alinéa, puis à la sixième ligne du deuxième paragraphe [5], une succession des faits
viendrait prouver la linéarité chronologique et la rapidité avec
laquelle les mouvements s’enchaînent. D’ailleurs, à ces situations
présentées comme présentes font face des allusions à un temps
antérieur avec lequel elles entretiennent des liens : le fait qu’A…
était ailleurs auparavant (certainement sur la terrasse), la
conversation du déjeuner avec Christiane, l’époque où la balustrade
exposait une peinture uniforme, la récente plantation des bananiers du
côté de la terrasse. Tout devrait donc concourir à accentuer
l’impression que les choses changent dans ce début de roman. Or,
l’adverbe « maintenant » n’est pas associé avec du narratif mais avec
du descriptif et justement cela change tout. On pourrait dire que ce
« maintenant » réitéré n’est pas un adverbe d’énoncé mais
d’énonciation. Il ne se met pas en contemporanéité avec l’événement
mais avec le regard du narrateur, comme si derrière lui il y avait un
verbe sous-entendu comme « je vois », « je constate ». Hors de cette
vision, rien ne s’accomplit, au moins dans ces premières pages.
Au-delà, il faut constater que cinq chapitres ou séquences du roman
(qui en compte huit) débutent par l’adverbe « maintenant » et surtout
le premier et le dernier chapitres portent le même titre, annulant par
cette symétrie la chronologie des faits qu’un lecteur naïf ou très
entêté chercherait tout de même, et prouvant le caractère irrésolu et
inguérissable du sentiment aigu qu’exprime le titre du roman. À la
fausse impression de nouveauté correspond une réalité permanente,
celle de l’indéfectible jalousie de la voix-regard narratoriale et de
l’indécidable adultère d’A… C’est ce statut ambigu, inopérant et
frustrant de l’adverbe « maintenant », soit par le différé scriptural
soit par les valeurs élargies du présent de l’indicatif, que
Robbe-Grillet épingle lui-même dans la réponse du boy : « À une
question peu précise concernant le moment où il a reçu cet ordre
[celui d’apporter le seau à glace alors qu’A… vient d’insister sur la
terrasse pour qu’on lui réponde que la boisson n’est pas assez fraîche
et pour que l’un d’entre eux se déplace jusqu’à l’office], il répond
"Maintenant", ce qui ne fournit aucune indication satisfaisante »
(p. 50). Dans ce pseudo-échange dialogal, la vanité de la réponse du
boy pour l’enquête de la voix-regard est à l’égal de cette surenchère
de marquage temporel dans le roman pour l’enquête du lecteur.
Le deuxième élément
marquant de cet incipit est donc le fait descriptif comme seul effet
de suspense à se mettre sous la dent. Mais là encore, la description
n’appellera pas la transformation. Ce pourrait être le cas avec
l’harmonie géométrique du premier paragraphe, « cet instant » précis
de coïncidence que décrit Robbe-Grillet avec une minutie éblouissante.
Mais rien ne vient, dans le deuxième paragraphe, instaurer
l’impression de bascule qui s’est obligatoirement déroulée dans
l’intervalle. Certes, entre les deux paragraphes, la coïncidence s’est
rompue, la division en deux parties égales de l’angle de la terrasse
s’est décalée, mais la suite de la description ignore la dysharmonie
qui vient de se produire en sous-texte. D’ailleurs « A… ne regarde pas
vers la fenêtre » pour constater combien l’équilibre inaugural vient
de se rompre. Et si cette description a donc tout de même valeur de
démarrage narratif, c’est sur un plan tout à fait symbolique. C’est ce
que suggère Gabriel Saad lorsqu’il souligne : « Les formes
géométriques […] occupent, de façon notoire, une place très importante
dans La Jalousie. C’est pourquoi il devient impossible de
les négliger en arguant, comme certains lecteurs l’ont fait, de
l’ennui suscité par leur retour systématique dans le texte. C’est
aller beaucoup trop vite en besogne. Leur retour systématique
constitue, au contraire, un appel à l’intelligence du lecteur. Il
s’agit, on le voit, d’accomplir un travail de lecture qui puisse être,
en aval, aussi novateur que le travail d’écriture l’a été en
amont » [6].
On serait bien de
cet avis à propos des déterminants et adjectifs numéraux à certains
moments du texte. Ainsi, dans l’apéritif de midi aux pages 46-52, le
nombre de verres servis puis distribués puis visibles sur la table, le
nombre de gorgées bues par les uns ou les autres, la proximité
nécessaire vis-à-vis des jalousies pour observer partiellement ce
qu’il se passe sur la terrasse, prouvent de manière indubitable que
c’est le mari qui a consenti à la demande de son épouse [7] d’aller chercher le seau à glace, puis
qu’au retour de l’office où il s’est entretenu avec le boy, il est
repassé dans le bureau, s’est approché à moins de deux mètres des
fenêtres pour entrevoir et espionner à travers les jalousies ce qu’il
se passait entre A… et Franck sur la terrasse, et qu’il avait déjà
effectué le même parcours obsessionnellement jaloux à son premier
passage devant le bureau. Tout ceci, le texte le tisse ingénieusement
et un lecteur vigilant saura le repérer. Une autre jolie formulation
de Gabriel Saad dit : « Au lieu de se laisser conter, [le lecteur]
sait compter, comparer, reconnaître et bâtir par lui-même ses propres
itinéraires de lecture ». Mais je serai moins d’accord avec le crédit
oculaire et oraculaire qu’il accorde aux formes géométriques dans la
citation précédente : elles sont rarement un indice narratif, mais
vaguement un indice psychologique de la névrose de l’époux, et
assurément un indice symbolique.
Car les
descriptions sont si précises que l’on n’y voit rien « ni en
profondeur ni en surface ni entre les deux » (insiste le pamphlétaire
Jean-Philippe Domecq dans son ouvrage de 2005 publié à L’Esprit des
péninsules [8]). Le lecteur se perd dans les détails
par manque de distance et manque de direction ; distance et direction
que devrait prendre le narrateur en regardant à l’entour et qu’il ne
prend pas, signe peut-être de son obsession. Envieux de ce qu’il
pourrait ne pas voir, il se condamne à une scrutation minutieuse qui
lui obscurcit le jugement et la clairvoyance ; du coup, le lecteur est
plongé dans le même aveuglement que le narrateur-personnage, comme
encore l’un des indigènes qui scrute une eau boueuse.
Si la description
ne prend donc pas une fonction réaliste ou dramatique dans l’œuvre,
elle serait donc à ranger du côté symbolique. Jean Ricardou qui
tentait, en confrontant méthodiquement les pratiques du Nouveau Roman,
de réunir les tempéraments et les écritures inconciliables des
différents acteurs de ce pseudo-courant littéraire depuis sa
naissance, y parvient à peu près, il nous semble, dans l’ouvrage de
1973 pour la collection « Écrivains de toujours » (toujours au Seuil,
nº 92) : « Puisqu’elle est astreinte au linéaire, la description est
vouée au digressif » [9], mais par ce
qu’il nomme un « vertige de l’exhaustif », le récit se trouve
irrémédiablement « enlisé » dans cette description de nature
digressive. Il faut donc, pour le lecteur, que soit elle signifie par
elle-même au-delà de son aspect superficiel et superfétatoire, soit
elle signifie par comparaison/confrontation avec une description
d’apparence similaire qu’il lira un peu après. On pourrait
effectivement trouver du sens dans cette description inaugurale : le
trait d’ombre du pilier forme avec les dalles de la terrasse, avec les
angles de la terrasse, des triangles qui illustrent le triangle
amoureux dont l’intrigue reprendra le schéma ; la coïncidence des
traits à cet instant précis où le narrateur observe la terrasse
manifeste son indécision face à l’alternative où il se retrouve :
soupçonner ou non son épouse, basculer ou non dans la monomanie.
Davantage,
évidemment, c’est la reprise des mêmes éléments de l’intrigue, des
mêmes séquences descriptives tout au long du roman, avec d’infimes
parfois, mais plus souvent de copieuses métamorphoses ou inversions,
qui constitue le sens même de l’intrigue : « Et si dans La
Jalousie tous les énoncés font image, c’est que nous sommes
dans l’activité fantasmante d’un regard qui réajuste sans cesse une
vision initiale qu’il récuse et qui fait retour : en lui sont à
l’œuvre des motions incompatibles qui ne peuvent jamais se stabiliser
dans le compromis d’une scène satisfaisante […] » [10].
Au-delà d’un sens
(signification) de l’histoire racontée, c’est le sens (enjeu et
orientation) du roman que ces descriptions variables créent :
l’écriture aventureuse, le viol de l’identité, qui rompent avec la
tradition, annulent le pouvoir de décision du narrateur, suppriment
l’illusion référentielle et placent l’intelligence du lecteur au cœur
du dispositif ; ce qui constitue évidemment de la nouveauté romanesque
si et seulement si le lecteur n’a pas été découragé auparavant par la
permanence dans laquelle les éléments narratifs et descriptifs se
figent, compte tenu de l’incessant renouveau diégétique que l’auteur
leur fait subir. La nouveauté de Robbe-Grillet consiste alors pour
partie à faire traîner le diégétique en procédant à une récriture
complexe et antinomique de quelques maigres péripéties, soit un
renouveau paradoxal : mettre à jour l’événement en le remettant au
jour pour le lecteur.
A… demande ce qu’il
y a de nouveau, aujourd’hui, sur la plantation. Il n’y a rien de
nouveau. Il n’y a toujours que les menus incidents de culture qui se
reproduisent périodiquement, dans l’une ou l’autre pièce, selon le
cycle des opérations. Comme les parcelles sont nombreuses et que
l’ensemble est conduit de manière à échelonner la récolte sur les
douze mois de l’année, tous les éléments du cycle ont lieu en même
temps chaque jour, et les menus incidents périodiques se répètent
aussi tous à la fois, ici ou là, quotidiennement [11].
L’autre intérêt
d’une confrontation entre l’incipit de Duras et celui de Robbe-Grillet
réside dans la parenté du motif colonial sur lequel chacune des deux
œuvres s’appuie. Il ne saurait être question de réduire l’une à
l’autre quand le roman de Duras paraît en 1950 alors que celui de
Robbe-Grillet exploite tardivement le thème en 1957, à un moment où
les processus de décolonisation se multiplient [12]. L’enjeu sur l’ensemble de
l’œuvre, de cette exploitation du motif est bien différent puisque
Duras y reviendra souvent et que l’expérience coloniale est au cœur de
sa biographie, de son enfance et de son imaginaire créatif. Nous
n’envisagerons encore cette question que sous l’angle de la réception
du lecteur : sa prise de conscience du fait colonial (temps, espace,
système institutionnel et les relations humaines qu’ils
induisent).
Remarquons d’abord
que pour ces deux romans d’après-guerre le motif colonial n’est pas
prétexte à une description exotique. Dans son analyse politique de
La Jalousie, Jacques Leenhardt circonscrit la période par
opposition au siècle littéraire qui précède de 1860 à 1945 : après des
modes de valorisation de la nature ou de l’état de nature dans lequel
vit le colonisé, la littérature coloniale d’après-guerre se plonge
dans une vision politique en reléguant plus ou moins le pittoresque.
Chez Duras comme chez Robbe-Grillet, cette relégation est évidente
surtout dans les premières pages de leur roman. À titre comparatif,
nous pourrions observer la mise en scène exotique à laquelle procède
par exemple un Romain Gary dans une œuvre de belle envergure telle que
Les Racines du ciel, prix Goncourt en 1956. Celui-ci
situe son roman en « Afrique-Équatoriale française » et le fait
comprendre immédiatement à son lecteur par un chapitre liminaire,
scène d’anthologie où un jésuite parcourt une colline luxuriante à la
rencontre du personnage de Saint-Denis. À ne regarder que le lexique
dans sa partie substantivale, on mesurera combien l’imaginaire du
lecteur est sollicité par un décor hors norme : « bambous », « casque
blanc », « profil de conquistador », « jeep », « éléphants », « grande
forêt équatoriale », « lit de camp », « thé », « boy » [13]. Dans
le même temps diégétique, Duras parle d’un cheval, de la plaine, et la
mention du « désert » pourrait relever de l’extension métonymique du
terme. Le mot « bungalow » qui n’apparaît qu’après l’incipit est une
substitution récente de Duras pour connoter l’extranéité du lieu. Les
premiers brouillons des Cahiers de la guerre évoquent
encore le lieu d’habitation de Mme Donnadieu, mère de Marguerite
Duras, sous le terme européen de « maison ». Dans La
Jalousie, le lecteur doit chercher assez longtemps les indices
exotiques : faut-il considérer la présence d’une terrasse et d’une
balustrade comme des signes pertinents ? Bien plus, Robbe-Grillet
conduit le lecteur sur une fausse piste : la chaleur du climat est
comparée par A…, dans un discours indirect libre, à des lieux bien
plus moites qu’elle aurait autrefois fréquentés, « – en Afrique par
exemple – » (p. 10). Le lecteur ne peut plus alors imaginer l’Afrique
comme cadre de l’intrigue et il aura bien des difficultés à se
réacclimater à cette idée face aux « bananiers de la plantation » de
la page suivante. Des toponymes interviendront très tardivement dans
l’œuvre à propos du port mais ils restent opaques et jamais la
Nouvelle-Guinée, par exemple, ne sera mentionnée. Duras utilise dès
l’incipit le toponyme « Ram » mais il est pour ainsi dire flouté par
sa bizarrerie. Plus tard, Kam viendra camoufler « Kampot », la grande
ville sera le seul mode de désignation pour Saïgon. Gary en revanche,
multiplie dès l’ouverture de son roman les noms propres qui dénotent
ou laissent imaginer le cadre colonial : c’est un « poney kirdi » qui
sert de monture au jésuite (bien plus exotique que le cheval moribond
de Duras), on évoque les monts Oulé, la plaine de l’Ogo, les
découvertes de Rhodésie. Et le boy, figure commune aux trois romans,
s’appelle ici « N’Gola » alors que Duras lui fait endosser le surnom
de « caporal » et que Robbe-Grillet n’en identifie aucun.
Contrairement encore à Robbe-Grillet qui nous détourne du continent
africain provisoirement, Romain Gary parle des « sueurs de la terre
africaine » et des « grands troupeaux africains » [14].
Ce qu’il y a donc
de nouveau dans l’exploitation du motif colonial chez Robbe-Grillet et
dans une moindre mesure chez Duras [15],
c’est en quelque sorte le refus du pittoresque qui détournerait
l’attention du lecteur vers une vision locale, partielle et
contingente de ce que peut avoir d’universel leur œuvre.
Pourtant,
contrairement à la plupart des critiques qui voient dans La
Jalousie une satire du thème vaudevillesque du triangle
amoureux, Jacques Leenhardt prétend que le roman de Robbe-Grillet
prend sa véritable signification à la lumière du mythe colonial à
partir duquel et contre lequel il est construit : l’univers des
blancs, des coloniaux, de la raison et de la culture s’opposant à
l’univers des noirs, des colonisés, du travail et de la nature. C’est
cette opposition qui constitue, dans cette perspective, la structure
significative du roman. Le regard n’est donc pas d’abord celui d’un
jaloux, bien qu’il le soit aussi mais accessoirement, mais celui d’un
colon qui sent s’effondrer son pouvoir et qui essaie désespérément de
le maintenir.
Ainsi
s’expliqueraient le passage de la lumière symbolique de l’occident
colonisateur à la nuit indigène chargée d’insectes et de bruits
d’animaux, la thématique obsédante du mille-pattes à écraser, de la
chanson indigène difficile à comprendre pour le narrateur quand A…
semble pouvoir en suivre le mouvement désarticulé mais tenace et
redondant. Cette interprétation engagée, bien qu’elle fût abondamment
nuancée voire décriée par Robbe-Grillet lui-même, a le mérite
d’introduire à côté du mythe fondateur de « l’aventure d’une
écriture » celui de l’écriture d’une aventure, l’aventure
révolutionnaire… Nous contesterions facilement la place de Franck
comme une image renouvelée du colonisateur, compte tenu de ses propos
et de la vanité que sa fonction d’amant et de propriétaire terrien lui
fait endosser au cours de l’œuvre. Pour autant, que la voix-regard
narratoriale serve une dénonciation de la société capitaliste ne fait
pas grand doute. Notre incipit, pour y revenir, semble le suggérer dès
la description des plantations de bananiers : le « désordre […] des
parcelles les plus anciennes » (p. 11), la décrépitude de la
balustrade font signe et pourraient indiquer au lecteur vigilant que
l’équilibre inaugural qui se rompt est celui du temps de la
colonisation. À l’avenant, les stéréotypes spéculaires du roman que
Franck et A… lisent conjointement, la force des voix africaines qui
chantent, le remplacement des rondins du pont, le regard narratorial
qui ne voit pas la présence massive et active des indigènes autour de
sa terrasse, son obsession de voir en Franck un amant potentiel quand
A… se moque de ses compétences et au contraire « valorise » les noirs
en imaginant avec eux une possible rencontre charnelle… tout ceci
pourrait effectivement ranger La Jalousie très près des
motivations durassiennes dans l’ironique regard qu’elle porte sur les
Occidentaux [16] qui sont arrêtés dans
leurs hâtifs déplacements par l’écrasement d’un enfant indochinois,
dans la description tragique et satirique de la misère des indigènes,
dans le combat acharné que la mère mène contre les agents du
cadastre.
Or, Duras comme
Robbe-Grillet dénoncent la colonisation en nous en écœurant, en
l’affichant dans sa permanence suffisante et ne suggérant qu’à peine
le souffle de renouveau qui s’exhale de ce terreau infesté [17]. À
l’opposé, Romain Gary met le sens de l’Histoire au centre de son
roman :
Les intellectuels
bourgeois exigeaient de leur société décadente qu’elle s’encombrât des
éléphants, pour la seule raison qu’ils espéraient ainsi échapper
eux-mêmes à la destruction. Ils se savaient tout aussi anachroniques
et encombrants que ces bêtes préhistoriques : c’était une simple façon
de crier pitié pour eux-mêmes, afin d’être épargnés [18].
La métaphore
exotique de l’éléphant comme reflet d’un colonialisme en voie
d’extinction semble une stratégie plus habile pour le lecteur courant,
que la comparaison de ce système féodal avec une plantation de
bananes, un seau à glace ou une scutigère. Ce qui confirmerait, s’il
était besoin, que le propos de Robbe-Grillet n’était pas politiquement
polémique.