Dossier : La Question de la nouveauté


Le roman nouveau est arrivé ;
Robbe-Grillet et ses plaidoyers
dans Pour un nouveau roman

Jean-Claude Larrat

Université de Caen Basse-Normandie

jclarrat@gmail.com

Résumé :
Dans Pour un nouveau roman, les arguments de Robbe-Grillet en faveur du Nouveau Roman se répartissent en trois catégories :
1 – Le Nouveau Roman est moderne, il est représentatif d’une société réifiée, où les êtres humains sont devenus de simples choses parmi d’autres.
2 – Le Nouveau Roman est une forme fictionnelle en accord avec la phénoménologie, qui refuse toute réalité référentielle à la « vie intérieure » et veut aussi nous délivrer de tous les réflexes culturels qui nous séparent de la réalité.
3 – Le Nouveau Roman est la recherche aventureuse d’une nouvelle forme de discours, différente de la narration avec personnages propre au roman « balzacien ».
En fait, l’originalité des romans de Robbe-Grillet se résumerait peut-être à la volonté de rapprocher autant que possible le roman du cinéma, conçu par Robbe-Grillet comme l’art du « présent perpétuel ».

Abstract :
In Pour un nouveau roman, the Robbe-Grillet’s arguments may be divided into three classes :
1 – The “Nouveau Roman” is modern because it is representative of a society where human beings have become things.
2 – The “Nouveau Roman” is in harmony with phenomenology, which denies the reality of inner life and wants us to get rid of cultural reflexes.
3 – The “Nouveau Roman” is the research of a new discursive mode, different from traditional stories with characters.
But the Robbe-Grillet’s novels are, perhaps, original only because they try to look like films, showing, according to Robbe-Grillet’s opinion, pictures “perpetually present”.

Brèves approches de la notion de « nouveau »

Notre propos est ici d’étudier le problème de la « nouveauté » des romans de Robbe-Grillet, non dans l’absolu mais d’après ce que Robbe-Grillet en dit lui-même dans les articles écrits entre 1955 et 1963 et recueillis dans Pour un nouveau roman (Éditions de Minuit, 1963).

Le choix du qualificatif « nouveau » peut surprendre à une époque où l’une des principales revues littéraires de référence s’appelle Les Temps modernes. D’emblée surgit donc la question de la distinction entre ces deux adjectifs. « Nouveau » ne suppose pas de référence à un sens de l’Histoire ; ce qui est « nouveau » est frais, jeune, souvent surprenant mais n’est pas forcément un progrès (du moins un progrès historique) par rapport au passé qui précède – d’où la possibilité d’un usage ironique ou péjoratif (« Voilà du nouveau ! », « C’est nouveau ça ! », ou encore « C’est nouveau, ça vient de sortir ! », voire « le petit nouveau ») qui semble plus limité pour « moderne ». On sait que c’est avec cette valeur péjorative que le critique du Monde, Émile Henriot, en 1957, avait employé l’adjectif pour qualifier précisément La Jalousie de Robbe-Grillet et Tropismes (qui venait d’être réédité) de Nathalie Sarraute. « Nouveau », contrairement à l’étymologie, convient à ce qui ressortit au cours de la mode – laquelle n’est pas censée épouser le progrès historique, mais être, au contraire, à la fois cyclique et capricieuse.

Ce caractère cyclique – venu de la Nature plus que de l’Histoire – se retrouve dans le terme « renouveau » et la notion de « renouvellement ». Il n’y a rien d’équivalent – sauf erreur – avec « moderne » (« modernisation » n’implique aucun retour à un passé). « Le nouveau est un renouveau », écrit abruptement Henri Meschonnic, dans « Le Mythe du nouveau », chapitre de Modernité Modernité [1]. Le Printemps, en effet, c’est le renouveau (d’où les « pommes de terre nouvelles », le « vin nouveau », etc.). Derrière la notion de nouveauté on peut donc soupçonner une temporalité « naturaliste » ou vitaliste. C’est ce que confirmeraient les métaphores vitalistes utilisées par Robbe-Grillet pour évoquer l’évolution des formes littéraires (nous en donnerons des exemples plus loin). Cela nous paraît s’accorder avec l’idée qu’il y a une évolution – souvent conçue comme cyclique – propre aux formes littéraires et/ou artistiques, largement autonome (sinon complètement indépendante) par rapport au cours d’une Histoire finalisée et échappant au conditionnement socio-historique des autres activités humaines. C’est là d’ailleurs, nous semble-t-il, une caractéristique définitoire du « formalisme ». Ce n’est donc pas par hasard que l’on a parlé de « Nouveau Roman » en situant l’entreprise dans une perspective formaliste. Nous verrons cependant que Robbe-Grillet n’entend pas renoncer complètement au déterminisme historique, mais pour des raisons qui nous semblent principalement stratégiques.

Il resterait à s’interroger sur le rapport entre « nouveau » et « contemporain » ou « actuel ». Ces deux derniers qualificatifs semblent se référer à un présent hypostasié, saisi dans son autonomie par rapport au passé ou au futur. Le « nouveau » au contraire n’existe pas sans l’« ancien », le passé. C’est sur cette opposition binaire entre « ancien » (le roman « balzacien ») et « nouveau » que Robbe-Grillet va bâtir tous ses plaidoyers en faveur du Nouveau Roman – raison pour laquelle les qualificatifs de « contemporain » ou d’« actuel » viennent assez rarement sous sa plume (mais il faudrait des statistiques), malgré leur caractère valorisant.

On pourrait donc tenter de proposer de classer les arguments de Robbe-Grillet en faveur du Nouveau Roman en trois catégories sans cohérence les unes avec les autres :

– Le Nouveau Roman est représentatif de son époque il est donc « moderne ». Pour le meilleur et pour le pire, il est la forme littéraire la mieux adaptée à la société contemporaine, aux « temps modernes » (titre de la revue de Sartre et du célèbre film de Chaplin). Robbe-Grillet ne développe que très prudemment cette thèse – nous verrons pourquoi. On peut dire que c’est aussi la thèse de la critique sociologique (i. e. marxiste) de l’époque : Lucien Goldmann avec sa thèse de la « réification », Jacques Leenhardt avec sa « lecture politique » de La Jalousie. Cette thèse exige, en tout cas, que soit récusée la thèse de la mode passagère. C’est ce que fait Robbe-Grillet, notamment dans un article repris en 1963 : « Du réalisme à la réalité ».

– Le Nouveau Roman est l’expression littéraire de la philosophie la plus récente, celle qui semble devoir succéder, dans l’histoire de la philosophie (qui est, peut-être, elle, progressiste ?), à toutes les doctrines et tous les systèmes précédents. C’est la phénoménologie, qui périme, notamment, l’existentialisme sartrien, mais aussi et peut-être surtout le marxisme – cadre dans lequel doit nécessairement être pensée « la » révolution, aux yeux de beaucoup d’intellectuels de l’époque. Mais la phénoménologie est, elle aussi, révolutionnaire ; elle exige, à sa manière, que l’on fasse « table rase du passé » (par la « réduction phénoménologique », analogue à la démarche cartésienne). Le Nouveau Roman est donc à la fois ultramoderne et révolutionnaire.

– Troisième série d’arguments : le Nouveau Roman assume son « formalisme ». Il est une recherche qui n’est guidée par aucune conception a priori de l’avenir, par aucune idéologie progressiste. Il est « aventure de l’écriture » (Ricardou), recherche d’une forme discursive nouvelle appelée, semble-t-il à remplacer le récit (cf. Butor). La narration d’une histoire à personnages est malgré tout considérée par Robbe-Grillet – à la suite de Barthes – comme un modèle discursif « bourgeois », voire « humaniste ». En cela le Nouveau Roman est donc militant et « révolutionnaire » – et pas seulement « aventuriste ». L’intérêt vient de ce que ce n’est plus dans le personnage devenu « conscience malheureuse » ou « problématique » (comme chez Lukacs) que le Nouveau Roman situe la crise de la bourgeoisie occidentale, mais dans la forme narrative (et dans le personnage en tant qu’actant, non en tant que caractère). Ce formalisme s’exprime dans des métaphores typiquement vitalistes, qui supposent une certaine autonomie de l’évolution des formes par rapport au cours de l’Histoire et qui justifient donc la préférence accordée à « nouveau » plutôt qu’à « moderne ».

Le Nouveau Roman, moderne pour le meilleur et pour le pire

La formulation la plus nette de cette idée se trouve dans la fameuse critique de la notion de personnage (« Sur quelques notions périmées ») :

Peut-être n’est-ce pas un progrès, mais il est certain que l’époque actuelle est bien celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s’identifier à l’ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n’est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie qu’il s’agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c’était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. […]
Notre monde, aujourd’hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu’il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu’il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l’humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste [2].

Il faut reconnaître la grande prudence stratégique de Robbe-Grillet. Voir dans le Nouveau Roman une rupture par rapport aux attentes de la « bourgeoisie balzacienne » (attentes qui perdureraient dans la petite bourgeoisie contemporaine), c’est le situer dans la perspective d’un progrès politique et social identifié à la lutte des classes, c’est donc se ranger, à l’instar de Roland Barthes, aux côtés de la gauche bien-pensante des années 1950. Mais, dans le même article, quelques pages plus loin, Robbe-Grillet prendra très explicitement ses distances avec cette même gauche…

Pour le reste, il faut remarquer la superposition (par glissement) de trois notions : l’individualisme (dans le paragraphe qui précède notre citation, le « roman de personnages » est dit avoir marqué « l’apogée de l’individu »), la « bourgeoisie » (dite « balzacienne ») et l’anthropocentrisme (autrement dit, « culte de l’humain »). Ce glissement de l’individualisme à l’humanisme (i. e. de l’anti-individualisme à l’anti-humanisme) est caractéristique d’une tactique visant à se concilier à la fois l’opinion progressiste classique, dominante (l’idéal communiste appelle à lutter contre l’individualisme) et les intellectuels « structuralistes » qui commencent à attirer l’attention sur le caractère relatif de la notion d’« homme » [3]. L’« époque du numéro matricule » marque aussi bien la fin, peut-être souhaitable, de l’individualisme que celle, peut-être inquiétante, de l’humanisme. Pour le meilleur et pour le pire.

L’un des principaux soutiens théoriques de la thèse d’un Nouveau Roman représentatif, pour le pire, de l’époque contemporaine, est incontestablement Lucien Goldmann, spécialiste reconnu (et alors très écouté) de la sociologie de la littérature. On peut citer ce passage significatif (parmi d’autres) de la principale réflexion de Lucien Goldmann sur le Nouveau Roman : « Nouveau Roman et réalité » (1962) :

Ce que constate Robbe-Grillet, ce qui fait le sujet de ses deux premiers romans, est la grande transformation sociale et humaine, née de l’apparition de deux phénomènes nouveaux et d’une importance capitale, d’une part, les autorégulations de la société et, d’autre part, la passivité croissante, le caractère de « voyeurs » que prennent progressivement dans la société moderne les individus, l’absence de participation active à la vie sociale, ce que, dans sa manifestation la plus visible, les sociologues modernes appellent la dépolitisation mais qui est au fond un phénomène beaucoup plus fondamental qu’on pourrait désigner dans une gradation progressive, par des termes comme dépolitisation, désacralisation, déshumanisation, réification.
C’est cette même réification qui, à un niveau encore plus radical, fait l’objet du troisième roman de Robbe-Grillet : La Jalousie. Le terme même employé par Lukacs [réification] indiquait que la disparition de toute importance et de toute signification de l’action des individus [4], leur transformation en voyeurs, en êtres purement passifs, n’étaient que les manifestations périphériques d’un phénomène fondamental, précisément celui de la réification, de la transformation des êtres humains en choses au point qu’il devient de plus en plus difficile de les distinguer de celles-ci. Or c’est à ce niveau que Robbe-Grillet reprend l’analyse de la société contemporaine dans La Jalousie [5].

Être représentatif du monde contemporain, ce n’est certes pas y consentir, mais ce n’est pas non plus lutter contre lui. Dans le même article de 1957 (« Sur quelques notions périmées »), Robbe-Grillet critique longuement la notion d’« engagement » et se fait le défenseur d’un certain « formalisme », en renvoyant dos à dos le « réalisme socialiste » (i. e. la littérature soviétique) et l’humanisme bourgeois, qui réclament, tous deux une seule et même forme romanesque, celle du roman « balzacien ». Nous y reviendrons dans notre troisième partie.

La tentation phénoménologique du Nouveau Roman

Robbe-Grillet, on le sait, a découvert la phénoménologie dans un bref article publié par Sartre en 1939 dans la NRF : « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité » [6]. Sartre y insistait sur une idée qui était, en fait, devenue un lieu commun de la réflexion sur la littérature dans la première moitié du XXe siècle, de Claudel à Hemingway (et autres « behaviouristes ») en passant par Malraux (fort admiré de Sartre alors) : la vie intérieure est, en elle-même, insaisissable. Malraux avait placé dans la bouche d’un de ses personnages de La Condition humaine (Ferral) une formule très claire : « Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire. Rien d’autre » [7]. Le prétendu « moi profond », le moi des romantiques, n’est qu’un mensonge, une hypothèse sans consistance, qui ne peut même pas faire l’objet d’une « expression – représentation » fictionnelle. Chez Claudel très explicitement et chez d’autres (comme Malraux) plus implicitement, ce procès de la vie intérieure est une réaction contre Proust et plus largement peut-être contre une certaine poésie symboliste. Sartre (Denis Hollier et, récemment, Vincent Debaene sont parmi les rares à avoir osé le rappeler), au nom de la phénoménologie, revient à la charge dans la conclusion de son article :

Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la « vie intérieure » : en vain chercherions-nous, comme Amiel […] les caresses, les dorlotements de notre intimité, puisque finalement tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres. Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes [8].

Sans doute n’est-il pas question d’inscrire le Nouveau Roman dans la continuité de cette lignée qu’on appellera, avec Claude-Edmonde Magny, « behaviouriste » [9]. Mais il serait tout aussi impossible, à nos yeux, de nier que Robbe-Grillet lui doit beaucoup. Il se garde bien, certes, de le reconnaître car alors le Roman ne serait plus – ou plus assez – Nouveau. C’est un autre aspect de la phénoménologie qu’il met donc en avant : la « réduction » (ou, en grec, épochè : suspension, mise entre parenthèses) phénoménologique, notion proprement philosophique, que Robbe-Grillet n’emploie pas mais que Husserl définit ainsi :

Il faut d’abord perdre le monde par l’épochè [réduction], pour le retrouver ensuite [10].

Olga Bernal, à la suite de Merleau-Ponty, montre bien toute la portée, dans l’art contemporain, de cet appel à la mise entre parenthèses des « réflexes culturels ».

L’édifice de préjugés et de réflexes culturels d’une vieille civilisation a si intégralement conditionné l’homme qu’il n’est plus capable d’un regard naïf sur les choses et sur lui-même, qu’il n’est plus en mesure de retrouver l’aspect originel du monde. Pour retrouver les « fondements derniers » des choses [11], il est donc nécessaire de mettre hors valeur le montage culturel devenu une seconde nature, de suspendre l’attitude naturelle [12].

Les écrivains et artistes contemporains, dit Olga Bernal, ont vu dans la « réduction phénoménologique » une « nouvelle forme de réaction contre les idées et les valeurs traditionnelles » [13]. On pourrait dire que c’est une nouvelle nouveauté qui s’offrait à eux, une nouveauté bien plus sérieusement fondée que les fantaisies ou escroqueries surréalistes (puisqu’elle avait une légitimation philosophique reconnue) et surtout libérée de tout le passif accumulé depuis plusieurs dizaines d’années par la prétendue révolution politique et sociale qui avait débouché sur un calamiteux « réalisme socialiste ». Dans « Sur quelques notions périmées », Robbe-Grillet instruit longuement le procès de « l’engagement » et prend la défense d’un certain « formalisme », comme on l’a vu. Mais ses arguments en faveur de ce dernier n’ont rien à voir, malgré quelques formules parfois ambiguës, avec une réhabilitation de « l’art pour l’art » ni avec un plaidoyer pour une littérature autoréférentielle. Olga Bernal a raison, selon nous, d’y voir l’esquisse d’une esthétique romanesque directement inspirée de la phénoménologie husserlienne (du moins de ce que Robbe-Grillet en avait appris à travers l’article de Sartre). Certaines formules sont tout à fait caractéristiques de cette ambition. Par exemple lorsqu’il dénonce « l’aliénation de la littérature dans le monde moderne » [14] en regrettant que la littérature n’ait pas réussi à se libérer, comme la musique, du devoir d’être utile. Mais c’est aussi le fond de son argumentation contre le « réalisme socialiste », notamment dans ces lignes :

S’opposant aux allégories métaphysiques, luttant aussi bien contre les arrière-mondes abstraits que celles-ci supposent que contre le délire verbal sans objet ou le vague sentimentalisme des passions, le réalisme socialiste pouvait avoir une saine influence. […]
On était en droit d’espérer, devant de tels principes, que l’homme et les choses allaient être décrassés de leur romantisme systématique, pour reprendre ce terme cher à Lukacs, et qu’enfin ils pourraient être seulement ce qu’ils sont. La réalité ne serait plus sans cesse située ailleurs, mais ici et maintenant, sans ambiguïté. Le monde ne trouverait plus sa justification dans un sens caché, quel qu’il soit, son existence ne résiderait plus que dans sa présence concrète, solide, matérielle ; au-delà de ce que nous voyons (de ce que nous percevons par nos sens) il n’y aurait désormais plus rien [15].

Mais, comme le montre l’irréel du présent, le réalisme socialiste n’a pas tenu ces belles promesses de tabula rasa des arrière-mondes, des prétendues essences cachées derrière les apparences ; il est retombé « dans un manichéisme du bien et du mal » [16]. C’est donc à la littérature phénoménologique qu’il reviendra d’exécuter ce programme.

Olga Bernal, allant peut-être un peu vite en besogne, en voit une application dans la fabrique des images chez Robbe-Grillet :

L’image robbegrillettienne est une image épurée par une réduction rigoureuse et c’est cette ascèse qui lui permet d’être image originaire [17].

Pour rester un instant sur cette question de l’image, on peut remarquer que les références au cinéma, dans Pour un nouveau roman, soulignent souvent que le cinéma nous offre des images mais des images toujours au présent :

Il y a dans le son que le spectateur entend, dans l’image qu’il voit, une qualité primordiale : c’est là, c’est du présent. […] Les personnages tout à coup figés comme sur des photos d’amateur, donnent à ce présent perpétuel toute sa force, toute sa violence [18].

Et, un peu plus loin dans le même article :

Le cinéma ne connaît qu’un seul mode grammatical : le présent de l’indicatif [19].

Le cinéma, art sans tradition (ou presque), art populaire, aussi, devait être propre à « décrasser » les représentations de tout l’héritage culturel qui pèse encore sur la littérature, la peinture, la musique et tous les arts anciens. On constate que Robbe-Grillet transfère cette virginité (ou, du moins, cette jeunesse) du cinéma sur l’image, comme si un film n’était qu’une succession d’images fixes et surtout « présentes ».

« Présentes », les images cinématographiques le sont d’abord parce qu’elles ne mobilisent pas la mémoire du spectateur comme le romancier sollicite la mémoire de son lecteur. L’image d’un personnage, dans un film, le re-présente tout entier à chacune de ses occurrences sous le regard du spectateur. Le spectateur d’un film n’a guère besoin de retenir le nom propre des personnages, contrairement au lecteur d’un roman. Et c’est peut-être là la véritable raison pour laquelle Robbe-Grillet, dans « Sur quelques notions périmées », s’en prend avec une particulière virulence au nom du personnage et à son importance dans le roman « balzacien ».

Mais « présentes », les images cinématographiques le sont aussi sans doute parce qu’elles s’imposent par elles-mêmes, avec la violence d’un « présent perpétuel », sans laisser le temps au spectateur de faire jouer les « réflexes culturels » qui lui permettraient de les inscrire dans sa culture, dans sa mémoire.

Il n’est pas du tout certain, cela va sans dire, que ce soit là la vraie nature de l’image cinématographique ; d’autres que Robbe-Grillet (Malraux, par exemple) ont au contraire insisté sur la remarquable aptitude du cinéma à raconter des histoires, à mettre en scène des mythes traditionnels, etc. Une scène de cinéma est-elle plus « au présent » qu’une scène de roman suivie par un lecteur passionné ? On peut en douter. Comme l’a suggéré récemment Jean-Max Colard [20], l’imaginaire robbegrillettien est hanté de « tableaux vivants » bien plus que de films. Mais on retiendra, sur la question qui nous occupe, que l’image cinématographique est, pour Robbe-Grillet, l’image phénoménologique par excellence, i. e. une image qui n’a son origine qu’en elle-même et qui s’impose par sa simple présence, son « être là » comme diront les philosophes, non par son inscription dans une culture, ni même dans un récit dont le modèle serait emprunté au genre romanesque.

On voit cependant très bien, à travers cette notion d’« image originaire » employée par Olga Bernal et à travers quelques autres citations semblables du même auteur, ce qu’il peut y avoir de suspect dans une pareille esthétique : aux « vieux mythes de la “profondeur” » [21] dont nous délivrerait, dans sa superficialité, l’image, elle paraît substituer un mythe de l’origine (un autre mythe de l’origine, car la profondeur cachait une origine aussi), très actif chez les surréalistes et dans toute la poésie du XXe siècle (depuis Rimbaud, au moins). Michel Tournier lui donnera une expression plus directement philosophique mais aussi plus consciente du mythe qu’elle active, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique.

Ce que nous en retiendrons ici, c’est une armature métaphorique très insistante et, pour cette raison, un peu suspecte peut-être (aux yeux des psychanalystes en tout cas). On pourrait la qualifier d’hygiéniste. Nous avons vu, dans la citation faite plus haut, qu’il était question de « décrasser » les choses de leur romantisme ; dans « Nature, humanisme, tragédie » (1958), Robbe-Grillet évoque « le pouvoir laveur du regard » [22] et Olga Bernal, explicitant l’esthétique phénoménologique de Robbe-Grillet, reprend plusieurs fois à son compte cette métaphore, par exemple dans cette comparaison entre Wallas et Œdipe, « l’homme coupable depuis toujours » :

Le héros des Gommes est posé au départ comme innocent, il apparaît à un point temporel lavé [23].

Ces métaphores sont d’autant plus remarquables qu’elles trouvent un écho évident dans les fictions robbegrillettiennes, avec les mystérieuses « gommes » qui donnent son titre à son premier roman [24], la tache de la scutigère qu’on essaie de gratter sur le mur de La Jalousie, la neige de Dans le labyrinthe peut-être, etc. Ces décrassages, lavages, gommages et autres effacements et « reprises » montrent bien que le « nouveau », pour Robbe-Grillet, est surtout le « renouveau », l’effort pour retrouver la pureté originelle. Cela nous conduit non pas à l’hypothèse d’un Robbe-Grillet néo-chrétien nostalgique du péché originel, mais vers l’étude d’autres métaphores très liées à celles-là, celles qui permettent de parler du genre romanesque comme d’une forme vivante, soumise aux lois non de l’Histoire mais de la Nature, ou, peut-être, de l’Évolution – Darwin préféré à Marx.

La vie et le renouvellement des formes

En 1961, Robbe-Grillet publie un article, « Nouveau roman, homme nouveau », où les métaphores vitalistes, autour de la notion de « renouveau », se font très insistantes :

Les formes vivent et meurent, dans tous les domaines de l’art et de tout temps, il faut continuellement les renouveler : la composition romanesque du type XIXe siècle, qui était la vie même il y a cent ans, n’est plus qu’une formule vide, bonne seulement pour servir à d’ennuyeuses parodies [25].

En 1963 encore, Robbe-Grillet explique que le « retour au réel » (par élimination des « mythes de la profondeur ») est la seule manière de rendre « force » et « violence » à une écriture romanesque qui avait perdu « sa vitalité première ». Il concluait ainsi ce développement :

L’art est vie. Rien n’y est jamais gagné de façon définitive. Il ne peut exister sans cette remise en question permanente. Mais le mouvement de ces évolutions et révolutions fait sa perpétuelle renaissance [26].

On n’est pas très loin du Gide des Nouveaux prétextes, constatant, mais, quant à lui, avec ironie :

Chaque fois que l’art languit, on le renvoie à la nature, comme on mène un malade aux eaux [27].

L’idée qui est derrière ces métaphores, c’est, on le voit, celle d’une relative autonomie de l’évolution des formes artistiques par rapport à l’Histoire (y compris l’histoire des sciences et des techniques, à laquelle Robbe-Grillet fait parfois allusion) – idée bien caractéristique de ce qu’on a appelé le formalisme. Dans « Nouveau roman, homme nouveau », écrit en 1961, Robbe-Grillet fait, certes, un parallèle entre l’accélération des mutations dans le domaine de l’art « depuis vingt ans » et celle du monde où nous vivons, mais il ne fait pas dépendre celle-là de celle-ci.

Dans ce même article, Robbe-Grillet accepte, logiquement, de se présenter en continuateur d’une lignée de grands romanciers, ce qui, évidemment, est difficilement compatible avec le principe de la « réduction phénoménologique » :

L’évolution [du genre romanesque] a commencé tout de suite, à l’époque de Balzac lui-même. […]
Et, depuis, l’évolution n’a cessé de s’accentuer : Flaubert, Dostoïevski, Proust, Kafka, Joyce, Faulkner, Beckett… Loin de faire table rase du passé, c’est sur les noms de nos prédécesseurs que nous nous sommes le plus aisément mis d’accord ; et notre ambition est seulement de les continuer. Non pas de faire mieux, ce qui n’a aucun sens, mais de nous placer à leur suite, maintenant, à notre heure [28].

On aimerait connaître plus précisément, bien sûr, quelle « continuité » Robbe-Grillet perçoit entre tous ces « prédécesseurs » du Nouveau Roman. On serait fort tenté de dire que leur seul point commun est d’avoir, chacun à sa manière et dans des circonstances très dissemblables, provoqué une rupture dans la conception généralement admise du genre romanesque. En d’autres termes, la seule chose qu’on puisse dire du Nouveau Roman, c’est qu’il est nouveau…

À l’idée de vie est associée l’idée de recherche. Pour continuer à vivre, il faut chercher sans cesse comment vivre : c’est une loi de l’évolution darwinienne, et non un principe de progrès scientifique. Là encore, Robbe-Grillet note l’analogie entre la recherche scientifique, à la fois nécessité et idéal de notre époque, et la recherche en art. Ce n’est, là encore, qu’une analogie, pas un rapport de détermination. Sans revenir à la notion de « roman expérimental », Robbe-Grillet définit clairement le Nouveau Roman comme une recherche.

Le roman moderne […] est une recherche, mais une recherche qui crée elle-même ses propres significations, au fur et à mesure. La réalité a-t-elle un sens ? L’artiste contemporain ne peut répondre à cette question : il n’en sait rien. Tout ce qu’il peut dire, c’est que cette réalité aura peut-être un sens après son passage, c’est-à-dire une fois l’œuvre menée à son terme [29].

Ce qui nous renvoie à la question du récit posée au début de cette communication car c’est bien cette forme fondamentale donnée à la réalité qui semble faire l’objet des principales recherches du Nouveau Roman.

Parmi toutes les instances romanesques qui font l’objet d’une recherche, Robbe-Grillet passe très vite sur la question de l’énonciation. Il pose cependant le problème fondamental de la fin, dans la « fiction moderne », de la confiance faite au narrateur comme ultime garant de la vérité [30] :

Tout se passe comme si le faux – c’est-à-dire à la fois le possible, l’impossible, le mensonge, etc. – était devenu l’un des thèmes privilégiés de la fiction moderne ; une nouvelle sorte de narrateur y est né : ce n’est plus seulement un homme qui décrit les choses qu’il voit, mais en même temps celui qui invente les choses autour de lui et qui voit les choses qu’il invente [31].

Ce qui nous semble définir parfaitement le narrateur de La Jalousie, compositeur (ou metteur en scène) de tableaux vivants, selon nous, et non « mari jaloux », selon une tradition critique que Robbe-Grillet n’a d’ailleurs jamais nettement récusée ni approuvée.

Mais c’est, sans grande surprise, sur la question du lecteur qu’il revient le plus souvent. Le lecteur, dans tout ce qu’il a d’indéterminé et d’imprévisible, est naturellement ce qui assure au roman cette aventure qu’il dit désirer dans ses recherches en rupture avec toute assise traditionnelle. On sait que, aux yeux de Barthes, en 1968, c’est le corrélat nécessaire de la trop fameuse « mort de l’auteur ». C’est là vraiment un lieu commun des théories de la littérature dans la deuxième moitié du XXe siècle. C’est, au fond, un thème vitaliste – un de plus – et Robbe-Grillet lui donne bien cette coloration :

Car, loin de le [= le lecteur] négliger, l’auteur aujourd’hui proclame l’absolu besoin qu’il a de son concours, un concours actif, conscient, créateur. Ce qu’il lui demande, ce n’est plus de recevoir tout fait un monde achevé, plein, clos sur lui-même, c’est au contraire de participer à une création, d’inventer à son tour l’œuvre – et le monde – et d’apprendre ainsi à inventer sa propre vie [32].

Que conclure de ce passage en revue de tout ce qu’il y a de « nouveau » dans le Nouveau Roman selon Robbe-Grillet ?

On serait tenté de dire qu’il n’y a pas de théorie cohérente et préméditée du genre romanesque chez Robbe-Grillet, mais adaptation – avec beaucoup de prudence, notamment sur le positionnement droite / gauche de l’époque – aux idées du moment. Contrairement à ce qui a souvent été répété, il nous semble qu’on ne voit pas apparaître, dans ses romans, cette « forme nouvelle » tant attendue (par Butor, particulièrement) qui entrerait en opposition dialectique avec celle du récit. Si forme nouvelle il y avait eu, elle aurait pu faire souche, être transmise, imitée, parodiée : cela n’a pas été le cas. L’inflation des descriptions est bien visible mais leur prétendue substitution aux fonctions du récit n’est guère perceptible.

Finalement, la vérité serait peut-être d’une extrême banalité. La « nouveauté », chez Robbe-Grillet (ce ne serait pas du tout vrai pour Sarraute ou Claude Simon) résiderait dans un rapprochement aussi poussé que possible entre roman et cinéma. C’est cela seulement qui a permis de parler parfois d’une « école du regard ». À condition, cependant, de tenir compte de l’idée – très étrange – que Robbe-Grillet se faisait du cinéma comme « présent perpétuel ». En fait, c’est la mémoire du lecteur de roman qui, chez Robbe-Grillet, serait rapprochée autant que possible de la mémoire du spectateur de films. C’est le nom du personnage qui vient mobiliser et activer la mémoire du lecteur de romans alors qu’au cinéma c’est la présentation du personnage tout entier, de son apparence physique qui mobilise la mémoire (le nom n’important guère). Les personnages de Robbe-Grillet sont des apparences ; Robbe-Grillet aurait voulu ne les faire exister que par leur description sans cesse réitérée. Une telle métamorphose du lecteur en spectateur d’images ou de « tableaux vivants » était impossible ; elle n’a pas eu lieu.


1

Henri Meschonnic, Modernité Modernité, Paris, Gallimard (Folio essais ; 234), 1994 [éd. Verdier, 1988], p. 79.

2

Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées », Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit (Critique), 1963, p. 28.

3

Tristes tropiques est publié en 1955 ; L’Anthropologie structurale, ouvrage publié en 1958, réunit des articles publiés entre 1949 et 1956 par Lévi-Strauss. L’article de Robbe-Grillet est publié en 1957. Les Mots et les Choses ne viendra que plus tard, mais les idées sont dans l’air (du moins dans le milieu des Éditions de Minuit et de la revue Critique).

4

Un économiste moderne constatait le même phénomène en rappelant qu’il n’y a plus d’individus assez importants dans la vie économique pour que leur décès puisse être enregistré par la Bourse [note de Lucien Goldmann].

5

Lucien Goldmann, « Nouveau Roman et réalité », Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Idées), 1964, p. 316-317.

6

Repris dans Jean-Paul Sartre, Situations, Paris, Gallimard, 1947, t. I, p. 29-32.

7

André Malraux, La Condition humaine [1933], in Œuvres complètes, P. Brunel (dir.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, t. I, p. 679. Malraux souligne.

8

Jean-Paul Sartre, Situations, t. I, p. 32. Nous soulignons car le rapprochement avec la « réification » de Goldmann ou encore le « chosisme » selon Barthes est très tentant.

9

Voir Claude-Edmonde Magny, L’Âge du roman américain, Paris, Seuil, 1948. Notamment le chapitre intitulé « La technique objective », p. 44-61.

10

Husserl, Méditations cartésiennes. Cité par Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, Paris, Gallimard (Le Chemin), 1964, p. 13.

11

Husserl, Méditations cartésiennes [note d’Olga Bernal].

12

Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, p. 14.

13

Ibid., p. 13.

14

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 43.

15

Ibid., p. 36-37. Robbe-Grillet souligne.

16

Ibid., p. 37.

17

Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, p. 14.

18

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui » [1963], Pour un nouveau roman, p. 128.

19

Ibid., p. 130.

20

Jean-Max Colard, « L’écriture du tableau vivant dans La Jalousie », Roman 20-50, hors-série n° 6, septembre 2010, Alain Robbe-Grillet : Les Gommes et La Jalousie, Y. Baudelle (dir.).

21

Alain Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur » [1956], Pour un nouveau roman, p. 22.

22

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 66.

23

Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, p. 52.

24

On a suggéré parfois que ces gommes signifiaient la volonté d’effacer (ou, au moins, de réduire en lambeaux) le mythe d’Œdipe comme explication « profonde » des comportements humains.

25

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 114.

26

Alain Robbe-Grillet, « Du réalisme à la réalité » [1963], Pour un nouveau roman, p. 136.

27

André Gide, « L’Évolution du théâtre » (conférence prononcée en 1904), Prétextes, suivi de Nouveaux Prétextes, Paris, Mercure de France, 1990, p. 147. Il y a, dans les Prétextes, de nombreux développements qu’on pourrait rapprocher de ceux de Robbe-Grillet…

28

Alain Robbe-Grillet, « Nouveau roman, homme nouveau », Pour un nouveau roman, p. 115-116.

29

Ibid., p. 120.

30

Le refus d’inspirer confiance, de jouer le rôle de « régie » (Genette) traditionnellement assumé par le narrateur, est clairement affiché dans Les Gommes et La Jalousie.

31

Alain Robbe-Grillet, « Du réalisme à la réalité », p. 139-140. Robbe-Grillet souligne.

32

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », p. 134. Robbe-Grillet souligne.