Dossier : La Question de la nouveauté


Dissonances diaboliques dans Gaspard de la Nuit [1]

Sandrine Bédouret-Larraburu

Université de Pau, Polart

sandrine.bedouret-larraburu@neuf.fr

Résumé :
Cet article vise à montrer que si Gaspard de la Nuit se présente comme une diablerie, à tous les sens du terme, Bertrand congédie assez vite le personnage du Diable, et s’affranchit d’un thème particulièrement à la mode. Nous voudrions alors montrer que le recueil est « diabolique », au sens étymologique de « division », de désordre. Il est diabolique parce qu’il fonctionne sur des dualités et des dissonances, phoniques et syntaxiques, qui sont le propre de la « manière » bertrandienne.

Abstract :
This article aims at establishing that even if Gaspard de la Nuit may be read as an evil intrigue, Bertrand very quickly dismisses the Evil as a protagonist, and emancipates his poems from a very fashionable thematic. We would like to show that the poems are diabolic, in the etymological meaning of “division”, “disorder”. They are devilish because they are built on dualities and dissonances, which may be phonic or syntactical. We will define Bertrand’s “manner” (as opposed to “style”) through these dissonances.

Dans sa « Notice » sur Aloysius Bertrand, Sainte-Beuve commente :

C’était le moment de la ballade du roi Jean et de la ballade à la Lune, le lendemain de la Ronde du Sabbat et la veille des Djinns. L’espiègle Trilby faisait des siennes, et Hoffmann allait aussi opérer. Bertrand dans sa fantaisie mélancolique et nocturne, était atteint de ces diableries [2].

La diablerie, selon Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse est « un sortilège, un maléfice », « une action où intervient le diable ». Mais c’est aussi devenu dès le XIVe ou XVe siècle, un genre théâtral, caractérisé par la présence d’acteurs costumés en diables ; au XVIIe, les diableries étaient des « contes dont le plus important personnage était le diable et qui avaient pour sujet les manœuvres, les persécutions, ou les tours singuliers “de ce vieil ennemi de l’humanité chrétienne” ». À tous les sens du terme, Gaspard de la Nuit apparaît comme une diablerie : Gaspard, « ce pauvre diable », se présente comme une figure diabolique, à la fois personnage et auteur, et la figure se démultiplie au sein du recueil à travers d’autres personnages. Le jeu des costumes, des masques et des déguisements fait de l’œuvre une sorte de diablerie. Enfin, « La Nuit et ses prestiges » se présente comme de petits contes aux personnages diaboliques. Aloysius Bertrand s’inscrit donc dans son temps, auteur de ces diableries, mais il innove dans le subversif qu’il leur impose. Le recueil ne se contente pas de faire défiler des personnages et des thèmes romantiques, il donne proprement à lire un recueil diabolique, au sens où il est miné par des dualités, des inversions, des ruptures, puisque, étymologiquement, en grec, diabolos signifiait « qui désunit ». Le terme partage la même étymologie que « démon » et dérive de diaiesthai, « diviser, partager ».

Aussi, nous voudrions montrer que le diable est plus qu’un thème convenu, propre aux diableries : chassé par le rire, il revient par la fenêtre stylistique, dans la manière poétique d’Aloysius Bertrand. Tout son travail d’écriture, et l’on sait que sur son lit de mort, il souhaitait encore raturer, diminuer, modifier son manuscrit, mérite d’être analysé sous l’angle de la dualité, de la rupture et de la dissonance. La modernité de Gaspard de la Nuit consiste alors à revisiter les thèmes de son époque, à y porter un nouvel éclairage, et à les subvertir. En ce sens, nous émettons l’hypothèse d’une présence diabolique inscrite dans et par un sujet poétique plus que dans une thématique.

Après avoir rappelé cette présence diabolique dans le recueil, nous insisterons sur le jeu des dissonances phoniques et syntaxiques, qui ont permis d’introduire une distance du poète par rapport à ses poèmes, ce qui est la caractéristique de sa manière et la cause du décalage temporel de sa réception.

Présences du diable : un thème littéraire

D’abord, nous souhaitons rappeler que le diable s’introduit dans de nombreuses pièces, en tant que personnage, en tant que référence, en tant que thème littéraire et motif sémantique.

Dans une préface rédigée après coup, qui modifie l’éclairage de l’ensemble du recueil, selon une technique par ailleurs fréquente chez les « petits romantiques », Gaspard de la Nuit nous est présenté à la fois comme un double de Louis Bertrand et une figure démoniaque, au sens de saint Augustin :

Les démons sont animaux de genre, raisonnables de caractère, sujets aux passions dans leur sentiment, aériens de corps, éternels de durée [3].

Aussi la description qu’en fait le narrateur, qui signe cette préface, Louis Bertrand, prend tout son sens :

C’était un pauvre diable dont l’extérieur n’annonçait que misères et souffrances. J’avais déjà remarqué dans le même jardin sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu’effilait une barbe nazaréenne (p. 43).

Ce portrait est encadré par deux références chrétiennes : « c’était un pauvre diable » annonce ce qu’un nouvel interlocuteur affirmera, à la fin de la section, à savoir que Gaspard siège en Enfer. En revanche, la barbe nazaréenne évoque une secte qui se consacrait à Dieu. Ainsi, dès ces quelques lignes, Gaspard de la Nuit, pris dans la dialectique du Bien et du Mal, s’inscrit dans la lignée des anges déchus romantiques.

Ce personnage diabolique est lui-même en quête du diable :

Me voilà en quête du diable. Je blêmis sur les livres magiques de Cornélius Agrippa, et j’égorge la poule noire du maître d’école, mon voisin. – Pas plus de diable qu’au bout du rosaire d’une dévote ! – Néanmoins il existe (p. 54).

Et après différentes tentatives, il semble bien assister à une étrange cérémonie à laquelle Jacquemart et Jacqueline, les symboles de Dijon, prennent part. Sous l’effet de ce rêve, il en conclut, non sans contradiction que « le Diable n’existe pas » (p. 55), seul « l’Art existe ». En deux pages, le poète affirme, selon un topos de l’époque, que le diable est partout, et donc nulle part. Cette figure duelle, hante l’ensemble du recueil.

D’autres personnages ont partie liée avec le diable, de manière récurrente dans le recueil : le nain, par exemple, apparaît comme une figure emblématique ; il établit le lien avec le Diable. Dans la préface, c’est un « vigneron nabot et bossu, qui se carrait sur sa porte en riant de mon embarras », qui définit Gaspard comme le diable en personne. Et le lien entre Gaspard et ce vigneron n’est pas sans rappeler celui entre le diable et Scarbo, dans « La Chambre gothique ». Dans le poème suivant « Scarbo », il incarne plus précisément le personnage diabolique apparu au poème précédent. En effet, ce texte est construit sur un dialogue, où le je « parlant » reste complètement passif, assujetti par la présence cauchemardesque. « Le nain railleur » est une caractérisation de Scarbo, que l’on retrouve dans le poème intitulé « Le Nain » (p. 125). Il y est enfanté de la phalène « abandonnant dans mon giron une larve monstrueuse et difforme à face humaine ». Un dialogue elliptique s’ensuit, où l’on comprend que Scarbo, c’est-à-dire le nain, cherche l’âme du sujet, en proie à des cauchemars récurrents : « “Où est ton âme ? que je chevauche ?” – “Mon âme, haquenée boiteuse des fatigues du jour, repose maintenant sur la litière dorée des songes” » (p. 125). Il s’agit bien pour le sujet poétique d’empêcher Scarbo de prendre possession de son âme, ce qui fait de ce dernier, un émissaire satanique. Le sujet poétique est bien devenu la proie des puissances maléfiques.

La belle Ondine, aussi, bien que personnage aquatique, pendant des personnages du feu, lorsqu’elle s’évanouit, se révèle l’objet du diable ; elle l’est à deux titres : elle est séductrice, et cherche à entraîner le rêveur loin des siens, dans son monde aquatique. Elle offre amour et richesse au malheureux qui l’écoute. Figure tentatrice, elle disparaît dans un éclat de rire, qui répercute l’écho de celui de la statue de pierre, dans l’introduction : « un rire grimaçant, effroyable, infernal – mais sarcastique – incisif – pittoresque » (p. 54). Si Ondine appartient à la mythologie aquatique, par son rire, elle rappelle les persécuteurs nocturnes du sujet des poèmes.

Par l’intrusion de ces personnages diaboliques, Bertrand réactive une série de légendes et de représentations du diable médiévales : les légendes de la Tentation de saint Antoine (p. 58), de saint Éloi (p. 84, 97), du Juif errant (p. 93, p. 161) permettent également de tisser les références diaboliques et de s’inscrire dans la sensibilité romantique de l’époque. Mais l’activation de ces légendes permet surtout de brouiller les temporalités (le Moyen Âge ou le XIXe siècle sont-ils les cadres temporels de certaines pièces ?) et de brouiller le rapport à la réalité. Le diable rompt l’ordre traditionnel et attendu. Il est d’ailleurs l’expression d’un dialogisme perturbant dans l’économie du recueil, jusque dans les jeux sémantiques : « n’y pas voir diable » (p. 111), « chanter des pouilles au diable » (p. 103), « le diable à quatre » (p. 99), sont des locutions figées qui permettent de jouer des niveaux de langue. Le diable est à la fois un point d’ancrage dans le parler et dans les croyances populaires, et l’occasion de tisser un thème littéraire.

En effet, il se donne à lire, pour les contemporains, comme une intertextualité du Smarra de Nodier et d’Onuphrius de Théophile Gautier. Si Scarbo s’inspire de Smarra, Gaspard se présente comme un double d’Onuphrius. Comme lui, il

lit Hoffmann et ses compositions peintes et écrites s’en ressentirent, la griffe ou la queue du diable y perçait toujours par quelque endroit. […] Il était dans cette situation atroce où se trouve un homme qui a inventé quelque chose et qui ne rencontre personne pour y croire [4].

Double de Gaspard, Onuphrius évoque un autre Gaspard, Jean-Gaspard Debureau, célèbre mime, que Gaspard de la Nuit cite en épigraphe à « La Viole de Gamba » [5]. Le jeu de miroirs et de reflets tend à rendre les mille visages du diable, et à brouiller les identités et les fonctions auctoriales.

Pourtant ces figures diaboliques duelles ne sont pas bien méchantes, preuve de la distance qu’Aloysius Bertrand établit avec elles : à la fin de la préface, Gaspard de la Nuit est aisément congédié : « Si Gaspard de la Nuit est en enfer, qu’il y rôtisse ». Dans « Padre Pugnaccio » (« Et le diable, tapi dans la grand’manche de Padre Pugnaccio, ricana comme Polichinelle »), figure théâtrale, il est comparé à un personnage de la commedia dell’arte, dont on tire les ficelles : il est ridiculisé.

Aloysius Bertrand joue donc de ces diableries, où diables et nains surgissent et disparaissent comme les sorcières lors d’une nuit de sabbat. Il s’agit de broder sur un thème littéraire et d’y tisser toutes sortes de clins d’œil, qui vont imposer le rire et la dualité. Le diable introduit deux caractéristiques qui nous paraissent fondamentales dans l’économie du recueil : le rire et la confusion. Que ce soit Gaspard de la Nuit ou Ondine, ces personnages posent la question de l’identité et brouillent les repères. Le diable introduit les désordres et la destruction, par un jeu de ruptures et de dissonances.

Ruptures et dissonances : une inscription diabolique

Nous voudrions montrer que la dissonance s’appréhende essentiellement par un jeu stylistique sur la tonalité burlesque et carnavalesque et que la rupture se fait au niveau diégétique par l’archaïsme.

La griffe diabolique apparaît dans la structure du texte [6] : six livres, des poèmes majoritairement de six versets, l’omniprésence du [si] ou [zi], en position inaugurale et terminale de chaque partie ; le double phonème est particulièrement perceptible dans la sixième partie : « Ici commence le sixième et dernier livre des “Fantaisies” » jusqu’au titre « Silves ». Le recueil se termine avec « Le Deuxième Homme », par une Apocalypse noire, comme on dirait une « messe noire » [7]. Pour Steve Murphy, « Harlem serait une manière d’“Éden inaugural” abritant cependant la mort. Six livres, souvent six paragraphes, dans une œuvre qui aurait été donnée à Louis Bertrand par le diable… à six heures » [8].

L’ensemble des poèmes fonctionne comme une sorte de litanie, où les derniers titres sont particulièrement évocatoires de leur influence diabolique : « Départ pour le sabbat » (p. 85) clôt le premier livre, « Le Bibliophile » (p. 111), penché sur des grimoires, le deuxième, « L’Heure du sabbat » (p. 139) le troisième, « À un bibliophile » le quatrième, « La Chanson du masque » (p. 183) le cinquième, et « Le Deuxième Homme » (p. 198) le dernier. Livres et cérémonies diaboliques amènent à l’évocation du deuxième homme, dans cette Apocalypse noire.

Aussi, la tonalité du recueil emprunte au rire diabolique, évoqué dès l’introduction.

La figure de pierre avait ri, – ri d’un rire grimaçant, effroyable, infernal – mais sarcastique – incisif – pittoresque (p. 54).

Dans ce passage [9], la répétition des phonèmes conjoints [ri] a un effet expressif évident : il s’agit de laisser résonner le rire de la statue dans une structure forte d’allitérations. Le rythme binaire imposé par la structure syntaxique « ni… ni », est relayé par un rythme ternaire où les adjectifs se répondent par échos consonantiques où on note une prédominance de sourdes [f], [k], [s], qui soutiennent la sonore [r], et par échos vocaliques en [a] et en [i], d’autant plus remarquables que ces voyelles sont souvent allongées du fait de l’accent de fin de groupe de mots : « ri, effroyable, infernal », ou d’un accent prosodique lié à la présence d’une consonne répétée : « rire », ou d’une consonne d’attaque : « pittoresque ». Chaque adjectif, mis en relief par la ponctuation, se trouve isolé, mais pris dans un jeu de réverbérations des adjectifs qui l’environnent. Ces adjectifs contiennent chacun trois syllabes, et le jeu des échos leur confère un effet de gradation, que le dernier adjectif avec sa voyelle en [ε] vient rompre, en effet de chute. Le pittoresque, inattendu dans le contexte, crée un effet d’attente : le lecteur est sensibilisé à « ces rires pittoresques », dignes d’être peints, donc montrés.

Gaspard de la Nuit est parcouru de rires, véritable continuum du recueil, des rires francs, ironiques ou noirs, du plus malicieux au plus grimaçant, en une gamme riche et polyphonique qui mine les fondements du fantastique comme du gothique, de la violence ou de la peur. L’humour ruine les clichés comme les angoisses, le Fou a « un œil à la lune et l’autre – crevé ! » et s’il monte au « pilori », c’est pour l’acheter et s’« y chauffer au soleil » (p. 123). La comédie est partout : « Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe, tantôt il me décoche de son arbalète un trait de feu dans mon manteau » (p. 83) ; « gascons du guet qui racontaient sans rire les exploits de leurs arquebuses détraquées » (p. 96).

Gaspard de la Nuit est une parade de carnaval.

De fait, le recueil est pris dans une entreprise générale de « mise en fiction », de représentation et de théâtralisation du monde, obéissant à une logique de l’envers et de la carnavalisation, écrit C. Marcandier. Tout se dédouble et dialogue, joue de fragmentations et disruptions. Chaque élément constitutif du recueil – motifs, esthétique, genre, registre – est pris dans un entre-deux, mis en évidence par les tirets typographiques obsessionnels, figurant tout ensemble une union et un écart, tout se voit soumis au revers de la médaille, à un traitement oblique, ironique, à l’image de la viole de Gamba qui « lui répondit par un gargouillement burlesque de lazzis et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une indigestion de Comédie-Italienne » (p. 81).

Au sein des poèmes, Bertrand mélange les tonalités : dans « La Barbe pointue », par exemple, « marmotter » est classé comme un verbe familier qui côtoie « floconner », classé par Littré comme verbe littéraire. Entre les deux, « nasillonner » est un diminutif de « nasiller ». Il y a donc une opposition stylistique entre les rabbins et le prosaïsme de leurs actions (« marmottant, nasillonnant, crachant ou se mouchant ») et leur barbe qui leur donne un autre statut, plus poétique, puisqu’elles « floconnaient, frisaient, exhalaient ambre et benjoin ». En rester aux barbes fixait un tableau esthétique, mais la barbe cache l’homme qui réapparaît nommé dans le couplet suivant : « Un docteur, nommé Elébotham […] se leva et dit : “Profanation !” ». La barbe, sorte de masque, joue donc le rôle d’envers poétique au prosaïsme et au prosélytisme.

En jouant des différents registres de langue, Bertrand ne se contente pas d’appliquer les conseils donnés par Hugo dans la Préface de Cromwell, il joue également de la représentation que ces niveaux de langue vont créer chez le lecteur. L’utilisation de l’archaïsme relève de ce jeu de représentations à la fois temporelles et littéraires.

La fonction principale de l’archaïsme reste certes d’ordre temporel puisque la plus grande partie des termes obsolètes se concentre surtout dans les textes qui prennent l’aspect de vieilles chroniques, mais les vocables archaïsants libèrent également du grotesque. Les termes pourchas, gavache et guerdon, les jurons, sont plus proches de la langue de Rabelais. « Chez Bertrand, semblent coexister une veine sentimentale et une certaine propension à la truculence » [10]. L’archaïsme a donc chez Bertrand cette double fonction : introduire le lecteur dans un univers de satire médiévale, de gouaille rabelaisienne, et donner de la noblesse et de la distinction. Certains archaïsmes lexicaux de Gaspard appartiennent à la langue des classiques français, et la syntaxe et l’utilisation des temps rendent bien compte de son souci d’élégance et de raffinement : l’emploi du passé, l’utilisation de certains subjonctifs (dans « L’Office du soir », p. 63 notamment), l’antéposition des adjectifs, s’affichent comme des moyens de littérarité et de poéticité.

Bertrand dans Gaspard de la Nuit, s’appuie sur un lexique large et varié : il pioche dans les différentes strates historiques, géographiques et même linguistiques. Ce mélange systématique finit par miner certaines pièces pour mieux en faire émerger l’ironie subtile et grinçante. Il s’agit aussi de remettre en cause certains fonctionnements littéraires, certains procédés faciles et surexploités dans le roman et le théâtre, quand la subtilité de la poésie réside dans le fait qu’elle ne peut se répéter.

Le rire, le renversement carnavalesque, la rupture syntaxique, la dissonance rythmique constituent bien les caractéristiques diaboliques propres à Gaspard de la Nuit ; tout y est illusion : les personnages, le temps, les lieux, pris dans les intertextualités littéraires et le prosaïsme populaire, jusqu’à la phrase elle-même qui est en permanence contrôlée et subvertie par le poète.

Une manière diabolique

Comme le fait remarquer Christine Marcandier, « tout tend vers son envers, son contraire, son autre. L’essence du poème en prose [tel que le conçoit et l’invente Aloysius Bertrand] est sans doute dans cette manière – le terme est présent dans le sous-titre de Gaspard de la Nuit – de rendre autre ce qui semble donné, de jeter les dés ou battre de nouveau les cartes pour changer la donne […], le fou étant une pièce du jeu d’échecs, comme une figure de carnaval ou de jeu de cartes » [11].

Redistribuer les cartes permet de modifier l’ordre préétabli. Le poème en prose s’affranchit de cet ordre, sans pour autant être un désordre. En ce sens, le choix d’une formalisation forte devient « diabolique » dans le sens où elle est une déconstruction de l’ordre du poème traditionnel. Autant la thématique du diable apparaît comme caractéristique d’une époque, ce qui fait d’Aloysius Bertrand un imitateur des écrivains de son temps, autant la distanciation par le rire et par la langue fait de Gaspard de la Nuit une œuvre inimitable.

Si la manière lie ensemble comme condition de spécificité l’évidence d’une imitabilité et la radicalité d’une irreproductibilité, c’est qu’une manière n’est pas une forme ; ou du moins que toute forme y est indissociable d’une historicité qui génère les conditions mêmes de l’identification de cette manière comme valeur, et donc aussi de son imitabilité [12].

La forme de la ballade bertrandienne n’a pas manqué d’être imitée, en témoignent les nombreux poèmes en prose publiés dans Le Parnasse, dans les années 1850. Mais il y a bien une manière qui advient avec Bertrand, puisque ses poèmes en prose permettent l’avènement d’un nouveau public, d’ailleurs en décalage avec l’écriture et la publication de ses pièces, qui sont passées complètement inaperçues. Baudelaire a bien compris que Bertrand était imitable et ses poèmes en prose revendiquent la filiation, mais il comprend qu’il lui faut dépasser la forme. De fait, Baudelaire s’affranchit très vite du modèle bertrandien pour trouver sa propre manière.

Il nous semble que cette manière réside dans la contrefaçon, thème récurrent dans le recueil, lié également à la contre-valeur : florins, carolus, ducats monnayés par le diable ; faux jetons qui séduisent et détournent du réel et de l’angoisse existentiels. Aloysius Bertrand cherche à renouveler une esthétique et une poétique. Si sa quête de l’art est tournée vers le diable, elle est tournée vers une quête de l’inconnu, hors des sentiers de la rhétorique traditionnelle. À partir d’une étude de la mise en scène du sous-titre Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, Gérard Dessons montre qu’il s’agit « d’une mise en scène de l’oralité de la parole. Dans cette perspective, la disposition des groupes de mots sur la page relève moins d’une esthétique que d’une poétique, au sens où elle met en scène un phrasé qui est une réalité rythmique et sémantique » [13]. Ce phrasé passe significativement par la syntaxe, que l’on peut qualifier de diabolique dans le sens où elle réduit la phrase à la proposition. Ainsi la présence de nombreuses conjonctions de coordination est caractéristique de Gaspard de la Nuit : elles sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont parfois utilisées à contre-courant de leur valeur et rentrent dans le cadre de cette « esthétique de la discontinuité ». La conjonction « mais », par exemple, introduit un effet de surprise : alors que les barbes environnantes crient haro sur « la barbe pointue », on attend par le « mais » un retournement de situation, qui n’a pas lieu. La conjonction sert de marquage pour introduire un nouveau personnage « le chevalier Melchior ». Ce n’est pas la diégèse qui est modifiée, mais le ton qui est subverti dans ce verset, qui prend un air nettement plus sentencieux que les précédents. Dans « Le Fou », la conjonction présente une rupture entre le fantastique et le réel : « mais c’était toujours la lune, la lune qui se couchait » (p. 123). Le « mais » rééquilibre les deux modes et redonne de l’importance au prosaïque ; le plus important réside dans le fait, la lune qui agit sur les nerfs, et non dans la fantasmagorie qui se met en place. Le poète prend alors à rebours son lecteur, ironisant sur l’intérêt qu’il pourrait prendre à l’intrusion du fantastique. La conjonction « Et » est tout aussi intéressante : certes, elle s’inscrit dans la redécouverte du verset biblique, notamment dans « Harlem », mais le « Et » a très souvent un effet suspensif, dissonant, par rapport à l’ensemble du poème. Il est de plus, souvent accentué, du fait d’une mise en valeur par le tiret, comme dans « Le Fou » (p. 123) : « – Et Scarbo monnayait sourdement dans ma cave ducats et florins à coups de balancier ». Aussi pour Luc Bonenfant, ce qui permet de passer du statut de « fantaisie » à celui de « bambochade », qui relève d’une manière picturale, tient dans ce travail de parataxe, où « les nombreuses juxtapositions, les inversions et les illogismes discursifs créent des effets de sens inattendus, ou des bifurcations de la lecture » [14]. C’est bien là que réside la manière « Bertrand », dans ces effets de sens que l’on ne peut imiter sans répéter. Le verset de Bertrand généralement calibré dans une réflexion sur l’espace du poème, réunit par le jeu d’adverbes et de conjonctions, les inversions, les illogismes, les utilisations des outils du discours à rebours.

Il s’agit alors de rechercher une densité et une puissance elliptique qui ont dérouté ses contemporains. Le procédé le plus évident pour rythmer sa prose à l’égal du vers est l’utilisation du tiret, ce qui n’est pas une nouveauté en soi ; « c’est un véritable phénomène de mode », que Larousse fustigera [15]. Le tiret assure à la fois une continuité dans la phrase et une rupture syntaxique, caractéristique de la duplicité du texte. Le tiret crée dans Gaspard de la Nuit un effet de surprise, de rupture ou de chute, et de ce fait, joue davantage de la rupture que de la continuité. Dans « Scarbo » (p. 230), par exemple : « Mais bientôt son cœur bleuissait, diaphane comme la cire d’une bougie, son visage blêmissait comme la cire d’un lumignon, – et soudain il s’éteignait » ; le couplet prend son ampleur rythmique à partir des allitérations en [b] et de la symétrie de la comparaison, mais le rythme ternaire est rompu par le tiret, qui introduit un verbe perfectif. Le poète n’introduit pas une troisième comparaison avec la « cire », et l’allitération en [s] relaie celle en [b]. Dans « Le Capitaine Lazare » (p. 73), le même effet de chute produit une tonalité humoristique et décalée : « – chaud d’un pet ».

Le tiret apparaît alors comme un procédé typographique, qui permet à Aloysius Bertrand de hiérarchiser les différentes structures de ses poèmes et de les mettre en relief. Par opposition au blanc (« Blanchir comme si le texte était de la poésie » [p. 203]), le tiret assure une continuité dans le déroulement de la phrase ou du couplet. Mais par rapport à un signe de ponctuation traditionnel, il impose une rupture, dont les effets peuvent être différents : effet d’attente pour maintenir du suspens, effet de rupture pour changer de tonalité, effet de gradation pour favoriser une ambiance angoissante. Le tiret permet aussi un effet de distanciation, le geste de celui qui écrit par rapport au « je » du poème. Utilisé abondamment par Aloysius Bertrand, il est révélateur de sa velléité d’exhiber la structure du poème et de montrer le résultat d’expériences formelles, et en cela il apparaît novateur.

Le verset est l’expression même d’une dualité, que le système hypotaxique ordonnerait. L’utilisation de subordonnées sans principale, l’utilisation d’indépendantes et du tiret qui hiérarchise dans la continuité de la phrase, tendent bien à rendre compte du phrasé. La syntaxe vise à reproduire des sentiments, des commentaires, des prises de distance saisies dans l’oralité du discours, dans la fragilité de sa cohérence, dans son besoin diabolique de séduire et de plaire, dans l’immédiateté de la parole à celui qui écoute.

En conclusion, nous pouvons dire que Gaspard de la Nuit se présente du côté des forces obscures : le diable s’y inscrit à la fois comme personnage, auteur et inspirateur. Le traitement de cette thématique a contribué à réduire cette œuvre profondément originale et son auteur, au statut marginal de petit romantique. Cependant, il y a bien dans le traitement des sujets et des thèmes une volonté de goguenardise, d’espièglerie, de carnavalesque, proche d’une esthétique diabolique. L’écriture de Bertrand devient une manière diabolique, au sens où elle invente son phrasé, loin des rhétoriques et loin de l’ordre syntaxique. Il y a bien une manière dans l’historicisation de cette écriture qui se réalise dans la dialectique de l’imitation et de l’invention, qui joue des contrefaçons et des contre-valeurs. Une manière qui va être continuée, au sens où d’autres chercheront les moyens nouveaux d’une expression qui créent une intersubjectivité.


1

Nous adoptons l’édition suivante : Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, J.-L. Steinmetz (éd.), Paris, Librairie générale française, 2002. La pagination sera indiquée entre parenthèses.

2

Sainte-Beuve, « Aloysius Bertrand », La Revue de Paris, VII, juillet 1842, p. 78.

3

Saint Augustin, La Cité de Dieu, VIII, 16, in Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit…, note 87, p. 288, traduction de la définition latine citée par Gaspard de la Nuit, p. 54.

4

Théophile Gautier, Les Jeunes-France, romans goguenards, M. Crouzet (éd.), Paris, Séguier, 1995, p. 65-66.

5

Cf. Christine Marcandier et Sandrine Bédouret-Larraburu, Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2010, p. 88.

6

Cf. Vincent Vivès, « Silence, blanc, interstice », in Lectures de Gaspard de la Nuit, S. Murphy (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 213-228.

7

Cf. Georges Kliebenstein, « Le pacte onomastique », in Lectures de Gaspard de la Nuit, p. 239-260.

8

Steve Murphy, « Aux origines d’un monde poétique : Harlem », Méthode, n° 18, 2010, p. 234.

9

Nathalie Vincent-Munnia voit dans ces quelques lignes saturées en assonances et allitérations, une analogie avec le vers, cf. Aux origines du poème en prose (1750-1850), N. Vincent-Munnia, S. Bernard-Griffiths et R. Pickering (dir.), Paris, Champion, 2003, p. 387.

10

Gisèle Vanhèse-Cicchetti, « L’archaïsme stylistique dans Gaspard de la Nuit », Micromégas, Rivista di Studi e Confronti Italiani e Francesi, 6, 1, 1979, p. 20.

11

Christine Marcandier et Sandrine Bédouret-Larraburu, Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, p. 151.

12

Gérard Dessons, La Manière folle, essai sur la manie littéraire et artistique, Houilles, Éditions Manucius, 2010, p. 217.

13

Ibid., p. 224.

14

Luc Bonenfant, « Le vers détourné : Aloysius Bertrand et la réinvention de la prose », Romantisme, n° 123, 1, 2004, p. 46.

15

Cf. Gérard Dessons, « Rythme et écriture : le tiret entre ponctuation et typographie », in Mutations et sclérose : la langue française, 1789-1848, J.-P. Saint-Gérand (dir.), Stuttgart, F. Steiner, 1993, p. 122-134, repris dans La Manière folle, essai sur la manie littéraire…, p. 223.