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Mille lignes pour
mille pattes, dissection et décortication d’une
scutigère : La Jalousie, Robbe-Grillet
Stéphane Gallon
Rennes II
Lidile
stephanegallon@club-internet.fr
Résumé : Dans La
Jalousie de Robbe-Grillet, conformément aux premières
observations de Barthes, que ce soit par l’architexte, la
caractérisation ou le système énonciatif choisis, les descriptions du
mille-pattes paraissent à première lecture tendre vers l’objectivité,
mais de page en page cette objectivité est de plus en plus mise à mal
et ceci à un tel point que tout ou presque, dans le référent, semble
bientôt devenir contradictoire. L’interprétation de Morrissette prend
alors le pas sur celle de Barthes. La scutigère ne serait-elle pas le
fruit d’une subjectivité tourmentée, le produit d’une vision
fantasmatique ? Une telle approche, aussi séduisante soit-elle,
conduit à une représentation du réel tout aussi problématique que la
précédente, à un référent qui, puisque n’ayant pas la même structure
que le réel, ne peut être qu’infidèle à son modèle. Quelle solution
reste-t-il alors à l’écrivain ? Celle qu’à la suite de Flaubert et des
peintres du XXe siècle,
propose Ricardou ? Représenter le seul élément du réel ayant la même
structure que l’écriture, à savoir… l’écriture elle-même ? Scutigère
objective, scutigère subjective, scutigère autonymique : dans ses
écrits théoriques et dans les commentaires de son œuvre, Robbe-Grillet
semble constamment osciller entre ces trois interprétations. Jamais
totalement convaincu par l’une ou par l’autre, il en arrive à utiliser
le substantif « contradiction » quand il les confronte. Doit-on le
suivre sur cette voie et en déduire que ces trois lectures sont
exclusives et antagoniques ? Si la piste psychologique ne paraît guère
convaincante pour concilier ces trois approches, les lectures
sociologique, dialectique et phénoménologique amènent à découvrir que
la modernité de La Jalousie se trouve au cœur de ces
contradictions, et que c’est par elles que le roman propose une
nouvelle représentation de la réalité et ainsi, conformément au titre
d’un des articles de Pour un nouveau roman, fait passer
la littérature du réalisme à la réalité.
Abstract : In Robbe-Grillet’s
La Jalousie, as Barthes initially remarked,
whether by the chosen architextuality, characterisation
or enunciative system, descriptions of centipedes seem at
first sight to aim for objectivity, but as the pages pass
this objectivity is increasingly undermined, to such an
extent that everything or nearly everything in the referent soon
appears contradictory. Morissette’s interpretation then takes over
from Barthes. Is the centipede not the fruit of tormented
subjectivity, the product of a fantasised view ? No matter
how seductive this approach, it leads to a representation
of reality that is just as problematic as the first, a
referent that, since it does not have the same structure
as reality, can only be unfaithful to its model. What
solution is left for a writer ? The approach suggested by Ricardou in
the footsteps of Flaubert and the painters of the 20th century ? Representing the only
element of reality that has the same structure as
writing, that is, writing itself ? Objective
centipede, subjective centipede, autonymic
centipede; in his theoretical writings and comments on his
work, Robbe-Grillet seems to fluctuate constantly between
the three interpretations. Never completely convinced over by any of
them, he finally uses the word “contradiction” in
comparing them. Should we follow his example and deduce that the three
readings are irreconcilable ? While the psychological angle appears
unsatisfactory to reconcile the three, the
sociological, dialectical and phenomenological
understandings show that the modernity of La Jalousie
lies at the heart of these contradictions, and it is
through them that the novel proposes a new representation of
reality, and in doing so, in keeping with
the title of one of the articles in Pour un nouveau
roman, takes literature from realism to reality.
Il n’est pas
question de résoudre cette contradiction, c’est elle qui me passionne
dans cette affaire [1].
Comme le signale
lui-même Robbe-Grillet, nouveauté, depuis au moins le XIXe siècle, est synonyme de
réalisme. « [C]’était le mot d’ordre des romantiques contre les
classiques, puis celui des naturalistes contre les romantiques ; et
les surréalistes eux-mêmes affirmaient à leur tour ne s’occuper que du
monde réel » [2], écrit-il dans un article justement intitulé « Du
réalisme à la réalité ». Dans ce même article, il affirme que ses
propres romans ne font pas exception à la règle : « C’est le monde
réel qui les intéresse ; chacun s’efforce bel et bien de créer du
"réel" » [3]. Reste bien sûr à préciser ce
qu’il entend par « réel » et à découvrir en quoi et comment il ferait
ainsi passer la littérature du réalisme à la réalité. En nous penchant
sur les anneaux, mâchoires, mandibules, antennes et autres appendices
de La Jalousie, autrement dit sur un motif qui trouve sa
source dans la réalité et qui, dans la lignée du naturalisme, semble
antinomique de toute idéalisation, nous tenterons, sur les pas de
Genette [4], de récapituler les différentes lectures réalistes
qui ont été proposées de l’œuvre de Robbe-Grillet et nous nous
demanderons si ces lectures sont exclusives, antagoniques et
contradictoires ou si, au contraire, de leur conciliation ne naîtrait
pas un réalisme authentiquement nouveau. Confrontons donc coups de
pattes de Barthes, Morrissette, Ricardou et mille-pattes de
Robbe-Grillet.
Un mille-pattes
objectif ?
Scutigera
coleoptrata
Architexte
Dès ses
premiers écrits critiques, Robbe-Grillet insiste sur le
caractère descriptif de ses romans, ce qui amena, peu après,
Barthes [5] à parler à son propos de « littérature
objective » [6], c’est-à-dire, comme il
l’explicite dans la définition du Littré qu’il met en exergue de
son article, une littérature « destiné[e] à être tourné[e] du
côté de l’objet ».
L’architextualité
de La Jalousie semble lui donner raison.
Robbe-Grillet a une propension évidente pour le descriptif qui,
culturellement parlant, a vu justement son heure de gloire avec
les écoles réaliste et naturaliste. Loin d’interpréter le
descriptif comme un épiphénomène accidentel de la modernité,
Robbe-Grillet estime au contraire que l’on a là une tendance
lourde :
De Flaubert à
Kafka, une filiation s’impose à l’esprit, qui appelle un
devenir. Cette passion de décrire, qui tous deux les anime,
c’est bien elle que l’on retrouve dans le nouveau roman
aujourd’hui [7].
Sans
surprise, les passages de La Jalousie évoquant le
mille-pattes sont tous à dominante descriptive [8]. Outre la scutigère décrite quatre fois en long,
en large et en morceaux (p. 61-63, p 96-97, p. 127-129, p.
163-165 [9]), nous
avons aussi droit, de façon récurrente, à des tableaux plus ou
moins détaillés de la tache engendrée par l’écrasement du
croustillant animal (p. 27, p. 56, p. 64, p. 69-70, p. 90, p.
129-132, p. 145, p. 202), à des descriptions de A… subjuguée (p.
61-64, p 96-97, p. 112-115), de la nappe martyrisée (p. 113,
p. 166) voire de la pittoresque chemise de Franck (p. 114).
Comme pour accentuer cette dimension descriptive, à plusieurs
reprises, Robbe-Grillet fige les scènes décrites. Soit il
choisit un élément immobile et relativement pérenne comme la
tache sur le mur, soit il arrête en plein mouvement l’action
décrite. Tel est le cas de la scutigère qui soudain stoppe sa
progression au milieu du panneau ou de A… qui, comme hypnotisée
par l’animal, se pétrifie littéralement.
Mais surtout,
Robbe-Grillet semble ramener ses descriptions aux origines de
l’architexte, à savoir, comme le rappelle Jenny [10],
les écrits techniques ou scientifiques. Cette origine est
surmarquée au sein même du texte par la dénomination
« scutigère », par le lexique technique (« mandibules »,
« anneau » p. 129, « appendices bucaux [sic] »
p. 164) et par une réitération ramenant explicitement au
registre biologique : « reproduits/e avec une/la fidélité de
planche anatomique » (p. 56, p. 129). De même, certaines
digressions commentatives semblent sorties tout droit de telle
ou telle encyclopédie ou revue spécialisée :
À son
extrémité postérieure, le développement considérable des pattes
– de la dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les
antennes – fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite
« mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minutes » à
cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de
sa piqûre, prétendue mortelle. Cette espèce est en réalité peu
venimeuse ; elle l’est beaucoup moins, en tout cas, que de
nombreuses scolopendres fréquentes dans la région (p. 128).
En toute
cohérence, plusieurs des descriptions de Robbe-Grillet
reprennent les quatre critères descriptifs utilisés par les
taxinomistes du XVIIIe siècle, à savoir la quantité
des éléments, leur forme, leur distribution dans l’espace et
enfin leur grandeur relative. Nous retrouvons par exemple ces
quatre catégories dans l’extrait suivant :
Il s’est
arrêté, petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la
hauteur du regard, à mi-chemin entre l’arête de la plinthe (au
seuil du couloir) et le coin du plafond (p. 127-128).
Les
quantificateurs et accumulations ne sont pas non plus sans
rappeler la recherche d’exhaustivité et de précision des
scientifiques : « une des antennes, deux mandibules recourbées,
la tête et le premier anneau, la moitié du second, trois pattes
de grande taille » (p. 56). Comme on peut le voir dans l’exemple
plus haut, nous avons même droit à des termes de mesure.
Cette
précision, nous la retrouvons dans la prédilection qu’a
Robbe-Grillet pour le tout petit, l’imperceptible, comme par
exemple « les antennes » (p. 128) ou « les mâchoires qui
s’ouvrent et se ferment » (p. 129). De nombreux passages sont
même structurés par un mouvement de zoom :
Sur la
peinture claire de la cloison, en face de A…, une scutigère de
taille moyenne […]. La bête est facile à identifier grâce au
grand développement de pattes, à la partie postérieure surtout.
En l’observant avec plus d’attention, on distingue, à l’autre
bout, le mouvement de bascule des antennes (p. 61-62).
La main aux
phalanges effilées s’est crispée sur la toile blanche. Les cinq
doigts […]. Seule la première phalange en est encore visible. À
l’annulaire brille une bague (p. 112-113).
Ce qui est
vrai au niveau local est vrai au niveau général. D’un extrait à
l’autre, Robbe-Grillet semble comme zoomer sur la scutigère. La
première évocation est « une tache noirâtre » (p. 27). À la
page 56, les fragments du corps de l’animal sont évoqués. L’on
peut apercevoir sur le mur « trois pattes de grande taille ».
Une soixantaine de pages plus loin, le regard est orienté sur
« la dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les
antennes » (p. 128). Page 145, la description est encore plus
détaillée :
[…] la
première à gauche. Mais elle est étendue, presque rectiligne, de
sorte que ses articulations ne sont pas faciles à localiser avec
certitude.
Autrement
dit, en un peu plus de cent pages, nous sommes passés d’une
tache informe aux articulations de la première patte gauche de
l’animal.
Caractérisation
Une analyse
plus poussée des caractérisations de la scutigère, de la tache,
du cadre ou des personnages conduit à des conclusions
similaires. Les adjectifs évaluatifs axiologiques ou affectifs
sont quasi inexistants. De même, très peu d’adjectifs attribués
au non-humain contiennent le sème /humain/. Robbe-Grillet n’est
pas Ponge et il le clame :
Décrire les
choses, en effet, c’est délibérément se placer à l’extérieur, en
face de celles-ci. Il ne s’agit plus de se les approprier ni de
rien reporter sur elles. Posées, au départ, comme n’étant
pas l’homme, elles restent constamment hors d’atteinte et
ne sont, à la fin, ni comprises dans une alliance naturelle, ni
récupérées par une souffrance. Se borner à la description, c’est
évidemment récuser tous les autres modes d’approche de l’objet :
la sympathie comme irréaliste, la tragédie comme aliénante, la
compréhension comme relevant du seul domaine de la science [11].
Les
classifiants dominent donc et de loin : adjectifs de couleur ou
de luminosité (« noirâtre », « claire », « verdie », « noirs »,
« sombre », « unie », « mate », « brune », « bleue », « pâle »,
« kaki », « jaunâtre », « rousse »), adjectifs précisant la
place ou l’ordre (« précédent », « premier », « première »,
« seconde », « dernière », « postérieure », « antérieure »,
« gauche »), adjectifs déterminant la taille ou la forme
(« grand », « grosses », « longues », « étendus », « allongée »,
« carré », « rectiligne »), adjectifs décrivant une attitude
physique (« close », « droite », « ouverts », « fixes »,
« immobile ») ou enfin, comme vu précédemment, adjectifs
empruntés au vocabulaire technique (« anatomique », « bucaux
[sic] »). Si nous recensons les adjectifs les plus
utilisés dans notre corpus, nous obtenons exactement le même
constat : dix occurrences de « nu(e) », sept de « blanches »,
six d’« écrasé » et « effilés », cinq de « claire »,
« immobile(s) », « visible », quatre de « fines », trois de
« droit(e) ».
Cette liste
est d’autant plus intéressante que certains de ces adjectifs
caractérisent à la fois la scutigère et les personnages C’est le
cas par exemple d’« immobile », de « droit(e) », de « visible »
et de « fine » :
Franck relève
les yeux. Se réglant ensuite, sur la direction indiquée par ceux
– immobiles – de sa voisine (p. 61) / La bestiole est immobile
au milieu du panneau (p. 97).
A… n’a pas
bronché depuis sa découverte : très droite (p. 62) / La bête est
immobile, comme en attente, droite encore (p. 164).
[…] une
scutigère de taille moyenne (longue à peu près comme le doigt)
est apparue, bien visible (p. 62) / Seule la première phalange
en est encore visible (p. 113).
Les fines
antennes accélèrent leur balancement alterné (p. 63) / durant
toute la descente de la main fine – la main fine aux doigts
effilés (p. 165).
Et même si
les autres lexies de la liste ne sont pas reliées au nom support
par adjectivation directe, la scutigère et A… sont toutes les
deux associées au blanc (par le mur et la nappe) et à la forme
« effilée » (par leur morphologie). Il faut certainement voir
derrière ces parallélismes, une volonté de mettre au même niveau
personnages et insectes, une remise en cause de la
hiérarchisation humaniste homme-animal, un refus de privilégier
le sujet à l’objet, autrement dit, encore une fois, une
recherche d’objectivité. Un autre stylème va d’ailleurs
exactement dans ce sens. Quand Robbe-Grillet décrit l’apparition
du mille-pattes sur le mur, il alterne des paragraphes qui sont
consacrés à chaque fois, ou presque, à un des protagonistes de
la scène. Par exemple aux pages 61-64, on a droit à la
succession : Franck (« Franck relève les yeux »), la scutigère,
A… Les actants se retrouvent donc tous au même niveau. Plus que
cela, sur l’ensemble de l’extrait la scutigère occupe plus de
lignes que les autres actants. La hiérarchie est donc non
seulement remise en cause mais même renversée. Même constat aux
pages 96 et 97.
Qui plus est,
énormément d’adjectifs utilisés par Robbe-Grillet sont
attributs : « Seule la première phalange en est encore
visible », « La bête est immobile », « Cette espèce est en
réalité peu venimeuse », « elle est beaucoup plus fragile »,
« Mais elle est étendue, presque rectiligne », etc. Or
l’auxiliaire « être » est particulièrement objectivant. Il garde
en effet une part du trait principal de son sémantisme en emploi
absolu, à savoir celui de « poser l’existence de ce qui est
d’emblée posé existant » [12]. Il est par excellence l’auxiliaire de
« l’effection » [13]. Il
explicite « ce qui est impliqué par la nature de son
support » [14] et pose
par conséquent les caractérisants comme propriété inhérente du
support en question. Le caractérisant n’est donc pas présenté
comme une caractéristique accidentelle mais comme une
caractéristique essentielle. En apportant « à son support la
matière notionnelle de ce qui le suit » [15],
l’auxiliaire définit « le dit support dans la circonstance du
discours » [16]. Support et adjectif
l’accompagnant prennent donc le statut d’étant, un étant
complexe puisque somme d’un thème et d’un prédicat, un étant
présenté comme incontestable puisque non modalisé, un étant
ayant une certaine persistance, un étant enfin objectivé non
seulement parce que donné comme effectif, non seulement parce
que dévoilant ses propriétés inhérentes mais aussi parce que
situé dans le temps grâce aux tiroirs verbaux. L’auxiliaire
« être » n’est cependant pas le seul verbe attributif utilisé
par Robbe-Grillet : « celle-ci demeure plissée », « elle reste
sans bouger, très droite sur sa chaise », « la forme qui
persiste reste ensuite stationnaire », « un point
d’interrogation devenant de plus en plus flou », « Le papier se
trouve aminci néanmoins », « aucune de celles qui se trouvent
dessinées ici, sur la peinture mate, n’est intacte », etc. Ces
emplois contribuent également à l’objectivation. Dans les trois
premières occurrences, la permanence de l’étant est emphatisée,
sa réalité en est renforcée. L’auxiliaire « devenant » souligne
quant à lui un des processus essentiels du réel, à savoir le
changement d’état. Les deux derniers exemples révèlent la
dimension locative de tout étant matériel, et surtout mettent en
valeur le côté aléatoire de l’organisation du monde. L’absence
d’agent et la diathèse passive donnent en effet l’impression que
l’effection est un résultat qui n’est produit par aucune réelle
volonté agissante. Le fait est là, un point c’est tout. On ne
sait trop comment cela est survenu.
Par tous ces
auxiliaires, non seulement la réalité objective du référent est
donc une nouvelle fois posée, mais le réel est présenté comme
éminemment matériel, comme spatial, comme composé d’une somme
d’éléments jetés là par le hasard, somme d’éléments qui demeure
un temps, se métamorphose puis disparaît.
Autre outil
de la caractérisation, les comparaisons et métaphores semblent
antinomiques de l’objectivité et paraissent plutôt conduire au
subjectivisme le plus effréné. D’ailleurs, Robbe-Grillet, dans
« Nature, humanisme et tragédie » [17], les « torpille » sans
ménagement. Pourtant, si nous analysons les passages de La
Jalousie évoquant la scutigère ou la tache sur le mur,
nous avons la surprise de les voir pulluler. Autre surprise, les
comparaisons sont, en nombre, bien inférieures aux métaphores.
Des comparaisons seraient plus attendues par le fait que
l’allotopie est signalée et que, surtout, elles ont souvent une
fonction didactique qui semblerait plus en adéquation avec
l’architexte scientifique repéré plus haut. Elles sont souvent,
dit Fontanier, une « manière d’éclaircissement et de
preuve » [18]. Fromilhague et
Sancier-Chateau ajoutent que le comparant « est là, non pour
donner à voir, mais pour donner à comprendre ».
Cependant, en
conformité avec les revendications théoriques évoquées
précédemment, les métaphores que Robbe-Grillet utilise sont pour
la plupart éculées, usées, lexicalisées, à la limite même
parfois du cliché (« un mince ruban d’or » p. 113), ce qui fait
que le comparant est en grande partie virtualisé : « L’image du
mille-pattes écrasé se dessine » (p. 56), « Plusieurs des
articles du corps ou des appendices ont imprimé là leurs
contours » (p. 56), « le mouvement de bascule des antennes »
(p. 62), « la serviette en boule » (p. 63), « des cinq faisceaux
de sillons » (p. 113), « le rayonnement des plis » (p. 113),
« la région soumise à son attaque » (p. 131), « De l’autre côté,
les rayons viennent frapper » (p. 145), etc. Le fait aussi que
certaines de ces images sont répétées et répétées (« serviette
en bouchon », « mur nu », etc.) les banalise, ce qui a pour
effet de transformer la caractérisation en sorte d’épithète de
nature qui virtualise encore une fois la dimension
imaginaire.
Certes, en
contradiction avec ce que Robbe-Grillet affirme, il est possible
de repérer quelques comparants contenant le sème /humain/ mais,
là encore, la lexicalisation guette et la comparaison n’est pas
d’ordre moral mais d’ordre physique : « (longue à peu près comme
le doigt) » (p. 62). Cette dernière remarque nous conduit à
déceler une autre caractéristique des images de Robbe-Grillet. À
l’opposé de certaines œuvres où, par le biais du phore,
l’abstrait est concrétisé, le concret, dans La
Jalousie, est… concrétisé. Si l’on reprend la
classification de Fontanier, les métaphores dominantes sont des
métaphores physiques (« celle[s] où deux objets physiques,
animés ou inanimés, sont comparés entre eux » [19]) : « tout cela n’est
plus qu’une bouillie rousse » (p. 129), « Il se présente plutôt
comme une encre brune » (p. 129), « Le bruit est celui du peigne
dans la longue chevelure » (p. 165), etc. Le comparant, loin
d’emporter le lecteur dans un monde exotique ou onirique, le
ramène à son quotidien, à une action des plus ordinaires :
« comme si elle cherchait à découvrir quelque tache sur la
cloison nue en face d’elle » (p. 70), « comme en attente »
(p. 164). Dans bien des cas, on pourrait même presque se
demander s’il y a bien figure. En effet Fromilhague et
Sancier-Chateau estiment qu’« il y a figure quand le Ca désigne
un référent virtuel, qui ne fait pas partie de l’univers de
référence – réel ou fictionnel de l’énoncé » or, chez
Robbe-Grillet, le comparant fait au contraire constamment partie
de l’univers de référence et cela au point que plusieurs
comparaisons, puisque les comparants sont empruntés au cotexte
immédiat, pourraient même être qualifiées de diégétiques :
« encadrant une assiette aussi blanche que la nappe » (p. 202),
« comme en attente » (p. 164). La tension entre le thème et le
phore est donc généralement, contrairement par exemple aux
surréalistes, particulièrement restreinte. Le comparé en devient
même parfois comparant : « L’animal s’en sert pour produire une
sorte de grésillement […] analogue à celui qu’émet dans certains
cas la scutigère » (p. 146) ; « Aussitôt des flammes jaillissent […]. C’est le bruit que fait le mille-pattes » (p. 167). Notons
enfin que l’intersection sémique entre le phore et le thème (le
motif) renvoie très souvent à du spatial, à de l’objectif :
couleur, forme ou texture.
Récapitulons :
comparaisons et métaphores stéréotypées, réitérées,
lexicalisées, imaginaire virtualisé, comparé et comparant plus
physiques que moraux, phore ramenant à l’univers de référence
voire à la diégèse, tension restreinte, motifs spatiaux, autant
de caractéristiques qui refoulent le subjectif et ramènent une
nouvelle fois au référent, aux objets, à l’objectif.
L’énonciation
Corroborant
cette dimension objective dont Barthes s’est fait le chantre, il
faudrait ajouter aux remarques qui précèdent une analyse de
l’énonciation. Les verbes sont essentiellement à l’indicatif,
mode de l’actualisation. Le présent est le tiroir verbal
majoritaire, ce qui fait que le lecteur assiste en quelque sorte
en direct aux événements qui lui sont rapportés. Histoire et
narration se mettant à coïncider temporellement, le récit gagne
en objectivité :
Un récit au
présent de type « béhaviouriste » et purement événementiel peut
apparaître comme le comble de l’objectivité, puisque la dernière
trace d’énonciation qui subsistait dans le récit de style
Hemingway – la marque de distance temporelle entre histoire et
narration que comporte inévitablement l’emploi du prétérit –
disparaît dans une transparence totale du récit, qui achève de
s’effacer au profit de l’histoire : c’est ainsi qu’ont été
généralement reçues les œuvres du « Nouveau Roman » français, et
particulièrement les premiers romans de Robbe-Grillet [20].
Nombreux
déictiques, absence de la première personne et absence de
digressions omniscientes sur les états d’âme du narrateur font
que le lecteur oublie ce dernier, s’approprie les références
spatiales et devient donc « le » témoin de la scène. Il se met
alors à situer les éléments décrits par rapport à lui-même et a
l’impression d’être au cœur du référent. L’effet de réel n’en
est que plus fort. Dans l’extrait ci-dessous, la construction
impersonnelle additionnée à la périphrase verbale contenant un
semi-auxiliaire souvent associé à l’injonctif incite le lecteur
à prendre la place du spectateur potentiel et donc à avancer.
Étant donné que la phrase qui suit immédiatement propose une
description détaillée, il a l’impression de s’être réellement
rapproché et donc est confirmé dans son rôle de témoin des
faits :
Pour voir le
détail de cette tache avec netteté, afin d’en distinguer
l’origine, il faut s’approcher tout près du mur et se tourner
vers la porte de l’office. L’image du mille-pattes écrasé se
dessine alors, non pas intégrale, mais composée de fragments
assez précis pour ne laisser aucun doute (p. 56).
Robbe-Grillet
utilise d’ailleurs à plusieurs autres reprises la construction
impersonnelle ou l’indéfini « on », qui tous deux contribuent à
l’éloignement du narrateur et à l’implication du lecteur :
« Pour voir le détail de cette tache, […] il faut » (p. 56),
« En l’observant avec plus d’attention, on distingue » (p. 62),
« Il n’est pas rare de rencontrer ainsi » (p. 62), « Il ne
subsiste à sa place qu’une zone » (p. 131).
Un autre
procédé énonciatif contribue à l’impression de réalisme et donc
d’objectivité : le discours direct. Non seulement il jette le
lecteur au cœur de la situation d’énonciation, mais son contenu
informationnel est si indigent (« Un mille-pattes ! » p. 61) que
le lecteur y voit plus une fidèle restitution référentielle
qu’une savante élaboration littéraire. La reprise mot pour mot
de ce même syntagme une trentaine de pages plus loin (p. 96) le
conforte dans le fait que la scène s’est bien passée ainsi.
Donnant une impression de spontanéité, l’expressivité, créée par
l’utilisation d’un monorhème et par la modalité exclamative,
renforce encore un peu plus l’effet de réel.
On le voit,
tout semble donc être orienté pour chasser l’allégorique, le
symbolique, l’idéologique, le métaphysique et nous montrer que
les choses et les faits n’ont finalement qu’une seule et unique
caractéristique, être là :
Chacun peut
apercevoir la nature du changement qui s’est opéré. Dans le
roman initial, les objets et les gestes qui servaient de support
à l’intrigue disparaissaient complètement pour laisser la place
à leur seule signification : la chaise inoccupée n’était plus
qu’une absence ou une attente, la main qui se pose sur l’épaule
n’était plus que marque de sympathie, les barreaux de la fenêtre
n’étaient que l’impossibilité de sortir… Et voici que maintenant
on voit la chaise, le mouvement de la main, la
forme des barreaux [21].
Le nouveau
roman cherche à donner à l’objet un « être là », et lui ôter un
« être quelque chose » [22].
Un mille-pattes
perturbé
Lexique
Pourtant la
belle machine théorique ne tarde pas à hoqueter. Le lexique
technique et scientifique repéré ci-dessus avoisine avec des
lexies aussi imprécises et familières que « la bête » (p. 62,
62, 96, 128) ou « la bestiole » (p. 97). Les dénominations
utilisées pour désigner la scutigère, loin de mettre en valeur
les spécificités organiques ou structurelles de l’animal,
s’arrêtent à un critère aussi superficiel que la couleur ou nous
proposent une description anatomique des plus imprécises :
« tache noirâtre » (p. 27), « tache sombre » (p. 56), « une
forme sombre » (p. 64), « un petit arc » (p. 64). L’animal n’est
pas nommé « scutigera coleoptrata » comme il se
devrait mais « mille-pattes araignée » (p. 128) ou
« mille-pattes minute » (p. 128). Dans certains passages, nous
avons même droit tout simplement à des indéfinis : « quelque
chose » (p. 64-97), « tout cela » (p. 129).
Cadre
spatio-temporel
Même constat
au niveau référentiel. Dès la première évocation du
mille-pattes, le cadre temporel est surmarqué par la présence de
tiroirs verbaux et de quatre syntagmes situant l’action dans le
temps : « la semaine dernière », « au début du mois », « le mois
précédent », « plus tard » (p. 27). Et pourtant, le lecteur est
incapable de dater la scène. Non seulement le moment de
l’énonciation n’est pas indiqué, ce qui rend caduques les
précisions qui suivent mais ces précisions sont trop nombreuses
et surtout trop antinomiques pour que le lecteur puisse se
repérer. Plus que cela, le système temporel est ambigu. Alors
que l’ensemble du roman est au présent de l’indicatif, le
passage que nous analysons contient deux imparfaits :
Non ses
traits n’ont pas bougé. Leur immobilité n’est pas si récente.
[…] Du reste, elle n’était déjà plus tournée vers Franck, à ce
moment-là. Elle venait de ramener la tête dans l’axe de la table
et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une
tache noirâtre marque l’emplacement du mille-pattes écrasé la
semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être,
ou plus tard. Le visage de Franck, presque à contre-jour ne
livre pas la moindre expression (p. 27).
Une nouvelle
fois, le lecteur perd ses marques. Deux temporalités semblent se
mêler mais toutes deux ont à un moment recours au présent de
l’indicatif. Les présents en question sont-ils des présents
d’énonciation, des présents de narration ? Qui peut affirmer
avec certitude qu’un des présents ne se réfère pas en fait à une
troisième période ? Si parfois le présent est utilisé pour
parler du passé, la tache noirâtre supposée présente
n’appartiendrait-elle pas aussi au passé ? Et si le présent
finit par l’emporter sur l’imparfait, ne serait-ce pas parce
qu’« il n’y a pas plus d’ailleurs possible que
d’autrefois [23] », ne serait-ce pas parce que le temps est « sans
temporalité », parce que La Jalousie est « un roman
de l’instant […] sans durée ([…] instant qui n’existe que dans
l’instant, qui ne s’accumule pas ensuite pour former du passé et
qui n’existe pas avant pour constituer un avenir) » [24] ?
Ce qui est
vrai pour cet extrait l’est pour l’ensemble du roman. L’épisode
de la scutigère semble à première lecture permettre de
reconstituer une chronologie cohérente : notification d’une
absence de tache sur le mur (p. 70), scène de l’écrasement
(p. 61-64, 96-97, 112, 127-129, 163-166), observation de la
tache une semaine plus tard (p. 27), tache qui reste longtemps
visible (p. 90), gommage et grattage de la tache pendant le
voyage de A… (p. 130-131), disparition de la tache (p. 131).
Cependant, comme le montre la pagination, les différents
épisodes ne sont absolument pas dans l’ordre chronologique ; la
reconstitution demande donc un effort au lecteur, effort
d’autant plus problématique que certaines scènes sont répétées
plusieurs fois et que d’autres sont indatables. La dégustation
du crabe (p. 145) a-t-elle lieu le jour de l’écrasement, une
semaine après, plus tard ? Bien malin qui peut le dire. Plus la
lecture avance, plus l’inconfort augmente, plus les certitudes
vacillent. La chronologie ci-dessus est-elle aussi certaine
qu’il y paraît ? La scène de gommage est racontée juste après la
scène de l’écrasement, cela ne signifierait-il pas qu’elle est
immédiatement subséquente ? Étant donné que le narrateur,
page 166, évoque un lit et une serviette de toilette et non pas,
comme auparavant, la table, le buffet ou une serviette de table,
ne pourrait-on pas en déduire qu’il y a dans le roman deux
scènes d’écrasement ? Et pourquoi la première référence au mur
nu ne serait-elle pas le dernier épisode des palpitantes
aventures de la pauvre petite scutigère ? Cela ne serait-il pas
parfaitement cohérent avec la structure générale du roman qui,
rappelons-le, commence et s’achève sur un chapitre intitulé
« Maintenant l’ombre du pilier » ? Temps linéaire, temps éclaté,
temps cyclique, éternel présent ? Le beau château chancelle de
toute part. Plus que jamais Robbe-Grillet semble dans le vrai
quand il écrit : « C’est ce même mouvement paradoxal (construire
en détruisant) que l’on rencontre dans le traitement du
temps » [25].
L’espace
subit exactement le même sort. Les descriptions sont précises
avec luxe d’indicateurs spatiaux : « dans l’axe de la table »
(p. 27), « vu de la porte de l’office » (p. 51), « un chemin qui
coupe le panneau en diagonale : venant de la plinthe, côté
couloir et se dirigeant vers l’angle du plafond » (p. 62). Nous
avons même droit aux points cardinaux et à des parenthèses
explicatives : « Elle est située sur la table dans son angle
sud-ouest (c’est-à-dire du côté de l’office) » (p. 144-145).
Tout est précisé, l’emplacement de la table, du buffet, des
lampes, de l’office, des fenêtres, du couloir ouvert mais… le
lecteur n’est pas en mesure de reconstituer les lieux. Qui est
par exemple capable de dire avec certitude où se situe la porte
de l’office ? Qui est capable, dès la première lecture,
d’affirmer que le mur sur lequel la scutigère batifole est au
sud de la salle, à l’ouest du salon ?
La difficulté
vient d’abord du fait qu’à chaque fois la description se
focalise sur un ou plusieurs éléments sans que nous ayons une
vision générale de la pièce ou de la maison. À cause de ces
focalisations, le réel est éclaté et notre attention glisse sur
les éléments les moins décrits. Un peu comme au cinéma, nous
sommes si accrochés par le premier plan que nous en oublions
presque l’arrière-plan. Or c’est l’arrière-plan qui sert de
repère, qui permet de situer les objets les uns par rapport aux
autres. La disposition des pièces est également des plus
perturbantes. Alors qu’au sud de la maison tout s’organise de
part et d’autre du couloir central, celui-ci soudain s’arrête
net et donne directement sur la grande salle qui n’obéit pas du
tout à la même logique que les autres pièces [26]. Le
lecteur est d’autant plus perdu qu’il sait qu’à l’ouest de cette
salle se trouve l’office mais comme jamais on ne lui explique
que celui-ci est beaucoup moins large que les autres pièces, il
pense, au début, que la salle est à l’est. Or page 69, il a la
mauvaise surprise de découvrir l’existence d’un salon à cet
endroit. Tout s’effondre alors et le lecteur n’arrive plus à
comprendre comment le buffet peut se retrouver entre la porte de
l’office et une des fenêtres nord. Il est d’autant plus perdu
que de chapitre en chapitre de nouvelles pièces apparaissent.
Après le salon, c’est en effet une petite chambre qui surgit
page 89 et une reconstitution de l’ensemble de la maison amène
même à découvrir, juste après le bureau, une salle jamais
mentionnée si ce n’est par sa porte (p. 117). La confusion
générale est en plus accrue par le fait que de nombreux éléments
se ressemblent ou se répètent : les lampes, les fenêtres, les
taches, les murs, les places autour de la table. Pour arranger
le tout, certains de ces éléments ne cessent de changer de
place. Lors de la première évocation des lampes par exemple,
l’une d’elles est à l’extrémité gauche du buffet, vers la porte
de l’office (p. 20-21). Une centaine de pages plus loin, elle se
retrouve à droite du buffet, près des fenêtres nord (p. 114).
Plus problématique encore, si l’on nous décrit les objets, il ne
nous est jamais dit explicitement à partir de quel point a lieu
cette description et une lecture attentive, nous y reviendrons,
montre que ce point change constamment. Autrement dit, le « à
droite » d’une page ne correspond absolument pas au « à droite »
de la page suivante. À cela, il faudrait rajouter que pour
embrouiller un peu plus le lecteur, l’ordre des descriptions ne
cesse de s’inverser. S’il est nord-sud à une page, il sera à la
page suivante sud-nord.
Pour
conclure, nous pourrions donc dire que le lecteur se retrouve ni
plus ni moins dans la situation de Mathias demandant son chemin
à deux marins dans Le Voyeur :
[…] ils
entrèrent dans de très longues explications, afin de situer avec
exactitude leurs demeures respectives. Ils donnaient
vraisemblablement une quantité de détails inutiles ou
superfétatoires, mais avec tant de précision et tant
d’insistance que Mathias s’y perdait. Une description des lieux
contenant des erreurs volontaires ne l’aurait pas égaré
davantage ; il n’était pas sûr, en fait, que ne fussent pas
mêlées aux redondances bon nombre de contradictions. Plusieurs
fois, il eut même l’impression que l’un des deux hommes
employait à peu près au hasard et comme indifféremment, les mots
« à gauche » et « à droite ». […] Par surcroît de précaution, le
premier reprenait tout à l’origine sitôt que l’autre était
lui-même arrivé au but. Entre les versions successives se
rapportant à la même partie du trajet, il y avait bien entendu
des variations – qui paraissaient considérables [27].
N’aurions-nous
pas dans cette scène une véritable poétique de la spatialité
chez Robbe-Grillet ?
Énonciation
Un retour à
l’énonciation confirme que la belle objectivité de Barthes et
que les belles « certitudes » scientifiques évoquées plus haut
sont plus que malmenées. Partout, le doute est de rigueur. Les
modalisateurs épistémiques abondent et ce dès les premières
allusions à la tache : « le mois précédent peut-être » (p. 27),
« le mur de la salle à manger paraît sans tache » (p. 51), « La
bouche […] peut-être, tremble imperceptiblement. » (p. 62),
« non lavable probablement » (p. 90), « aucune […] n’est intacte
– sauf une peut-être » (p. 145), « L’antenne, non plus, ne s’est
sans doute pas imprimée » (p. 145), « émis probablement à l’aide
des appendices buccaux » (p. 165), etc. Même une réalité aussi
objective que le mesurable est frappée par les approximations :
« longue à peu près comme le doigt » (p. 62), « Un mètre plus
haut, environ, » (p. 64). En toute cohérence, plusieurs points
d’interrogation (p. 56, p. 64, p. 130) surgissent dans le
référent.
Car la
fonction de l’art n’est jamais d’illustrer une vérité – ou même
une interrogation – connue à l’avance, mais de mettre au monde
des interrogations (et aussi peut-être, à terme, des réponses)
qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes [28].
Constamment,
de même, l’adversatif « mais » apparaît. Si dans la première
occurrence de notre corpus, il a juste une valeur corrective
(« non pas intégrale, mais composée de fragments » p. 56), par
la suite il est de plus en plus nettement argumentatif. Il
« oriente l’énoncé dans une direction différente voire opposée à
celle que laisse présager la première proposition » [29]. Autrement dit, le réel est présenté par le
narrateur comme inattendu, difficile à appréhender, à modifier
(« Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail
plus poussé » p. 130), voire duel, incompréhensible,
inconciliable : « la main aux doigts effilés s’est crispée sur
le manche du couteau ; mais les traits du visage n’ont rien
perdu de leur fixité ». Le narrateur observe ici deux faits :
des mains qui se crispent, un visage impassible, et n’arrive pas
à expliquer leur coprésence dans le référent. Plus on avance
dans le roman, plus la difficulté semble s’accroître. La
conjonction « mais » passe en effet progressivement de
l’intérieur des phrases au début des phrases voire au début des
paragraphes : « A… fait bonne contenance mais elle ne réussit
pas à se distraire » (p. 63), « tout cela n’est plus qu’une
bouillie rousse, où se mêlent des débris d’articles
méconnaissables. / Mais sur le mur nu, au contraire » (p. 129).
Comme pour confirmer ce mouvement, dans l’exemple ci-dessus, le
« mais » est redoublé d’un « au contraire » et, un peu plus
loin, l’on en arrive à une véritable chaîne adversative. Un
élément est remis en cause par un autre, qui à son tour est
remis en cause : « aucune […] n’est intacte – sauf une
peut-être, la première à gauche. Mais elle est étendue »
(p. 145). Tout finit par s’opposer même ce qui a
priori n’est pas du même ordre : « autour de la main se
déploie le rayonnement des plis, de plus en plus lâches à mesure
qu’ils s’éloignent du centre, de plus en plus aplatis, mais
aussi de plus en plus étendus » (p. 113). On se serait plus
attendu à un « et » qu’à un « mais ». Habituellement le fait
d’être aplati ne s’oppose pas au fait d’être étendu.
Sous la plume
de Robbe-Grillet, le monde devient donc insensiblement, mais
sûrement, antagonique, autrement dit de plus en plus difficile à
comprendre. D’où le besoin de sans cesse revenir sur ce qui
vient d’être dit, de caractériser toujours plus, d’où
l’abondance des hyperbates, d’où aussi la nécessité de se
corriger et recorriger, d’où toutes les épanorthoses : « au
début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard »
(p. 27), « Plusieurs des articles du corps ou des appendices »
(p. 56), « non pas intégrale, mais composée de fragments »
(p. 56), « le développement considérable des pattes – de la
dernière paire, surtout » (p. 128), etc. Si l’on est
désespérément un défenseur de l’objectivité de Robbe-Grillet, on
peut peut-être tenter de relier cette fluctuation du réel aux
diverses positions spatiales de l’observateur et rappeler avec
Rousset que « la physique moderne a découvert que l’observateur
était un élément de l’observation, que l’observation modifiait
la chose observée » [30] ; mais ne serait-ce pas fermer les
yeux sur le fait que le mille-pattes décrit par Robbe-Grillet
n’est pas que perturbé ? Il est aussi contradictoire.
Un mille-pattes
contradictoire
Mille
patatras
D’une scène à
l’autre, il est en effet possible de repérer des variations, ce
qui en soi pose déjà problème. Comment une même réalité
peut-elle être différente ? Comment la main gauche de A…
peut-elle se fermer sur le manche de son couteau page 63 et sur
la nappe blanche page 97 ? Comment Franck peut-il saisir dans un
cas une serviette de table (p. 63) et dans l’autre une serviette
de toilette (p. 166) ? Des observateurs placés à des endroits
différents peuvent certes voir des détails différents, on peut
certes tenter d’alléguer l’existence de plusieurs scènes
d’écrasement ou d’une héroïne ambidextre, on peut encore
peut-être décomposer la scène en plusieurs temps expliquant les
différentes actions mais ces tentatives ne sont-elles pas toutes
alambiquées, désespérées et finalement bien vaines ?
Les faits
sont là, plus le roman progresse, plus la causalité est
attaquée. Dans la première scène de l’écrasement, il nous est
dit que A… découvre la scutigère et s’immobilise, que Franck la
voit se pétrifier, suit son regard, aperçoit à son tour la
scutigère, ressent le malaise que l’animal engendre chez A…, se
lève, roule sa serviette, s’approche du mur et frappe l’animal.
Celui-ci tombe alors au sol et est écrasé (p. 61-64). Ce simple
résumé montre bien que le texte est une suite chronologique et
logique de faits et de motivations psychologiques parfaitement
huilée. Quand le même récit est repris une soixantaine de pages
plus loin, causes et motivations implosent. Ellipses et grands
écarts prennent le relais. L’animal se promène sur le mur et
soudain, sans aucune raison apparente, il « choit sur le
carrelage » (p. 128). Quatre lignes plus loin, sans que nous
soit dit pourquoi ni comment, nous apprenons qu’il est
entre-temps devenu « une bouillie rousse » (p. 129). En moins de
soixante pages, le réel bien ordonné, bien linéaire,
parfaitement compréhensible, devient une suite de faits
chaotiques, non reliés et non expliqués. Ce n’est pas la
scutigère qui vient ici de rendre l’âme mais le monde
logico-rationnel.
En toute
cohérence, les variations deviennent contradictions. De nombreux
fragments du mille-pattes sont d’abord présentés comme
parfaitement conservés mais cent pages plus tard, plus un seul
n’est entier :
Plusieurs des
articles du corps ou des appendices ont imprimé là leurs
contours, sans bavure, et demeurent reproduits avec une fidélité
de planche anatomique (p. 56).
Aucune de
celles qui se trouvent dessinées ici, sur la peinture mate,
n’est intacte – sauf une peut-être, la première à gauche. Mais
elle est étendue, presque rectiligne, de sorte que ses
articulations ne sont pas faciles à localiser avec certitude. La
patte originale pouvait être sensiblement plus longue encore.
L’antenne, non plus, ne s’est sans doute pas imprimée jusqu’au
bout sur le mur (p. 145).
Le narrateur
nous dit et redit que la tache n’a pas été effacée,
Rien n’a dû
être tenté pour éclaircir la tache, de peur d’abîmer la belle
peinture mate, non lavable, probablement (p. 90).
or l’on
assiste en direct à son effacement :
La trace
suspecte a disparu complètement. Il ne subsiste à sa place
qu’une zone plus claire, aux bords estompés, sans dépression
sensible, qui peut passer pour un défaut insignifiant de la
surface, à la rigueur (p. 131).
Quand, enfin,
nous sommes bien assurés de cette certitude, nous apprenons que
« la tache a toujours été là, sur le mur » (p. 211).
Même constat
avec la chronologie. Non seulement, comme vu plus haut, il est
bien difficile de s’y repérer mais en un même passage, sans saut
de ligne démarcatif, l’on assiste à la mort et la résurrection
de la scutigère. La malheureuse « choit sur le carrelage, se
tordant à demi » (p. 164), cependant, deux paragraphes plus
loin, elle se prélasse paisiblement « au beau milieu du mur »
(p. 165).
Autre
difficulté : comment un narrateur situé à plus de deux mètres de
la scène peut-il entendre le cri pathétique d’un mille-pattes
rendant l’âme (p. 165) ?
Plus que
cela, la scutigère grossit de page en page. Si au début du
roman, elle est « de taille moyenne (longue à peu près comme un
doigt) » (p. 61-62), quelques pages plus loin le développement
de ses pattes est « considérable » (p. 128) et à la fin du
roman, on nous dit qu’elle est « gigantesque ». Comme pour
justifier cet adjectif, une spécification introduite par deux
points et contenant un superlatif de supériorité ne tarde
guère : « un des plus gros qui puissent se rencontrer sous ces
climats » (p. 163).
Récapitulons,
par l’architexte, la caractérisation et le système énonciatif
choisis, La Jalousie semble tendre vers
l’objectivité mais cette objectivité, que ce soit aux niveaux
temporel, spatial et logique, vacille au point que tout ou
presque semble devenir contradictoire. Comment concilier une
écriture si objective à un référent si problématique ?
Un mille-pattes
subjectif ?
Un mille-pattes
perçu
Un
regard
Tout
simplement, en le reliant au regard qui le génère :
La critique
prétend que je cherche à faire des descriptions impartiales,
neutres, comme celles que ferait un appareil photographique
idéal. C’est absurde ? Ma simple phrase « le ciel est gris » ne
suppose-t-elle pas une rétine humaine placée sur terre [31] ?
Et
Robbe-Grillet, deux ans plus tard, d’enfoncer le clou :
Même si l’on
y trouve beaucoup d’objets, et décrits avec minutie, il y a
toujours et d’abord le regard qui les voit, la pensée qui les
revoit, la passion qui les déforme. Les objets de nos romans
n’ont jamais de présence en dehors des perceptions humaines,
réelles ou imaginaires ; ce sont des objets comparables à ceux
de notre vie quotidienne, tels qu’ils occupent notre esprit à
tout moment [32].
De telles
affirmations conduisent à un deuxième Robbe-Grillet qui, dans
Le Monde du 13 mai 1961, se met à affirmer que ses
descriptions sont « parfaitement subjectives ». Non sans un zest
de provocation, il va même jusqu’à déclarer que la
« subjectivité est la caractéristique essentielle de ce qu’on a
appelé le Nouveau Roman ». Ne voulant sans doute pas se récuser
totalement, il tente tant que bien mal de conserver le concept
d’objectivité en le redéfinissant :
Et si l’on
prend objet au sens général (objet, dit le dictionnaire : tout
ce qui affecte les sens), il est normal qu’il n’y ait que des
objets dans mes livres : ce sont aussi bien, dans ma vie, les
meubles de ma chambre, les paroles que j’entends, ou la femme
que j’aime, un geste de cette femme, etc. Et, dans une acception
plus large (objet, dit encore le dictionnaire : tout ce qui
occupe l’esprit) seront encore objets le souvenir (par quoi je
retourne aux objets passés), le projet (qui me transporte dans
des objets futurs : si je décide d’aller me baigner, je vois
déjà la mer et la plage, dans ma tête) et toute forme
d’imagination [33].
Cependant,
indéniablement, page après page, roman après roman, il en arrive
à un constat aporétique : « L’objectivité au sens courant du
terme – impersonnalité totale du regard – est trop évidemment
une chimère » [34].
En toute
cohérence avec ces nouvelles déclarations d’intention,
l’isotopie du regard se retrouve à chaque paragraphe ou presque
de La Jalousie : « vu de la porte » (p. 51), « Pour
voir le détail » (p. 56), « afin d’en distinguer » (p. 56),
« l’image » (p. 56), « relève les yeux » (p. 61), « En
l’observant avec plus d’attention, on distingue » (p. 62),
« juste à la hauteur du regard » (p. 127), « l’image de la
scutigère écrasée se distingue parfaitement » (p. 129), etc.
L’ordre des
mots est des plus révélateurs. Très souvent, Robbe-Grillet a
recours à des inversions : « Viennent ensuite des restes plus
flous » (p. 56), « que se produit la scène de l’écrasement du
mille-pattes » (p. 112), « brille une bague » (p. 113), « se
déploie le rayonnement des plis » (p. 113), « court une première
piqûre » (p. 114), « est cousu le bouton » (p. 114), « se laisse
entendre, le grésillement caractéristique » (p. 165), etc. Loin
d’être des éléments décoratifs ou de simples variations
syntaxiques, ces inversions restituent le processus de
perception du sujet. Celui-ci « entend » d’abord un bruit, puis
précise ce bruit (« grésillement ») et enfin l’identifie
(« caractéristique »). La même opération se reproduit avec la
bague. Un scintillement attire son regard et ce n’est qu’en un
deuxième temps qu’il identifie l’objet en question. Parfois, le
narrateur a juste conscience que quelque chose se passe, ce qui
l’amène aussitôt après à préciser ce quelque chose : « vient à
son tour se poser la main de Franck » (p. 113). Constamment, ces
inversions font donc passer de l’imprécis au précis, de
l’indéterminé au déterminé. Le narrateur aperçoit par exemple
une forme générale, « les rayons », et ensuite identifie ce qui
l’a générée, les plis. De même, il est conscient en un premier
temps d’une sorte de ligne droite (« court ») et comprend en un
deuxième temps qu’il s’agit d’une « piqûre ». L’inversion nous
permet même de suivre son regard dans l’exemple suivant :
« viennent dans l’ordre, la manche courte […], la cruche »
(p. 114).
Un regard
mobile
En effet,
conformément à ce qui passe dans la réalité, le regard du
narrateur est constamment en mouvement. Une analyse dans le
détail permet même de deviner ses déplacements. Au tout début du
corpus, le narrateur semble se situer à l’ouest de la pièce :
« Vu de la porte de l’office » (p. 51). Quelques pages plus
loin, il paraît être cette fois au sud, face à la scutigère :
« il faut s’approcher tout près du mur » (p. 56). Étant donné
que par la suite, « À droite, viennent, dans l’ordre, la manche
courte de la chemise kaki, la cruche […], les deux lampes à gaz
[…], plus à droite encore l’angle de la pièce, suivi de près par
le battant ouvert de la première fenêtre » (p. 114-115), nous
devinons que le narrateur est maintenant face au buffet, donc à
l’est de la pièce. Page 127, la cour est décrite et, juste
après, nous pouvons lire : « Sur le mur d’en face ». Le
narrateur semble donc cette fois au niveau ou derrière A…, au
nord de la pièce. Cependant, la précision de la description et
l’épisode du gommage révèlent qu’il traverse la salle de part en
part en passant sans doute entre le buffet et la table. Grâce
aux renseignements sur la lampe de la table, nous voyons ensuite
que le regard revient de nouveau de l’est (p. 145). Autrement
dit, le narrateur est en train de tourner en rond, beau résumé
du comportement d’un jaloux. Nous pourrions ajouter que
l’analyse qui précède révèle que le narrateur est tantôt face à
Franck, tantôt face à la scutigère mais jamais, et cela en dit
sans doute long sur le couple, face à A…
De temps à
autre, par un jeu de focalisation interne, le narrateur semble
aussi se glisser dans la conscience des personnages et paraît
alors décrire ce que voient les protagonistes, ce qui est une
autre façon de faire circuler le regard et de montrer que le
réel est un produit du sujet. L’ordre des faits le confirme.
Lors de la première grande scène (p. 61-64), le foyer semble
être Franck. Nous n’avons pas d’abord droit à la description de
l’animal mais au cri de A…, puis à la description de A… et enfin
aux détails anatomiques de l’animal. L’ordre des événements
correspond à ce que perçoit Franck : un cri, qui l’amène à se
tourner vers A…, à suivre son regard et à découvrir l’animal. Un
peu plus loin (p. 96-97), c’est A… qui devient le foyer. L’ordre
des événements change : l’animal est d’abord évoqué et seulement
ensuite arrive le discours direct. Dans ces deux exemples, le
regard du narrateur devient regard d’un regard et l’on pourrait
même écrire regard d’un regard qui regarde. Effectivement, le
regard du narrateur se glisse dans le « moi » de Franck qui
regarde le regard d’A… et perçoit ainsi la scutigère qui
d’ailleurs peut-être regarde elle-même à son tour celui qui
regarde celle qui regarde. La conséquence directe de ces
emboîtements est un éloignement progressif du regardé. L’animal
n’est plus vu directement, il est vu à travers le regard d’un
regard. Autrement dit, il devient de plus en plus filtré, de
plus en plus intériorisé.
Un regard
cinématographique
Ce regard
mobile extradiégétique qui se glisse de temps à autre dans le
regard des protagonistes n’est évidemment pas sans rappeler
caméra objective et caméra subjective du cinéma. Allant dans le
sens de cette observation, Atler [35] nomme d’ailleurs le narrateur « mari-caméra ».
Inutile bien sûr de préciser aussi que, peu après La
Jalousie, Robbe-Grillet participera à plusieurs films et
écrira que ce qui intéresse les nouveaux romanciers dans le
cinéma n’est paradoxalement pas l’objectivité de la caméra,
mais ses
possibilités dans le domaine du subjectif, de l’imaginaire [36] ;
la
possibilité de présenter avec toute l’apparence de l’objectivité
la moins contestable ce qui n’est aussi bien que rêve ou
souvenir, en un mot ce qui n’est qu’imagination [37].
On comprend
pourquoi les scènes que nous étudions sont si
cinématographiques. C’est une façon pour Robbe-Grillet de
montrer que derrière l’objectivité est toujours tapie la
subjectivité.
Pour amener
le lecteur à en prendre conscience, la disposition d’A… face au
mur blanc rappelle celle d’un spectateur face à un écran. Pour
la même raison, le mur en question est constamment qualifié par
l’adjectif « nu ». Dans L’Immortelle, « mur nu » et
cinéma sont d’ailleurs explicitement reliés : « il ne reste sur
l’écran qu’un mur nu » [38]. Le
silence qui règne et la posture de A…, immobile, bouche bée,
regardant droit devant elle, peuvent quant à eux faire penser à
l’attitude d’un spectateur fasciné par une scène. À plusieurs
reprises, Robbe-Grillet donne aussi l’impression que la salle
n’est éclairée que par une luminosité tamisée : « La lumière
elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à manger »
(p. 56), « la douceur de l’éclairage » (p. 62, p. 97),
« l’incidence rasante » (p. 69). Plus que cela, il est
explicitement dit qu’un faisceau lumineux la traverse de part en
part : « De l’autre côté, les rayons viennent frapper
perpendiculairement le mur nu, tout proche, faisant ressortir en
pleine lumière l’image du mille-pattes » (p. 145). À la fin du
roman, comme par une opération de postsynchronisation, nous
avons même droit à un ajout de son : « Dans le silence, se
laisse entendre, le grésillement caractéristique, émis
probablement à l’aide des appendices bucaux [sic] »
(p. 165). Le syntagme « grésillement caractéristique », là
encore, peut faire penser aux vieilles bandes-son du cinéma.
Quelques pages plus loin, la postsynchronisation est comme
confirmée par le fait que, cette fois, le bruit de la scutigère
se retrouve sur une autre « image » : « Toute la brousse en est
illuminée, dans le crépitement de l’incendie qui se propage.
C’est le bruit que fait le mille-pattes » (p. 167).
À toutes ces
remarques, il faudrait ajouter celle de Genette, à savoir que
« la caractéristique essentielle de l’image (cinématographique)
est sa présence. Alors que la littérature dispose de toute une
gamme de temps grammaticaux, qui permet de situer les événements
les uns par rapport aux autres, on peut dire que sur l’image,
les verbes sont toujours au présent » [39]. Robbe-Grillet reprendra presque mot pour mot
cette réflexion dans Angélique ou
l’enchantement :
Tout d’abord,
l’image animée possède deux caractères primordiaux (que le
réalisme tente en vain de faire oublier) : elle est au présent
et elle est discontinue. Cette irréductible présence de l’image
filmique s’oppose manifestement à la belle panoplie des temps
grammaticaux, dont dispose le roman classique pour nous endormir
dans ses effets de continuité chronologique et causale. Il
n’existe aucun code photographique qui permette de signifier que
telle ou telle scène est au passé – ni défini, ni indéfini, ni
imparfait – ou au futur, encore moins au mode conditionnel. Si
je vois un événement se dérouler sur l’écran, je le conçois
comme en train de s’accomplir ; il est au présent de
l’indicatif [40].
Voilà en tous
les cas qui tend à confirmer que La Jalousie est
bien un roman de l’instant.
Comme
précédemment où il y avait regard d’un regard, nous pouvons
aussi légitimement nous demander s’il n’y aurait pas film d’un
film. La scutigère sur le mur rappelle les images de cinéma,
mais le décor et les personnages qui entourent cette image
semblent eux aussi être filmés. À chaque fois, l’on a droit à un
et un seul champ visuel bien circonscrit, limité, arrêté par les
cloisons ou par les limites de l’œil humain alors que rien
n’empêche un écrivain, s’il le souhaite, de rendre les murs
transparents ou de décrire ce qu’il y a de l’autre côté de la
colline. Les objets ou personnes sont de plus caractérisés par
le vocabulaire de la distance, de l’ordre, de la place : « tout
près du mur » (p. 56), « viennent ensuite » (p. 56), « vu de la
porte de l’office » (p. 51). Autrement dit, tout est décrit à
partir d’un point, d’un point qui s’avère mobile, d’un point qui
pourrait être une caméra. Plus que cela, comme nous l’avons
constaté plus haut, constamment le narrateur semble comme zoomer
sur tel ou tel détail, zoom parfois suivi d’un véritable
panoramique latéral :
La lettre,
au-dessus, est couverte d’une écriture fine et serrée,
perpendiculaire au bord de la poche. À droite, viennent
dans l’ordre, la manche courte de la chemise kaki, la cruche
indigène ventrue […] puis, posées au bout de celui-ci [le
buffet], les deux lampes (p. 114).
La longueur
de cette scène et le déplacement de la caméra ne sont pas sans
rappeler la technique du plan séquence. Certes, plusieurs scènes
sont au contraire comme juxtaposées, sans aucune transition. Ne
pourrait-on pas alors parler de montage en cut ? Ne pourrait-on
pas aussi transposer à plus d’un passage de La
Jalousie les propos ci-dessous de Robbe-Grillet ?
La continuité
de cette action présente, en train d’advenir sous nos propres
yeux, se trouve interrompue de façon imprévisible et brutale à
chaque changement de plan, c’est-à-dire chaque fois que les
ciseaux du monteur ont coupé la pellicule pour coller à la suite
(à la place) une autre prise de vue. Entre le dernier
photogramme du plan n et les premiers photogrammes du plan n
+ 1, il se passe quelque chose, un saut à travers l’espace, qui
n’occupe aucune durée dans le film : la caméra n’est plus à la
même place et une faille plus ou moins longue a pu s’opérer dans
le temps, à notre insu [41].
D’autres
scènes au contraire, nous font passer par un savant glissement,
d’un lieu à un autre. C’est le cas des pages 163 à 166 : nous
sommes dans la salle à manger, Franck se lève, saisit une
serviette, revient sur ses pas et se retrouve près d’un lit.
C’est la serviette, d’abord de table ensuite de toilette, qui
permet le glissement. N’aurions-nous pas ici l’équivalent d’un
fondu enchaîné ? Terminons en faisant remarquer que, comme dans
les films, il est possible de découper le roman de Robbe-Grillet
en une succession de petites scènes : A… se peignant, A…
écrivant, les protagonistes sur la terrasse, etc.
Symptomatiquement, un des passages que nous analysons est
d’ailleurs justement dénommé dans le texte « la scène de
l’écrasement » (p. 112). Cette scène nous est « repassée »
plusieurs fois, tantôt détaillée et lente, tantôt au contraire
plus rapidement (p. 96-97) voire à toute vitesse, en à peine six
lignes (p. 112). Là encore, comment ne pas penser au cinéma qui
permet de projeter mille fois la même scène avec des vitesses
différentes ?
Regard d’un
regard qui regarde, film d’un film, éloignements progressifs du
référent conduisant à une intériorisation de ce référent,
apparente focalisation externe qui s’avère focalisation interne,
caméra subjective… L’adjectif est lâché. L’objectivité apparente
de la première lecture, de page en page, se meut en subjectivité
pure. On comprend d’autant mieux pourquoi Robbe-Grillet s’est
intéressé à un film comme La Dame du lac de
Montgomery [42], film
tourné du début à la fin, caméra à l’épaule. Derrière son
objectivité apparente, le regard ne cesse de filtrer le réel, ne
cesse de le percevoir à travers la conscience du « moi », ce qui
conduit peu à peu le lecteur au cœur de ce « moi », au cœur du
subjectif. Dès la page de couverture, le titre du roman, qui
fait passer de l’objet persienne au sentiment personnel,
l’annonçait.
Un mille-pattes
subjectivé
Architexte
Même
l’architexte descriptif, malgré ses origines scientifiques et
son apparente objectivité, doit être ramené au subjectif.
Décrire, ne serait-ce que par la sélection des éléments retenus,
c’est choisir, or tout choix est éminemment subjectif. Nous
choisissons en fonction de ce que nous voyons, en fonction de ce
que nous sommes. Jenny le confirme : « Décrire, c’est orienter
le regard sur des aspects du réel que l’on considère comme
pertinents pour comprendre ce réel » [43].
Ce « on » est une belle énallage. Il faut bien sûr y voir un
substitut voilé du « je » de l’écrivain, « je » qui encore une
fois conduit tout droit à la subjectivité.
Nous pouvons
dire la même chose de l’étape suivante de la description :
l’ordonnancement des éléments sélectionnés. Proposer un ordre,
classer, « c’est connaître selon un certain point de vue,
toujours particulier » [44], continue Jenny. Or,
qui dit point de vue particulier ne dit-il pas
subjectivité ?
La
caractérisation
Réanalyser
les adjectifs de notre corpus conduit exactement aux mêmes
conclusions. Certes, nous l’avons dit, ils sont essentiellement
classifiants mais si nous regardons de plus près, par exemple
les adjectifs de couleur, le monde qui est dessiné se révèle des
plus « ténébreux » : « les cheveux noirs » (p. 56), « l’épaisse
masse noire » (p. 165), « une tache sombre » (p. 56), « une
forme sombre » (p. 64), « une petite tache sombre » (p. 113),
« le trait sombre » (p. 128), « la main de Franck, brune »
(p. 113), « une encre brune » (p. 129), etc. Récurrence des
occurrences oblige, le connotatif prend peu à peu le pas sur le
dénotatif, les sèmes afférents sur les sèmes inhérents et cela
d’autant plus que la suffixation amplifie l’impression de
désespérance : « une tache noirâtre » (p. 27), « les restes
brunâtres » (p. 202), « La lumière elle-même est comme verdie »
(p. 56).
Plusieurs
autres adjectifs du corpus montrent les limites de la
classification classifiants / non classifiants. Certes, un
critère comme la taille paraît objectif mais il est en fait une
pure question de point de vue. Ce qui est « grand » pour les uns
peut s’avérer « petit » pour les autres. Le fait de voir comme
grand un élément inquiétant et de revenir et revenir sur cette
caractérisation révèle une subjectivité qui tend à noircir le
monde. C’est ce qui se passe avec les pattes et antennes de la
scutigère qui, « objectivement », doivent mesurer au plus
quelques centimètres mais deviennent, sous la plume de
Robbe-Grillet, littéralement gigantesques : « trois pattes de
grande taille » (p. 56), « quelques pattes de grande taille »
(p. 129), « Le grand développement des pattes » (p. 165), etc.
Le simple ajout de la lexie « développement » qui, elle-même,
est graphiquement longue et qui, surtout, est sémantiquement
redondante avec « grand », accentue la dimension anxiogène du
référent.
Concourant au
même effet de subjectivisation, très souvent les adjectifs du
texte sont accompagnés d’adverbes porteurs d’un jugement
appréciatif, évaluatif, affectif, en un mot, subjectif : « assez
précis » (p. 56), « très droite » (p. 62), « à peine visible »
(p. 69), « peu venimeuse […] beaucoup moins en tout cas »
(p. 128), « guère praticable » (p. 129), « tout proche »
(p. 145), « bien réglées » (p. 145), « déjà considérable »
(p. 163), « pas tout à fait close » (p. 62), autrement dit
« légèrement ouverte » mais, on le voit, le choix de l’une ou
l’autre version révèle deux visions du monde totalement
différentes.
De même,
comparatifs et superlatifs abondent dans le texte, or comparer
c’est choisir un point de référence qui pourrait être différent
et, en tous les cas, qui appartient forcément à l’univers du
sujet. Un autre individu choisirait un autre point de référence.
Comparer c’est aussi, bien souvent, porter un jugement qui, une
nouvelle fois, trouve généralement son fondement plus dans le
subjectif que l’objectif. Ce qui est « flou » pour moi peut
sembler « très clair » à un entomologiste. Là encore,
l’appréciation en dit paradoxalement plus sur celui qui l’a
produite que sur l’objet apprécié : « des restes plus flous »
(p. 56), « voix plus contenue » (p. 61), « de plus en plus
lâche » (p. 113), « plus ténus » (p. 113), « beaucoup plus
fragile » (p. 129), « la meilleure solution » (p. 130), « de
plus en plus flou » (p. 130), « plus translucide » (p. 131),
« un des plus gros » (p. 163), etc.
Ce qui est
vrai pour les adjectifs est bien sûr vrai pour l’ensemble du
lexique. Une simple description comme celle de la chemise de
Franck, qui pourrait sembler objective par sa précision et par
son vocabulaire technique (« coton sergé », « piqûre
horizontale », p. 114), déborde en fait de subjectivité. Le
péjoratif y est omniprésent : « étoffe raide », « a passé
légèrement », « en matière plastique jaunâtre » (p. 114). Non
seulement notre regard est dirigé vers le bas mais nous sommes
conduits peu à peu vers un vieux bouton fané. Choisir de glisser
dans un texte les lexies « plastique », « jaunâtre »,
« mille-pattes », « écrasé », « mur », « noirs », « fragments »,
« morceaux » ou les lexies « pâquerettes », « soleil »,
« prairie », « oiseaux », « chanter », « s’amuser », révèle des
mondes intérieurs bien différents. Frapper, faire choir la
scutigère et l’écraser du pied sont certes des actes que l’on
pourrait qualifier d’objectifs, mais ils sont aussi le signe
d’une subjectivité tourmentée. Le fait que le roman est rempli
de taches est tout aussi significatif. Et d’ailleurs celles-ci,
de page en page, deviennent de plus en plus sylleptiques. Le
début des Gommes l’annonçait :
Le patron se
retrouve au milieu de ses débris, les taches sur le marbre, le
vernis des chaises que la crasse rend un peu collant par
endroits, l’inscription mutilée contre la vitre. Mais il est la
proie de spectres plus tenaces, des taches plus noires que
celles du vin troublent sa vue. Il veut les chasser d’un geste,
mais en vain ; à chaque pas il s’y bute [45].
L’abondance,
malgré les réserves théoriques de Robbe-Grillet, des
comparaisons et métaphores conduit exactement aux mêmes
conclusions. Relire Fromilhague et Sancier-Chateau permet même
de comprendre pourquoi les métaphores sont plus nombreuses que
les comparaisons. La métaphore « repose sur la perception » [46], rappellent ces deux auteurs. À cause de
l’intrusion d’une « isotopie étrangère au discours », elle « met
en jeu beaucoup plus nettement la subjectivité de
l’énonciateur » [47]. Certes, on
pourrait alléguer que la plupart des métaphores que nous avons
relevées sont éculées, stéréotypées, « mortes », mais ce serait
oublier qu’à plusieurs reprises, Robbe-Grillet, en réactualisant
tel ou tel sème virtualisé par l’usage, les revivifie, les rend
« vives » comme dirait Ricoeur. Par le simple fait d’être
précédées du grésillement des mâchoires de la scutigère, « Les
dents d’écaille » (p. 165) du peigne redeviennent ainsi
menaçantes et « dévorantes ».
En opposition
totale avec ce qu’il affirme, Robbe-Grillet ne cesse aussi
d’anthropomorphiser le monde qui l’entoure : « la douceur de
l’éclairage » (p. 97), « la cruche indigène ventrue » (p. 114),
« Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure »
(p. 165), etc.
Ne
pourrait-on même pas aller jusqu’à dire que, comme le titre tend
à le montrer, c’est tout le roman qui est métaphore ?
Autobiographèmes
Il faut
cependant attendre Le Miroir qui revient pour que
Robbe-Grillet aille jusqu’à reconnaître une dimension
autobiographique dans son œuvre. Deux fois, on peut y lire :
« Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi » [48]. Dans Angélique ou
l’enchantement, il confirme en confiant que la maison de
La Jalousie fut la sienne « à Fort-de-France
au-dessus de la rade, parmi les goyaviers et les cycas » [49]. Ces
aveux amènent à regarder d’un peu plus près les stylèmes
observés plus haut et à se demander si la propension de
Robbe-Grillet pour les détails ne trouverait pas son origine
plus dans son enfance que dans ses spéculations théoriques :
Papa disait
que nous aimions, ma mère et moi, les « petits coinsteaux »
(est-ce un mot d’argot démodé, ou bien du dialecte familial ?),
voulant signifier par là que nous étions moins touchés par un
vaste paysage que par quelque élément isolé, discret, un peu
marginal : au grand lac contemplé du haut d’une montagne nous
préférions l’arrangement fortuit de trois pierres moussues au
bord d’un trou d’eau. […] je montrais la même tendance à
regarder le monde d’extrêmement près, afin d’y distinguer des
différences de plus en plus fines, même quand elles ne
constituent pas du sens. Et il est probable que, comme elle,
j’éprouvais une attraction particulière pour les objets de
taille très réduite [50].
Il ne faut
peut-être pas non plus chercher plus loin la genèse de la
scutigère :
Je passais
aussi des journées entières à classer dans de petites boîtes en
carton et à les étiqueter avec le même sérieux que derrière les
portes vitrées d’une armoire de musée, couchées en bon ordre sur
un lit d’ouate, des pièces buccales de langoustines ou d’oursins
démontées et nettoyées avec un soin minutieux, ainsi que des
collections variées de choses sans valeur : piquants d’arbustes
divers, coléoptères de la même espèce commune aux élytres
métallisés dans de multiples nuances, nummulites fossiles
fendues en deux [51].
Quant au
grossissement fantasmatique de cet animal, il n’est pas sans
rappeler les « hallucinations » et « délires nocturnes » de
« l’enfant calme, au sommeil agité » [52] qu’il était. Au
détour d’une réflexion sur la mer/mère, non seulement
Robbe-Grillet notifie des « bêtes molles, visqueuses » [53], mais surtout il relate un cauchemar
récurrent :
Quant aux
spectres, ils apparaissaient en général juste en face de moi,
dans l’angle du mur sous le plafond, du même côté que les vitres
rouges ; ils avançaient en ondulations régulières dans la partie
pâle de la paroi, entre une corniche en feuilles d’acanthe et la
moulure qui bordait un papier peint de couleur sombre. Le dessin
périodique du fantasme défilait de gauche à droite, en une série
de volutes successives, ou vaguelettes, ou plus exactement sous
la forme de cette frise monumentale qu’on nomme en sculpture des
postes. Le moment qui me terrorisait était celui où
leur alignement, si bien réglé en apparence, se mettait à
trembler, à se brouiller, à se distordre dans tous les sens.
Mais la calme sinusoïdale initiale suffisait déjà à me faire
peur, tant j’appréhendais ce qui venait ensuite [54].
Les points
communs entre cet extrait et les scènes d’écrasement de La
Jalousie sont multiples. Outre la présence de nombreuses
lexies semblables ou dérivées (« en face », « mur »,
« plafond », « couleur », « sombre », « angle », « peint »,
« trembler »), on peut noter plusieurs périphrases ou
parasynonymes sémantiquement équivalents : « se brouiller »
//« des restes un peu flous », « s’estompant » ; « alignement »
// « trajet rectiligne » ; « paroi » // « cloison » ; « pâle »
// « blanc », « clair » ; « ondulation » // « mouvement de
bascule » ; « volutes » // « exécutant une rotation sur place
qui incurve le trait oblique vers le bas du mur » ; « se
distordre » // « se tordant à demi ». La direction indiquée est
également la même : de droite à gauche. Les sentiments éprouvés,
fascination, appréhension et terreur, sont aussi très voisins.
Certaines caractérisations du cauchemar pourraient même être
transposées telles quelles et ce au point que dans de nombreux
extraits, remplacer le pronom personnel « ils » par le groupe
nominal « les mille-pattes » ne poserait pas la moindre
difficulté : « ils apparaissaient en général juste en face de
moi, dans l’angle du mur sous le plafond » ; « ils avançaient en
ondulations régulières » ; « en une série de volutes
successives, ou vaguelettes » ; « se mettait à trembler […], à
se distordre » ; « la calme sinusoïdale initiale ». Le passage,
justement, d’un calme apparent à un mouvement soudain est aussi
un des motifs récurrents des scènes d’écrasement. Un lacanien
imaginatif irait même peut-être jusqu’à voir des similitudes
phoniques entre les lexies « partie, pâle de la paroi »,
« postes » et le substantif « pattes ». Quoi qu’il en soit,
comme pour inviter à cette lecture, juste après sa description
cauchemardesque, Robbe-Grillet ajoute : « J’ai l’impression
d’avoir raconté tout cela depuis longtemps dans mes livres comme
dans mes films, et d’une façon beaucoup plus juste, plus
convaincante » [55].
Robbe-Grillet
utilise un pluriel (« mes livres »), La Jalousie
n’est en effet pas le seul roman où l’on peut détecter
des traces de ce souvenir d’enfance. Dans Dans le
labyrinthe, par exemple, la description du papier peint
n’est pas sans écho avec le cauchemar que nous venons
d’évoquer :
Un motif
analogue orne encore le papier peint des murs. C’est un papier
gris pâle, rayé verticalement de bandes à peine plus foncées ;
entre les bandes foncées, au milieu de chaque bande claire,
court une ligne de petits dessins, tous identiques, d’un gris
très sombre : un fleuron, une espèce de clou de girofle […]. Le
motif, reproduit des milliers de fois du haut en bas des murs
tout autour de la chambre, est une simple silhouette de la
taille d’un gros insecte, colorée d’une teinte uniforme si bien
qu’il est difficile de l’interpréter : aucun relief en
particulier n’y est discernable […] [56].
[…] les
lignes verticales de petits insectes gris qui montent jusqu’au
plafond [57].
Dans ce même
roman, une autre description rappelle étrangement la scutigère
et cela d’autant plus qu’on y retrouve un objet qui lui est
étroitement associé dans La Jalousie, le
couteau :
Sur la
droite, une forme simple plus estompée recouverte déjà par
plusieurs journées de sédiments, transparaît cependant encore ;
sous un certain angle elle retrouve assez de netteté pour
laisser suivre ses contours sans trop d’hésitation. […] un corps
allongé, de la dimension d’un couteau de table, mais plus large,
pointu d’un bout et légèrement renflé de l’autre […] ; cette
dernière se compose de deux appendices […] à la base de la
partie renflée […], une tête ovale, deux bras très courts, et le
corps se terminant en pointe vers le bas. Ce pourrait être aussi
un poignard, avec son manche séparé [58].
Les mêmes
localisation (un mur), direction (vers le plafond), famille
animale et type de mouvement se retrouvent dans Projet
pour une révolution à New York où une araignée
tout à coup,
à une vitesse si grande qu’on croirait ensuite avoir eu affaire
à une ombre, […] s’élance vers un angle de la pièce, grimpe de
degré en degré le long des rayonnages vides, jusqu’à la dernière
étagère d’où elle était venue, et où de nouveau elle
disparaît [59].
Il devient
alors d’autant plus tentant de lire l’écrasement de la scutigère
comme une sorte d’acte cathartique permettant de refouler le
cauchemar honni, que Robbe-Grillet nous y invite :
Première
approximation : j’écris pour détruire, en les décrivant avec
précision, des monstres nocturnes qui menacent d’envahir ma vie
éveillée [60].
Semblerait le
confirmer la multitude d’animaux écrasés que contient son œuvre.
Grenouille, crapaud, moineau, ragondin, tout ou presque y passe,
ou plutôt y trépasse :
Le cadavre
d’une petite grenouille, cuisses ouvertes, bras en croix,
formant sur la poussière une tache à peine plus grise [61].
Juste à côté,
écrasé dans la poussière sur la chaussée, il y avait le cadavre
desséché d’un crapaud [62].
Pris d’une
impulsion soudaine, afin d’abréger ses souffrances, je pose mon
pied dessus et j’appuie. Ca n’est pas un vulgaire escargot.
C’est beaucoup plus ferme et résistant […]. Je finis, pris de
panique, par y mettre toutes mes forces d’enfant. Ça gicle
mollement sous ma chaussure. J’ai l’impression de commettre un
assassinat crapuleux. Je constate bientôt avec terreur qu’il y a
du sang sur ma semelle, où colle même un peu de duvet gris, que
je n’arrive pas à faire disparaître en raclant mes pieds contre
le sol sableux […]. Le mois dernier, près de l’embarcadère de la
pièce d’eau inférieure, au Mesnil, j’ai volontairement foulé
sous ma botte un bébé ragondin […]. J’ai retrouvé alors,
inchangée, l’impression affreuse de jadis et j’ai pensé que le
pauvre moineau écrasé devait être un vrai souvenir et non pas
comme souvent, une histoire que mes parents m’auraient racontée
ensuite [63].
Dans
L’Immortelle, c’est même un chien qui est
écrasé :
Enfin, au
premier plan, à plusieurs mètres de la voiture, il y a le chien
mort, qui semble monstrueux. Mais sa couleur sombre le rend peu
discernable, alors que la carrosserie blanche et la veste claire
de N ressortent mieux dans la nuit [64].
Exactement
comme la scutigère, avant de mourir, cet animal prend des
proportions gigantesques et ce, sur un écran :
Le chien […],
il grandit sur l’écran, par un effet optique rapide, jusqu’à ce
que la tête occupe à elle seule presque toute l’image [65].
La vision du
monde qui ressort de cette analyse du lexique, des images et des
éléments autobiographiques, ramène tout droit à celle de Sartre
qui, dans La Nausée, écrivait : « tous les objets
qui m’entouraient étaient faits de la même manière que moi,
d’une espèce de souffrance moche » [66]. On pourrait même aller jusqu’à dire que ce qui
est métaphore chez Sartre (les « milliers de petites pattes » de
la peluche rouge ou « le gros vers blanc » de l’Autodidacte [67])
devient réalité chez Robbe-Grillet. Ce dernier est d’ailleurs
loin d’en être dupe :
Placé devant
cette entreprise dérisoire, ou bien académique, et de toute
façon inutile, de dire qui était mon grand-père, je me sens tel
Roquentin devant les restes dispersés et inertes du marquis de
Rollebon. Et, tel Roquentin à la dernière page de La
Nausée, je comprends qu’une seule décision s’impose :
écrire un roman, qui certes ne sera pas L’Âge de la
raison, mais Un régicide, par exemple, ou
plutôt Souvenirs du triangle d’or [68]…
Le thème du
mur trouve sans doute là aussi une de ses origines et cela
d’autant plus que, dans les œuvres qui suivent, Robbe-Grillet ne
cesse d’y revenir :
C’était
toujours des murs – partout, autour de moi –
unis, lisses, vernis,
sans la moindre prise, c’était toujours des
murs [69]…
Un mille-pattes
fantasmé
Le roman d’un
jaloux
La
subjectivité ne conduit cependant pas qu’à focaliser son
attention sur tel ou tel élément du référent, elle ne conduit
pas qu’à recouvrir le monde d’une « espèce de souffrance
moche », elle amène aussi à transformer le réel voire à
l’inventer de toutes pièces.
Paradoxalement,
la recherche de l’objectivité contribue à cet effet. Empêcher
que jaillissent toutes traces du « moi », retenir constamment ce
qui ne cherche qu’à s’échapper, demande une telle maîtrise de
soi, est créateur d’une telle tension, que lorsque la
subjectivité rompt les murs qui l’enserraient, elle n’en est que
plus puissante et ravageuse.
Certes au
début du roman, tout paraît sous contrôle : la surface du mur
semble immaculée, la « trace » (p. 50) de la scutigère est si
ténue que, vu de loin, « le mur de la salle à manger paraît sans
tache » (p. 51) et qu’il faut, en fait, à la fois lumière verdie
et rapprochement physique, pour pouvoir l’entrapercevoir
(p. 56). Quelques pages plus loin, cependant, les amarres
commencent à rompre : l’animal est « bien visible » (p. 61) et
ce, même du fond de la pièce. Symboles du combat intérieur du
narrateur, alternent alors passages où le mille-pattes est « à
peine visible » (p. 69), où la peinture n’offre « pas la moindre
prise au regard » (p. 70) et passages où « la trace du
mille-pattes écrasé est […] parfaitement visible » (p. 90).
L’inévitable ne tarde guère. Ce qui n’était que « forme
partielle d’un corps convulsé en point d’interrogation » (p. 56)
ou « petit arc qui se tord en point d’interrogation s’estompant
à demi » (p. 64), devient bientôt si sûr, si certain (« assez
précis pour ne laisser aucun doute » p. 56), si envahissant, que
surgit l’adjectif « indélébile » (p. 129). La scutigère se met
alors à grandir de page en page et tout l’univers du mari se
retrouve recouvert de taches : les balustres, le sol de la cour,
la lettre, la nappe, la fenêtre, le mur, le sol de la terrasse,
le ciel vide, etc. Cette tension qui monte, monte, le narrateur
la projette même sur les personnages. Les yeux « immobiles »
(p. 61) d’A… sont, une quarantaine de pages plus loin, « devenus
fixes » (p. 97). Ses mains, qui « reposa[ient] » (p. 62) à plat
sur la nappe de chaque côté de son assiette, se « crisp[ent] »
sur cette même nappe (p. 97), puis finissent même par
« entraîner la toile avec [elles] » (p. 113). Le barrage lâche
page 163 :
Entre elle et
l’ouverture béante, il y a le mille-pattes. Il est gigantesque :
un des plus gros qui puissent se rencontrer sous ces climats.
Ses antennes allongées, ses pattes immenses étalées autour du
corps, il couvre presque la surface d’une assiette ordinaire.
L’ombre des divers appendices double sur la peinture mate leur
nombre déjà considérable (p. 163).
Cadre
inquiétant (« ouverture béante »), présentatif emphatisant le
prédicat, utilisation d’un article défini plus de notoriété,
d’excellence ou de soulignement qu’anaphorique (« le
mille-pattes »), superlatif de supériorité, isotopie (avec
gradation ascendante) de la grandeur (« gros », « allongées »,
« immenses », « étalées », « il couvre »), accumulation,
caractérisation quantitative (« mille », « des », « ses »,
« ses », « double », « nombre », « considérable »), luminosité
expressionniste, évocation de l’assiette qui ramène le lecteur à
la scène du crabe et par la même occasion à des peurs primales
(manger ou être mangé), nous font totalement quitter le monde
dit objectif, nous font basculer dans le fantasme et
l’hallucination.
Les
contradictions repérées plus haut trouvent par la même occasion
leur dépassement. Ce qui était contradictoire du point de vue
objectif, scientifique, devient tout à fait conciliable et
explicable du point de vue subjectif. Une scutigère de taille
moyenne devient de taille immense quand elle nous effraie ou
nous fascine.
Il ne faut
certainement pas chercher plus loin non plus l’omniprésence des
répétitions. Le trouble est tel qu’il devient obsessionnel et
envahit la conscience du sujet. « Ces reprises modifiées de la
même scène traduisent à la fois […] hantises (ce sont les
répétitions) et effervescence (ce sont les variations) » [70] d’un esprit tourmenté,
commente Rousset. Significativement, la scène de l’écrasement
revient et revient, plus inquiétante, plus longue : 25 lignes
(p. 96-97), 37 lignes (p. 127-129), 62 lignes (p. 163-166). À la
fin, au sein d’un même extrait, elle en arrive même à se
dédoubler. Le narrateur, comme s’il ne pouvait plus sortir de
son obsession, revient deux fois aux mêmes faits.
Symboliquement, la frontière entre ces deux récits est A…
peignant ses cheveux. Comment mieux faire comprendre que la
jalousie est le ressort profond de cette obsession ? Ce n’est
effectivement certainement pas non plus un hasard si, comme l’a
fait remarquer Morrissette, les apparitions de la scutigère
suivent à chaque fois un passage évoquant, directement ou
indirectement, le séjour de A… et Franck en ville :
« Eh bien je
vous emmène. En partant de bonne heure, nous pouvons être
rentrés dans la nuit. » Il pose le plat sur sa gauche, et
s’apprête à se servir. A… ramène son regard dans l’axe de la
table. « Un mille-pattes ! » dit-elle (p. 61).
Le choix d’un
narrateur-regard invisible mais toujours là, épiant,
surveillant, scrutant le moindre détail, analysant le moindre
déplacement, le moindre geste, la moindre mimique, le moindre
indice de complicité entre A… et Franck, et cela « au point de
déformer sa vision et de produire chez lui des imaginations
proches du délire » [71], va bien sûr dans le même sens.
Mille pattes,
mille phallus ?
La scutigère
en devient un véritable double de A… Non seulement ces deux
protagonistes sont du genre féminin, mais de nombreux autres
points communs les rapprochent. Toutes deux sont immobiles
(« n’a pas bronché », « Elle ne se déplace pas »). Toutes deux
sont associées à une surface plane et blanche (la cloison, la
nappe). Toutes deux sont caractérisées par le géométrique, le
linéaire (« chemin qui coupe le panneau en diagonale », « très
droite sur sa chaise ») et reliées à des compléments de lieu
introduits par la même préposition (« sur la peinture », « sur
sa chaise »). Les actes de l’une pourraient être attribuables à
l’autre (« tremble imperceptiblement », « ne se déplace pas pour
le moment »). Un comparant utilisé pour l’une (« comme le
doigt ») se rapporte d’autant mieux à l’autre que la situation
invite à faire le rapprochement (« les deux mains reposant à
plat »). On pourrait rajouter que ce parallélisme est explicité
dans le texte une trentaine de pages plus loin : « A… ne bouge
pas plus que la scutigère » (p. 97). Dans la dernière grande
scène, c’est même par la dimension sonore que les deux actants
sont rapprochés : « […] le grésillement léger qu’elles
produisent. / Le bruit est celui du peigne dans la longue
chevelure. » (p. 165). Enfin, aux pages 128-129, c’est la
description des membres et de la tête de l’insecte (crispation,
bouche ouverte, tremblement) qui ramènent à A… :
crispant par
degrés ses longues pattes, tandis que les mâchoires s’ouvrent et
se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un
tremblement réflexe.
Cette bouche
grande ouverte, ces tremblements retenus, associés à un regard
fixe, ne sont pas sans rappeler certaines scènes de
L’Année dernière à Marienbad ou de
L’Immortelle, à la différence près cependant, que
la situation est, dans ces œuvres, explicitement sexuelle :
« Votre bouche s’entr’ouvre un peu plus, vos
yeux s’agrandissent encore, votre main se tend en
avant dans un geste inachevé,
d’attente, d’incertitude, ou peut-être
d’appel, ou de défense. Vos doigts tremblent un
peu… Vous avez peur » [72], « Il ne sourit pas, ses traits
sont immobiles, les yeux fixes, dans une attention intense, mais
sans autre expression particulière » [73], « la bouche est entrouverte, les yeux
fixes » [74], « elle respire
vite et irrégulièrement » [75]. Même constat
dans Projet pour une révolution à New York ou dans
Topologie d’une cité fantôme : « d’un pas
incertain, apeuré, les deux bras tendus en avant explorant le
vide comme des antennes d’insecte aveugle, et la bouche
entrouverte » (p. 119), « ses yeux agrandis d’horreur fixent
l’araignée géante, venimeuse » (p. 193). Symptomatiquement, les
motifs ci-dessus se retrouvent aussi dans un texte datant de
1962, « La Chambre secrète ». Robbe-Grillet y décrit un tableau
de Moreau qui a une structure strictement parallèle à celle des
scènes d’écrasement de La Jalousie. Tout commence
avec une tache saillante : « C’est d’abord une tache rouge, d’un
rouge vif, brillant, mais sombre, aux ombres presque noires. […]
L’ensemble se détache sur la pâleur d’une surface lisse,
arrondie, mate » [76].
Cette tache se révèle être un corps (« Seul, au premier plan,
luit faiblement le corps étendu » [77]), un corps
désarticulé, tourmenté : « La taille est très étroite, le cou
mince et long, courbé de côté, la tête rejetée en arrière » [78], « les mouvements convulsifs » [79]. Connotativement, certaines des caractérisations
utilisées par Robbe-Grillet pourraient même faire penser, hors
contexte, à un insecte : « Les maillons sont de forme ovale,
épais, de la taille d’un œil. L’anneau […] » [80]. La description de la tête de la victime n’est
pas non plus sans points communs avec ce qui est dit de celle de
la scutigère : « la bouche grande ouverte comme si elle était en
train de hurler » [81]. Toujours
comme dans La Jalousie, la fin est dramatique :
« la bouche s’ouvre encore plus, la tête va de droite et de
gauche, avec violence, une dernière fois, puis plus doucement,
pour à la fin retomber en arrière et s’immobiliser » [82], « le sang jaillit sur la peau tendre,
tendue » [83]. Dernière ressemblance
structurale, un spectateur, à la fois double de A… et du
narrateur, est là, qui regarde la scène, de loin, sans
intervenir mais comme subjugué, envoûté par ce qu’il voit :
« Les traits de l’homme sont impassibles, mais tendus comme dans
l’attente – la crainte peut-être – de quelque événement soudain,
ou plutôt surveillant d’un dernier coup d’œil l’immobilité
totale de la scène » [84] ; « l’homme
[…] que l’on devine en proie à une exultation violente, en dépit
de l’attitude rigide, du silence, de l’immobilité […]. La main
gauche […] tient assez loin du corps une pièce d’étoffe » [85].
Tout ceci
tend bien sûr à montrer que la scutigère est beaucoup plus qu’un
simple double de A… et qu’il faut y voir une matérialisation,
une hyperbolisation de la sexualité. S’il en était besoin,
Projet pour une révolution à New York le confirme.
Dans ce roman, exactement comme dans La Jalousie,
un observateur est fasciné par un insecte : « Le serrurier
voyeur, penché sur la scène […] ne peut détacher son regard de
cet animal » [86]. Cet insecte est une veuve
noire, détail intéressant si l’on se rappelle que le narrateur
de La Jalousie utilise à plusieurs reprises pour
désigner la scutigère le syntagme « mille-pattes-araignée »
(p. 128). Non seulement, zoologiquement les deux animaux ne sont
pas si éloignés, mais Robbe-Grillet les caractérise de façon
semblable : « agitant comme des tentacules un nombre effrayant
de longs appendices crochus » [87], « les
chélicères de l’appareil buccal, entourés des palpes maxillaires
toujours en mouvement » [88]. Or, ne serait-ce que
par son trajet, cette veuve noire est explicitement associée à
la sexualité. Remontant le long du corps nu d’une jeune fille,
elle se dirige en effet d’abord « vers le ventre vierge et
jusqu’aux creux des cuisses, pour remonter ensuite […] jusqu’au
sein écrasé » [89]. Sans
surprise, quelques pages plus loin, Robbe-Grillet associe les
deux animaux et évoque sans équivoques possibles leur dimension
sexuelle :
Morgan […]
est pressé de poursuivre sur cette nouvelle patiente […] les
expériences qu’il a entamées depuis quelques mois concernant le
venin de diverses bestioles tropicales : scorpion jaune, grande
mygale, tarentule, scutigère et vipère connue. Son intention –
on le sait – est de mettre au point un produit vésicant qui,
appliqué en certaines régions précises des parties génitales
externes de la femme, serait capable de déclencher une série de
spasmes sexuels de plus en plus forts et prolongés, devenant
vite extraordinairement douloureux, se terminant au bout de
plusieurs heures par la mort du sujet dans les convulsions
combinées de la jouissance la plus vive et des plus atroces
souffrances [90] (p. 202).
On retrouve
le même type de fantasme et la même association
insecte / sexualité, sexualité / mort dans Angélique ou
l’enchantement :
Chaque nuit à
la même heure, juste avant le premier chant du coq, elle fait le
même cauchemar. Elle est assaillie sur son lit par des bêtes
immondes, qui ont des corps annelés, des carapaces molles, de
longues antennes palpeuses, une multitude de pattes crochues,
des mandibules à venir. Ça arrive de tous les côtés à la fois,
de façon inexorable. Ça s’avance vers son corps dénudé,
incapable du moindre geste, glacé d’horreur. Ça tient à la fois
du crabe et de la scutigère, de la punaise et de l’araignée.
Pendant son sommeil, on l’a mise par erreur dans un tombeau, où
elle se voit livrée vivante à la vermine nécrophage. […] Ça
monte déjà sur ses hanches, sur ses cuisses, ça commence à
pénétrer par tous les orifices de sa chair [91]…
Sans être
aussi explicites, les scènes d’écrasement de La
Jalousie ne dérogent pas à cette sexualisation
généralisée. Le phallique y est par exemple présent par le biais
des couverts (« La main aux doigts effilés s’est crispée sur le
manche du couteau ») et par la scutigère elle-même. Qualifiée au
début de « moyenne » (« longue à peu près comme le doigt »),
elle prend ensuite une orientation « diagonale » (« se dirigeant
vers l’angle du plafond ») et est finalement caractérisée par un
« grand développement ». Cette caractérisation est suivie peu
après par le groupe nominal « mouvement de bascule » et le
groupe verbal « accélèrent leur balancement alterné ». S’il en
était besoin, on trouve la confirmation d’une telle lecture à la
page 128. S’y succèdent « extrémité postérieure » et
« développement considérable » et, surtout, l’on y peut lire :
« se couchent l’un après l’autre et se relèvent dans un
mouvement alterné mais continu ». À noter que dans cette même
scène, « la bestiole » finit par choir, ce qui fait que « les
mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la
bouche [maintenant] à vide » (p. 129). Logique éjaculatrice
oblige, « dix secondes plus tard, tout cela n’est plus qu’une
bouillie » (p. 129). On comprend soudain pourquoi sans cesse le
mur ou la peinture sont qualifiés par l’adjectif « nu » (p. 27,
56, etc.) et pourquoi entre la page 61 et la page 97, on peut
observer un changement des plus révélateurs : « Se réglant
ensuite, sur la direction indiquée par ceux – immobiles – de sa voisine, il tourne la tête de
l’autre côté, vers sa droite. / Se réglant ensuite sur la
direction indiquée par ceux – devenus fixes – de sa compagne, il tourne la tête de
l’autre côté ». Morrissette interprète de même à la page 113, le
rapprochement de la bague de A… et de l’anneau de Franck et à la
page 114, la présence de la lettre bleue dans la poche de
Franck. Le narrateur y voit une confirmation de ce qu’il craint.
Quant à la dernière scène d’écrasement, nous avons déjà vu que
si elle commence dans la salle à manger, elle se termine dans
une chambre à coucher, que si elle commence avec de simples
nappes et serviettes de table, elle s’achève avec un drap, une
serviette de toilette et un décor une nouvelle fois
phallique :
Franck, sans
dire un mot, se relève, prend sa serviette ; il la roule en
bouchon, tout en s’approchant à pas feutrés, écrase la bête
contre le mur. Puis, avec le pied, il écrase la bête sur le
plancher de la chambre. Ensuite il revient vers le lit et
remet au passage la serviette de toilette sur sa tige métallique
près du lavabo (p. 165-166).
Les
descriptions de Franck et de sa chemise peuvent être lues de la
même manière. Ce personnage est la virilité personnifiée : « la
main de Franck, brune, robuste » (p. 113). Il est celui qui, par
excellence, « relève » (p. 61, p. 97), « se lève » (p. 63), « se
met debout » (p. 97), « se dresse » (p. 112). Sa main est des
plus volages : « La main brune, après avoir erré un instant aux
alentours […] » (p. 113). Sa chemise est non seulement « raide »
(p. 114), mais elle nous conduit vers les parties intimes de
Franck : « forme d’accolade dont la pointe se dirige vers le
bas » (p. 114), « À l’extrémité de cette pointe est cousu le
bouton destiné à clore la poche en temps normal » (p. 114).
Cette dernière précision laisse sous-entendre que nous ne sommes
pas en temps normal, que le bouton ne clôt plus rien. Cela
semble bien être le cas puisque juste auparavant le geste de
Franck était des plus ambigus : « tente à nouveau, d’un
mouvement machinal, de faire entrer plus à fond […], qui dépasse
d’un bon centimètre » (p. 114). Avec ce type de lecture, les
objets sur le buffet ne tardent pas à perdre à leur tour leur
dimension objective. Sont associées une cruche ventrue, deux
lampes éteintes rangées bien sagement côte à côte et enfin une
fenêtre ouverte, autrement dit se trouvent associés deux
symboles féminins, deux symboles masculins, deux utérus, deux
phallus.
Une
énumération des caractéristiques de la première scène
d’écrasement (p. 61-64) permet de préciser la sexualité en
question : « La nuit tombée », une lumière tamisée, du silence,
un voyeur, une femme rivée à une chaise, un tremblement
imperceptible, un deuxième homme, une bouche mi-close, une
respiration de plus en plus haletante, un violent coup de
serviette, du sang. Nous le voyons, le voyeurisme tend vers le
sadomasochisme. Les objets présents ou évoqués le confirment.
Couteau, mouchoir, anneaux sont en effet dans les textes
ultérieurs de Robbe-Grillet constamment associés à ce type de
sexualité et ce n’est évidemment pas un hasard si le contenu
d’un tiroir de L’Immortelle est en total écho avec
les scènes que nous sommes en train d’étudier :
Il y a entre
autres un couteau à lame recourbée, un gros anneau de fer, un
mouchoir, plusieurs cartes postales et un grand nombre de
gommes. La main se ferme progressivement, comme si les doigts
serraient quelque chose [92].
Même la
serviette dont se sert Franck, même l’expression « bouchon »
utilisée pour la désigner, peuvent être ramenées à la violence
sexuelle :
Mathias,
cependant, ne quittait pas le sol des yeux. Il voyait la petite
bergère étendue à ses pieds, qui se tordait faiblement de droite
à gauche. Il lui avait enfoncé sa chemise roulée en boule dans
la bouche, pour l’empêcher de hurler [93].
Je l’ai
forcée à ouvrir les cuisses en les écartant d’un de mes genoux,
tout en écrasant avec mon poignet le tissu léger ramené en
bouchon sur sa gorge de manière à l’étouffer un peu à chaque
pression comme moyen de persuasion supplémentaire [94].
Dans les
scènes d’écrasement, le narrateur ne se contente cependant pas
d’hyperboliser la sexualité. En portant sur Franck un regard
terriblement destructeur, il se venge sexuellement. Évoquer
« l’anneau » (p. 113) de Franck
ne revient-il pas à faire de ce dernier un mille-pattes
atrophié ? Plus que cela, Robbe-Grillet parsème son texte
d’hypallages terriblement péjoratifs : « ornée d’un anneau d’or
large et plat, d’un modèle analogue » (p. 113), « la couleur
kaki a passé légèrement par suite des nombreux lavages »
(p. 114). N’est-il pas en train de nous dire par là que Franck
est clinquant, gros, fade, conformiste, vieux jeu, usé ? De
même, les fins des scènes d’écrasement peuvent être lues comme
de véritables revanches. Le sexe dressé et viril retombe
lamentablement (« la bête incurve son corps », p. 63 ; « la
bestiole choit », p. 128 ; « se tordant à demi », p. 164) et
devient minable : « petit arc qui se tord […] s’estompant à
demi » (p. 54), « trait sombre vers le bas » (p. 128), « débris
d’articles, méconnaissables » (p. 129). Dans un geste rageur,
l’ennemi finit même par être écrasé, ratatiné, piétiné. Ce
dernier acte reprend bien sûr toute sa force si on le met en
vis-à-vis de la page 21 où il était écrit : « Plus à droite se
dessine, sur la peinture grise du mur, l’ombre agrandie et floue
d’une tête d’homme – celle de Franck ».
Zéro-pattes ?
Avec cette
catharsis, avec le gommage qui fait disparaître complètement
« la trace suspecte » (p. 131), avec l’espacement de plus en
plus grand entre les évocations de la scutigère (12 pages, 14
pages, 18 pages, 34 pages), avec la diminution très nette du
nombre de pages consacré à la tache (13 lignes p. 201-202, 4
lignes p. 211), avec la déconnexion scutigère/trace (« La tache
a toujours été là, sur le mur » p. 221), le fantasme décroît et
devient comme la confirmation vivante du lancinant refrain qui
parcourt L’Immortelle :
Tout
ça, ce sont vos imaginations… Vous voyez (p. 50).
L. :
Tout ça est faux, naturellement. N. :
Tout quoi ? L. : Ce qu’il disait
(p. 64).
L :
Vous voyez bien que tout est faux… (p. 97).
Mais n’y
a-t-il vraiment que le fantasmé qui soit imagination, fantôme,
ombre ?
Les
personnages de roman, ou ceux des films, sont aussi des sortes
de fantômes ; si l’on veut les toucher, on passe à travers. Ils
ont la même existence douteuse et obstinée que ces trépassés
sans repos qu’un charme maléfique, ou la vengeance divine,
oblige à revivre éternellement les mêmes scènes de leur tragique
destin. Ainsi, le Mathias du Voyeur […] ne serait
qu’une âme errante, de même que le mari absent de La
Jalousie et les héros, si visiblement sortis du royaume
des ombres, qui peuplent Marienbad,
L’Immortelle ou L’Homme qui ment [95].
Objets,
lieux, personnages, actions, descriptions ne peuvent-ils pas
tous être caractérisés par
leur manque
de « naturel », […] leurs airs absents, dépaysés, en trop dans
le monde […] comme s’ils tentaient désespérément d’accéder à une
existence charnelle, qui leur est refusée, d’entrer dans un
univers véridique dont on leur a fermé la porte [96] ?
Remise en
cause de l’objectivité par la subjectivité, subjectivité qui
débouche sur le fantasmatique, l’hallucinatoire, le
fantomatique, l’impalpable, l’incertain, le douteux, le manque
de naturel, l’absence, le faux…, voilà qu’une deuxième fois,
l’assise sur laquelle était construite La Jalousie
vacille, chancelle et s’effondre. Denis Saint-Jacques a raison :
« qui pourrait considérer conforme à la réalité une aventure
fictive présentée dans un langage irréalisant au sujet d’un
monde imprécisément connu ? » [97]. Robbe-Grillet finit lui-même par le reconnaître
puisqu’il en arrive à écrire :
Le fantasme
d’un discours véridique, objectif ou subjectif, bute sur
l’impossibilité de la représentation [98].
Toute réalité
est indescriptible, et je le sais d’instinct : la conscience est
structurée comme notre langage (et pour cause !), mais ni le
monde ni l’inconscient ; avec des mots et des phrases, je ne
peux présenter ni ce que j’ai devant les yeux, ni ce qui se
cache dans ma tête, ou dans mon sexe […]. La littérature est
ainsi – […] – la poursuite d’une représentation impossible. Le
sachant que puis-je faire [99] ?
La réponse se
trouve encore une fois dans Le Miroir qui revient :
« organiser des fables, qui ne seront pas plus des métaphores du
réel que des analogons », réduire « à l’état de matériau » « la
loi idéologique qui régit la conscience commune, et le langage
organisé » [100], autrement
dit, exactement comme le théorise Ricardou, représenter des
realia ayant la même « structure » que le
medium utilisé.
Un mille-pattes
autonymique ?
Un mille-pattes
pictural
Mille-pinceaux
Les peintres
du XXe siècle ont
montré la voie et Robbe-Grillet n’est pas sans le savoir. La
peinture a toujours été un de ses grands centres d’intérêt.
Dans le labyrinthe contient un tableau qui devient
référent (ou peut-être un référent qui devient tableau).
L’Année dernière à Marienbad mentionne à plusieurs
reprises un homme, isolé, de dos, contemplant une gravure sur un
mur. Ce même roman met en scène un personnage, prénommé Frank,
dissertant sur des toiles, qui ne sont pas là [101].
Dans les
scènes d’écrasement de La Jalousie, la lexie
« peinture » et ses dérivés reviennent plus souvent qu’attendu :
« la peinture claire porte encore la trace du mille-pattes
écrasé » (p. 50), « la peinture claire, unie et mate » (p. 56),
« sur la peinture claire de la cloison » (p. 61), « la peinture
reste marquée » (p. 64), « la peinture immaculée » (p. 71), « la
belle peinture mate » (p. 90), « la peinture claire » (p. 97),
« cette peinture mate » (p. 129), « la peinture vernie
ordinaire, à l’huile de lin, qui existait auparavant » (p.
129-130), etc. On commence à comprendre la surabondance de cette
lexie quand l’on prend conscience que certaines des occurrences
en question sont des syllepses permettant à Robbe-Grillet de
rapprocher insidieusement les statuts d’écrivain et de peintre.
C’est le cas, par exemple, du dernier extrait où est mentionnée
la tache de la scutigère : « Il n’est question de repeindre,
pour l’instant, que les jalousies et la balustrade » (p. 211).
On doit bien sûr d’abord comprendre que A… et son époux ont pour
projet de rénover leur bâtisse en appliquant sur la balustrade
et les jalousies une nouvelle couche de peinture. Cependant
Robbe-Grillet n’est-il pas aussi en train de nous dire qu’ayant
épuisé le sujet « scutigère », il ne pense plus y revenir mais
qu’en revanche, il compte encore « peindre », dans son roman,
jalousies et balustrade ?
Si l’on
accepte cette perspective, le mur nu devient « toile blanche ».
Hypothèse d’autant plus tentante que, comme par contamination
spatiale, dans une des scènes d’écrasement, ce syntagme est
justement utilisé : « la main aux phalanges effilées s’est
crispée sur la toile blanche » (p. 112-113). La scène en
question est d’ailleurs doublement picturale. Table,
victuailles, nappe blanche, plis, lame de couteau, anneau qui
reluit, tache sur le tissu, composent une véritable nature
morte. On pourrait faire exactement la même remarque avec la
description du buffet qui suit. À certains moments, c’est même
en fait la tache sur le mur qui devient peinture :
Le dessin
semble indélébile. Il ne conserve aucun relief, aucune épaisseur
de souillure séchée qui se détacherait sous l’ongle. Il se
présente plutôt comme une encre brune imprégnant la couche
superficielle de l’enduit (p. 129).
De nombreux
autres indices confirment cette « picturalisation » du décrit :
le grand nombre d’adjectifs de couleur, les polypotes et figures
dérivatives du verbe « dessiner » (« se dessine » p. 56,
« dessine » p. 114, « le dessin » p. 129, « dessinées » p. 145)
et surtout l’isotopie des arts plastiques (« tache » p. 27,
p. 56, « l’image » p. 56, p. 145, « reproduits » p. 56,
« panneau » p. 97, « incurve le trait sombre » p. 128,
« bavure » p. 129, « encadrant » p. 202, etc.). Les références à
la lumière, autre incontournable de la peinture, confirment,
s’il en est besoin, l’isotopie sous-jacente : « La lumière
elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à manger »
(p. 56), « la douceur de l’éclairage » (p. 62), « à peine
visible sous l’incidence rasante » (p. 69), « la lampe qui
brille » (p. 97), « les rayons viennent frapper
perpendiculairement le mur nu, tout proche, faisant ressortir en
pleine lumière l’image du mille-pattes » (p. 145).
Terminons en
rappelant que si deux membres ou organes symbolisent par
excellence l’art du peintre, ce sont bien les yeux et les mains,
membres et organes justement omniprésents dans notre corpus. La
main d’A… se resserre même à un moment sur un couteau, outil
souvent utilisé par les artistes de la modernité. Quant à son
attitude, par bien des points, elle est celle d’un spectateur
observant une toile : « A… n’a pas encore détaché son regard »
(p. 64), « sa contemplation » (p. 63), « les paupières un peu
plissées comme si elle cherchait à découvrir quelque tache »
(p. 70), « le regard arrêté » (p. 202).
Mille-écoles
Si
Robbe-Grillet cherche ainsi à transformer et à figer son
référent en toile, ce n’est bien sûr pas dans le but d’imiter
les écrivains du XIXe siècle qui l’ont précédé sur
cette voie, c’est pour tendre vers toujours plus de réalisme en
se servant de l’expérience de ceux qui sont allés le plus loin
dans cette direction : les peintres. Les premières descriptions
de la scutigère ne sont effectivement pas sans rapport avec
certaines natures mortes des Hollandais ou avec, par exemple,
La Raie d’un Chardin. D’ailleurs Robbe-Grillet,
nous l’avons vu, les compare à deux reprises à des planches
anatomiques.
Pourtant,
très vite, « les contours » de l’insecte deviennent « moins
nets » (p. 130). Ce qui était précis, ce qui avait des bordures
bien dessinées, se meut, sous l’effet de la lumière, en « restes
plus flous » (p. 56), voire « de plus en plus flou[s] »
(p. 130). Insidieusement, Robbe-Grillet nous fait passer de
Courbet à Pissarro. Non seulement le principe de la répétition
d’une même scène sous des angles ou des luminosités différentes
n’est pas sans rappeler les séries de meules ou de cathédrales
d’un Monet, mais surtout l’omniprésence des taches conduit tout
droit à la peinture de Seurat ou de Signac. Comme pour le
confirmer, Robbe-Grillet précise que « pour voir le détail de
cette tache avec netteté, afin d’en distinguer l’origine, il
faut s’approcher tout près du mur » (p. 56). Le dessin semble
aussi comme s’aplatir, caractéristique que Robbe-Grillet associe
à Cézanne :
Le dessin […]
ne conserve aucun relief, aucune épaisseur de souillure séchée
qui se détacherait sous l’ongle (p. 129).
Quand Cézanne
s’est mis à peindre des pommes à plat, on a dit : « Ce n’est pas
possible. Une pomme, c’est rond ». Cézanne a dit : « Non, une
pomme peinte sur de la toile est plate, et vais la peindre à
plat ». Cela a été une révolution extraordinaire et toute la
peinture actuelle est sans profondeur optique [102].
Mais de même
qu’une planche anatomique ou qu’une représentation très
détaillée n’est pas la réalité, la représentation de
« l’impression » d’un moment donné ne l’est pas non plus. Elle
est, elle aussi, une reconstruction mentale qui est bien loin de
restituer avec fidélité notre perception lacunaire et
fragmentaire du « là ».
Une
conclusion s’impose alors :
Je pense que
la seule peinture vraiment réaliste fut le cubisme de la période
synthétique : nous ne percevons le monde autour de nous que par
d’infimes fragments, que notre raison et nos habitudes
ordonnent, agglomèrent, reconstituent en une sorte de ciment
préfabriqué, nous permettant ainsi de conjurer l’effroi que nous
causeraient ces manques, ces béances, si nous savions les
reconnaître [103].
C’est mot
pour mot le programme que réalise Robbe-Grillet lorsqu’il écrit
que « l’image du mille-pattes écrasé se dessine alors, non pas
intégrale, mais composée de fragments » (p. 56), ou lorsqu’il
segmente et géométrise la scutigère en « morceaux de pattes et
forme partielle » (p. 56). Sous son pinceau, tout ne tarde pas à
se désarticuler. Liens causals et logiques deviennent simples
juxtapositions : « une des antennes, deux mandibules recourbées,
la tête et le premier anneau » (p. 56). Tout est aussi sous le
signe du manque et de la lacune : « inachevée […] où ne seraient
figurés qu’une partie des éléments » (p. 129). On pourrait
ajouter que la superposition des fragments de
mille-pattes / murs est typique des collages pratiqués par les
cubistes.
Mais le réel,
voire la perception du réel, se réduit-il vraiment à cela ? Ne
nous retrouvons-nous pas confrontés au problème fondamental
évoqué plus haut par Robbe-Grillet ? Le pictural n’ayant pas la
même structure que le réel, la rencontre est impossible. À moins
que…, à moins que le pictural ne représente le seul élément du
réel ayant la même structure que lui, à savoir… la peinture.
C’est ce qu’entreprend, sans en avoir vraiment conscience,
Kandinsky et, à sa suite, Mondrian et de nombreux autres
peintres dits abstraits. C’est ce que semble aussi faire
Robbe-Grillet quand la scutigère d’abord réaliste, puis
impressionniste, puis cubiste, devient « une forme sombre, un
petit arc qui se tord en point d’interrogation, s’estompant à
demi d’un côté, entouré çà et là de signes plus ténus » (p. 64),
« petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la
hauteur du regard » (p. 127), voire « bouillie rousse, où se
mêlent des débris d’articles, méconnaissables » (p. 129). On
comprend soudain l’importance donnée par Robbe-Grillet aux
couleurs, aux formes et aux dimensions. Tous ces éléments
ramènent aux caractéristiques premières de la peinture.
Et pourtant,
même là, l’écart entre la réalité appelée peinture et la
peinture représentée, reste immense. Robbe-Grillet le signifie
par un connecteur logique d’opposition :
Des secondes
plus tard, tout cela n’est plus qu’une bouillie rousse, où se
mêlent des débris d’articles, méconnaissables. Mais sur le
mur nu, au contraire, l’image de la scutigère écrasée se
distingue parfaitement, inachevée mais sans bavure, reproduite
avec la fidélité d’une planche anatomique où ne seraient figurés
qu’une partie des éléments : une antenne, deux mandibules
recourbées, la tête et le premier anneau, la moitié du second,
quelques pattes de grande taille, etc. (p. 129).
D’un côté
matière et couleur et de l’autre des formes, des figures que,
malgré lui, le spectateur relie à son univers culturel, à ses
connaissances, à sa subjectivité, à son inconscient. Un simple
trait censé ne représenter rien d’autre qu’un trait redevient
pattes, antennes, planche anatomique, univers positiviste, monde
bourgeois, etc. Pour arriver à la seule réalité représentable,
il n’y a donc finalement qu’une solution possible, celle de
Rauschenberg évoquée par Robbe-Grillet dans Le Miroir qui
revient :
(c’est lui
[Morrissette], je crois, qui le premier m’a entretenu de Robert
Rauschenberg, surtout remarqué à ses débuts pour avoir, en guise
de geste pictural, effacé avec une gomme un très beau dessin au
crayon de son aîné De Kooning) [104].
La seule
manière de représenter le réel consiste donc à imiter Malevitch,
à éliminer, à gommer, tout ce qui n’est pas la peinture (le
sujet, la couleur, la forme) pour en arriver à ce que celle-ci
est vraiment, pour en arriver à son essence première, à savoir
la toile blanche : « la trace suspecte a disparu complètement.
Il ne subsiste à sa place qu’une zone plus claire, aux bords
estompés, sans dépression sensible, qui peut passer pour un
défaut insignifiant de la surface, à la rigueur » (p. 131), « la
peinture immaculée n’offre pourtant pas la moindre prise au
regard » (p. 70).
Mur nu
Une fois le
dessin gommé, une fois la peinture blanche appliquée, que
reste-t-il ? Une cloison, une paroi mille et mille fois évoquée,
un mur, un mur nu : « regardait droit devant soi, en direction
du mur nu » (p. 27), « le mur de la salle à manger paraît sans
tache » (p. 51), « la cloison nue » (p. 56), « Sur la cloison
nue » (p. 69), « sur la cloison nue en face d’elle, où la
peinture immaculée n’offre pourtant pas la moindre prise au
regard » (p. 70), « le mur nu » (p. 71), « Sur le mur nu »
(p. 90), etc. Pourquoi revenir sans cesse sur ce mur ? Pourquoi
le qualifier constamment par l’adjectif « nu » ? Peut-être parce
qu’on peut le lire comme une projection fantasmatique, mâtinée
d’un brin de phénoménologie heideggérienne, d’une des plus
grandes angoisses de Robbe-Grillet :
Cette terreur
lancinante d’avoir en quelque sorte disparu de moi-même ne m’a
pas ensuite quitté, pendant des jours. Elle n’a sans doute
jamais fini de me hanter en sourdine. Et aujourd’hui je me
demande si le centre narratif absent de soi, ce néant menacé qui
occupe le cœur de La Jalousie […] ne serait pas
quelque lointaine réminiscence (ou figuration cathartique) de
cette expérience fondamentale d’une désertion par
l’intérieur [105].
Sans doute
aussi parce qu’on a là une confirmation que « le véritable
écrivain n’a rien à dire » [106] ou que le véritable écrivain
est
faille dans
l’ordre des choses : ennemi naturel de la vertu, pourfendeur de
sa propre raison, manque d’être au sein de sa propre conscience,
abîme trouant soudain la vérité, […] est l’absence, […] est
l’oubli, […] est la déroute [107].
On pourrait
peut-être encore expliquer l’omniprésence du mur par le fait
que, selon Robbe-Grillet, les trous et les blancs sont les seuls
éléments du réel non entachés d’idéologies :
Je
reconnaîtrai bientôt que les seuls détails qui constituent la
réalité de l’univers où je vis ne sont rien d’autre que des
trous dans la continuité de ses significations admises, tous les
autres détails étant par définition idéologiques [108].
Mais la
véritable signification du mur nu se trouve ailleurs, chez un
écrivain que Robbe-Grillet n’a cessé de commenter, Flaubert.
Depuis cet auteur phare, le mur représente beaucoup plus que
lui-même, il représente l’idéal du grand artiste réaliste :
Je me
souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un
plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout
nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh
bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il
dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des
assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface,
l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque,
une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un
principe [109] ?
Ce mur nu,
aboutissement du chemin pictural, ramène à l’écriture et
Flaubert, encore une fois, est le premier à le dire :
Toute la
semaine a été assez ennuyeuse et, aujourd’hui, j’éprouve un
grand soulagement en songeant que voilà quelque chose de fini,
ou approchant ; mais j’ai eu bien du ciment à enlever, qui
bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres
pour que les joints ne parussent pas. La prose doit se tenir
droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son
ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la
perspective, ça fasse une grande ligne unie [110].
En effet,
comme le souligne Mireille Calle-Gruber, en commentant la photo
d’un mur prise par Claude Simon, « faire un mur et faire un
livre, cela relève d’une même nécessité : celle […]
d’appareiller des éléments, d’organiser une succession, de
donner direction et lisibilité » [111]. Il faudrait rajouter avec
Robbe-Grillet : celle de représenter non pas tout le réel, non
pas une représentation du réel, mais un élément du réel ayant
une structure si semblable à l’écriture qu’il peut être
représenté avec réalisme :
C’était déjà
la vieille ambition de Flaubert : bâtir quelque chose à partir
de rien, qui tienne debout tout seul sans avoir à s’appuyer sur
quoi que ce soit d’extérieur à l’œuvre : c’est aujourd’hui
l’ambition de tout le roman [112].
Un mille-pattes
scriptural
Mille-crayons
Si l’on peut
lire les différentes représentations « picturales » de la
scutigère comme un long cheminement menant à la seule réalité
que peut représenter la peinture, à savoir elle-même, l’on doit
de même lire les différentes scènes de l’écrasement comme un
long cheminement menant à la seule réalité que peut représenter
l’écriture, à savoir elle-même.
Le simple
procédé de la répétition amène déjà en soi à focaliser
l’attention du lecteur sur elle. L’omniprésence de l’isotopie de
la calligraphie le confirme : « article » (p. 56), « des débris
d’articles » (p. 129), « quelques pattes de grande taille »
(p. 129), « Le tracé grêle des fragments de pattes » (p. 130),
« Le grand développement des pattes » (p. 165), « entouré çà et
là de signes plus ténus » (p. 64), « le premier anneau, la
moitié du second » (p. 56), « les premiers anneaux nécessitent
un travail plus poussé » (p. 130), « les derniers anneaux
conservent leur orientation primitive – celle d’un trajet
rectiligne » (p. 164). Nous avons de même vu qu’à plusieurs
reprises, la scutigère est associée à un point d’interrogation
(p. 56, p. 64). S’il en est besoin, un peu plus loin, une
comparaison explicite l’analogie mur / page d’écriture :
Le dessin […]
se présente plutôt comme une encre brune imprégnant la couche
superficielle de l’enduit (p. 129).
Mille-gommes
L’importance
donnée à la thématique du gommage dans La Jalousie
prend bien sûr là tout son sens et d’ailleurs certaines phrases,
hors contexte, sont parfaitement ambiguës et pourraient sans
difficulté être attribuées telles quelles au gommage d’un
texte :
Un nouveau
ponçage à la gomme termine ensuite l’ouvrage avec facilité
(p. 131).
La même lame
de rasoir, arquée entre deux doigts pour présenter le milieu de
son tranchant, sert encore à couper au ras les barbes soulevées
par la gomme (p. 131).
Si l’on sait
que « corps » est un terme d’imprimerie et si l’on admet que la
lexie « tête » peut fort bien désigner le début d’un texte et la
lexie « anneau » la forme des lettres, l’extrait suivant devient
même digne des meilleures pages de l’Oulipo :
La plus
grande partie du corps, assez pâle déjà, courbée en un point
d’interrogation devenant de plus en plus flou vers l’extrémité
de la crosse, ne tarde guère à s’effacer aussi totalement. Mais
la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail plus
poussé : après avoir perdu très vite sa couleur, la forme qui
persiste reste ensuite stationnaire durant un temps assez long.
Les contours en sont seulement devenus un peu moins nets. La
gomme dure qui passe et repasse au même point n’y change plus
grand’chose, maintenant (p. 130).
Un savant jeu
de juxtaposition relie également gommage de mur et gommage de
texte. Par glissement sémantique, en un paragraphe, la surface
du mur devient surface d’une lettre :
Le plat d’un
ongle enfin lisse les dernières aspérités [du mur]. En
pleine lumière une inspection plus attentive de la feuille bleu
pâle révèle que deux courtes fractions de jambages ont résisté à
tout (p. 131-132),
comme avaient
résisté à la serviette de Franck « quelques pattes de grande
taille » (p. 129). Chez Robbe-Grillet, comme en témoigne
l’ouvrage intitulé Les Derniers Jours de Corinthe,
cette association idiosyncrasique « tache », « gomme »,
« rasoir » / « écriture », « livre », « littérature » remonte
certainement à bien avant La Jalousie :
C’était
l’époque où j’achetais beaucoup de livres […] pour les recouvrir
de papier cristal avec un soin méticuleux, après en avoir
restauré pendant des heures les couvertures défraîchies au moyen
de gommes diverses, colle, papier à cigarette, lames de rasoir,
etc. La substance particulière, dite en réalité « gomme-savon »,
que recherche Wallas dans toutes les papeteries, à travers sa
cité nordique coupée de canaux et hantée par le spectre
d’Œdipe-roi, est seulement celle dont je me servais
pour effacer les taches sur la fragile robe blanche – ou plutôt
légèrement crémeuse – des éditions Gallimard, sans en altérer la
surface lisse [113].
Ne
pourrait-on pas tenter un pas de plus et aller jusqu’à dire que
mur blanc et gommage sont une formidable métaphore de la
première période de Robbe-Grillet ? Lui-même d’ailleurs, à
plusieurs reprises, sur les pas de Barthes, qualifie de
« blanche » l’écriture qu’il avait à cette époque :
Je me suis
mis à écrire (puis à filmer) de cette façon, blanchie [114].
Aux prises
avec ses démons personnels, il [Barthes] cherchait à toute
force, pour les braver, un degré zéro de l’écriture auquel il
n’a jamais cru. Ma prétendue blancheur – qui n’était que la
couleur de mon armure – venait à point nommé [115].
Avec cette
lecture, le titre du deuxième roman de Robbe-Grillet et surtout
la difficulté, l’impossibilité qu’a Wallas de trouver une gomme
adéquate, prennent sens. On a là un aveu d’impuissance. Gommer
les reconstructions passées, gommer toute signification, en un
mot atteindre une littérature objective est, comme montré plus
haut, un vœu pieux. La gomme gommant tout est introuvable. Tout
juste si l’on arrive de temps à autre à éliminer quelques
taches :
Elles sont
toutes ou trop molles ou trop dures : des gommes « mie de pain »
malléables comme de la terre à modeler, ou bien des matières
grisâtres et sèches qui grattent le papier – bonnes tout au plus
pour effacer les taches d’encre ; les autres sont des gommes à
crayon de l’espèce ordinaire, rectangles plus ou moins allongés
de caoutchouc plus ou moins blanc [116].
Surface nue,
taches, noir et blanc, signes calligraphiques, points
d’interrogation, encre brune, gomme… Robbe-Grillet ayant compris
qu’on ne peut peindre objectivement le monde puisqu’il est le
fruit du sujet, qu’on ne peut pas se satisfaire non plus du
subjectif qui conduit au fantomatique, au faux, et qui surtout
génère des représentations qui n’ont pas la même structure que
le langage, en arrive, à la suite de Flaubert et des peintres du
XXe siècle, à la
conclusion que la seule solution acceptable consiste à
représenter un élément du réel ayant la même structure que
l’écriture à savoir… l’écriture elle-même.
Mille-p’autonymique
Poussant
jusqu’au bout la logique de ce raisonnement, le texte, à
plusieurs reprises, en arrive à présenter le référent non plus
comme un monde imitant le réel mais bel et bien comme le texte
qu’est en train de lire le lecteur. Ainsi l’épisode de
l’écrasement devient « scène » (« C’est à ce moment que se
produit la scène de
l’écrasement du mille-pattes » p. 112) et surtout Robbe-Grillet
se met à utiliser un préfixe de réitération pour décrire les
gestes de Franck, qui « sans dire un mot, se relève » (p. 165).
Quand ce dernier verbe apparaît dans le texte, c’est
effectivement la quatrième fois que l’on voit le pauvre Franck
quitter la table pour écraser la décidément bien résistante
petite scutigère. À noter qu’avec cette lecture, plusieurs des
« encore » de La Jalousie prennent un tout autre
relief : « la peinture claire porte encore la trace du
mille-pattes écrasé » (p. 50), « la bestiole choit sur le
carrelage, se tordant encore à demi » (p. 128), « La bête est
immobile, comme en attente, droite encore » (p. 164). Certes,
l’adverbe peut être lu comme un synonyme de « toujours », mais
aussi de « encore une fois » ou de « pour la troisième, la
quatrième, la cinquième fois, etc. », ce qui alors entraîne un
changement de référent, un passage du monde de la fiction au
monde de l’écriture. On pourrait faire exactement la même
remarque sur une des phrases de la page 167 : « C’est le bruit
que fait le mille-pattes de nouveau immobile sur le mur, en
plein milieu du panneau ». À la différence près que l’ambiguïté,
cette fois, est plus difficilement tenable, et que c’est donc
bel et bien le deuxième sens qui est en train de prendre le
dessus.
Roman qui se
désigne comme étant écriture mais aussi roman qui représente son
propre fonctionnement, tel est La Jalousie, et tout
ce qui précède en est la preuve vivante. La quinzaine d’extraits
qui forme notre corpus, microcosme du macrocosme, n’a pas
seulement permis de mettre en valeur telle ou telle spécificité
accessoire de Robbe-Grillet, elle contient, en germe, en pousse,
en fleur, sa poétique de l’époque. Loin de cacher cette
poétique, ne serait-ce que par les effets de répétition,
Robbe-Grillet ne cesse de l’exhiber, de la mettre sur le
boisseau. Un œil qui regarde les « objets » qui l’entourent, qui
s’approche, qui se focalise sur des détails précis, qui
fragmente le perçu, qui ressasse ce perçu, qui fantasme sur ce
perçu, au point de ne bientôt plus y voir que lignes et mots,
que point d’interrogation, que signes de plus en plus flous, que
lacunes, béances et trous, n’avons-nous pas là un parfait résumé
de La Jalousie ou plutôt un parfait dévoilement du
fonctionnement de La Jalousie ? Les scènes que nous
venons d’étudier ne sont-elles pas aussi une parfaite
illustration des propos que Robbe-Grillet tient dans « Temps et
description dans le roman d’aujourd’hui » ?
Il n’est pas
rare en effet, dans ces romans modernes, de rencontrer une
description qui ne part de rien ; elle ne donne pas d’abord une
vue d’ensemble, elle paraît naître d’un menu fragment sans
importance – ce qui ressemble le plus à un point – à partir
duquel, elle invente des lignes, des plans, une architecture ;
et on a d’autant plus l’impression qu’elle les invente que
soudain elle se contredit, se répète, se reprend, bifurque, etc.
Pourtant, on commence à entrevoir quelque chose, et l’on croit
que ce quelque chose va se préciser. Mais les lignes de dessin
s’accumulent, se surchargent, se nient, se déplacent, si bien
que l’image est mise en doute à mesure qu’elle se construit.
Quelques paragraphes encore et, lorsque la description prend
fin, on s’aperçoit qu’elle n’a rien laissé debout derrière
elle : elle s’est accomplie dans un double mouvement de création
et de gommage, que l’on retrouve d’ailleurs dans le livre à tous
les niveaux et en particulier dans sa structure globale […] [117].
De même, les
commentaires du narrateur sur la chanson du chauffeur
correspondent parfaitement aux scènes que nous avons analysées.
Qu’avons-nous jusqu’alors observé ? Un texte qui ne cherche pas
à signifier, un texte qui est « là », un point c’est tout, un
texte qui tend, sans cependant jamais y arriver totalement, vers
le blanc, autrement dit,
un air […]
aux paroles incompréhensibles, ou même sans paroles
(p. 99) ;
un refus de
la causalité, une juxtaposition non logique des scènes :
Les sons, en
dépit d’évidentes reprises, ne semblent liés par aucune loi
musicale. […] On dirait que l’homme se contente d’émettre des
lambeaux sans suite (p. 195) ;
une
répétition constante des mêmes épisodes mais à chaque fois avec
d’infimes modifications :
Si parfois
les thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard,
affermis, à peu de chose près identiques. Cependant ces
répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en
arrière, peuvent donner lieu à des modifications – bien qu’à
peine sensibles – entraînant à la longue fort loin du point de
départ (p. 101) ;
des arrêts
brusques et des reprises tout aussi inattendues :
[…] coulant
avec souplesse d’une note à l’autre, puis s’arrêtant
soudain. À cause du caractère particulier de ce genre de
mélodies, il est difficile de déterminer si le chant s’est
interrompu pour une raison fortuite […]. De même, lorsqu’il
recommence, c’est aussi subit, aussi abrupt, sur des notes qui
ne paraissent guère constituer un début, ni une reprise
(p. 100) ;
une
diminution progressive du nombre de pages, l’impression d’un
épuisement du motif :
À d’autres
endroits, en revanche, quelque chose semble en train de se
terminer ; tout l’indique : une retombée progressive, le calme
retrouvé, le sentiment que plus rien ne reste à dire (p.
100-101).
Tout est là…
et l’on comprend que A…, face à cette chanson, ait une réaction
assez semblable à celle qu’elle a face à la scutigère. Toute son
attention est soudain accaparée, elle tend ses sens, elle écoute
comme elle regardait et, symptomatiquement, dans les deux cas,
elle se tourne vers un ailleurs vierge : « A…, pour mieux
écouter, a tourné la tête ver la fenêtre ouverte » (p. 102).
La
Jalousie, une œuvre qui renonce à décrire le monde, le
moi, pour se restreindre à se dépeindre elle-même… Doit-on pour
autant en déduire que la littérature de l’après-guerre baisse
pavillon, que par un réflexe protectionniste elle s’enferme sur
elle-même, se réduit à un petit univers clos où les scutigères
en arrivent à se mordre la queue ?
Un mille-pattes
phénix
Un
mille-pattes autogénérant
Bien au
contraire, tout au moins dans l’esprit d’un Robbe-Grillet. Si la
littérature semble se racornir et devenir cendres du glorieux
brasier qu’elle fut jadis, c’est pour mieux ressusciter et se
parer de plumes plus chatoyantes, c’est pour renaître
d’elle-même. Et c’est bien ce qui se passe dans La
Jalousie. Le roman ne naît plus d’un référent que
l’écrivain s’évertue vainement à copier, il naît de lui-même en
puisant dans ce qu’il est de quoi se développer, de quoi se
charpenter, de quoi se créer.
La
prédominance de l’architexte description, relevée plus haut,
trouve certainement là un de ses fondements :
La
description servait à situer les grandes lignes d’un décor, puis
à en éclairer quelques éléments particulièrement révélateurs ;
elle ne parle plus que d’objets insignifiants, ou qu’elle
s’attache à rendre tels. Elle prétendait reproduire une réalité
préexistante ; elle affirme à présent sa fonction créatrice [118].
Obéissant à
la même logique d’autogénération, les scènes se nourrissent
constamment de ce qui les précède. « Les cheveux noirs aux
improbables circonvolutions » reposant sur « la nappe », masse
sombre sur surface blanche, font par exemple jaillir « la
cloison nue où une tache sombre […] ressort » (p. 56). Les
évocations d’une escapade en ville et d’une chambre d’hôtel
conduisent à la sexualisation du mille-pattes. La tache laissée
dans la cour par la camionnette, « série de minces croissants
concentriques qui s’amenuisent pour n’être plus que des
lignes », n’explique-t-elle pas, quant à elle, le « petit trait
oblique long de dix centimètres » (p. 127) qui est évoqué
quelques lignes plus loin ? Ne pourrait-on pas dire la même
chose de « la petite tache de sauce qui marque la place de
Franck » (p. 145) ? De même, les pattes, appendices et
grésillements de la scutigère font surgir la scène du crabe (p.
145-146). L’ombre de la cruche sur le mur avec son « gros
ventre » et sa « mince courbe fortement arquée », appelle le
corps du mille-pattes et le « petit arc qui se tord » (p. 64).
Un peu plus loin, c’est la dimension sonore qui fait passer du
mille-pattes à une scène où A… se peigne. Le recentrage sur
l’animal est ensuite généré à la fois par la lexie « dent », par
l’adjectif « roux » (qui est la couleur de la scutigère
écrasée), par le mouvement descendant et par « les doigts
effilés, qui se referment progressivement » (p. 165) sur le
peigne comme ils se refermaient sur le couteau ou la nappe. Nous
avons aussi déjà vu que lors de la dernière grande scène
d’écrasement, la serviette de Franck et la nappe sont à
l’origine de la serviette de toilette et du drap blanc évoqués
quelques lignes plus loin, drap blanc plissé « de cinq faisceaux
de sillons convergents » (p. 166), comme la nappe
précédemment.
Le texte
s’autogénère aussi, bien sûr, par la figure
architectonique qu’est l’amplification. Conformément à la
tendance à zoomer observée plus haut, d’une scène d’écrasement à
l’autre, Robbe-Grillet développe tel ou tel détail auparavant
seulement esquissé. Dans « Maintenant l’ombre du pilier »,
premier chapitre du roman, tout est dit en moins de dix
lignes :
Elle venait
de ramener la tête dans l’axe de la table et regardait droit
devant soi, en direction du mur nu, où une tache noirâtre marque
l’emplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au
début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard
(p. 27).
Le deuxième
chapitre reprend le même ordre mais divise le texte précédent en
quatre fragments qui ne cessent de croître. Les deux premiers
s’intéressent au mur (p. 50, p. 51), le troisième décrit avec
luxe de détails la tache (p. 56). Quant au quatrième (p. 61-64),
il peint en long et en large la scène d’écrasement, et en
profite, par la même occasion, pour développer encore un peu
plus les descriptions précédentes. Ce procédé est constant tout
au long du roman. La comparaison d’extraits décrivant exactement
les mêmes éléments le confirme :
La bête est
immobile. Seules ses antennes se couchent l’une après l’autre et
se relèvent, dans un mouvement alterné, lent mais continu
(p. 127).
La bête est
immobile, comme en attente, droite encore, bien qu’ayant
peut-être flairé le danger. Seules ses antennes se couchent
l’une après l’autre et se relèvent, dans un mouvement de bascule
alterné, lent mais continu (p. 164).
Les débuts de
phrase sont similaires mais Robbe-Grillet, dans la deuxième
version, a recours à une accumulation, ajoute une comparaison,
un nouvel adjectif suivi d’un adverbe et même un circonstant
d’opposition. Dans la deuxième phrase, il caractérise le
mouvement décrit en ajoutant le complément de nom « de
bascule ». Ces modifications, comme nous l’avons vu plus haut,
anthropomorphisent l’animal, tendent à subjectiver, à sexualiser
la scène en faisant de la scutigère un double de A… Ce jeu
d’expansion est tout aussi net dans les deux extraits
ci-dessous :
Mais
l’orientation de son corps indique un chemin qui coupe le
panneau en diagonale : venant de la plinthe, côté couloir, et se
dirigeant vers l’angle du plafond (p. 62).
Le corps est
recourbé vers le bas : sa partie antérieure s’infléchit en
direction de la plinthe, tandis que les derniers anneaux
conservent leur orientation primitive – celle d’un trajet
rectiligne coupant en biais le panneau depuis le seuil du
couloir jusqu’au coin du plafond, au-dessus de la porte close de
l’office (p. 164).
La deuxième
« version » est deux fois plus longue que la première. Tout y
est précisé : « l’orientation » est « vers le bas », le
« corps » est divisé en « partie antérieure » et « derniers
anneaux ». Contrairement à la première version, chaque partie a
une direction opposée. Le panneau n’est plus seulement coupé, il
est coupé « en biais ». Il ne s’agit plus seulement du couloir
mais du « seuil du couloir », plus seulement de « l’angle du
plafond » mais du « coin du plafond, au-dessus de la porte close
de l’office ». Nous pourrions en fait presque dire, que tout au
long de la première moitié du roman, de scène en scène, ce qui
n’était apparenté qu’à de l’ekphrasis devient diatypose, que ce
qui n’était que diatypose devient hypotypose.
Ces
expansions ne sont cependant pas sans fin. Arrive un moment où
le phénomène s’inverse, où le texte s’épuise et finit même par
mourir. Précisions, incises, commentaires digressifs,
paraphrase, hyperbates, disparaissent alors :
À son
extrémité postérieure, le développement considérable des pattes
– de la dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les
antennes – fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite
« mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minutes » à
cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de
sa piqûre, prétendue mortelle (p. 127).
Le grand
développement des pattes, à la partie postérieure du corps, fait
reconnaître sans risque d’erreur la scutigère ou
« mille-pattes-araignée » (p. 165).
Même au
niveau microstructural, l’infléchissement se fait sentir : les
lexies se raccourcissent, le niveau de langue devient plus
courant (« considérable » / « grand » ; « extrémité »
/ « partie » ; « ambiguïté » / « risque d’erreur » ; « dite »
/ « ou »).
Un
mille-pattes articulé
La
Jalousie s’autogénère donc par les associations d’idées,
par les amplifications, mais aussi et surtout par les
répétitions. En termes deleuziens, celles de Robbe-Grillet ne
sont jamais « nues » mais toujours « vêtues » et d’ailleurs
Robbe-Grillet le revendique dans ses essais critiques :
La répétition
systématique des formes du passé est non seulement absurde et
vaine, mais […] elle peut même devenir nuisible : en nous
fermant les yeux sur notre situation réelle dans le monde
présent, elle nous empêche en fin de compte de construire le
monde et l’homme de demain [119].
Chez
Robbe-Grillet, non seulement les répétitions allongent le texte
mais, puisque vêtues, elles entraînent à chaque fois des ajouts,
des corrections, des variations qui sont autant de
rebondissements et de nouvelles pistes pour de nouvelles
pages.
Ces
répétitions ne sont cependant pas seulement une source de
renouvellement, elles sont la charpente sur laquelle se bâtit ce
nouveau réel qu’est le roman. Une analyse de la répartition des
passages évoquant la scutigère ou la tache sur le mur montre
ainsi que les neuf parties du roman sont concernées et que
l’ensemble obéit à un schéma symétrique : évocations de la
tache, scènes de l’écrasement, évocations de la tache. L’acmé
semble être l’extrait allant des pages 127 à 131. Avant cette
acmé, on peut observer deux gradations successives. Première
vague : quelques lignes (p. 27, p. 50), 20 lignes (p. 56),
66 lignes (p. 61-64). Deuxième vague : quelques lignes (p. 69,
p. 71, p. 90), 25 lignes (p. 96-97), 36 lignes (p. 112-115),
103 lignes (l’acmé, p. 127-131). La même structure est réitérée
après l’acmé mais cette fois la gradation est descendante.
Première vague : 103 lignes (l’acmé, p. 127-131), 28 lignes (p. 145-146). Deuxième vague : 65 lignes (p. 163-166), 6 ou 7 lignes
(p. 167, p. 201-202), 4 lignes (p. 211). Si l’on raisonne en
chapitre, la gradation descendante est encore plus nette : 103
lignes, 99 lignes, 7 lignes, 4 lignes. S’en tenir uniquement aux
cinq scènes où l’écrasement est évoqué (p. 61, dernières lignes
de la p. 96, p. 112, p. 127, p. 163) rend encore plus frappante
la dimension structurelle des répétitions. Non seulement la
première et la dernière de ces scènes sont situées toutes les
deux à un peu plus de cinquante pages du début ou de la fin,
mais l’écart entre ces scènes est une nouvelle fois régulier et
symétrique : 36 pages, 15 pages, 15 pages, 36 pages. Ces
observations illustrent parfaitement certaines des remarques de
Robbe-Grillet sur la structure de ses romans :
La solidité
du texte comme son originalité proviendront uniquement du
travail dans l’organisation de ses éléments, qui n’ont aucun
intérêt par eux-mêmes. La liberté de l’écrivain (c’est-à-dire
celle de l’homme) ne réside que dans l’infinie complexité des
combinaisons possibles. La nature n’a-t-elle pas construit tous
les systèmes vivants, depuis l’amibe jusqu’au cerveau humain,
avec seulement huit acides aminés et quatre nucléotides,
toujours les mêmes [120] ?
Quant aux
organisations des récits […] je reconnais sans mal qu’elles
représentent le même espoir, sous des formes diverses, de mettre
en jeu les deux mêmes questions impossibles – qu’est-ce que
c’est, moi ? Et qu’est-ce que je fais là ? – qui ne sont pas des
problèmes de signification, mais bel et bien des problèmes de
structure [121].
Un
mille-pattes de Kojève
Par un joli
paradoxe, mur nu de Flaubert, vides, blancs, recentrage sur
l’écriture et autotélisme, ne débouchent donc pas sur le néant
ou sur un petit univers clos et fermé mais sur la création d’une
structure, d’un « système vivant », en un mot sur une nouvelle
réalité :
L’écriture
romanesque ne vise pas à informer, comme le fait la chronique,
le témoignage ou la relation scientifique, elle constitue
la réalité [122].
Comme nous
l’avons vu plus haut, cette nouvelle réalité ne cherche « pas à
exposer, à traduire, des choses existant avant [elle], en dehors
[d’elle]. [Elle] n’exprime pas » [123] : elle sert
juste à endiguer le mouvement autodestructeur de la première
moitié du siècle. La scutigère, conformément à son étymologie,
s’avère « scutum », s’avère « bouclier »,
« défense ». Elle oppose à la mobilité, à l’instabilité et à la
fragmentation généralisées, un univers certes lui aussi labile
et fragmenté mais qui a le mérite d’être là. Générer des mots,
c’est générer du réel. Générer du réel, c’est lutter contre la
mort et la dissolution qui menacent le monde. Dans Les
Derniers Jours de Corinthe comme dans Le
Voyageur, Robbe-Grillet présente cette lutte comme le
point de départ de toute son œuvre :
J’ai déjà
supposé – disais-je – que cet effondrement général dont je
prenais conscience, à la fin des années quarante, pouvait avoir
constitué l’élément moteur essentiel de ma décision – plutôt
étranger chez un jeune ingénieur de recherche agronomique,
passionné par la biologie – d’abandonner tout pour élaborer
d’aléatoires architectures romanesques : construire malgré la
peur et sans aveuglement quelque chose de solide sur ces débris,
au milieu des brumes, de la dérision, du sourd fracas répercuté
par les pans de murailles qui n’en finissaient plus de
s’abîmer [124].
Je crois que
j’ai été très fortement marqué (et peut-être est-ce la raison
pour laquelle j’ai commencé à écrire, changeant brusquement
d’orientation à la fin de la guerre, pour me livrer à l’exercice
problématique de la littérature, comme dit Borges) par
l’impression, en 1945, d’une ruine généralisée de la
civilisation dans laquelle j’avais grandi [125].
Déjà les
romans du XIXe siècle avaient cette
fonction :
Voilà donc
tout ce qu’il reste de quelqu’un, au bout de si peu de temps, et
de moi-même aussi bientôt, sans aucun doute : des pièces
dépareillées, des morceaux de gestes figés et d’objets sans
suite, des questions dans le vide, des instantanés qu’on énumère
en désordre sans parvenir à les mettre véritablement
(logiquement) bout à bout. C’est ça, la mort… Construire un
récit, ce serait alors – de façon plus ou moins consciente –
prétendre lutter contre elle. Tout le système romanesque du
siècle dernier, avec son pesant appareil de continuité, de
chronologie linéaire, de causalité, de non-contradiction,
c’était en effet comme une ultime tentative pour oublier l’état
désintégré où nous a laissés Dieu en se retirant de notre âme,
et pour sauver au moins les apparences en remplaçant
l’incompréhensible éclatement des noyaux épars, des trous noirs
et des impasses par une constellation rassurante, claire,
univoque, et tissée à mailles si serrées qu’on n’y devinerait
plus la mort qui hurle entre les points, au milieu des fils
cassés renoués à la hâte [126].
Cependant,
si, comme le roman du XIXe siècle, Robbe-Grillet se sert
de l’écriture pour lutter contre le néant, contrairement à lui,
il ne cherche pas à voiler « l’éclatement des noyaux épars »,
« les fils cassés », « les trous noirs », « la mort qui hurle »,
car le
récit
rassurant, mensonger (puisqu’il parle au nom d’une vérité
éternelle), totalitaire (puisqu’il ne laisse plus de place pour
quelque espace vide que ce soit, ni pour rien de plein qui
serait en dehors de sa trame), ce récit vampire, tout en
prétendant me sauver de ma mort prochaine, va dès l’abord me
persuader que j’ai déjà cessé de vivre depuis toujours [127].
Pour éviter
ce danger mortel, il bâtit donc sa nouvelle réalité sur les
ruines d’hier, sur l’émiettement, sur la dissolution, sur le
blanc, sur le vide, voire « à partir du néant lui-même » [128] et, à
cause de cette caractéristique, son œuvre devient comparable à
l’anneau d’or de Kojève :
L’anneau d’or
de Kojève […] représenterait une métaphore de l’esprit humain
selon Hegel : c’est son vide central – une absence d’or – qui le
constitue en tant qu’anneau, de même que le manque fondamental
qui troue le centre de l’homme apparaît comme le lieu originel
de son projet d’existence, c’est-à-dire de sa liberté. Seul en
définitive un noyau de néant détermine son épaisseur concrète et
c’est l’absence d’être en son sein qui le projette hors de soi
comme être-dans-le-monde, comme conscience du monde, comme
conscience de soi, comme devenir [129].
Exactement
comme le narrateur de La Jalousie est « une
conscience enfermée dans son propre vide » [130],
exactement comme tout sujet est néant et manque, le roman
s’avère vide et creux mais ce vide, ce creux, loin d’être pure
négation, est un appel à être comblé, est un générateur infini
de réalité :
Je le sais
bien, c’est seulement parce qu’il y a du néant dans ma
conscience (ce centre vide au cœur de l’anneau d’or forgé par
Alberich) que peut se dévoiler un monde devant moi, un monde que
mon être vidé de soi projette et réalise [131].
Ce creux, ce
vide est d’autant plus générateur de réalité qu’il n’appelle pas
que le sujet, il appelle tous les lecteurs :
Ce n’est plus
de recevoir tout fait un monde achevé, plein, clos sur lui-même,
c’est au contraire de participer à une création, d’inventer à
son tour l’œuvre – et le monde – et d’apprendre ainsi à inventer
sa propre vie [132].
La « bouillie
rousse » se régénère donc bien en Phénix. Ce qui ne semblait que
réduction, limitation, rabaissement de la littérature se révèle
renouvellement du monde voire appel à une participation plus
réfléchie et plus intelligente à ce monde. Le projet pour une
révolution à New York s’avère donc, dès La
Jalousie, réalisation de cette révolution, maintenant et
partout.
Un mille-pattes
écartelé ?
Réunification
psychologique
Scutigère
objective, scutigère subjective, scutigère autonymique… Dans ses
écrits théoriques et dans les commentaires de son œuvre,
Robbe-Grillet semble constamment osciller d’une interprétation à
l’autre. Jamais totalement convaincu, il ne cesse de révoquer ou
de se distancer de ces approches :
Ma prétendue
blancheur […] venait à point pour alimenter son discours. Je me
suis donc vu sacré « romancier objectif » [133].
N’importe quel
psychanalyste amateur aura reconnu non sans plaisir, dans cette
opposition facile du Jura et de l’Atlantique – doux vallon au
creux garni de mousse, versus trou sans fond où
guette la pieuvre – les deux images traditionnelles et
antagonistes du sexe féminin [134].
– La création
d’un film avec une « caméra subjective » a déjà été tentée et
s’est soldée par un échec. C’est du faux réalisme [135].
[…] piège pour
amateur de structures dépourvues de sens [136].
J’ai beaucoup
lutté ici même avec Ricardou contre son idée que les problèmes de
la représentation étaient liquidés. Non seulement ils ne le sont
pas, mais s’ils l’étaient, il n’y aurait plus de roman
possible [137].
Confrontant
lecture objective et lecture subjective, surgissent même sous sa
plume, à plusieurs reprises, les lexies « irréconciliables » ou
« contradiction » :
Bien sûr, cet
aspect-là se trouvait bel et bien présent dans les livres (et dans
mes propos théoriques), mais comme l’un des deux pôles
irréconciliables d’une contradiction [138].
Tous ces
écrivains, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras,
etc., ont particulièrement alimenté leur œuvre par leur propre
histoire, par leur autobiographie. Ils l’ont fait comme les
autres, mais peut-être encore plus. S’étant pratiquement racontés
eux-mêmes sans arrêt, ils ont pourtant constitué ce groupe qu’on a
présenté comme le parangon de l’objectivité, de la neutralité
impartiale, de l’écriture blanche, etc. Il n’est pas question de
résoudre cette contradiction, c’est elle qui me passionne dans
cette affaire [139].
Doit-on le
suivre sur cette voie et en déduire que les lectures objective,
subjective et autonymique sont exclusives et antagoniques ?
Dans Le
Miroir qui revient, en s’aventurant sur le terrain du
psychologique et du psychanalytique, en reliant la dichotomie
objectivité/subjectivité à son passé familial, Robbe-Grillet
semble lui-même tenter une conciliation. Il lit son « parti pris
de froideur narrative – apparente » – comme une « réaction
défensive envers la subjectivité trop ardente qu[e sa mère]
apportait à l’expression de ses sentiments ». Un peu plus loin, il
émet, non sans réticences, l’hypothèse d’« une défiance à l’égard
de [s]es propres penchants » voire « d’une lutte ouverte contre
[lui-même] » [140].
S’amusant à reprendre les propos de certains de ses détracteurs,
il évoque même, sur le mode conditionnel, la possibilité d’une
fracture plus profonde :
J’aurais donc
forgé des récits pour dominer mes fantasmes criminels devenus trop
arrogants (le spectre du marquis de Sade qui venait me tirer par
les pieds dans mon lit), mais en même temps, tout au contraire,
afin de vaincre cette sensibilité excessive d’un tendre
pleurnicheur attardé [141].
Réunification
sociologique
Le Miroir
qui revient et surtout les extraits des Derniers
jours de Corinthe et du Voyageur cités un peu
plus haut, suggèrent une tout autre piste :
Il fallait donc
un traumatisme tel que la découverte des camps d’extermination
pour que je quitte tout et m’en aille écrire des livres dont
personne ne voulait [142].
Quelques années
plus tôt, Claude Simon avait commencé à défricher la voie :
Si le
surréalisme est né de la guerre de 1914, ce qui s’est passé avec
la dernière guerre est lié à Auschwitz. Il me semble qu’on
l’oublie trop souvent quand on parle du « nouveau roman ». Ce
n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ère du
soupçon ; Barthes, Le Degré zéro de
l’écriture. Que des artistes Tapiès ou Dubuffet sont partis
de graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures
à partir de décombres [143].
Toutes les
contradictions de l’œuvre de Robbe-Grillet ne se
concilieraient-elles pas tout simplement par le réel ? Ne
seraient-elles pas un parfait reflet du monde de l’après-guerre,
un monde qui ne veut plus de l’ordre ancien, un monde désorienté
où plus rien ne semble cohérent, où plus rien ne semble avoir de
sens, où tout est contradiction ?
On peut
effectivement voir dans les contradictions énoncées plus haut
l’expression d’un refus viscéral de tout ordre, qu’il soit
militaire ou logique, politique ou narratif :
Le respect de
l’ordre à tout prix, en particulier, ne pouvait plus m’inspirer
qu’une forte méfiance, pour ne pas dire plus. On venait de voir où
cela menait. S’il fallait accepter aussi cet envers-là de la
médaille, c’était décidément payer trop cher [144].
Et si vraiment
il faut choisir entre ça et la pagaille, c’est sans aucun doute la
pagaille que je choisis [145].
Qui dit
enchaînement de causes et d’effets, qui dit cohérence, dit récit
tendant vers une fin signifiante, existence ayant un destin, monde
permettant à l’homme de réaliser le projet de Dieu ou le dessein
de l’Histoire. Balayer chronologie et logique, accumuler et
emphatiser incohérences et contradictions, c’est une façon claire
et nette de refuser l’ordre ancien, de dire non au destin :
Le récit tel
que le conçoivent nos critiques académiques – et bien des lecteurs
à leur suite – représente un ordre. Cet ordre, que l’on peut en
effet qualifier de naturel, est lié à tout un système,
rationaliste et organisateur, dont l’épanouissement correspond à
la prise du pouvoir par la classe bourgeoise. […] la confiance en
particulier dans une logique des choses juste et universelle [146].
Dans le récit
moderne, on dirait que le temps se trouve coupé de sa temporalité.
Il ne coule plus. Il n’accomplit plus rien. […] Autant il y avait
quelque chose de satisfaisant dans un « destin » même tragique
autant les plus belles des œuvres contemporaines nous laissent
vides, décontenancés [147].
Non seulement,
ce refus est pour Robbe-Grillet une question d’honnêteté
intellectuelle et morale, mais il contient aussi une dimension
libératoire et donc pose des jalons pour le monde de demain :
L’homme voit
les choses et il s’aperçoit, maintenant, qu’il peut échapper au
pacte métaphysique que d’autres avaient conclu pour lui, jadis, et
qu’il peut échapper du même coup à l’asservissement et à la
peur [148].
Plus que cela,
l’extermination des Juifs et les bombardements d’Hiroshima et de
Nagasaki ont été menés grâce à une rationalisation des plus
poussées qui a conduit à une reddition de l’idéalisme, à une
réification de l’homme, à une sorte de retour au temps désolé et
aride des premiers arthropodes et des premiers mille-pattes.
Symptomatiquement, dans les dernières scènes d’écrasement, plus de
Franck, plus de A…, plus de personnages, plus d’humains, mais
seulement un mille-pattes qui ne tarde pas à redevenir
« matière ». Comment mieux s’en prendre à la hiérarchisation
humaniste qui mettait l’homme au sommet de la Création et les
animaux à son service ? Les valeurs traditionnelles sont
totalement renversées.
Le « gommage »
du mille-pattes n’en prend lui aussi que plus de sens. Après avoir
gommé les personnages, Robbe-Grillet s’en prend aux derniers
reliquats de l’ancienne hiérarchie, les animaux.
Symptomatiquement, la partie la plus anthropomorphique est celle
qui résiste le plus longtemps : « Mais la tête et les premiers
anneaux nécessitent un travail plus poussé » (p. 130). Pas facile
de déconstruire des siècles de culture. Il faut passer par l’étape
du rasoir. Ockham en sait quelque chose. Mais le résultat est là.
Dans le passage en question, l’homme n’est plus sujet des verbes
mais un simple agent non exprimé, non déterminé, non identifié :
« Un lavage du mur, d’autre part, n’est guère praticable »
(p. 129). Les verbes se référant à un sujet humain ne sont pas
actualisés : « consiste à employer la gomme » (p. 130), « ne tarde
guère à s’effacer » (p. 130), « gratter très légèrement »
(p. 131). La construction impersonnelle ressurgit : « Il ne
subsiste à sa place qu’une zone plus claire » (p. 131). Par une
caractérisation régressive, l’humain est réduit à un détail
physique qui une nouvelle fois le réifie : « Le plat d’un ongle
enfin lisse les dernières aspérités » (p. 131). La première place
est donnée aux objets, aux parties de l’animal, aux traces sur le
mur : « cette peinture mate ne le supporterait pas » (p. 129),
« elle est beaucoup plus fragile » (p. 129), « Le tracé grêle des
fragments […] s’en va » (p. 130). Par un beau renversement, les
sujets, les actants principaux, deviennent même à la fin de
l’extrait, la gomme et le rasoir : « la gomme dure qui passe et
repasse » (p. 130), « La même lame de rasoir […] sert encore »
(p. 131).
Cependant, les
horreurs de la guerre n’ont pas seulement chassé l’homme, ne l’ont
pas seulement réduit à l’état de matière, à l’état d’« étant »
comme dirait Heidegger, elles ont aussi transformé le réel en un
véritable cauchemar, elles ont révélé la monstruosité humaine, les
fantasmes de violence et de domination qui sont larvés au fond de
nos inconscients.
En mettant fin
à la belle ligne ascendante du progrès et en sonnant la mort des
valeurs de l’humanisme, ces horreurs ont enfin mis l’homme face au non-sens, face à un monde aporétique et
incompréhensible.
Retour aux
objets, folie des sujets, non-sens généralisé… Lecture objective,
lecture subjective, lecture autonymique… N’aboutissons-nous pas
exactement aux mêmes conclusions ?
Réunification
philosophique
Par la
dialectique
Cependant,
pour dépasser pleinement la contradiction, il faudrait
certainement ajouter au psychologique et au sociologique le
dialectique :
Toute
l’histoire ne progresse ainsi que par annulation de chaque chose
en son contraire [149].
Pourtant,
tout en critiquant l’attachement de Sartre à l’idée de vérité,
je crois comme lui à une littérature de contradictions. Le texte
est un lieu où des pôles opposés et irréconciliables luttent
entre eux [150].
Il est très
curieux de voir dans la critique littéraire, encore aujourd’hui,
combien la notion de rupture ou de contradiction continue à être
considérée comme « pas bien ». S’il y a des contradictions dans
un texte, « c’est pas bien » ! Or on sait – depuis Hegel en
particulier – que justement nous sommes faits de
contradictions ; et c’est pour cela qu’on est vivant [151].
Même si
Robbe-Grillet tente de se protéger par un sarcasme final, sa
lecture d’Eisenstein pourrait sans problème être transposée à
La Jalousie :
[…] ce
qu’Eisenstein réclame au contraire ici, avec sa véhémence
habituelle (mais il devine déjà la cause perdue), c’est que le
son synchrone serve plutôt à créer des chocs supplémentaires :
aux chocs entre les images produits par le montage des plans,
collés l’un à la suite de l’autre selon des rapports de
résonances harmoniques ou d’opposition et non pas de continuité
spatiale, doivent s’ajouter les chocs entre les divers éléments
de la bande sonore, et aussi des chocs nouveaux – des
contradictions nouvelles – entre des sons d’une part et les
images projetées en même temps de l’autre. Bien entendu, en bon
marxiste-léniniste, il appelle à l’appui de sa thèse la sainte
dialectique [152]…
La
Jalousie n’est-elle pas, elle aussi, une somme de chocs,
un choc de l’objectivité contre la subjectivité, un choc du
réalisme contre le fantasmatique, un choc de la science contre
le « moi », de la conscience contre l’inconscience, de l’ordre
contre le désordre, du déterminisme contre la liberté ? Étant en
plein milieu du conflit, Robbe-Grillet ne perçoit que les
contradictions, mais la simple existence de cette lutte est déjà
en soi porteuse d’avenir :
Dans cette
lutte à mort, tous les matériaux sont bons à prendre, à
condition d’en pervertir l’arrangement : l’adjectivité la plus
sirupeuse aussi bien que la géométrie plane. Pour faire
reconnaître bon gré mal gré comme dernier texte son texte
impossible, les heurts dialectiques apparaissent comme l’arme la
plus sûre du dernier scribe. La dialectique a bon dos,
dites-vous ? D’accord ! Engageons des paris et revoyons-nous
dans cinquante ans [153].
Loin d’être
un signe de chaos et d’anéantissement général, ces « tensions
internes » et ces « chocs entre les divers éléments matériels
mis en jeu » sont une source de « dégagements d’énergie » plus
que prometteuse :
L’aventure en
vaut la peine, car il semble bien que le cinéma [la littérature,
l’art] constitue[nt] un outil privilégié pour affronter,
investir et dépasser (aufheben) ce réel contre quoi
je bute [154].
Si objectif,
subjectif et autonymique semblent se combattre et s’opposer, ne
serait-ce pas parce que de leur opposition naîtra une nouvelle
voie qui les conciliera, les dépassera et, surtout, permettra à
l’Histoire de continuer sa route ?
Par la
phénoménologie
Le
Miroir qui revient, œuvre décidément testamentaire,
propose une quatrième piste de dépassement des contradictions.
Dans les premières pages de cette autobiographie, Robbe-Grillet
s’interroge
à nouveau sur
le rôle ambigu que jouent dans le récit moderne, la
représentation du monde et l’expression d’une
personne, qui est à la fois un corps, une
projection intentionnelle et un inconscient [155].
Le syntagme
« projection intentionnelle » se réfère bien sûr à Husserl et
est une invitation à se demander si les trois lectures recensées
plus haut, plutôt que d’être totalement antinomiques, ne
correspondraient pas aux différentes étapes de la démarche
phénoménologique.
Husserl
propose en effet pour mieux approcher le réel, le « là »,
d’opérer « une mise en suspens des préjugés et des
préconceptions » [156]. Le
but n’est plus, au moins en un premier temps, d’expliquer le
réel ou de lui donner un sens [157], mais de
décrire ce que l’on perçoit, sans options métaphysiques, sans
passer par une reconstruction philosophique ou par une
explication scientifique. En effet, comme le rappelle Lyotard,
expliquer scientifiquement le rouge d’un abat-jour, le poser
comme vibration de fréquence, comme intensité donnée, c’est
remplacer ce rouge par le rouge,
« c’est mettre à sa place "quelque chose", l’objet pour le
physicien, qui n’est pas du tout "la chose même", pour
moi » [158].
Choisir la démarche phénoménologique, c’est donc remonter au
non-savoir premier et se préoccuper avant tout des
« phénomènes » : « c’est-à-dire de cela qui
apparaît à la conscience, de cela qui est
"donné" » [159]. La
phénoménologie est plus dans la monstration que dans la
démonstration, plus dans la description que dans
l’explication [160]. Elle consiste en un mot à
revenir « aux choses mêmes (zu den Sachen
selbst) » [161].
Les parallèles observés plus haut entre La Jalousie
et le cinéma trouvent certainement là une de leurs
raisons d’être. En effet, avec une telle approche, la conscience
ressemble à un
appareil de
projection qui se fixe d’un coup sur une image. La différence,
c’est qu’il n’y a pas de scénario mais une illustration
successive et inconséquente. Dans cette lanterne magique, toutes
les images sont privilégiées. La conscience met en suspens dans
l’expérience les objets de son attention. Par son miracle, elle
les isole. Ils sont dès lors en dehors de tous les
jugements [162].
Penser
phénoménologiquement, « c’est faire de chaque idée et de chaque
image, à la façon de Proust, un lieu privilégié » [163], c’est donc remettre totalement en cause la
hiérarchisation traditionnelle. Une telle approche plonge le
sujet dans un monde des plus déconcertants. Celui-ci se retrouve
face à une profusion de phénomènes non hiérarchisés qu’il est,
en un premier temps, incapable de sérier, de relier et
d’ordonner. Si l’on s’arrête à ce stade de l’approche
phénoménologique, le monde devient sans signification. Comme
l’écrit Robbe-Grillet, « Cela est, et c’est
tout » [164].
Ne retrouve-t-on pas là un parfait résumé de ce que nous avons
appelé plus haut la lecture objective ? Ne retrouve-t-on pas là
la perception du narrateur de La Jalousie, la
perception de Meursault dans L’Étranger ?
On éprouve la
sensation choquante d’avoir pénétré dans une conscience tournée
de façon exclusive vers le dehors, sensation inconfortable et
paradoxale s’il en fut, puisque justement cette conscience-là
n’aurait pas d’intérieur, pas de « dedans », n’affirmant son
existence à chaque instant – sans durée – que dans la mesure (et
dans le mouvement même) où elle se projette sans cesse hors de
soi [165].
D’où, dans
les deux œuvres, cette impression d’étrangeté qui donne son
titre au roman de Camus :
Camus va donc
transformer ce paysage natal, qui est pour lui le lieu de la
familiarité la plus grande, en la métaphore même de
l’étrangeté […]. Et la force du livre provient tout
d’abord de cette présence stupéfiante du monde à
travers la parole d’un narrateur absent de soi […], le
surgissement pour rien des choses sous le regard d’une
conscience vide, nous y frappe avec une violence si crue que
l’on remarque à peine qu’il constitue la parfaite
représentation, presque didactique, de l’expérience
phénoménologique selon Husserl [166].
Cependant,
selon Robbe-Grillet, Camus ne va pas jusqu’au bout de la
démarche. Les métaphores anthropocentriques qu’il a laissées
échapper réinsèrent de l’intériorité à son personnage et
révèlent une conscience antérieure, une épochè qui
n’est que partielle. Conformément à la philosophie d’Husserl et
surtout à celle de Heidegger,
ce qu’il lui
fallait, à cette conscience, c’était se nourrir du monde
extérieur, le dévorer jour après jour, le digérer, et à la fin
devenir elle-même le monde, sans plus rien laisser en dehors de
soi [167].
Robbe-Grillet
relève le défi et tente d’accomplir ce que Camus a
commencé :
J’ai écrit là
deux romans successifs où s’exprime une conscience enfermée dans
son propre vide, bien qu’entièrement tournée vers le dehors [168].
Il pousse
alors jusqu’à ses extrêmes conséquences l’expérience
phénoménologique, ce qui, comme nous allons maintenant le
montrer, amène à la lecture subjective.
L’intentionnalité
de la conscience est ordinairement tellement tournée vers les
objets, tellement tournée vers son entourage, qu’elle en oublie
que le « moi » peut aussi être l’intention du sujet, elle en
« oublie sa propre intervention. De là vient que nous sommes une
énigme pour nous-mêmes » [169], de là vient aussi,
selon Husserl, la crise de société. Pourtant, tout « être là
individuel et contingent » est objet pour une
conscience. Le monde est donc inclus intentionnellement
dans cette conscience.
Soit, mais
alors comment représenter un « moi » qui, sans avoir conscience
de lui-même, serait toujours là et inclurait intentionnellement
en lui le monde ? Il faudrait pour cela mettre en scène une
sorte d’actant, plus conscience que corps, omniprésent, générant
le monde qui l’entoure mais invisible à lui-même et non vu par
les autres. On le voit, Robbe-Grillet a trouvé la
matérialisation idéale des conceptions philosophiques qui
sous-tendent sa pensée : un regard. Autrement dit, comme on peut
le lire au début de L’Immortelle, « un narrateur
qui ne "raconte" rien, mais par les yeux de qui tout est vu, par
les oreilles de qui tout est entendu, ou par l’esprit de qui
tout est imaginé » [170].
À cause de
l’inclusion intentionnelle du monde dans la conscience,
conscience et monde existent dans une mutuelle réciprocité. Ni
l’un ni l’autre n’ont de réalité autonome :
Dire que la
conscience est conscience de quelque chose, c’est dire qu’il n’y
a pas […] de cogito sans cogitatum,
mais pas non plus d’amo sans amatum,
etc., bref que je suis entrelacé avec le monde [171].
Une véritable
conscience husserlienne […] serait – dans son mouvement même de
projection hors de soi – la simple origine des phénomènes
composant le monde [172].
Comme l’a
théorisé Heidegger, l’espace dans lequel il se meut n’est pas
une entité préexistante à l’homme, n’est pas la somme de tous
les « étants », mais une projection du « moi », un produit de la
« préoccupation », de « l’affairement », une résultante de tous
les « sous-la-main » qui sont utiles au Dasein. En toute
cohérence, dans La Jalousie nous n’avons pas droit,
par exemple, à la description de la maison de Franck ou à des
réflexions sociologiques sur les autochtones. Tout est en fait
orienté vers la « préoccupation principale » du narrateur : « la
jalousie ». De cette préoccupation naît le titre du roman, mais
aussi l’espace et le temps : par exemple l’importance donnée aux
fenêtres, aux volets, les distances entre les êtres, les
positions respectives des uns et des autres, la recherche des
emplois du temps, l’écoulement des événements tantôt figés,
tantôt accélérés, etc.
La
réciprocité « là » / « moi » fonctionne cependant aussi dans
l’autre sens. Pour la phénoménologie, ce que l’on ressent face à
tel ou tel objet n’est pas, comme on le croit
traditionnellement, le fruit pur d’une subjectivité, mais une
propriété « objective » de l’objet en question. Sartre, dans un
article que Robbe-Grillet mentionne à plusieurs reprises [173] comme fondateur de sa pensée philosophique,
le rappelle avec une grande clarté :
Pour Husserl
et les phénoménologues, la conscience que nous prenons des
choses ne se limite point à leur connaissance. La connaissance
ou pure « représentation » n’est qu’une des formes possibles de
ma conscience « de » cet arbre ; je puis aussi l’aimer, le
craindre, le haïr […]. Voilà que, tout d’un coup, ces fameuses
réactions « subjectives », haine, amour, crainte, sympathie, qui
flottaient dans la saumure malodorante de l’Esprit, s’en
arrachent ; elles ne sont que des manières de découvrir le
monde. Ce sont les choses qui se dévoilent soudain à nous comme
haïssables, sympathiques, horribles, aimables. C’est une
propriété de ce masque japonais que d’être
terrible [174].
Non seulement
subjectivité et objectivité se retrouvent soudain conciliées,
mais si l’on considère que, conformément à ses intentions
proclamées, Robbe-Grillet va jusqu’au bout du programme
husserlien, le réel, loin de n’être que pure matérialité
géométrique, devient au contraire lui-même la source des
impressions et des sentiments. Alors que l’approche subjective
traditionnelle fait sourdre par exemple la jalousie du jaloux,
l’approche phénoménologique, telle que tout au moins la comprend
ou la conçoit Sartre, implique que c’est le réel qui en lui-même
est « jalousable ». De même, si le mille-pattes effraie A…, ce
n’est pas parce que A… est peureuse, c’est parce que l’animal
(l’animalité ?), est intrinsèquement effrayant. Si la scutigère
est si sexualisée, ce n’est pas à cause des fantasmes personnels
du narrateur, c’est parce que le monde naturel est sexualité à
l’état pur. Si l’animal enfin est si grossi, c’est parce que
peur et animalité ont « objectivement » grossi dans le monde de
l’après-guerre. Ce que le « moi » nous révèle n’est donc pas une
simple subjectivité perturbée, mais un monde, par essence, en
soi, effrayant, angoissant, violent, torturé, fragmenté,
désirable, « jalousable », insaisissable, etc., mais aussi
cyclique, toujours renaissant, terriblement sexualisé,
infiniment fertile et vivace, autrement dit, à l’image de
l’attitude de A… face à lui, à l’image peut-être aussi du
sadomasochisme si latent dans l’œuvre de Robbe-Grillet, à la
fois terrifiant et fascinant, à la fois du côté de la mort et du
côté de la vie.
Cependant,
Husserl ne s’arrête pas à cette étape car le perçu, et là encore
la scutigère en est un parfait exemple, peut être simulacre,
hallucination, illusion [175]. Ce qui
apparaît par voie de perception ou de souvenir comme
croyance certaine peut relever « de la simple
supputation (Anmutung) ou de la conjecture
(Vermuntung) ou […] de l’interrogation et du
doute » [176]. On ne peut,
à partir du flux de la conscience du « moi », construire une
science phénoménologique rigoureuse. Appréhender un objet du
réel exige de dépasser le singulier, le contingent,
l’accessoire, de trouver ce qui transcende tous les exemplaires
de cet objet, d’arriver à « l’élément identifiant décisif commun
aux cas » [177], autrement dit à ce
qu’Husserl appelle « l’eidos ». Mais comment
atteindre cet eidos ? À cette question Husserl
répond : « par la variation éidétique ». Cette opération
consiste, à partir d’un objet donné, à explorer par
l’imagination tout ce que la donation de cet objet pourrait
être. Autrement dit, il faut faire varier l’objet pour trouver
l’invariant qui résiste à toutes les variations et sans quoi cet
objet n’est plus lui-même. Ainsi le particulier, l’accidentel,
est éliminé et l’on arrive vraiment à l’essentiel. Si par
exemple, l’on cherche l’eidos de l’objet couleur,
on fait varier le support, la luminosité, la matière concernée,
la forme, etc. Par cette méthode, on en arrive alors à la
conclusion que l’invariant cherché est l’étendue. Une
confirmation réside dans le fait que la couleur ne peut « être
saisie indépendamment de la surface sur laquelle elle est
"étalée" […], une couleur séparée de l’espace où elle se donne
serait impensable » [178].
N’est-ce pas
exactement la démarche qui nous a amené à découvrir derrière les
différentes représentations « picturales » de la scutigère,
l’eidos de la peinture ? N’est-ce pas exactement la
démarche qui nous a amené à découvrir dans les différentes
scènes d’écrasement trois invariants ? Tout d’abord le fameux
« mur nu », surface blanche et claire servant de support autant
à la scutigère qu’aux fantasmes du narrateur. Deuxièmement, des
taches. Troisièmement, l’opposition noir et blanc générée par
l’association des deux invariants précédents : « mur nu, où une
tache noirâtre marque » (p. 27), « la cloison nue où une tache
sombre » (p. 56), « sur la nappe une petite tache sombre »
(p. 113), etc. Ces trois constantes associées à un passage
d’Angélique ou l’enchantement dans lequel le
narrateur évoque la « neige qui tombe maintenant, immobile,
au-dessus du paysage hivernal sur quoi donne ma fenêtre, cadre
en attente, écran, page blanche » [179], révèlent que si le mur est
bien écran cinématographique et toile blanche,
l’eidos des scènes d’écrasement,
l’eidos de La Jalousie n’est ni A…, ni
Franck, ni sa magnifique chemise, ni la scutigère, ni tel ou tel
élément du référent mais bel et bien les mots, les phrases,
l’écriture.
Conformément
aux premières observations de Barthes, que ce soit par
l’architexte, la caractérisation ou le système énonciatif
choisis, les descriptions de la scutigère semblent donc à
première lecture tendre vers l’objectivité, mais, au fur et à
mesure des chapitres, cette objectivité est de plus en plus mise
à mal et ceci à un tel point que tout ou presque dans le
référent semble bientôt devenir contradictoire.
L’interprétation
de Morrissette prend alors le pas sur celle de Barthes. Le
mille-pattes ne serait-il pas le fruit d’une subjectivité
tourmentée, le produit d’une vision fantasmatique ? Une telle
approche, aussi séduisante soit-elle, conduit malheureusement à
une représentation du réel fantomatique et fausse, à un référent
qui, puisque n’ayant pas la même structure que le réel, ne peut
être qu’infidèle au réel.
Quelle
solution reste-t-il alors à l’écrivain ? Celle qu’à la suite de
Flaubert et des peintres du XXe siècle propose Ricardou ?
Représenter le seul élément du réel ayant la même structure que
l’écriture, à savoir… l’écriture elle-même ?
Non seulement
aucune de ces approches ne paraît satisfaire pleinement
Robbe-Grillet mais, comme nous l’avons vu, elles lui semblent
incompatibles et contradictoires. Pourtant, ces contradictions
qui gênent tant Robbe-Grillet ne seraient-elles pas,
paradoxalement, la plus fidèle des représentations de la
réalité ? Ne matérialisent-elles pas à merveille la
fragmentation et les tiraillements du « moi » ? Ne sont-elles
pas à l’image du monde disloqué et incohérent de l’après-guerre,
à l’image de la réification, de la monstruosité et du non-sens
généralisés ? Ne peut-on pas aussi y voir les chocs dialectiques
dont émergera le monde de demain, les tâtonnements d’une pensée
qui partant du « là », retrouvant le « moi », cherche à mieux
appréhender les eidos du monde ?
Voilà qui
amènerait à conclure que la modernité de La
Jalousie ne serait pas, comme l’a défendu Barthes, dans
la représentation objective de la réalité. Elle ne serait pas
non plus, comme l’a cru Morrissette, dans l’expression de la
subjectivé ou, comme l’a asséné Ricardou, dans une littérature
autonymique, elle se nicherait dans la tension générée par ces
trois lectures. Et c’est par cette tension, par ces
contradictions, que Robbe-Grillet, à la suite des classiques,
des romantiques, des naturalistes, des surréalistes,
contribuerait, à son tour, à faire passer la littérature « du
réalisme à la réalité » [180].
Annexe 1 :
corpus
Maintenant
l’ombre du pilier
1) « Elle venait
de ramener la tête dans l’axe de la table et regardait droit devant
soi, en direction du mur nu, où une tache noirâtre marque
l’emplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au début
du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard » (p. 27).
Maintenant
l’ombre du pilier sud-ouest
2) « […] la
peinture claire porte encore la trace du mille-pattes écrasé »
(p. 50).
3) « Vu de la
porte de l’office, le mur de la salle à manger paraît sans tache »
(p. 51).
4) « La lumière
elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à manger, les
cheveux noirs aux improbables circonvolutions, la nappe sur la table
et la cloison nue où une tache sombre, juste en face de A…, ressort
sur la peinture claire, unie et mate.
Pour voir le
détail de cette tache avec netteté, afin d’en distinguer l’origine,
il faut s’approcher tout près du mur et se tourner vers la porte de
l’office. L’image du mille-pattes écrasé se dessine alors, non pas
intégrale, mais composée de fragments assez précis pour ne laisser
aucun doute. Plusieurs des articles du corps ou des appendices ont
imprimé là leurs contours, sans bavure, et demeurent reproduits avec
une fidélité de planche anatomique : une des antennes, deux
mandibules recourbées, la tête et le premier anneau, la moitié du
second, trois pattes de grande taille. Viennent ensuite des restes
plus flous : morceaux de pattes et forme partielle d’un corps
convulsé en point d’interrogation » (p. 56).
5) « "Un
mille-pattes !" dit-elle à voix plus contenue, dans le silence qui
vient de s’établir.
Franck relève les
yeux. Se réglant ensuite, sur la direction indiquée par ceux –
immobiles – de sa voisine, il tourne la tête de l’autre côté, vers
sa droite.
Sur la peinture
claire de la cloison, en face de A…, une scutigère de taille moyenne
(longue à peu près comme le doigt) est apparue, bien visible malgré
la douceur de l’éclairage. Elle ne se déplace pas, pour le moment,
mais l’orientation de son corps indique un chemin qui coupe le
panneau en diagonale : venant de la plinthe, côté couloir, et se
dirigeant vers l’angle du plafond. La bête est facile à identifier
grâce au grand développement de pattes, à la partie postérieure
surtout. En l’observant avec plus d’attention, on distingue, à
l’autre bout, le mouvement de bascule des antennes.
A… n’a pas
bronché depuis sa découverte : très droite sur sa chaise, les deux
mains reposant à plat sur la nappe de chaque côté de son assiette.
Les yeux grands ouverts fixent le mur. La bouche n’est pas tout à
fait close et, peut-être, tremble imperceptiblement.
Il n’est pas rare
de rencontrer ainsi différentes sortes de mille-pattes, à la nuit
tombée, dans cette maison de bois déjà ancienne. Et cette espèce-ci
n’est pas une des plus grosses, elle est loin d’être la plus
venimeuse. A… fait bonne contenance, mais elle ne réussit pas à se
distraire de sa contemplation, ni à sourire de la plaisanterie
concernant son aversion pour les scutigères.
Franck, qui n’a
rien dit, regarde A… de nouveau. Puis il se lève de sa chaise, sans
bruit, gardant sa serviette à la main. Il roule celle-ci en bouchon
et s’approche du mur.
A… semble
respirer un peu plus vite ; ou bien c’est une illusion. Sa main
gauche se ferme progressivement sur son couteau. Les fines antennes
accélèrent leur balancement alterné.
Soudain la bête
incurve son corps et se met à descendre en biais vers le sol, de
toute la vitesse de ses longues pattes, tandis que la serviette en
boule s’abat, plus rapide encore.
La main aux
doigts effilés s’est crispée sur le manche du couteau ; mais les
traits du visage n’ont rien perdu de leur fixité. Franck écarte la
serviette du mur et, avec son pied, achève d’écraser quelque chose
sur le carrelage, contre la plinthe.
Un mètre plus
haut, environ, la peinture reste marquée d’une forme sombre, un
petit arc qui se tord en point d’interrogation, s’estompant à demi
d’un côté, entouré çà et là de signes plus ténus, d’où A… n’a pas
encore détaché son regard » (p. 61-64).
Le long de la
chevelure défaite
6) « Sur la
cloison nue, entre la porte de l’office et le couloir, la tache
formée par les restes du mille-pattes est à peine visible sous
l’incidence rasante » (p. 69).
7) « […] les
paupières un peu plissées comme si elle cherchait à découvrir
quelque tache sur la cloison nue en face d’elle, où la peinture
immaculée n’offre pourtant pas la moindre prise au regard » (p. 70).
« A…, tout à coup, se décide à quitter le mur nu […] » (p. 71).
Tout au fond de
la vallée
8) « Sur le mur
nu, la trace du mille-pattes écrasé est encore parfaitement visible.
Rien n’a dû être tenté pour éclaircir la tache, de peur d’abîmer la
belle peinture mate, non lavable, probablement » (p. 90).
9) « C’est à ce
moment qu’elle aperçoit la scutigère, sur la cloison nue en face
d’elle. D’une voix contenue, comme pour ne pas effrayer la bête,
elle dit :
"Un
mille-pattes !"
Franck relève les
yeux. Se réglant ensuite sur la direction indiquée par ceux
– devenus fixes – de sa compagne, il tourne la tête de l’autre
côté.
La bestiole est
immobile au milieu du panneau, bien visible sur la peinture claire
malgré la douceur de l’éclairage. Franck, qui n’a rien dit, regarde
A… de nouveau. Puis il se met debout, sans un bruit. A… ne bouge pas
plus que la scutigère, tandis qu’il s’approche du mur, la serviette
roulée en boule dans la main.
La main aux
doigts effilés s’est crispée sur la nappe blanche.
Franck écarte la
serviette du mur et, avec son pied, achève d’écraser quelque chose
sur le carrelage, contre la plinthe. Et il revient s’asseoir à sa
place, à droite de la lampe qui brille derrière lui, sur le buffet »
(p. 96-97).
Maintenant, c’est
la voix du second chauffeur
10) « C’est à ce
moment que se produit la scène de l’écrasement du mille-pattes sur
le mur nu : Franck qui se dresse, prend sa serviette, s’approche du
mur, écrase le mille-pattes sur le mur, écarte la serviette, écrase
le mille-pattes sur le sol.
La main aux
phalanges effilées s’est crispée sur la toile blanche. Les cinq
doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant
de force qu’ils ont entraîné la toile avec eux. Celle-ci demeure
plissée des cinq faisceaux de sillons convergents, beaucoup plus
longs, auxquels les doigts ont fait place.
Seule la première
phalange en est encore visible. À l’annulaire brille une bague, un
mince ruban d’or qui fait à peine saillie sur les chairs. Tout
autour de la main se déploie le rayonnement des plis, de plus en
plus lâches à mesure qu’ils s’éloignent du centre, de plus en plus
aplatis, mais aussi de plus en plus étendus, devenant à la fin une
surface blanche, uniforme, où vient à son tour se poser la main de
Franck, brune, robuste, ornée d’un anneau d’or large et plat, d’un
modèle analogue.
Juste à côté, la
lame du couteau a laissé sur la nappe une petite tache sombre,
allongée, sinueuse, entourée de signes plus ténus. La main brune,
après avoir erré un instant aux alentours, remonte soudain jusqu’à
la pochette de la chemise, où elle tente à nouveau, d’un mouvement
machinal de faire entrer plus à fond la lettre bleu pâle, pliée en
huit, qui dépasse d’un bon centimètre.
La chemise est en
étoffe raide, un coton sergé dont la couleur kaki a passé légèrement
par suite des nombreux lavages. Sous le bord supérieur de la poche
court une première piqûre horizontale, doublée par une seconde en
forme d’accolade dont la pointe se dirige vers le bas. À l’extrémité
de cette pointe est cousu le bouton destiné à clore la poche en
temps normal. C’est un bouton en matière plastique jaunâtre ; le fil
qui le fixe dessine en son centre une petite croix. La lettre, au
dessus, est couverte d’une écriture fine et serrée, perpendiculaire
au bord de la poche.
À droite,
viennent, dans l’ordre, la manche courte de la chemise kaki, la
cruche indigène ventrue, en terre cuite, qui marque le milieu du
buffet, puis, posées au bout de celui-ci, les deux lampes à gaz
d’essence, éteintes, rangées côte à côte contre le mur ; plus à
droite encore l’angle de la pièce, suivi de près par le battant
ouvert de la première fenêtre » (p. 112-115).
Maintenant, la
maison est vide
11) « Sur le mur
d’en face, le mille-pattes est là, à son emplacement marqué, au beau
milieu du panneau.
Il s’est arrêté,
petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la hauteur du
regard, à mi-chemin entre l’arête de la plinthe (au seuil du
couloir) et le coin du plafond. La bête est immobile. Seules ses
antennes se couchent l’une après l’autre et se relèvent, dans un
mouvement alterné, lent mais continu.
À son extrémité
postérieure, le développement considérable des pattes – de la
dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les antennes – fait
reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite
« mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minutes » à
cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa
piqûre, prétendue mortelle. Cette espèce est en réalité peu
venimeuse ; elle l’est beaucoup moins en tout cas, que de nombreuses
scolopendres fréquentes dans la région.
Soudain la partie
antérieure du corps se met en marche, exécutant une rotation sur
place, qui incurve le trait sombre vers le bas du mur. Et aussitôt,
sans avoir le temps d’aller plus loin, la bestiole choit sur le
carrelage, se tordant encore à demi et crispant par degrés ses
longues pattes, tandis que les mâchoires s’ouvrent et se ferment à
toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement
réflexe.
Des secondes plus
tard, tout cela n’est plus qu’une bouillie rousse, où se mêlent des
débris d’articles, méconnaissables.
Mais sur le mur
nu, au contraire, l’image de la scutigère écrasée se distingue
parfaitement, inachevée mais sans bavure, reproduite avec la
fidélité d’une planche anatomique où ne seraient figurés qu’une
partie des éléments : une antenne, deux mandibules recourbées, la
tête et le premier anneau, la moitié du second, quelques pattes de
grande taille, etc.
Le dessin semble
indélébile. Il ne conserve aucun relief, aucune épaisseur de
souillure séchée qui se détacherait sous l’ongle. Il se présente
plutôt comme une encre brune imprégnant la couche superficielle de
l’enduit.
Un lavage du mur,
d’autre part, n’est guère praticable. Cette peinture mate ne le
supporterait sans doute pas, car elle est beaucoup plus fragile que
la peinture vernie ordinaire, à l’huile de lin, qui existait
auparavant dans la pièce. La meilleure solution consiste donc à
employer la gomme, une gomme très dure à grain fin qui userait peu à
peu la surface salie, la gomme pour machine à écrire, par exemple,
qui se trouve dans le tiroir supérieur gauche du bureau.
Le tracé grêle
des fragments de pattes ou d’antennes s’en va tout de suite, dès les
premiers coups de gomme. La plus grande partie du corps, assez pâle
déjà, courbée en un point d’interrogation devenant de plus en plus
flou vers l’extrémité de la crosse, ne tarde guère à s’effacer aussi
totalement. Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un
travail plus poussé : après avoir perdu très vite sa couleur, la
forme qui persiste reste ensuite stationnaire durant un temps assez
long. Les contours en sont seulement devenus un peu moins nets. La
gomme dure qui passe et repasse au même point n’y change plus
grand’chose, maintenant.
Une opération
complémentaire s’impose : gratter, très légèrement, avec le coin
d’une lame de rasoir mécanique. Des poussières blanches se détachent
de la paroi. La précision de l’outil permet de limiter au plus juste
la région soumise à son attaque. Un nouveau ponçage à la gomme
termine ensuite l’ouvrage avec facilité.
La trace suspecte
a disparu complètement. Il ne subsiste à sa place qu’une zone plus
claire, aux bords estompés, sans dépression sensible, qui peut
passer pour un défaut, insignifiant de la surface, à la rigueur.
Le papier se
trouve aminci néanmoins ; il est devenu plus translucide, inégal, un
peu pelucheux. La même lame de rasoir, arquée entre deux doigts pour
présenter le milieu de son tranchant, sert encore à couper au ras
les barbes soulevées par la gomme. Le plat d’un ongle enfin lisse
les dernières aspérités » (p. 127-131).
Toute la maison
est vide
12) « De l’autre
côté, les rayons viennent frapper perpendiculairement le mur nu,
tout proche, faisant ressortir en pleine lumière l’image du
mille-pattes écrasé par Franck.
Si chacune des
pattes de la scutigère comprend quatre articles de longueur voisine,
aucune de celles qui se trouvent dessinées ici, sur la peinture
mate, n’est intacte – sauf une peut-être, la première à gauche. Mais
elle est étendue, presque rectiligne, de sorte que ses articulations
ne sont pas faciles à localiser avec certitude. La patte originale
pouvait être sensiblement plus longue encore. L’antenne, non plus,
ne s’est sans doute pas imprimée jusqu’au bout sur le mur.
Dans l’assiette
blanche, un crabe de terre déploie ses cinq paires de pattes aux
jointures très apparentes, solides, bien réglées, emboîtées avec
justesse. Tout autour de la bouche, des appendices nombreux, de
taille plus faible, sont également semblables entre eux deux à deux.
L’animal s’en sert pour produire une sorte de grésillement,
perceptible de tout près, analogue à celui qu’émet dans certains cas
la scutigère » (p. 145).
13) « La porte de
l’office est fermée. Entre elle et l’ouverture béante du couloir, il
y a le mille-pattes. Il est gigantesque : un des plus gros qui
puissent se rencontrer sous ces climats. Ses antennes allongées, ses
pattes immenses étalées autour du corps, il couvre presque la
surface d’une assiette ordinaire. L’ombre des divers appendices
double sur la peinture mate leur nombre déjà considérable.
Le corps est
recourbé vers le bas : sa partie antérieure s’infléchit en direction
de la plinthe, tandis que les derniers anneaux conservent leur
orientation primitive – celle d’un trajet rectiligne coupant en
biais le panneau depuis le seuil du couloir jusqu’au coin du
plafond, au-dessus de la porte close de l’office.
La bête est
immobile, comme en attente, droite encore, bien qu’ayant peut-être
flairé le danger. Seules ses antennes se couchent l’une après
l’autre et se relèvent, dans un mouvement de bascule alterné, lent
mais continu.
Soudain, l’avant
du corps se met en marche, exécutant une rotation sur place, qui
incurve le trait oblique vers le bas du mur. Et aussitôt, sans avoir
le temps d’aller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se
tordant à demi et crispant par degrés ses longues pattes, cependant
que les mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de
la bouche, à vide, dans un tremblement réflexe… Il est possible, en
approchant l’oreille, de percevoir le grésillement léger qu’elles
produisent.
Le bruit est
celui du peigne dans la longue chevelure. Les dents d’écaille
passent et repassent du haut en bas de l’épaisse masse noire aux
reflets roux, électrisant les pointes et s’électrisant elles-mêmes,
laissant crépiter les cheveux souples, fraîchement lavés, durant
toute la descente de la main fine – la main fine aux doigts effilés,
qui se referment progressivement.
Les deux longues
antennes accélèrent leur balancement alterné. L’animal s’est arrêté
au beau milieu du mur, juste à la hauteur du regard. Le grand
développement des pattes, à la partie postérieure du corps, fait
reconnaître sans risque d’erreur la scutigère ou
"mille-pattes-araignée". Dans le silence, par instants, se laisse
entendre, le grésillement caractéristique, émis probablement à
l’aide des appendices bucaux [sic].
Franck, sans dire
un mot, se relève, prend sa serviette ; il la roule en bouchon, tout
en s’approchant à pas feutrés, écrase la bête contre le mur. Puis,
avec le pied, il écrase la bête sur le plancher de la chambre.
Ensuite il
revient vers le lit et remet au passage la serviette de toilette sur
sa tige métallique près du lavabo.
La main aux
phalanges effilées s’est crispée sur le drap blanc. Les cinq doigts
écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant de
force qu’ils ont entraîné la toile avec eux : celle-ci demeure
plissée de cinq faisceaux de sillons convergents… Mais la
moustiquaire […] » (p. 163-166).
14) « Aussitôt
des flammes jaillissent. Toute la brousse en est illuminée, dans le
crépitement de l’incendie qui se propage. C’est le bruit que fait le
mille-pattes de nouveau immobile sur le mur, en plein milieu du
panneau » (p. 167).
Entre la peinture
grise qui subsiste
15) « Dans la
salle à manger, le boy n’a disposé que deux couverts sur la table
carrée : l’un vis-à-vis de la porte ouverte de l’office et du long
buffet, l’autre du côté des fenêtres. C’est là que A… s’assied, le
dos à la lumière. Elle mange peu, selon son habitude. Durant presque
tout le repas elle reste sans bouger, très droite sur sa chaise, les
deux mains aux doigts effilés encadrant une assiette aussi blanche
que la nappe, le regard arrêté sur les restes brunâtres du
mille-pattes écrasé, qui marquent la peinture nue devant elle »
(p. 201-2).
Maintenant
l’ombre du pilier
16) « La tache a
toujours été là, sur le mur. Il n’est question de repeindre, pour
l’instant, que les jalousies et la balustrade […] » (p. 211).
Annexe 2 :
tentative (désespérée ?) de reconstitution de la maison
1 | Alain
Robbe-Grillet, « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi »,
Le Voyageur, Paris, Bourgeois éditeur, 2001,
p. 278. | 2 | Alain
Robbe-Grillet, « Du réalisme à la réalité », Pour un nouveau
roman, Paris, Éditions de Minuit (Critique), 1963,
p. 135. | 3 | Ibid. | 4 | Gérard Genette,
« Vertige fixé », Figures I, Paris, Seuil, 1966,
p. 69-90. | 5 | Roland Barthes,
Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p.
32-43. | 6 | Ibid. | 7 | Alain
Robbe-Grillet, « À quoi servent les théories ? », Pour un
nouveau roman, p. 13. | 8 | Cf. corpus en
annexe. | 9 | Édition de
référence : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie [1re éd. 1957],
Paris, Éditions de Minuit, 2008. | 10 | Laurent Jenny, « La
description », accessible en ligne à l’adresse suivante :
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/description/. | 11 | Alain Robbe-Grillet,
« Nature, humanisme, tragédie », Pour un nouveau
roman, p. 63. | 12 | Gérard Moignet, Systématique de la langue
française, Paris, Klincksieck, 1981, § 152,
p. 107. | 13 | Ibid., § 151, p. 107. | 14 | Ibid., § 152, p. 107. | 15 | Ibid. | 16 | Ibid. | 17 | Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme,
tragédie », p. 48 sq. | 18 | Pierre
Fontanier, Les Figures du discours, Paris,
Flammarion (Champs), 2004, p. 378. | 19 | Ibid. | 20 | Gérard Genette,
Figures III, Paris, Seuil, 1972,
p. 231. | 21 | Alain Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman
futur », Pour un nouveau roman, p. 19. | 22 | Roland Barthes cité par Mireille Calle-Gruber,
La Ville dans L’Emploi du temps de Michel
Butor, Paris, Nizet, 1995, p. 34. | 23 | Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans
le récit d’aujourd’hui », Pour un nouveau roman,
p. 131. | 24 | Alain Robbe-Grillet,
« L’Exercice problématique de la littérature », Le
Voyageur, p. 270. | 25 | Alain
Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit
d’aujourd’hui », p. 130. | 26 | Cf. annexe 2 : tentative
(désespérée !) de reconstitution de la maison. | 27 | Alain Robbe-Grillet,
Le Voyeur [1re éd. 1955], Paris, Éditions de Minuit, 2008,
p. 125-126. | 28 | Alain Robbe-Grillet, « À
quoi servent les théories ? », p. 13. | 29 | Isabelle Chanteloube,
« "Mais… elle rougit". Mot du discours, mot du pouvoir dans
Le Jeu de l’amour et du hasard »,
L’Information grammaticale, n° 124, janvier 2010,
p. 24-28. | 30 | Jean Rousset, « Trois romans de la mémoire »,
Cahiers internationaux de symbolisme, n° 9-10,
1965-1966, p. 109. | 31 | Alain Robbe-Grillet, « En
retard ou en avance ? » [L’Express, 8 octobre
1959], Le Voyageur, p. 330. | 32 | Alain
Robbe-Grillet, « Nouveau roman, homme nouveau », Pour un
nouveau roman, p. 116-117. | 33 | Ibid., p. 117. | 34 | Alain
Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur »,
p. 18. | 35 | Jean Rousset, « Les Deux Jalousies »,
Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, p. 139
à 157. | 36 | Alain Robbe-Grillet,
« Temps et description dans le récit d’aujourd’hui »,
p. 128. | 37 | Ibid. | 38 | Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle [1re éd. 1963],
Paris, Éditions de Minuit, 2008, p. 149. | 39 | Gérard Genette, « Vertige fixé »,
p. 69-90. | 40 | Alain
Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, Paris,
Éditions de Minuit, 1988, p. 179-180. | 41 | Ibid., p. 180. | 42 | Jean
Rousset, « Les Deux Jalousies », p 139 à 157. | 43 | Laurent Jenny, « La description », accessible en
ligne à l’adresse suivante :
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/description/. | 44 | Ibid. | 45 | Alain Robbe-Grillet,
Les Gommes [1re éd. 1953], Paris, Éditions de Minuit, 2006,
p. 15. | 46 | Catherine Fromilhague et
Anne Sancier-Chateau, Introduction à l’analyse
stylistique, Paris, A. Colin (Lettres Sup), 2004,
p. 130. | 47 | Ibid., p. 122. | 48 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, Paris, Éditions de Minuit,
1985, p. 7, p. 10. | 49 | Alain Robbe-Grillet,
Angélique ou l’enchantement, p. 68. | 50 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 178-179. | 51 | Ibid., p. 180. | 52 | Ibid., p. 14. | 53 | Ibid.,
p. 14. | 54 | Ibid.,
p. 16. | 55 | Ibid., p. 16. | 56 | Alain Robbe-Grillet, Dans le
labyrinthe, Paris, Éditions de Minuit, 1959,
p. 19-20. | 57 | Ibid., p. 23. | 58 | Ibid., p. 13. | 59 | Alain
Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New
York [1re éd. 1970], Paris, Éditions de Minuit, 2003,
p. 197. | 60 | Alain
Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient,
p. 17. | 61 | Alain Robbe-Grillet,
Le Voyeur, p. 91. | 62 | Ibid., p. 102. | 63 | Alain
Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient,
p. 201-202. | 64 | Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle,
p. 154. | 65 | Ibid.,
p. 208. | 66 | Cité par Alain Robbe-Grillet, « Nature,
humanisme, tragédie », p. 61. | 67 | Ibid. | 68 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p 30. | 69 | Alain
Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad [1re éd. 1961], Paris,
Éditions de Minuit, 2007, p. 97. | 70 | Jean Rousset, « Les
Deux Jalousies », p. 139 à 157. | 71 | Alain Robbe-Grillet, « Nouveau roman, homme
nouveau », p. 118. | 72 | Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à
Marienbad, p. 117. | 73 | Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle,
p. 77. | 74 | Ibid., 186. | 75 | Ibid., p. 199. | 76 | Alain
Robbe-Grillet, « La Chambre secrète », Instantanés [1re éd. 1962],
Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 97. | 77 | Ibid., p. 98. | 78 | Ibid.,
p. 99. | 79 | Ibid.,
p. 106. | 80 | Ibid.,
p. 105. | 81 | Ibid., p. 106. | 82 | Ibid.,
p. 108. | 83 | Ibid. | 84 | Ibid., p. 103. | 85 | Ibid.,
p. 106. | 86 | Alain
Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New
York, p. 195-196. | 87 | Ibid., p. 196. | 88 | Ibid. | 89 | Ibid., p. 195. | 90 | Alain
Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New
York, p. 202. | 91 | Alain Robbe-Grillet,
Angélique ou l’enchantement, p. 228. | 92 | Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle,
p. 187. | 93 | Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur,
p. 179. | 94 | Alain Robbe-Grillet,
Projet pour une révolution à New York,
p. 171. | 95 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p. 21. | 96 | Ibid. | 97 | Denis Saint-Jacques, « Le lecteur du Nouveau
Roman », in Nouveau Roman : hier,
aujourd’hui, J. Ricardou et F. Van Rossum-Guyon (dir.),
Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1972, t. 1,
p. 137. | 98 | Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de
Corinthe, Paris, Éditions de Minuit, 1994,
p. 188. | 99 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 17-18. | 100 | Ibid., p. 18. | 101 | Robbe-Grillet,
L’Année dernière à Marienbad, p. 43. | 102 | Alain Robbe-Grillet,
« L’Express va plus loin avec Robbe-Grillet »
[L’Express, n° 876, 1-7 avril 1968], Le
Voyageur, p. 371. | 103 | Jean-Louis Ezine, « Simon sort du désert »,
entretien avec Claude Simon, Le Nouvel Observateur,
25-31 octobre 1985, p. 75. | 104 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 194. | 105 | Alain
Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe,
p. 79. | 106 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 219. | 107 | Alain Robbe-Grillet, Angélique ou
l’enchantement, p. 82. | 108 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p. 213. | 109 | Lettre à
George Sand du 6 février 1876. | 110 | Lettre à Louise Collet du
3 juillet 1853. | 111 | Mireille Calle-Gruber, Le Grand
Temps. Essai sur l’œuvre de Claude Simon,
Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion
(Perspectives), 2004, p. 48. | 112 | Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme,
tragédie », p. 139. | 113 | Alain
Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe,
p. 36. | 114 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p. 184. | 115 | Ibid.,
p. 38. | 116 | Alain Robbe-Grillet, Les Gommes,
p. 132-133. | 117 | Alain Robbe-Grillet,
« Temps et description dans le récit d’aujourd’hui »,
p. 127. | 118 | Ibid. | 119 | Alain Robbe-Grillet, « À quoi servent les
théories ? », p. 9. | 120 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 220-221. | 121 | Alain
Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement,
p. 69. | 122 | Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme,
tragédie », p. 138. | 123 | Ibid., p. 137. | 124 | Alain
Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe,
p. 143. | 125 | Alain Robbe-Grillet, « Du
Nouveau Roman à la nouvelle autobiographie », Le
Voyageur, p. 293. | 126 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 27. | 127 | Ibid.,
p. 28. | 128 | Alain Robbe-Grillet,
Angélique ou l’enchantement, p. 126. | 129 | Ibid., p. 22. | 130 | Alain Robbe-Grillet,
Les Derniers Jours de Corinthe, p. 74. | 131 | Alain Robbe-Grillet,
Angélique ou l’enchantement,
p. 125-126. | 132 | Alain
Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit
d’aujourd’hui », p. 134. | 133 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p. 38. | 134 | Ibid., p. 15. | 135 | Alain Robbe-Grillet,
« L’Orient m’intéresse parce qu’il est créateur de chimères »
[Le Monde, 1er juin 1963], Le
Voyageur, p. 336. | 136 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p. 41. | 137 | Alain
Robbe-Grillet, « Sartre et le Nouveau Roman », Le
Voyageur, p. 262. | 138 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 69. | 139 | Alain
Robbe-Grillet, « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi »,
p. 278. | 140 | Alain
Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 184. | 141 | Ibid., p. 185. | 142 | Alain Robbe-Grillet, Le Voyageur,
p. 513. | 143 | Claude Simon, « Et à quoi bon inventer ? »,
entretien avec Marianne Alphant, Libération, 31 août
1989, p. 24-25. | 144 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p. 131. | 145 | Ibid., p. 132. | 146 | Alain Robbe-Grillet, « Sur
quelques notions périmées », Pour un nouveau roman,
p. 31. | 147 | Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans
le récit d’aujourd’hui », p. 133. | 148 | Alain
Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 53. | 149 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 77. | 150 | Alain
Robbe-Grillet, « Sartre et le Nouveau Roman », p. 262. | 151 | Alain Robbe-Grillet,
« L’exercice problématique de la littérature », Le
Voyageur, p. 271. | 152 | Alain
Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement,
p. 177-178. | 153 | Ibid., p. 84. | 154 | Ibid., p. 179. | 155 | Alain Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient, p. 12. | 156 | Nathalie Depraz, Comprendre la
phénoménologie, Paris, A. Colin, 2006, p. 204. | 157 | Ibid., p. 6 : « Ainsi la
phénoménologie se propose-t-elle de demeurer dans cette attitude
d’ouverture, où le sens n’est pas donné ». | 158 | Jean-François
Lyotard, La Phénoménologie [1re éd. 1954], Paris, PUF (Que
sais-je), 2007, p. 5. | 159 | Ibid., p. 5. | 160 | Nathalie Depraz, Comprendre la
phénoménologie, p. 18. | 161 | Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de
la perception, Paris, Gallimard (Tel), 2005, p. 9 | 162 | Albert
Camus, Le Mythe de Sisyphe [1re éd. 1942], Paris, Gallimard (Folio
essais), 2008, p. 65. | 163 | Ibid.,
p. 45. | 164 | Alain
Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 141. | 165 | Alain
Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient,
p. 167. | 166 | Ibid., p. 168. | 167 | Ibid., p. 169. | 168 | Alain Robbe-Grillet,
Les Derniers Jours de Corinthe, p. 74. | 169 | Laurent Joumier, « Husserl, la naissance de la
phénoménologie », Sciences Humaines, hors série
spécial n° 9, mai-juin 2009, p. 54. | 170 | Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle,
p. 9. | 171 | Jean-François Lyotard,
La Phénoménologie, p. 52. | 172 | Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui
revient, p. 170. | 173 | Cf. Alain Robbe-Grillet,
« Monde trop plein, conscience vide », « Sartre et le Nouveau
Roman », Le Voyageur, p. 239-249,
p. 251-262. | 174 | Jean-Paul
Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de
Husserl : l’intentionnalité », Situations [1re éd. 1947], Paris,
Gallimard (Folio essais), 2005, t. I,
p. 31-32. | 175 | Husserl, Idées directrices pour une
phénoménologie, traduit par Paul Ricœur, Paris, Gallimard
(Bibliothèque de philosophie), 1950, p. 67. | 176 | Ibid., p. 355. | 177 | Jean-Michel
Salanskis, Husserl, Paris, Les Belles lettres
(Figures du Savoir), 2004, p. 51. | 178 | Jean-François Lyotard, La
Phénoménologie, p. 11. | 179 | Alain Robbe-Grillet, Angélique ou
l’enchantement, p. 10. | 180 | Avec tous mes remerciements à Thérèse Lechipey
pour avoir relu et amendé cet article. |
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