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L’Histoire
comique de Francion de Charles Sorel. La nouveauté comme
étape dans la formation du roman moderne
Mathilde
Aubague
Université de
Bourgogne
mathilde.aubague@gmail.com
Résumé : L’Histoire
comique de Francion de Charles Sorel thématise la nouveauté à
l’intérieur du récit comme une rupture éthique et philosophique avec
son époque. Ce désir de rupture et de création d’une nouvelle
philosophie correspond à des innovations formelles du texte, qui
travaillent le genre romanesque, ce qui passe avant tout par un jeu
ironique avec le lecteur sur la communication narrative et sur
l’instabilité sémantique.
Abstract : Charles
Sorel’s Histoire comique de Francion inscribes novelty as
a theme inside the narrative. This novelty takes place as an ethical
and philosophical break in the time. The desire of breaking and
creating a new philosophy does correspond with formal innovations in
the text. Those innovations work round to the Romanesque, as using an
ironic play with the reader, based on the narrative communication and
the semantic instability.
L’Histoire
comique de Francion paraît à Paris chez Pierre Billaine en 1623
sous privilège daté du 5 août 1622, puis deux réécritures successives
parachèvent l’œuvre. Le récit, resté ouvert en 1623, est amené à son
terme en onze livres en 1626, en douze livres en 1633. Sorel ajoute
des récits insérés, allonge et réorganise la matière narrative. Ces
réécritures témoignent également d’un travail de polissage attentif
aux critères moraux de son époque : des commentaires moralisants sous
forme d’interventions d’auteur sont insérés en fin de livres [1], le lexique graveleux est amendé, l’auteur fait
référence aux libertins pour s’en distinguer [2]. Les modifications rendent
explicite une sensibilité au contexte de durcissement des positions
culturelles après le procès de Théophile de Viau en 1623 et l’entrée
au pouvoir de Richelieu en avril 1624. Ce durcissement succède à une
période de liberté intellectuelle et morale durant laquelle le
libertinage érudit était toléré. Ce dernier, comme attitude de liberté
d’esprit, pouvait s’exprimer par la grivoiserie (en témoigne selon
Michel Jeanneret la vogue des parutions pornographiques [3]), et par l’engouement pour des idées
nouvelles, dont l’empirisme et le naturalisme [4].
Le
Francion est lié aux conditions de la vie culturelle de
son époque. En 1623, ce moment de liberté morale et philosophique
autorise la thématisation d’un désir d’innovation et la prise de
libertés avec la forme littéraire. Le travail ultérieur de polissage
accompli par Sorel obéit probablement à une attitude prudente de
conformation, au moins apparente, aux volontés des pouvoirs en place.
Le texte s’inscrit dans un contexte historique et répond aux
évolutions de ce contexte.
La nouveauté est
d’abord thématisée dans le récit : Francion condamne l’époque dans
laquelle il vit et affirme le désir de fonder une nouvelle éthique
élitiste et satirique. Ensuite, cette volonté d’innovation
philosophique et éthique a un corollaire stylistique apparent dans les
propos du personnage, qui se réalise sous les yeux du lecteur : le
désir de renouvellement thématisé dans la diégèse se manifeste dans
une forme innovante. De la part de Sorel, cette forme renvoie à un
désir de rupture et à un jeu avec la convention, avec les théories
poétiques de son temps. Le texte présente des innovations stylistiques
et poétiques, l’œuvre travaille la mixité des formes, jouant de façon
ironique avec les attentes du lecteur, et même la justification morale
n’est pas homogène. Enfin, la nouveauté s’inscrit en surplomb du
récit. L’auteur, refusant de se plier aux conventions génériques,
produit un texte qui joue sur l’énonciation et réfléchit sa pratique
fictionnelle. Son attribution, et du même coup son sens, sont
volontairement ambigus. L’innovation est poétique et générique, et un
de ses enjeux est la modernité ; le texte de Sorel se situe dans une
lignée de récits qui jouent avec les genres, contribuant à la
formation du genre romanesque.
La
nouveauté comme thème : rupture avec le passé et innovation
philosophique
Le personnage de
Francion condamne la société dans laquelle il vit au nom d’une
éthique élitaire et individualiste, prenant la forme du retour
souhaité à un « ordre naturel ». Francion est fils d’un noble ruiné,
ses sœurs ont épousé des bourgeois, sa famille désire le voir
embrasser la carrière du droit, ce qu’il refuse :
Ce fut bien
alors, qu’en moy mesme je declamay contre la malice du Siecle, où
les Loix naturelles sont corrompuës, et où les esprits les plus
genereux sont contraints de prendre des sottes charges, pour
troubler leur repos [5].
Cette critique du
temps présent au nom des « Lois naturelles » repose sur une forme de
naturalisme élitaire. Francion est conscient depuis l’enfance de sa
valeur et exerce sur toutes choses son esprit d’examen :
J’avois desja je
ne sçay quel instinct qui m’incitoit a hayr les actions basses, les
paroles sottes, et les façons niaises de mes compagnons d’escole,
qui n’estoient que les enfans des sujets de mon pere [6].
Sa valeur se joue
dans l’ordre de la croyance, que Francion démystifie, tandis que les
paysans sont crédules, superstitieux :
C’est pour vous
dire comme les ames basses se trompent bien souvent, et conçoivent
de vaines peurs [7].
Face à l’univers
des courtisans, sa critique est tout aussi féroce :
Cet entretien là
ne me plaisant pas, je retourne a celuy des autres, qui n’estoit pas
de beaucoup meilleur : ils jugent des affaires d’Estat, comme un
aveugle des couleurs [8].
Francion
revendique à plusieurs reprises sa volonté de rompre avec les faux
savoirs et les croyances aliénantes du passé, et de proposer une
nouvelle philosophie, dont le contenu reste pourtant vague. D’abord
Francion, en réaction aux mauvais savoirs acquis au collège, décide
de se former lui-même :
J’employois ce
que je pouvois de temps a lire indifferemment toute sorte de livres,
où j’apprins plus en trois mois, que je n’avois fait en sept ans au
College, a ouyr les grimauderies pedantesques, qui m’avoient de
telle maniere perdu le jugement, que je croyois que toutes les
fables des Poëtes qu’ils racontoient, fussent des choses veritables
[…]. Comme ces vieilles erreurs furent chassées de mon entendement,
je le remplis d’une meilleure doctrine, et m’estudiay a sçavoir la
raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentimens en
toutes occasions, sans m’arrester aux opinions vulgaires [9].
Immédiatement
sorti du collège, il fonde sa philosophie sur un naturalisme
élitiste et anticonformiste. La formulation évoque trop clairement
la libre pensée, et est diluée en 1633 en un savoir général et
désintéressé :
Je le remplis
d’une meilleure doctrine, et m’estant mis a revoir mes escrits de
Philosophie que nostre Regent nous avoit dictez, je les conferay
avec les meilleurs autheurs que je pus trouver, si bien que par mon
travail je me rendis assez instruit en chaque science, pour un homme
qui ne vouloit faire profession d’aucune particulierement [10].
Par la suite, sa
philosophie se réalise dans la méditation, démarche épicurienne
orientée vers la tranquillitas animi, le repos de
l’âme :
En ce temps là
j’estudiay a toute reste, mais d’une façon nouvelle, neantmoins la
plus belle de toutes ; je ne faisois autre chose que philosopher, et
que mediter sur l’estat des humains, sur ce qu’il leur faudroit
faire pour vivre en repos, et encore sur un autre poinct bien plus
delicat, […] car deslors je trouvay le moyen de les faire vivre
comme des Dieux, s’ils vouloient suivre mon Conseil [11].
En 1626 le
postulat est euphémisé en « vivre comme des petits Dieux » [12]. Cette philosophie rappelle l’épicurisme de Lucrèce,
le naturalisme de Naudé, de La Mothe Le Vayer. Elle fait jouer une
série d’indices, de références à des intertextes libertins ou
philosophiques qui amènent Michèle Rosellini et Geneviève Salvan à
lire derrière cette indétermination une intention herméneutique [13], les indices guidant le lecteur vers la voie d’une
connaissance dégagée des fausses croyances. La valeur de Francion se
joue justement dans son refus de la croyance mystificatrice.
La nouveauté
philosophique assumée par le personnage fonctionne comme critère
repérable de l’intertexte libertin que Sorel euphémise sans le
supprimer de son texte. Cette philosophie porteuse d’une éthique
naturaliste et épicurienne se réalise également dans la satisfaction
sensuelle. Francion promeut, face à Agathe qui le félicite de son
ouverture à tous les possibles amoureux, une doctrine du plaisir
toujours justifiée par la nature d’élite des personnes
impliquées :
Ah ! mon enfant,
que vous estes d’une bonne et louable humeur ? je voy bien que si
tout le monde vous ressembloit, l’on ne sçauroit ce que c’est que de
mariage, et l’on n’en observeroit jamais la Loy : vous dites vray,
respondit Francion, aussi n’y a t’il rien qui nous apporte tant de
maux que ce fascheux lien, et l’honneur, ce cruel Tyran de nos
desirs [14].
Francion
revendique une liberté amoureuse totale, proposant de façon utopique
de supprimer le mariage, au nom du naturalisme. Francion est un
héros libertin, qui affirme un désir d’émancipation et de libération
de l’individu dans une optique élitiste et sectariste dont le
cartouche qui orne la porte de la salle où se déroule le procès de
Francion au livre VII, constitue la devise :
Que personne ne
prenne la hardiesse d’entrer icy, s’il n’a l’ame veritablement
genereuse, s’il ne renonce aux opinions du vulgaire, et
s’il n’ayme les plaisirs d’Amour [15].
Cette optique
élitiste consiste en une valorisation constante de la noblesse,
sommet de la hiérarchie sociale et morale. Une hiérarchie apparaît
dans l’opposition réitérée entre les « âmes basses », qui sont
celles des paysans, et les « âmes fortes », comme celle de
Francion :
C’est a faire aux
ames basses, continua t’il, a ne pouvoir de telle sorte commander
sur eux mesmes, qu’ils ne sçachent restraindre leurs appetits et
leurs envies […]. Si vous me cognoissiez particulierement et si vous
sçaviez de quelle sorte un homme doit vivre, vous ne trouveriez rien
d’estrange en cela [16].
La valeur
individuelle de Francion est constamment rappelée, comme sagesse
face à l’inconstance du monde :
Quand je songe
aux advantures qui me sont arrivées ce jour cy, je me represente si
vivement l’instabilité des choses du monde qu’a peine me puis je
tenir d’en rire [17].
Elle se lit aussi
dans son calme à l’approche de la mort, exprimé de façon consciente
et réflexive :
Je ne sçaurois
quitter mon humeur ordinaire, quelque malheur qui m’avienne, dit
Francion, et puis je vous asseure que je ne redoute point un passage
auquel je me suis dès long temps resolu, puisque tost ou tard il le
faut franchir [18].
Francion, dans
cette optique élitaire, fonde la compagnie « des braves et
généreux », où la valeur morale reposant sur le mérite est censée
être supérieure à la valeur sociale :
Nous fismes des
loix […] [comme] de mespriser les ames viles de tant de faquins qui
sont dans Paris, et qui croyent estre quelque chose a cause de leurs
richesses ou de leurs ridicules Offices. Tous ceux qui voulurent
garder ces ordonnances la, et quelques autres de pareille estoffe,
furent receus au nombre des braves et genereux, (nous nous
appellions ainsi), et n’importoit pas d’estre fils de Marchand, ny
de Financier, pourveu que l’on blasmast le traffic, et les Finances.
Nous ne regardions point a la race, nous ne regardions qu’au
merite [19].
Pourtant, ses
victimes sont des bourgeois qui sont punis pour avoir voulu se
donner les apparences de la noblesse. L’illusion communautaire se
désagrège, Francion exploite ses compagnons et les abandonne pour
une carrière hypocrite et opportuniste. L’enseignement philosophique
de Francion soutenu par cette éthique individualiste passe par la
satire et la violence, le personnage devient le champion du
rétablissement des valeurs nobiliaires, au mépris de l’humanité, ce
qui fait de lui un personnage ambigu :
Mon coustumier
exercice estoit de chastier les sottises, de rabbaisser les vanités
et de me mocquer de l’ignorance des hommes. Les gens de Justice, de
Finance, et de Traficq passoient journellement par mes mains, et
vous ne sçauriez imaginer combien je prenois de plaisir a bailler
des coups de baston sur le satin noir ; ceux qui se disoient nobles
et ne l’estoient pas, ne se trouvoient non plus exempts de ressentir
les justes effets de ma colere. Je leur apprenois qu’estre Noble, ce
n’est pas sçavoir bien picquer un Cheval, ny manier une espée, ny se
pannader avec de riches accoustremens, et que c’est avoir une ame
qui resiste a tous les assauts que luy peut livrer [la] fortune, et
qui ne mesle rien de bas parmy ses actions. Il me sembloit que comme
Hercule, je ne fusse né que pour chasser les monstres de la terre ;
toutefois, pour dire la verité, il n’y avoit pas moyen que
j’operasse du tout en cela, car il faudroit destruire tous les
hommes, qui n’ont plus rien maintenant d’humain que la figure [20].
La condamnation
de Francion dépasse la posture du moraliste, « dont l’attitude
consiste à se maintenir avant tout à hauteur d’homme » [21], selon Louis
Van Delft. Francion se place au-dessus des hommes, sa posture est
celle d’un satiriste et d’un législateur.
Cette posture
systématique constitue une nouveauté : Francion est le héros de
l’individualisme justifié par sa nature, et personne n’échappe à sa
condamnation. Son éthique est réactionnaire : s’il affirme que le
mérite moral est indépendant du mérite social, le texte démontre
l’inverse conférant au regard du héros sur la société une valeur
problématique, opposée à l’ordre contemporain et fondée sur une
évocation idéalisée et idéologique du passé. Sa critique sociale est
violente et remet en cause l’ordre social, nouveauté idéologique qui
peut mettre en danger la position de l’auteur.
Une autre
nouveauté se joue avec le portrait moral du héros : Francion est
porteur de complexité : noble et revendiquant sa noblesse,
contrairement aux héros picaresques, il est capable de
compromissions pour parvenir, contrairement aux héros romanesques.
Son personnage donne sens au récit, dans un trajet unitaire vers le
mariage, et s’oppose ainsi aux personnages immoraux comme Till
Eulenspiegel, dont les aventures ne sont pas guidées par une
fin.
Francion est le
héros d’une noblesse en perte de puissance face à la montée d’une
société bourgeoise fondée sur l’argent, le travail et le droit.
L’histoire du père de Francion souligne la perception d’un
changement, d’une perte de pouvoir et de valeur symbolique de la
noblesse face au pouvoir grandissant de la chicane :
Mon pere qui eust
mieux aymé aller a l’assaut d’une ville qu’a la sollicitation d’un
Juge, ou donner trois coups d’espée que d’escrire ou de voir escrire
trois lignes de practique, fut le plus empesché du monde [22].
Le père de
Francion a conscience que son statut a perdu toute valeur dans la
société contemporaine :
Mon pere voyant
que mon naturel me portait fort aux lettres, ne m’en voulait pas
distraire, parce qu’il sçavoit que de suivre les armes comme luy,
c’estoit un tres meschant mestier [23].
Francion découvre
avec colère que les statuts de noblesse sont devenus des biens
commerciaux :
[J]e suis des
plus nobles de la France, et luy n’est fils que d’un vil Marchand.
Sa charge l’ennoblit, repliqua le solliciteur : et comment a t’il
cette charge ? dis je alors ; par son argent, respondit le
solliciteur. Tellement que le plus abject du monde, ce dis je, aura
une telle qualité, et se fera ainsi respecter moyennant qu’il ait de
l’argent. Ah bon Dieu, quelle villenie : Comment est ce donc que
l’on recognoit maintenant la vertu [24].
Il soutient une
morale de l’honneur, réactionnaire dans le milieu au sein duquel il
évolue :
Mon Dieu, ce dis
je en moy mesme, qu’est cecy ? un homme qui se croit des plus braves
du monde, veut porter le nom d’une terre, au lieu que la terre
devroit porter le sien : Quelle faquinerie ! que ne s’acquiert il
plustot un beau tiltre par sa generosité [25] ?
Mais cette morale
de l’honneur est compromise dans les propos mêmes du héros par un
élan hypocrite et utilitaire, immédiatement après l’instauration de
la soi-disant communauté de mérite des « braves et genereux » :
Je ne songeay
plus qu’a procurer le contentement de moy seul. Me deliberant de
suivre en apparence le trac des autres, je fis provision d’une
science trompeuse, pour m’acquerir la bienveillance d’un chacun. Je
m’estudiay a faire dire a ma bouche le contraire de ce que pensoit
mon cœur […] ; j’avois bien intention de rencontrer quelque grand
Seigneur, qui me baillast appointement pour rendre ma fortune mieux
asseurée [26].
Ici encore,
l’ambiguïté peut faire signe vers une innovation générique, un
travail sur la complexité du personnage et de la société qu’il
reflète.
La nouveauté est
construite en réponse aux insuffisances de l’époque dans laquelle
vit le héros. Elle repose sur une éthique individualiste et
élitaire, portée par une pensée libertine. Francion incarne de façon
exclusive cet idéal de l’union du statut nobiliaire, du mérite et de
la raison. L’attitude du héros, qui démystifie les fausses
croyances, passe par un langage particulièrement signifiant qui est
objet de commentaires dans le récit et support d’un discours
métalittéraire. La nouveauté est stylistique et poétique, elle
apparaît dans le thème du récit et dans la forme du texte.
La nouveauté
comme rupture stylistique et poétique
Francion devenu
poète thématise la nouveauté sur le plan de la création littéraire
et langagière. Le récit met en abyme un autre genre que celui que
nous lisons et inscrit de façon satirique le texte dans son univers
historique : « Sorel règle ses comptes avec ses confrères en
littérature, ce que prouvent les additions de 1626 qui actualisent
la satire en intégrant les événements récents du monde des
lettres » [27].
Francion reste le
seul capable d’innover, les autres poètes sont incapables de
produire des objets de valeur :
Au reste il n’y
en avoit pas un qui eust un grand et veritable Genie. Toutes leurs
inventions estoient imitées, ou se trouvoient si foibles, qu’elles
n’avoient aucun soustien. Ils n’avoient rien, outre la politesse du
langage, encore n’y en avoit il pas un qui l’eust parfaitement […] ;
et lors qu’ils vouloient composer quelque chose d’eux mesmes, ils
faisoient des grotesques ridicules [28].
Francion, en
revanche, dont la nature est conforme aux ambitions, est capable de
créer des textes efficaces, notamment dès qu’il s’agit de
sexualité : il conquiert d’abord Luce en lui décrivant dans une
lettre les plaisirs érotiques qu’il peut faire naître en elle [29]. Lors de la fête libertine, il improvise une chanson
qui « convi[e] tout le monde aux plaisirs de l’amour » [30], puis, face au personnage de Raymond qui « ne parloit
d’autre chose que de foutre » [31], Francion exprime le besoin
d’un nouveau langage de l’amour destiné à une élite désignée par sa
valeur personnelle :
Il y a bien de
l’apparence, que les plus braves hommes quand ils veulent tesmoigner
leur galantise, usent en ceste matiere cy, la plus excellente de
toutes, des propres termes qui sortent a chasque moment de la bouche
des Crocheteux, des Laquais […]. Je desirerois que des hommes comme
nous, parlassent d’une autre façon, pour se rendre différents du
vulgaire, et qu’ils inventassent quelques noms mignards pour donner
aux choses dont ils se plaisent si souvent a discourir [32].
Ce langage
nouveau doit permettre aux natures d’élite d’exprimer parfaitement
leur plaisir. Il doit également annuler la condamnation morale qui
pèse sur la sexualité, et qui est attribuée à la grossièreté du
langage qui la désigne. Le désir d’un langage nouveau de l’amour est
également désir de liberté morale dans la sexualité, et expression
d’une conscience forte que le langage évolue et qu’il véhicule
l’idéologie de son temps :
Les femmes
principalement approuverent ses raisons, parce qu’elles eussent esté
bien ayses qu’il y eut eu des mots nouveaux, pour exprimer les
choses qu’elles aymoient le mieux, afin que laissant les anciens,
qui suivant les fantaisies du commun ne sont pas honnestes en leur
bouche, elles parlassent librement de tout, sans crainte d’en estre
blâm[ées] veu que la malice du monde n’auroit pas si tost rendu ce
langage odieux. Francion fut donc supplié de donner des noms de
son invention, a toutes les choses qu’il ne trouverroit pas bien
nommées [33].
Cependant, ce
projet reste utopique, le langage émancipateur n’est jamais créé, et
l’itinéraire du héros aboutit à son mariage avec Nays, et à sa
réintégration dans l’ordre social conventionnel.
Le texte innove
face aux formes littéraires de l’époque. La nouveauté stylistique se
situe dans le mélange polyphonique des registres de langue, par
lequel Sorel rompt avec l’univers réglé des genres hérités du
théâtre et des catégories aristotéliciennes, où le comique ressortit
au populaire et l’héroïque à la noblesse. Ceci est autorisé par la
forme romanesque parce que, contrairement aux autres genres, elle
n’est pas réglementée. L’auteur revendique une représentation des
langues populaires au nom de l’agrément et d’une esthétique du
naturel et de la naïveté :
Outre cela je
sçay bien que dans mon livre on peut trouver la langue Françoise
toute entiere, et que je n’ay point oublié les mots dont use le
vulgaire, ce qui ne se void pas par tout, car dans les livres
serieux l’on n’a pas la liberté de se plaire a cela et cependant ces
choses basses sont souvent plus agreables que les plus relevées [34].
Effectivement, le
langage populaire est inscrit dans le texte, produisant une
dissonance comique :
C’est a cause de
vous que j’ay mis une esguillette de var de marr a mon chappiau, car
ma couraine m’a dit que c’est une couleur que vous raymez tant, que
vous en avez usé trois cotillons [35]…
Le texte forme un
ensemble hétérogène et novateur, reposant sur la réutilisation
parodique de topiques littéraires. Sorel juxtapose des éléments
héroïques et galants, grivois, gaulois, scatologiques [36] avec l’expression d’une éthique sérieuse. Le
récit du songe [37] est une pièce
hétérogène. Mêlant des éléments burlesques et philosophiques, elle
désarçonne le lecteur, le laissant face à sa propre liberté
interprétative.
La nouveauté
stylistique repose sur un jeu avec la convention. Il s’agit d’une
construction ironique et parodique de l’auteur, qui passe par le
refus de l’idéalité et de l’exemplarité romanesques traditionnelles.
La parodie touche les techniques du roman héroïque telles que
l’ouverture in medias res, ou l’usage de tours
métaphoriques ou mythologiques, juxtaposés ici avec des éléments
grotesques :
Les voiles de la
nuict avoient couvert tout l’Orison, lorsqu’un certain vieillard qui
s’appelloit Valentin, sortit d’un Chasteau de Bourgongne avec une
robbe de chambre [38].
La parodie
apparaît dans l’usage exagéré du style galant :
Le cœur me
battoit dedans le sein plus fort que cette petite rouë qui marque
les minutes dans les montres. Mes yeux estincelloient davantage que
l’estoille de Vesper [39].
L’innovation
stylistique joue sur la rupture avec la convention et sur une
juxtaposition de formes et de registres renvoyant à des genres
différents. Elle obéit à une esthétique du mélange, thématisée comme
source de plaisir dans la comédie donnée chez Nays [40], et renvoie à la poétique du genre.
La nouveauté
comme étape dans la formation du roman moderne
La nouveauté dans
l’Histoire comique de Francion apparaît dans
l’instabilité qui touche les représentations de la figure d’auteur
et le discours sur la fiction dans les péritextes et dans les
interventions narratoriales attribuables à une voix auctoriale parce
qu’elles désignent un discours sur la poétique dans le cours du
récit.
Dans le péritexte
de 1623, l’auteur affirme une optique satirique et correctrice, il
est conscient, comme son protagoniste, des insuffisances de son
époque et de la nécessité de réformer les mœurs :
Jamais je n’eusse
fait veoir ceste piece, sans le desir que j’ay de monstrer aux
hommes les vices auxquels ils se laissent insensiblement emporter.
Neanmoins j’ay peur que cela ne soit inutile : car ils sont si
stupides pour la pluspart, qu’ils croiront que tout cecy est fait
plus tost pour leur donner du passetemps que pour corriger leurs
mauvaises humeurs. […] C’est icy une philosophie qui n’est jamais
venuë dans la cervelle de tous nos vieux resveurs [41].
L’auteur adopte
un masque, une persona acerbe et insolente, il refuse
les lieux communs de la rhétorique de l’exorde et met en avant une
conscience élitiste. En 1626, le texte de l’« Advertissement
d’importance au lecteur » est rejeté en appendice, à la suite du
livre XI. Il est allongé, la dénonciation du siècle y est encore
plus cinglante. Le livre s’ouvre sur une virulente épître « aux
Grands ». En 1633, l’auteur anonyme disparaît, remplacé par Du Parc,
écrivain mort avant 1625. Ce dernier dédie son texte à Francion, le
remercie de lui avoir confié son histoire, s’excuse de ses
faiblesses de rédacteur. Il mêle les niveaux de réalité. À la suite
de cette épître s’inscrit un « Advis au lecteur touchant l’autheur
de ce livre » qui semble attribuable à un éditeur, sans que rien ne
confirme la localisation de cette voix.
À chaque édition,
la figure d’auteur change et le discours préfaciel est redistribué.
Pour autant, l’auteur continue de fournir les bases d’une
communication narrative et de la fausser conjointement par une série
de contradictions. Ainsi, après avoir hautement revendiqué dans
l’« Advertissement » de 1623, la valeur satirique de son texte et
son détachement à l’égard de la réception qui peut en être faite, il
affirme avoir choisi une forme plaisante pour attirer les lecteurs,
puis détourne ce dernier aveu en ajoutant qu’il s’est censuré
lui-même :
La corruption de
ce siecle où l’on empesche que la verité soit ouvertement divulguée
me contraint de faire cecy. Je raconte des fables et des songes qui
sembleront sans doute pleins de niaiseries a des ignorans, qui ne
pourront pas penetrer jusques au fond. Mais quoy que c’en soit, ces
resveries la contiennent des choses que jamais personne n’a eu la
hardiesse de dire [42].
Le
topos horatien d’utile dulci qui justifie
sur le plan moral la valeur du récit est donné comme acquis, comme
un résultat déjà obtenu, il n’a plus besoin d’être prouvé au
lecteur, il perd tout enjeu :
Il m’a falu
confesser avec eux que j’avois meslé l’utile avec l’agreable, et
qu’en me moquant des vicieux je les avois si bien repris qu’il y
avoit quelque esperance que cela leur donneroit du desir de se
corriger estans honteux de leurs actions passées [43].
L’auteur joue
constamment entre la revendication de moralité et la défense du
plaisir ; s’il affirme la supériorité de la polarisation morale, la
réalité du texte inverse cette hiérarchie, la part du plaisir est
majoritaire, et les commentaires moralisants sont en faible
quantité : on reste dans le plaisir de la fiction. Dans l’« Advis au
lecteur » de 1633, il se montre conscient du désir de nouveauté de
la réception :
Depuis il fit
encore deux ou trois Livres, et entr’autres un, Des fideles
affections, où son stile commençoit de se changer petit a
petit, car en effect mesme il y avoit plusieurs personnes qui se
lassoient de la mode ancienne et qui demandoient quelque
nouveauté [44].
L’objet nouveau
est thématisé comme source de désir : dans le songe où il peut être
interprété comme mise en abyme du désir du lecteur (« Ma curiosité
n’estant pas encore assouvie, je passay plus outre pour voir quelque
chose de nouveau » [45]), et après la fête
libertine et la consommation de Laurette, Nays apparaît comme nouvel
objet de désir qui justifie la reprise des aventures au
livre VII [46].
En dialogue avec
d’autres textes, l’Histoire comique de Francion se
situe entre continuité et inflexions dans l’évolution formelle des
récits européens. Cette évolution passe par l’usage des
interventions d’auteur et l’inscription dans le texte d’une
communication narrative reposant sur l’ironie et la feintise : pour
Fausta Garavini, « le narrateur repousse la convention du roman,
jusque dans la convention de l’acte narratif » [47]. D’autres textes
jouent avec la convention, ils instaurent dès le péritexte un
discours d’auctorialité problématique et construisent un narrateur
adoptant un masque d’auteur actif dans le cours du texte, qui
interrompt le récit pour le commenter. Rabelais s’exprime à travers
la figure d’un narrateur bonimenteur affirmant son autorité sur le
récit et Cervantès est représenté dans Don Quichotte
sous les traits d’un auteur incapable d’écrire seul sa préface, et
qui s’inscrit dans le récit, brouillant les niveaux de réalité et de
discours.
Les interventions
d’auteur instaurent une communication disjonctive et provocante avec
le lecteur : rompant l’illusion référentielle, elles affirment la
toute-puissance de l’auteur sur le texte. Ces interventions sont
aléatoires, elles ne créent pas un sens fixe. Elles confèrent à
l’auteur une place variable et insituable, entre omniscience,
témoignage et prise de pouvoir arbitraire sur son texte. Dans ces
interventions, l’auteur se moque des conventions, joue sur les
attentes du lecteur, affirmant dès l’ouverture du texte au sujet du
personnage : « encore ne sçay je pourquoy il n’avoit point ses
lunettes, car c’estoit sa coustume de les porter tousjours a son nez
ou a sa ceinture » [48].
La posture morale
n’est pas constante : lors de la fête libertine, le discours du
narrateur oscille entre l’affirmation moralisante « je sçai bien que
je ne mets point icy de discours qui ne soient plustost capables de
les faire hayr que de les faire aymer, car je proteste que je
n’approuve aucunement les actions qui sont contraires a la
vertu » [49], et l’affirmation
jubilatoire conservée dans les trois versions « Il me seroit
difficile de nombrer combien l’on depucela de filles et combien l’on
fit de marys cornards » [50].
Les interventions
d’auteur provoquent un détachement du lecteur à l’égard du récit,
phénomène nouveau, le confort de l’illusion référentielle lui est
refusé. Sans cesse confronté au discours de l’auteur, le lecteur est
conduit à considérer le texte comme produit d’une création
littéraire.
Le texte met en
avant ses incohérences que l’on peut lire comme revendications d’une
liberté d’auteur. La continuité narrative paraît alors arbitraire,
injustifiée sur le plan logique ou sur le plan des habitudes du
lecteur. Ces moments de gratuité consistent en des résolutions
brusques et déceptives d’événements narratifs longs et compliqués :
les difficultés judiciaires du père de Francion sont résolues par le
mariage soudain avec la fille de son beau-père [51], et la réception par Francion d’argent de la part de
sa mère clôt brutalement une très longue période de souffrances
liées à sa pauvreté [52].
Les ambiguïtés
morales dont fait preuve le héros constituent aussi des marques de
l’arbitraire de l’auteur, elles surprennent le lecteur, forment des
moments d’incohérence dans le portrait moral du personnage. La
profession d’hypocrisie peut aller dans ce sens, et également
l’évocation très bourgeoise de l’intérêt trouvé dans le mariage avec
Nays :
[La perspective
de perdre Nays] rendit Francion tout chagrin, car il sçavoit bien
que c’estoit un bon party pour lui que Nays [53].
Le lecteur est
confronté à un texte dont le sens n’est pas fixe et la position
auctoriale ambivalente. La modernité se joue autour de
l’autoréflexivité du texte, de l’importance accordée à la
communication narrative. Elle apparaît dans le refus de l’auteur
d’assigner un sens fixe au texte, ce qui aboutit à déléguer
constamment au lecteur la responsabilité de l’interprétation
ultime.
L’« Advis au
lecteur » de 1633 souligne le caractère monstrueux du livre,
résultat d’ajouts polygraphiques successifs :
L’on dit que pour
ce qu’il y avoit eu des breches en cet original, il y eut quelques
gens qui aymerent tellement cet ouvrage qu’ils prirent la peine de
le reparer, et d’y inserer quelques Contes de leur invention qui s’y
trouverent fort a propos [54].
L’auteur de cet
« Advis » annonce ensuite que le texte propose la véritable fin,
retrouvée par miracle chez un ami de Du Parc, et, fait curieux, que
les éléments apocryphes ont été conservés. Pour justifier cette
affirmation, l’auteur se livre à une argumentation acrobatique,
tentant de tenir les fils contradictoires d’un texte apocryphe qui
serait en même temps l’œuvre véritable d’un seul auteur :
Au reste en ce
qui est de ces choses modernes qui ont esté mises icy, parce que
l’on les a trouvé fort bien enchassées dedans l’Histoire, et
qu’elles estoient trop cognuës pour estre desormais oubliées, il les
y a falu laisser : mais neantmoins tout cela est arrengé avec tel
ordre, que nous pouvons dire que nous avons maintenant la vraye
Histoire de Francion, ayant esté corrigée sur les manuscripts de
l’Autheur. Au reste, pour ce qui est de ces choses estrangeres, nous
ne disons point si elles sont meilleures ou pires que le principal
du livre, car il y a differente espece de beautez. Il faut
considerer aussi que cela est en si petite quantité au prix de ce
qui a esté fait par Du Parc, que cela n’est pas considerable, et que
quand cela seroit dehors, l’Histoire n’en vaudroit guere moins,
tellement que l’on ne l’y laisse que pour rendre plus satisfaits les
plus curieux qui ne veulent rien perdre de ce qu’ils ont veu une
fois dans les livres ; joinct que c’est une maxime qu’en ce qui est
des livres de plaisir, il est permis d’y changer plus librement
qu’aux autres. […] Chacun doit demeurer dans cette opinion et ne
point croire qu’autre que le sieur Du Parc soit Autheur de
l’Histoire Comique de Francion toute entiere ; car
pourquoy l’attribuera t’on a un autre puisque mesme il ne se trouve
personne qui se l’attribuë [55] ?
La contradiction
est insoluble et se clôt sur un sophisme : le lecteur est confronté
à un dernier texte dont, comme les autres, la paternité est
problématique. D’autant que ce même « Advis au lecteur » joue avec
l’univers de croyances du lecteur. Ainsi, une affirmation brise la
fiction mise en place par l’épître « à Francion » de Du Parc, selon
laquelle Francion serait un personnage réel ayant été en relation
avec l’auteur, puis la justifie à nouveau, et laisse en définitive
planer le doute :
Or nous voyons
dans l’unziesme Livre que Francion avouë qu’il a fait un ouvrage
qu’il appelle Les jeunes Erreurs. Lequel mesme a esté
publié a ce qu’il dit, et neantmoins nous n’avons point sceu qu’il
se soit imprimé un tel livre, mais ce n’est aussi qu’une feinte, et
Du Parc a pris plaisir de faire dire cela a Francion pour faire
songer aux Lecteurs : car ce n’est point là qu’il a apris les
Avantures de ce Cavalier, puisqu’il confesse dans son Epistre, qu’il
les luy a racontées de sa propre bouche. Toutesfois c’est a sçavoir
si ce n’est point encore icy une autre fiction d’esprit, ou si ce
Francion c’estoit veritablement quelque gentilhomme amy de Du Parc
dont il avoit entrepris d’escrire la vie, et duquel il avoit eu
quelques memoires. Mais cela n’importe de rien. Il suffit que nous
reconnoissons l’excellence du livre [56].
Le lecteur est
confronté en 1633 à un texte qui affirme son caractère insituable et
revendique un jeu sur la fiction.
Cet insituable
joue, dès la première édition, du mélange entre auteur et
personnage : l’« Advertissement » de 1623 met en avant le désir de
rupture de l’auteur d’avec les « vieux resveurs » [57], la revendication d’une « philosophie » nouvelle et
d’un élitisme, qui correspond presque exactement aux propos de
Francion. Dans le récit de 1633, Francion reprend à son compte la
totalité des péritextes de l’auteur anonyme, dont
l’« Advertissement » :
Je n’ay pas
composé moins de trente deux pages d’imprimerie en un jour, et si
encore a ce esté avec un esprit incessamment diverty a d’autres
pensées auxquelles il ne s’en falloir gueres que je ne me donnasse
entierement. Aucunes fois j’estois assoupy et a moitié endormy, et
n’avois point d’autre mouvement que celuy de ma main droite [58]…
Francion assume
au fil des réécritures les œuvres de l’auteur [59].
Dans un dialogue qui vivifie la reprise textuelle, il annonce la
publication d’un « livre sans titre » avec une « Epistre
dedicatoire » [60] qui est l’épître
« Aux Grands » de 1626. Ce livre sans titre est en fait la version
antérieure du texte que nous sommes en train de lire.
L’expérience
littéraire de l’auteur est confiée au héros, ce qui inscrit dans le
texte l’histoire de sa propre fabrication. Sorel désigne le travail
poétique qui nourrit son texte. Il brise l’illusion romanesque,
souligne que le roman n’est pas le compte rendu de l’expérience
d’individus. Le texte thématise la praxis de la fiction narrative
explicitée comme telle, par la mise en abyme de la fiction, la
dénonciation de la mauvaise foi de l’auteur, des attentes du public,
du pacte de connivence sur lequel repose l’illusion romanesque. Par
référence aux procédés de l’énonciation, le discours se révèle comme
discours. Ainsi que le souligne Fausta Garavini, il s’agit d’exhiber
le système qui régit la construction de l’illusion [61].
Sorel avec
l’Histoire comique de Francion met en question le
récit, il en révèle la qualité fictive en marquant le lieu de son
énonciation et le protocole de sa lecture. Du même coup, il invite
le lecteur à chercher le sens fixe au-delà du récit, dans la
communication narrative. Il élargit ainsi les potentialités du
texte, le roman devient dynamique et s’inscrit dans une lignée de
textes qui font du roman un jeu.
Le roman véhicule
une documentation critique du réel, la nouveauté est mise en œuvre
par la satire. Le désir fondamental de rupture avec un passé et un
présent décevants nourrit la quête du héros et semble constituer un
moteur de la création de Sorel, tant la dernière version du texte
semble unir la posture de l’auteur et celle du personnage. Ce désir
de nouveauté passe par le rejet de la convention stylistique et
l’adoption d’un style mixte, qui imite les styles littéraires
contemporains et qui doit provoquer le plaisir du lecteur ; la
nouveauté est thématisée comme objet de désir et de plaisir. Sorel
crée un texte qui thématise sa fictionnalité, qui instaure un jeu
d’énonciation fondant une nouvelle communication narrative reposant
sur la feintise et l’ironie.
L’Histoire
comique de Francion a pu apparaître comme une sorte de
répertoire de la nouveauté romanesque, comme le prouvent les
publications ultérieures qui imitent au moins son titre dans
l’espoir de profiter de son succès éditorial [62]. Ces
publications sont françaises et étrangères : l’auteur allemand
Grimmelshausen s’inspire largement du Francion dans son
Abenteuerlicher Simplicius Simplicissimus en 1669. Le
travail de Sorel sur le romanesque comme lieu d’énonciation et de
réflexivité s’inscrit dans une lignée de textes français et
européens qui questionnent le roman.
1 | Commentaire ajouté en 1633 à la
fin du deuxième livre : « Nous avons veu icy parler Agathe en termes
fort libertins ; mais la naïfveté de la Comedie veut cela, afin de
bien representer le personnage qu’elle fait. Cela n’est pourtant pas
capable de nous porter au vice ; car au contraire cela rend le vice
hayssable, le voyant depeint de toutes ses couleurs » (Charles Sorel,
Histoire comique de Francion, in Romanciers du
XVIIe siècle, A. Adam
(éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1958,
p. 1276). | 2 | Correction : Raymond, lors du
repas qui précède la fête libertine, interrompt un convive qui
entamait un récit anticlérical : « Si vous en medisiez, vous seriez
excommunié, et banny d’un lieu où vous ne vous souciez guiere d’y
entrer », ibid., p. 313. Ce propos devient en 1626 :
« vous seriez excommunié et l’on vous mettroit au nombre de ces
libertins du siecle a qui l’on a tant fait la guerre »,
ibid., p. 1314. | 3 | Michel Jeanneret, Éros
rebelle : littérature et dissidence à l’âge classique, Paris,
Seuil, 2003, p. 23-27. | 4 | Pour plus de détails sur ce
contexte historique et culturel, consulter l’introduction de Fausta
Garavini à La Maison des jeux. Science du roman et roman de la
science au XVIIe siècle, Paris,
Champion, 1998, p. 9-20 ; et Frank Greiner, Véronique Sternberg et
Gabriel Conesa, L’Histoire comique de Francion de
Charles Sorel, Paris, Sedes, 2000, p. 9-11. | 5 | Charles
Sorel, Histoire comique de Francion,
p. 212. | 6 | Ibid.,
p. 169. | 7 | Ibid., p. 167. | 8 | Ibid., p. 247. | 9 | Ibid.,
p. 213-214. | 10 | Ibid.,
p. 1282. | 11 | Ibid.,
p. 244. | 12 | Charles Sorel, Histoire
comique de Francion, F. Garavini (éd.), Paris, Gallimard
(Folio classique), 1996, p. 288 (variante absente de l’édition d’A.
Adam). | 13 | « L’ellipse sur le contenu de
cette nouvelle philosophie passe généralement pour une prudence de
Sorel. Mais il paraît plus intéressant, et plus conforme à la
démarche libertine, de faire l’hypothèse d’une stratégie destinée à
inciter le lecteur à formuler lui-même ce message libérateur et à le
prendre ainsi à sa charge » (Michèle Rosellini et Geneviève Salvan,
Le Francion de Charles Sorel,
Neuilly-sur-Seine, Atlande (Clefs concours Lettres XVIIe siècle), 2000,
p. 119). | 14 | Charles Sorel,
Histoire comique de Francion (édition A. Adam),
p. 315. | 15 | Ibid., p. 307. | 16 | Ibid., p. 88-89. | 17 | Ibid., p. 91. | 18 | Ibid., p. 306. | 19 | Ibid.,
p. 241. | 20 | Ibid.,
p. 252. | 21 | Louis Van Delft, Le
Moraliste classique, essai de définition et de
typologie, Genève, Droz, 1982, p. 108. | 22 | Charles Sorel, Histoire
comique de Francion (édition A. Adam), p. 156. | 23 | Ibid., p. 169. | 24 | Ibid., p. 217. | 25 | Ibid., p. 246. | 26 | Ibid., p. 244-245. | 27 | Michèle
Rosellini et Geneviève Salvan, Le Francion de
Charles Sorel, p. 148. | 28 | Charles Sorel, Histoire comique de
Francion (édition A. Adam), p. 230. | 29 | Ibid.,
p. 265. | 30 | Ibid.,
p. 320. | 31 | Ibid. | 32 | Ibid.,
p. 321. | 33 | Ibid., p. 322. | 34 | Ibid.,
p. 1262. | 35 | Ibid., p. 273. | 36 | Ibid. Le premier
livre s’ouvre sur une parodie de grand style (« Les voiles de la
nuict […] » p. 66), et fait se succéder des scènes farcesques
gauloises (Valentin frottant son sexe dans l’espoir de lui redonner
de la vigueur, p. 67-68), des morceaux galants lors de la rencontre
amoureuse de Laurette et Olivier (« Je sçay bien que ma vie et ma
mort sont entre vos mains. Faictes moy souffrir tous les suplices
dont vous vous adviserez, je suis si prest a les endurer, que si je
treuve du pardon en vostre misericorde, j’auray de la peine a
m’accoustumer a en gouster les douceurs », p. 76), des éléments de
comique grivois (« Ce n’est pas tout, dit Laurette en riant,
lorsqu’elle se vit asseurée de sa personne : Il faut voir si elle a
entre les jambes la chose qu’elle s’est vantée d’y avoir. En disant
cecy, elle luy troussa sa cotte et sa chemise, et luy attacha tout
au dessous du col avec une esguillette, de sorte que l’on pouvoit
voir sans difficulté ses secrettes parties, qui n’estoient pas a
ceste heure là en bon point, comme elles avoient esté auparavant »,
p. 79). L’importance de ce mélange dans les premières pages du texte
montre le souci de Sorel de fournir un texte mixte et novateur,
reposant sur la réutilisation parodique de topiques littéraires. Un
grand morceau scatologique se situe à la fin de ce livre : « Vous
tireriez plutost de la semence d’un baston a goderonner des fraises
que de ses pauvres armes mal fourbies. Il n’y a rien que sa porte de
derriere qui soit ouverte. Je vous asseure bien qu’elle l’est de
telle façon qu’il ne peut retenir une liquide et salle matiere qui
en sort a chasque moment. Il a falu qu’il m’ayt prié comme son bon
Compere de luy bailler une drogue qui ira refermer les ouvertures
[…] », p. 89. | 37 | Ibid., p. 140-154. | 38 | Ibid., p. 66. | 39 | Ibid., p. 94. | 40 | Ibid.,
p. 456. | 41 | Ibid.,
p. 61. | 42 | Ibid., p. 62. | 43 | Ibid.,
p. 1261. | 44 | Ibid., p. 1268. | 45 | Ibid., p. 144. | 46 | Ibid., p. 323-325. | 47 | Fausta Garavini, La Maison des
jeux. Science du…, p. 26. | 48 | Charles
Sorel, Histoire comique de Francion (édition A. Adam),
p. 66. | 49 | Ibid., p. 1313. | 50 | Ibid., p. 317. | 51 | Ibid.,
p. 164. | 52 | Ibid., p. 233. | 53 | Ibid.,
p. 485. | 54 | Ibid., p. 1268. | 55 | Ibid., p. 1269-1270. | 56 | Ibid., p. 1269. | 57 | Ibid.,
p. 61. | 58 | Ibid.,
p. 1323. | 59 | Dans l’édition de 1626, Francion affirme : « il y en a un où
j’ay descrit quelques divertissements champestres, avec des jeux, et
des comedies et autres passe-temps » (ibid., p. 437). Cette description correspond à la matière textuelle de La Maison des
jeux, ouvrage réel publié par Sorel en 1642. | 60 | Ibid., p. 1326. | 61 | « La caution suprême de la
vraisemblance est que le narrateur mette en cause son propre statut
d’organisateur et de metteur en scène ; qu’il franchisse la
frontière diégétique et annule la limite entre histoire et
narration, entre le monde qu’il raconte et le monde dans lequel il
raconte. […] À l’illusion représentative qui se fonde sur la
dissimulation de l’arbitraire, autrement dit sur la mimesis
du référent socio-historique, se substitue la
mimesis des conditions mêmes de la production
romanesque » (Fausta, Garavini, La Maison des jeux. Science
du…, p. 18). | 62 | Jean Serroy, Roman et
réalité : les histoires comiques au XVIIe siècle, Paris,
Minard (La Thésothèque), 1981 : Scudéry change en 1632 le titre de
la Première journée de Théophile de Viau en
Fragments d’une histoire comique, p. 97 ; en 1650
paraît, par référence au Francion, Le Parasite
mormon, histoire comique, p. 404 ; Leret publie
en 1662 les œuvres de Cyrano de Bergerac et donne le titre
d’Histoire comique à L’Autre Monde,
ou les États et empires de la Lune, p. 418. |
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