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Dissonances
diaboliques dans Gaspard de la Nuit [1]
Sandrine Bédouret-Larraburu
Université de Pau,
Polart
sandrine.bedouret-larraburu@neuf.fr
Résumé : Cet article vise à
montrer que si Gaspard de la Nuit se présente comme une
diablerie, à tous les sens du terme, Bertrand congédie assez vite le
personnage du Diable, et s’affranchit d’un thème particulièrement à la
mode. Nous voudrions alors montrer que le recueil est « diabolique »,
au sens étymologique de « division », de désordre. Il est diabolique
parce qu’il fonctionne sur des dualités et des dissonances, phoniques
et syntaxiques, qui sont le propre de la « manière »
bertrandienne.
Abstract : This article aims
at establishing that even if Gaspard de la Nuit may be
read as an evil intrigue, Bertrand very quickly dismisses
the Evil as a protagonist, and emancipates his poems from
a very fashionable thematic. We would like to show that the poems are
diabolic, in the etymological meaning of
“division”, “disorder”. They are devilish because they
are built on dualities and dissonances, which may be
phonic or syntactical. We will define Bertrand’s “manner” (as opposed
to “style”) through these dissonances.
Dans sa « Notice »
sur Aloysius Bertrand, Sainte-Beuve commente :
C’était le moment
de la ballade du roi Jean et de la ballade à la
Lune, le lendemain de la Ronde du Sabbat et la
veille des Djinns. L’espiègle Trilby faisait
des siennes, et Hoffmann allait aussi opérer. Bertrand dans sa
fantaisie mélancolique et nocturne, était atteint de ces
diableries [2].
La diablerie, selon
Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre
Larousse est « un sortilège, un maléfice », « une action où intervient
le diable ». Mais c’est aussi devenu dès le XIVe ou XVe siècle, un genre théâtral,
caractérisé par la présence d’acteurs costumés en diables ; au XVIIe, les diableries étaient
des « contes dont le plus important personnage était le diable et qui
avaient pour sujet les manœuvres, les persécutions, ou les tours
singuliers “de ce vieil ennemi de l’humanité chrétienne” ». À tous les
sens du terme, Gaspard de la Nuit apparaît comme une
diablerie : Gaspard, « ce pauvre diable », se présente comme une
figure diabolique, à la fois personnage et auteur, et la figure se
démultiplie au sein du recueil à travers d’autres personnages. Le jeu
des costumes, des masques et des déguisements fait de l’œuvre une
sorte de diablerie. Enfin, « La Nuit et ses prestiges » se présente
comme de petits contes aux personnages diaboliques. Aloysius Bertrand
s’inscrit donc dans son temps, auteur de ces diableries, mais il
innove dans le subversif qu’il leur impose. Le recueil ne se contente
pas de faire défiler des personnages et des thèmes romantiques, il
donne proprement à lire un recueil diabolique, au sens où il est miné
par des dualités, des inversions, des ruptures, puisque,
étymologiquement, en grec, diabolos signifiait « qui
désunit ». Le terme partage la même étymologie que « démon » et dérive
de diaiesthai, « diviser, partager ».
Aussi, nous
voudrions montrer que le diable est plus qu’un thème convenu, propre
aux diableries : chassé par le rire, il revient par la fenêtre
stylistique, dans la manière poétique d’Aloysius Bertrand. Tout son
travail d’écriture, et l’on sait que sur son lit de mort, il
souhaitait encore raturer, diminuer, modifier son manuscrit, mérite
d’être analysé sous l’angle de la dualité, de la rupture et de la
dissonance. La modernité de Gaspard de la Nuit consiste
alors à revisiter les thèmes de son époque, à y porter un nouvel
éclairage, et à les subvertir. En ce sens, nous émettons l’hypothèse
d’une présence diabolique inscrite dans et par un sujet poétique plus
que dans une thématique.
Après avoir rappelé
cette présence diabolique dans le recueil, nous insisterons sur le jeu
des dissonances phoniques et syntaxiques, qui ont permis d’introduire
une distance du poète par rapport à ses poèmes, ce qui est la
caractéristique de sa manière et la cause du décalage temporel de sa
réception.
Présences du
diable : un thème littéraire
D’abord, nous
souhaitons rappeler que le diable s’introduit dans de nombreuses
pièces, en tant que personnage, en tant que référence, en tant que
thème littéraire et motif sémantique.
Dans une préface
rédigée après coup, qui modifie l’éclairage de l’ensemble du
recueil, selon une technique par ailleurs fréquente chez les
« petits romantiques », Gaspard de la Nuit nous est présenté à la
fois comme un double de Louis Bertrand et une figure démoniaque, au
sens de saint Augustin :
Les démons sont
animaux de genre, raisonnables de caractère, sujets aux passions
dans leur sentiment, aériens de corps, éternels de durée [3].
Aussi la
description qu’en fait le narrateur, qui signe cette préface, Louis
Bertrand, prend tout son sens :
C’était un pauvre
diable dont l’extérieur n’annonçait que misères et souffrances.
J’avais déjà remarqué dans le même jardin sa redingote râpée qui se
boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse
n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme
des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires,
sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu’effilait une
barbe nazaréenne (p. 43).
Ce portrait est
encadré par deux références chrétiennes : « c’était un pauvre
diable » annonce ce qu’un nouvel interlocuteur affirmera, à la fin
de la section, à savoir que Gaspard siège en Enfer. En revanche, la
barbe nazaréenne évoque une secte qui se consacrait à Dieu. Ainsi,
dès ces quelques lignes, Gaspard de la Nuit, pris dans la
dialectique du Bien et du Mal, s’inscrit dans la lignée des anges
déchus romantiques.
Ce personnage
diabolique est lui-même en quête du diable :
Me voilà en quête
du diable. Je blêmis sur les livres magiques de Cornélius Agrippa,
et j’égorge la poule noire du maître d’école, mon voisin. – Pas plus
de diable qu’au bout du rosaire d’une dévote ! – Néanmoins il existe
(p. 54).
Et après
différentes tentatives, il semble bien assister à une étrange
cérémonie à laquelle Jacquemart et Jacqueline, les symboles de
Dijon, prennent part. Sous l’effet de ce rêve, il en conclut, non
sans contradiction que « le Diable n’existe pas » (p. 55), seul
« l’Art existe ». En deux pages, le poète affirme, selon un
topos de l’époque, que le diable est partout, et donc
nulle part. Cette figure duelle, hante l’ensemble du recueil.
D’autres
personnages ont partie liée avec le diable, de manière récurrente
dans le recueil : le nain, par exemple, apparaît comme une figure
emblématique ; il établit le lien avec le Diable. Dans la préface,
c’est un « vigneron nabot et bossu, qui se carrait sur sa porte en
riant de mon embarras », qui définit Gaspard comme le diable en
personne. Et le lien entre Gaspard et ce vigneron n’est pas sans
rappeler celui entre le diable et Scarbo, dans « La Chambre
gothique ». Dans le poème suivant « Scarbo », il incarne plus
précisément le personnage diabolique apparu au poème précédent. En
effet, ce texte est construit sur un dialogue, où le je « parlant »
reste complètement passif, assujetti par la présence
cauchemardesque. « Le nain railleur » est une caractérisation de
Scarbo, que l’on retrouve dans le poème intitulé « Le Nain »
(p. 125). Il y est enfanté de la phalène « abandonnant dans mon
giron une larve monstrueuse et difforme à face humaine ». Un
dialogue elliptique s’ensuit, où l’on comprend que Scarbo,
c’est-à-dire le nain, cherche l’âme du sujet, en proie à des
cauchemars récurrents : « “Où est ton âme ? que je chevauche ?” –
“Mon âme, haquenée boiteuse des fatigues du jour, repose maintenant
sur la litière dorée des songes” » (p. 125). Il s’agit bien pour le
sujet poétique d’empêcher Scarbo de prendre possession de son âme,
ce qui fait de ce dernier, un émissaire satanique. Le sujet poétique
est bien devenu la proie des puissances maléfiques.
La belle Ondine,
aussi, bien que personnage aquatique, pendant des personnages du
feu, lorsqu’elle s’évanouit, se révèle l’objet du diable ; elle
l’est à deux titres : elle est séductrice, et cherche à entraîner le
rêveur loin des siens, dans son monde aquatique. Elle offre amour et
richesse au malheureux qui l’écoute. Figure tentatrice, elle
disparaît dans un éclat de rire, qui répercute l’écho de celui de la
statue de pierre, dans l’introduction : « un rire grimaçant,
effroyable, infernal – mais sarcastique – incisif – pittoresque »
(p. 54). Si Ondine appartient à la mythologie aquatique, par son
rire, elle rappelle les persécuteurs nocturnes du sujet des
poèmes.
Par l’intrusion
de ces personnages diaboliques, Bertrand réactive une série de
légendes et de représentations du diable médiévales : les légendes
de la Tentation de saint Antoine (p. 58), de saint Éloi (p. 84, 97),
du Juif errant (p. 93, p. 161) permettent également de tisser les
références diaboliques et de s’inscrire dans la sensibilité
romantique de l’époque. Mais l’activation de ces légendes permet
surtout de brouiller les temporalités (le Moyen Âge ou le XIXe siècle sont-ils les
cadres temporels de certaines pièces ?) et de brouiller le rapport à
la réalité. Le diable rompt l’ordre traditionnel et attendu. Il est
d’ailleurs l’expression d’un dialogisme perturbant dans l’économie
du recueil, jusque dans les jeux sémantiques : « n’y pas voir
diable » (p. 111), « chanter des pouilles au diable » (p. 103), « le
diable à quatre » (p. 99), sont des locutions figées qui permettent
de jouer des niveaux de langue. Le diable est à la fois un point
d’ancrage dans le parler et dans les croyances populaires, et
l’occasion de tisser un thème littéraire.
En effet, il se
donne à lire, pour les contemporains, comme une intertextualité du
Smarra de Nodier et d’Onuphrius de
Théophile Gautier. Si Scarbo s’inspire de Smarra, Gaspard se
présente comme un double d’Onuphrius. Comme lui, il
lit Hoffmann et
ses compositions peintes et écrites s’en ressentirent, la griffe ou
la queue du diable y perçait toujours par quelque endroit. […] Il
était dans cette situation atroce où se trouve un homme qui a
inventé quelque chose et qui ne rencontre personne pour y
croire [4].
Double de
Gaspard, Onuphrius évoque un autre Gaspard, Jean-Gaspard Debureau,
célèbre mime, que Gaspard de la Nuit cite en épigraphe à « La Viole
de Gamba » [5]. Le jeu de miroirs et de reflets tend à rendre les
mille visages du diable, et à brouiller les identités et les
fonctions auctoriales.
Pourtant ces
figures diaboliques duelles ne sont pas bien méchantes, preuve de la
distance qu’Aloysius Bertrand établit avec elles : à la fin de la
préface, Gaspard de la Nuit est aisément congédié : « Si Gaspard de
la Nuit est en enfer, qu’il y rôtisse ». Dans « Padre Pugnaccio »
(« Et le diable, tapi dans la grand’manche de Padre Pugnaccio,
ricana comme Polichinelle »), figure théâtrale, il est comparé à un
personnage de la commedia dell’arte, dont on tire les
ficelles : il est ridiculisé.
Aloysius Bertrand
joue donc de ces diableries, où diables et nains surgissent et
disparaissent comme les sorcières lors d’une nuit de sabbat. Il
s’agit de broder sur un thème littéraire et d’y tisser toutes sortes
de clins d’œil, qui vont imposer le rire et la dualité. Le diable
introduit deux caractéristiques qui nous paraissent fondamentales
dans l’économie du recueil : le rire et la confusion. Que ce soit
Gaspard de la Nuit ou Ondine, ces personnages posent la question de
l’identité et brouillent les repères. Le diable introduit les
désordres et la destruction, par un jeu de ruptures et de
dissonances.
Ruptures et
dissonances : une inscription diabolique
Nous voudrions
montrer que la dissonance s’appréhende essentiellement par un jeu
stylistique sur la tonalité burlesque et carnavalesque et que la
rupture se fait au niveau diégétique par l’archaïsme.
La griffe
diabolique apparaît dans la structure du texte [6] : six livres, des poèmes majoritairement de six
versets, l’omniprésence du [si] ou [zi], en position inaugurale et
terminale de chaque partie ; le double phonème est particulièrement
perceptible dans la sixième partie : « Ici commence le sixième et
dernier livre des “Fantaisies” » jusqu’au titre « Silves ». Le
recueil se termine avec « Le Deuxième Homme », par une Apocalypse
noire, comme on dirait une « messe noire » [7]. Pour Steve Murphy, « Harlem serait une manière
d’“Éden inaugural” abritant cependant la mort. Six livres, souvent
six paragraphes, dans une œuvre qui aurait été donnée à Louis
Bertrand par le diable… à six heures » [8].
L’ensemble des
poèmes fonctionne comme une sorte de litanie, où les derniers titres
sont particulièrement évocatoires de leur influence diabolique :
« Départ pour le sabbat » (p. 85) clôt le premier livre, « Le
Bibliophile » (p. 111), penché sur des grimoires, le deuxième,
« L’Heure du sabbat » (p. 139) le troisième, « À un bibliophile » le
quatrième, « La Chanson du masque » (p. 183) le cinquième, et « Le
Deuxième Homme » (p. 198) le dernier. Livres et cérémonies
diaboliques amènent à l’évocation du deuxième homme, dans cette
Apocalypse noire.
Aussi, la
tonalité du recueil emprunte au rire diabolique, évoqué dès
l’introduction.
La figure de
pierre avait ri, – ri d’un rire grimaçant, effroyable, infernal
– mais sarcastique – incisif – pittoresque (p. 54).
Dans ce
passage [9], la répétition des phonèmes conjoints [ri] a un effet
expressif évident : il s’agit de laisser résonner le rire de la
statue dans une structure forte d’allitérations. Le rythme binaire
imposé par la structure syntaxique « ni… ni », est relayé par un
rythme ternaire où les adjectifs se répondent par échos
consonantiques où on note une prédominance de sourdes [f], [k], [s],
qui soutiennent la sonore [r], et par échos vocaliques en [a] et en
[i], d’autant plus remarquables que ces voyelles sont souvent
allongées du fait de l’accent de fin de groupe de mots : « ri,
effroyable, infernal », ou d’un accent prosodique lié à la présence
d’une consonne répétée : « rire », ou d’une consonne d’attaque :
« pittoresque ». Chaque adjectif, mis en relief par la ponctuation,
se trouve isolé, mais pris dans un jeu de réverbérations des
adjectifs qui l’environnent. Ces adjectifs contiennent chacun trois
syllabes, et le jeu des échos leur confère un effet de gradation,
que le dernier adjectif avec sa voyelle en [ε] vient rompre, en
effet de chute. Le pittoresque, inattendu dans le contexte, crée un
effet d’attente : le lecteur est sensibilisé à « ces rires
pittoresques », dignes d’être peints, donc montrés.
Gaspard de
la Nuit est parcouru de rires, véritable
continuum du recueil, des rires francs, ironiques ou
noirs, du plus malicieux au plus grimaçant, en une gamme riche et
polyphonique qui mine les fondements du fantastique comme du
gothique, de la violence ou de la peur. L’humour ruine les clichés
comme les angoisses, le Fou a « un œil à la lune et
l’autre – crevé ! » et s’il monte au « pilori », c’est pour
l’acheter et s’« y chauffer au soleil » (p. 123). La comédie est
partout : « Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe,
tantôt il me décoche de son arbalète un trait de feu dans mon
manteau » (p. 83) ; « gascons du guet qui racontaient sans rire les
exploits de leurs arquebuses détraquées » (p. 96).
Gaspard de
la Nuit est une parade de carnaval.
De fait, le
recueil est pris dans une entreprise générale de « mise en
fiction », de représentation et de théâtralisation du monde,
obéissant à une logique de l’envers et de la carnavalisation, écrit
C. Marcandier. Tout se dédouble et dialogue, joue de fragmentations
et disruptions. Chaque élément constitutif du recueil – motifs,
esthétique, genre, registre – est pris dans un entre-deux, mis en
évidence par les tirets typographiques obsessionnels, figurant tout
ensemble une union et un écart, tout se voit soumis au revers de la
médaille, à un traitement oblique, ironique, à l’image de la viole
de Gamba qui « lui répondit par un gargouillement burlesque de
lazzis et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une
indigestion de Comédie-Italienne » (p. 81).
Au sein des
poèmes, Bertrand mélange les tonalités : dans « La Barbe pointue »,
par exemple, « marmotter » est classé comme un verbe familier qui
côtoie « floconner », classé par Littré comme verbe littéraire.
Entre les deux, « nasillonner » est un diminutif de « nasiller ». Il
y a donc une opposition stylistique entre les rabbins et le
prosaïsme de leurs actions (« marmottant, nasillonnant, crachant ou
se mouchant ») et leur barbe qui leur donne un autre statut, plus
poétique, puisqu’elles « floconnaient, frisaient, exhalaient ambre
et benjoin ». En rester aux barbes fixait un tableau esthétique,
mais la barbe cache l’homme qui réapparaît nommé dans le couplet
suivant : « Un docteur, nommé Elébotham […] se leva et dit :
“Profanation !” ». La barbe, sorte de masque, joue donc le rôle
d’envers poétique au prosaïsme et au prosélytisme.
En jouant des
différents registres de langue, Bertrand ne se contente pas
d’appliquer les conseils donnés par Hugo dans la Préface de
Cromwell, il joue également de la représentation que ces
niveaux de langue vont créer chez le lecteur. L’utilisation de
l’archaïsme relève de ce jeu de représentations à la fois
temporelles et littéraires.
La fonction
principale de l’archaïsme reste certes d’ordre temporel puisque la
plus grande partie des termes obsolètes se concentre surtout dans
les textes qui prennent l’aspect de vieilles chroniques, mais les
vocables archaïsants libèrent également du grotesque. Les termes
pourchas, gavache et guerdon,
les jurons, sont plus proches de la langue de Rabelais. « Chez
Bertrand, semblent coexister une veine sentimentale et une certaine
propension à la truculence » [10]. L’archaïsme a donc
chez Bertrand cette double fonction : introduire le lecteur dans un
univers de satire médiévale, de gouaille rabelaisienne, et donner de
la noblesse et de la distinction. Certains archaïsmes lexicaux de
Gaspard appartiennent à la langue des classiques
français, et la syntaxe et l’utilisation des temps rendent bien
compte de son souci d’élégance et de raffinement : l’emploi du
passé, l’utilisation de certains subjonctifs (dans « L’Office du
soir », p. 63 notamment), l’antéposition des adjectifs, s’affichent
comme des moyens de littérarité et de poéticité.
Bertrand dans
Gaspard de la Nuit, s’appuie sur un lexique large et
varié : il pioche dans les différentes strates historiques,
géographiques et même linguistiques. Ce mélange systématique finit
par miner certaines pièces pour mieux en faire émerger l’ironie
subtile et grinçante. Il s’agit aussi de remettre en cause certains
fonctionnements littéraires, certains procédés faciles et
surexploités dans le roman et le théâtre, quand la subtilité de la
poésie réside dans le fait qu’elle ne peut se répéter.
Le rire, le
renversement carnavalesque, la rupture syntaxique, la dissonance
rythmique constituent bien les caractéristiques diaboliques propres
à Gaspard de la Nuit ; tout y est illusion : les
personnages, le temps, les lieux, pris dans les intertextualités
littéraires et le prosaïsme populaire, jusqu’à la phrase elle-même
qui est en permanence contrôlée et subvertie par le poète.
Une manière
diabolique
Comme le fait
remarquer Christine Marcandier, « tout tend vers son envers, son
contraire, son autre. L’essence du poème en prose [tel que le
conçoit et l’invente Aloysius Bertrand] est sans doute dans cette
manière – le terme est présent dans le sous-titre de Gaspard de la Nuit
– de rendre autre ce qui semble donné, de jeter les dés ou battre de
nouveau les cartes pour changer la donne […], le fou étant une pièce
du jeu d’échecs, comme une figure de carnaval ou de jeu de
cartes » [11].
Redistribuer les
cartes permet de modifier l’ordre préétabli. Le poème en prose
s’affranchit de cet ordre, sans pour autant être un désordre. En ce
sens, le choix d’une formalisation forte devient « diabolique » dans
le sens où elle est une déconstruction de l’ordre du poème
traditionnel. Autant la thématique du diable apparaît comme
caractéristique d’une époque, ce qui fait d’Aloysius Bertrand un
imitateur des écrivains de son temps, autant la distanciation par le
rire et par la langue fait de Gaspard de la Nuit une
œuvre inimitable.
Si la manière lie
ensemble comme condition de spécificité l’évidence d’une imitabilité
et la radicalité d’une irreproductibilité, c’est qu’une manière
n’est pas une forme ; ou du moins que toute forme y est
indissociable d’une historicité qui génère les conditions mêmes de
l’identification de cette manière comme valeur, et donc aussi de son
imitabilité [12].
La forme de la
ballade bertrandienne n’a pas manqué d’être imitée, en témoignent
les nombreux poèmes en prose publiés dans Le Parnasse,
dans les années 1850. Mais il y a bien une manière qui advient avec
Bertrand, puisque ses poèmes en prose permettent l’avènement d’un
nouveau public, d’ailleurs en décalage avec l’écriture et la
publication de ses pièces, qui sont passées complètement inaperçues.
Baudelaire a bien compris que Bertrand était imitable et ses poèmes
en prose revendiquent la filiation, mais il comprend qu’il lui faut
dépasser la forme. De fait, Baudelaire s’affranchit très vite du
modèle bertrandien pour trouver sa propre manière.
Il nous semble
que cette manière réside dans la contrefaçon, thème récurrent dans
le recueil, lié également à la contre-valeur : florins, carolus,
ducats monnayés par le diable ; faux jetons qui séduisent et
détournent du réel et de l’angoisse existentiels. Aloysius Bertrand
cherche à renouveler une esthétique et une poétique. Si sa quête de
l’art est tournée vers le diable, elle est tournée vers une quête de
l’inconnu, hors des sentiers de la rhétorique traditionnelle. À
partir d’une étude de la mise en scène du sous-titre
Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot,
Gérard Dessons montre qu’il s’agit « d’une mise en scène de
l’oralité de la parole. Dans cette perspective, la disposition des
groupes de mots sur la page relève moins d’une esthétique que d’une
poétique, au sens où elle met en scène un phrasé qui est une réalité
rythmique et sémantique » [13]. Ce phrasé passe
significativement par la syntaxe, que l’on peut qualifier de
diabolique dans le sens où elle réduit la phrase à la proposition.
Ainsi la présence de nombreuses conjonctions de coordination est
caractéristique de Gaspard de la Nuit : elles sont
d’autant plus intéressantes qu’elles sont parfois utilisées à
contre-courant de leur valeur et rentrent dans le cadre de cette
« esthétique de la discontinuité ». La conjonction « mais », par
exemple, introduit un effet de surprise : alors que les barbes
environnantes crient haro sur « la barbe pointue », on attend par le
« mais » un retournement de situation, qui n’a pas lieu. La
conjonction sert de marquage pour introduire un nouveau personnage
« le chevalier Melchior ». Ce n’est pas la diégèse qui est modifiée,
mais le ton qui est subverti dans ce verset, qui prend un air
nettement plus sentencieux que les précédents. Dans « Le Fou », la
conjonction présente une rupture entre le fantastique et le réel :
« mais c’était toujours la lune, la lune qui se couchait » (p. 123).
Le « mais » rééquilibre les deux modes et redonne de l’importance au
prosaïque ; le plus important réside dans le fait, la lune qui agit
sur les nerfs, et non dans la fantasmagorie qui se met en place. Le
poète prend alors à rebours son lecteur, ironisant sur l’intérêt
qu’il pourrait prendre à l’intrusion du fantastique. La conjonction
« Et » est tout aussi intéressante : certes, elle s’inscrit dans la
redécouverte du verset biblique, notamment dans « Harlem », mais le
« Et » a très souvent un effet suspensif, dissonant, par rapport à
l’ensemble du poème. Il est de plus, souvent accentué, du fait d’une
mise en valeur par le tiret, comme dans « Le Fou » (p. 123) : « – Et
Scarbo monnayait sourdement dans ma cave ducats et florins à coups
de balancier ». Aussi pour Luc Bonenfant, ce qui permet de passer du
statut de « fantaisie » à celui de « bambochade », qui relève d’une
manière picturale, tient dans ce travail de parataxe, où « les
nombreuses juxtapositions, les inversions et les illogismes
discursifs créent des effets de sens inattendus, ou des bifurcations
de la lecture » [14]. C’est bien là que réside la manière « Bertrand »,
dans ces effets de sens que l’on ne peut imiter sans répéter. Le
verset de Bertrand généralement calibré dans une réflexion sur
l’espace du poème, réunit par le jeu d’adverbes et de conjonctions,
les inversions, les illogismes, les utilisations des outils du
discours à rebours.
Il s’agit alors
de rechercher une densité et une puissance elliptique qui ont
dérouté ses contemporains. Le procédé le plus évident pour rythmer
sa prose à l’égal du vers est l’utilisation du tiret, ce qui n’est
pas une nouveauté en soi ; « c’est un véritable phénomène de mode »,
que Larousse fustigera [15]. Le tiret assure à la fois une
continuité dans la phrase et une rupture syntaxique, caractéristique
de la duplicité du texte. Le tiret crée dans Gaspard de la
Nuit un effet de surprise, de rupture ou de chute, et de ce
fait, joue davantage de la rupture que de la continuité. Dans
« Scarbo » (p. 230), par exemple : « Mais bientôt son cœur
bleuissait, diaphane comme la cire d’une bougie, son visage
blêmissait comme la cire d’un lumignon, – et soudain il
s’éteignait » ; le couplet prend son ampleur rythmique à partir des
allitérations en [b] et de la symétrie de la comparaison, mais le
rythme ternaire est rompu par le tiret, qui introduit un verbe
perfectif. Le poète n’introduit pas une troisième comparaison avec
la « cire », et l’allitération en [s] relaie celle en [b]. Dans « Le
Capitaine Lazare » (p. 73), le même effet de chute produit une
tonalité humoristique et décalée : « – chaud d’un pet ».
Le tiret apparaît
alors comme un procédé typographique, qui permet à Aloysius Bertrand
de hiérarchiser les différentes structures de ses poèmes et de les
mettre en relief. Par opposition au blanc (« Blanchir comme si le
texte était de la poésie » [p. 203]), le tiret assure une continuité
dans le déroulement de la phrase ou du couplet. Mais par rapport à
un signe de ponctuation traditionnel, il impose une rupture, dont
les effets peuvent être différents : effet d’attente pour maintenir
du suspens, effet de rupture pour changer de tonalité, effet de
gradation pour favoriser une ambiance angoissante. Le tiret permet
aussi un effet de distanciation, le geste de celui qui écrit par
rapport au « je » du poème. Utilisé abondamment par Aloysius
Bertrand, il est révélateur de sa velléité d’exhiber la structure du
poème et de montrer le résultat d’expériences formelles, et en cela
il apparaît novateur.
Le verset est
l’expression même d’une dualité, que le système hypotaxique
ordonnerait. L’utilisation de subordonnées sans principale,
l’utilisation d’indépendantes et du tiret qui hiérarchise dans la
continuité de la phrase, tendent bien à rendre compte du phrasé. La
syntaxe vise à reproduire des sentiments, des commentaires, des
prises de distance saisies dans l’oralité du discours, dans la
fragilité de sa cohérence, dans son besoin diabolique de séduire et
de plaire, dans l’immédiateté de la parole à celui qui écoute.
En conclusion,
nous pouvons dire que Gaspard de la Nuit se présente du
côté des forces obscures : le diable s’y inscrit à la fois comme
personnage, auteur et inspirateur. Le traitement de cette thématique
a contribué à réduire cette œuvre profondément originale et son
auteur, au statut marginal de petit romantique. Cependant, il y a
bien dans le traitement des sujets et des thèmes une volonté de
goguenardise, d’espièglerie, de carnavalesque, proche d’une
esthétique diabolique. L’écriture de Bertrand devient une manière
diabolique, au sens où elle invente son phrasé, loin des rhétoriques
et loin de l’ordre syntaxique. Il y a bien une manière dans
l’historicisation de cette écriture qui se réalise dans la
dialectique de l’imitation et de l’invention, qui joue des
contrefaçons et des contre-valeurs. Une manière qui va être
continuée, au sens où d’autres chercheront les moyens nouveaux d’une
expression qui créent une intersubjectivité.
1 | Nous adoptons l’édition suivante :
Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière
de Rembrandt et de Callot, J.-L. Steinmetz (éd.), Paris,
Librairie générale française, 2002. La pagination sera indiquée entre
parenthèses. | 2 | Sainte-Beuve,
« Aloysius Bertrand », La Revue de Paris, VII,
juillet 1842, p. 78. | 3 | Saint Augustin, La Cité de
Dieu, VIII, 16, in Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit…, note 87, p. 288, traduction de la définition latine
citée par Gaspard de la Nuit, p. 54. | 4 | Théophile Gautier,
Les Jeunes-France, romans goguenards,
M. Crouzet (éd.), Paris, Séguier, 1995, p. 65-66. | 5 | Cf. Christine
Marcandier et Sandrine Bédouret-Larraburu, Gaspard de la Nuit
d’Aloysius Bertrand, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2010,
p. 88. | 6 | Cf. Vincent Vivès, « Silence,
blanc, interstice », in Lectures de Gaspard de la Nuit,
S. Murphy (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010,
p. 213-228. | 7 | Cf. Georges Kliebenstein, « Le
pacte onomastique », in Lectures de Gaspard de la Nuit,
p. 239-260. | 8 | Steve Murphy, « Aux origines d’un monde poétique :
Harlem », Méthode, n° 18, 2010,
p. 234. | 9 | Nathalie
Vincent-Munnia voit dans ces quelques lignes saturées en assonances
et allitérations, une analogie avec le vers, cf. Aux origines
du poème en prose (1750-1850), N. Vincent-Munnia,
S. Bernard-Griffiths et R. Pickering (dir.), Paris, Champion, 2003,
p. 387. | 10 | Gisèle Vanhèse-Cicchetti, « L’archaïsme stylistique
dans Gaspard de la Nuit »,
Micromégas, Rivista di Studi e Confronti Italiani
e Francesi, 6, 1, 1979, p. 20. | 11 | Christine
Marcandier et Sandrine Bédouret-Larraburu, Gaspard de la Nuit
d’Aloysius Bertrand, p. 151. | 12 | Gérard
Dessons, La Manière folle, essai sur la manie littéraire et
artistique, Houilles, Éditions Manucius, 2010,
p. 217. | 13 | Ibid., p. 224. | 14 | Luc
Bonenfant, « Le vers détourné : Aloysius Bertrand et la réinvention
de la prose », Romantisme, n° 123, 1, 2004,
p. 46. | 15 | Cf. Gérard Dessons, « Rythme et écriture : le tiret
entre ponctuation et typographie », in Mutations et sclérose :
la langue française, 1789-1848, J.-P. Saint-Gérand (dir.),
Stuttgart, F. Steiner, 1993, p. 122-134, repris dans La
Manière folle, essai sur la manie littéraire…, p. 223. |
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