Dossier : La Question de la nouveauté


Mille lignes pour mille pattes,
dissection et décortication d’une scutigère :
La Jalousie, Robbe-Grillet

Stéphane Gallon

Rennes II

Lidile

stephanegallon@club-internet.fr

Résumé :
Dans La Jalousie de Robbe-Grillet, conformément aux premières observations de Barthes, que ce soit par l’architexte, la caractérisation ou le système énonciatif choisis, les descriptions du mille-pattes paraissent à première lecture tendre vers l’objectivité, mais de page en page cette objectivité est de plus en plus mise à mal et ceci à un tel point que tout ou presque, dans le référent, semble bientôt devenir contradictoire. L’interprétation de Morrissette prend alors le pas sur celle de Barthes. La scutigère ne serait-elle pas le fruit d’une subjectivité tourmentée, le produit d’une vision fantasmatique ? Une telle approche, aussi séduisante soit-elle, conduit à une représentation du réel tout aussi problématique que la précédente, à un référent qui, puisque n’ayant pas la même structure que le réel, ne peut être qu’infidèle à son modèle. Quelle solution reste-t-il alors à l’écrivain ? Celle qu’à la suite de Flaubert et des peintres du XXe siècle, propose Ricardou ? Représenter le seul élément du réel ayant la même structure que l’écriture, à savoir… l’écriture elle-même ? Scutigère objective, scutigère subjective, scutigère autonymique : dans ses écrits théoriques et dans les commentaires de son œuvre, Robbe-Grillet semble constamment osciller entre ces trois interprétations. Jamais totalement convaincu par l’une ou par l’autre, il en arrive à utiliser le substantif « contradiction » quand il les confronte. Doit-on le suivre sur cette voie et en déduire que ces trois lectures sont exclusives et antagoniques ? Si la piste psychologique ne paraît guère convaincante pour concilier ces trois approches, les lectures sociologique, dialectique et phénoménologique amènent à découvrir que la modernité de La Jalousie se trouve au cœur de ces contradictions, et que c’est par elles que le roman propose une nouvelle représentation de la réalité et ainsi, conformément au titre d’un des articles de Pour un nouveau roman, fait passer la littérature du réalisme à la réalité.

Abstract :
In Robbe-Grillet’s La Jalousie, as Barthes initially remarked, whether by the chosen architextuality, characterisation or enunciative system, descriptions of centipedes seem at first sight to aim for objectivity, but as the pages pass this objectivity is increasingly undermined, to such an extent that everything or nearly everything in the referent soon appears contradictory. Morissette’s interpretation then takes over from Barthes. Is the centipede not the fruit of tormented subjectivity, the product of a fantasised view ? No matter how seductive this approach, it leads to a representation of reality that is just as problematic as the first, a referent that, since it does not have the same structure as reality, can only be unfaithful to its model. What solution is left for a writer ? The approach suggested by Ricardou in the footsteps of Flaubert and the painters of the 20th century ? Representing the only element of reality that has the same structure as writing, that is, writing itself ? Objective centipede, subjective centipede, autonymic centipede; in his theoretical writings and comments on his work, Robbe-Grillet seems to fluctuate constantly between the three interpretations. Never completely convinced over by any of them, he finally uses the word “contradiction” in comparing them. Should we follow his example and deduce that the three readings are irreconcilable ? While the psychological angle appears unsatisfactory to reconcile the three, the sociological, dialectical and phenomenological understandings show that the modernity of La Jalousie lies at the heart of these contradictions, and it is through them that the novel proposes a new representation of reality, and in doing so, in keeping with the title of one of the articles in Pour un nouveau roman, takes literature from realism to reality.

Il n’est pas question de résoudre cette contradiction, c’est elle qui me passionne dans cette affaire [1].

Comme le signale lui-même Robbe-Grillet, nouveauté, depuis au moins le XIXe siècle, est synonyme de réalisme. « [C]’était le mot d’ordre des romantiques contre les classiques, puis celui des naturalistes contre les romantiques ; et les surréalistes eux-mêmes affirmaient à leur tour ne s’occuper que du monde réel » [2], écrit-il dans un article justement intitulé « Du réalisme à la réalité ». Dans ce même article, il affirme que ses propres romans ne font pas exception à la règle : « C’est le monde réel qui les intéresse ; chacun s’efforce bel et bien de créer du "réel" » [3]. Reste bien sûr à préciser ce qu’il entend par « réel » et à découvrir en quoi et comment il ferait ainsi passer la littérature du réalisme à la réalité. En nous penchant sur les anneaux, mâchoires, mandibules, antennes et autres appendices de La Jalousie, autrement dit sur un motif qui trouve sa source dans la réalité et qui, dans la lignée du naturalisme, semble antinomique de toute idéalisation, nous tenterons, sur les pas de Genette [4], de récapituler les différentes lectures réalistes qui ont été proposées de l’œuvre de Robbe-Grillet et nous nous demanderons si ces lectures sont exclusives, antagoniques et contradictoires ou si, au contraire, de leur conciliation ne naîtrait pas un réalisme authentiquement nouveau. Confrontons donc coups de pattes de Barthes, Morrissette, Ricardou et mille-pattes de Robbe-Grillet.

Un mille-pattes objectif ?

Scutigera coleoptrata

Architexte

Dès ses premiers écrits critiques, Robbe-Grillet insiste sur le caractère descriptif de ses romans, ce qui amena, peu après, Barthes [5] à parler à son propos de « littérature objective » [6], c’est-à-dire, comme il l’explicite dans la définition du Littré qu’il met en exergue de son article, une littérature « destiné[e] à être tourné[e] du côté de l’objet ».

L’architextualité de La Jalousie semble lui donner raison. Robbe-Grillet a une propension évidente pour le descriptif qui, culturellement parlant, a vu justement son heure de gloire avec les écoles réaliste et naturaliste. Loin d’interpréter le descriptif comme un épiphénomène accidentel de la modernité, Robbe-Grillet estime au contraire que l’on a là une tendance lourde :

De Flaubert à Kafka, une filiation s’impose à l’esprit, qui appelle un devenir. Cette passion de décrire, qui tous deux les anime, c’est bien elle que l’on retrouve dans le nouveau roman aujourd’hui [7].

Sans surprise, les passages de La Jalousie évoquant le mille-pattes sont tous à dominante descriptive [8]. Outre la scutigère décrite quatre fois en long, en large et en morceaux (p. 61-63, p 96-97, p. 127-129, p. 163-165 [9]), nous avons aussi droit, de façon récurrente, à des tableaux plus ou moins détaillés de la tache engendrée par l’écrasement du croustillant animal (p. 27, p. 56, p. 64, p. 69-70, p. 90, p. 129-132, p. 145, p. 202), à des descriptions de A… subjuguée (p. 61-64, p 96-97, p. 112-115), de la nappe martyrisée (p. 113, p. 166) voire de la pittoresque chemise de Franck (p. 114). Comme pour accentuer cette dimension descriptive, à plusieurs reprises, Robbe-Grillet fige les scènes décrites. Soit il choisit un élément immobile et relativement pérenne comme la tache sur le mur, soit il arrête en plein mouvement l’action décrite. Tel est le cas de la scutigère qui soudain stoppe sa progression au milieu du panneau ou de A… qui, comme hypnotisée par l’animal, se pétrifie littéralement.

Mais surtout, Robbe-Grillet semble ramener ses descriptions aux origines de l’architexte, à savoir, comme le rappelle Jenny [10], les écrits techniques ou scientifiques. Cette origine est surmarquée au sein même du texte par la dénomination « scutigère », par le lexique technique (« mandibules », « anneau » p. 129, « appendices bucaux [sic] » p. 164) et par une réitération ramenant explicitement au registre biologique : « reproduits/e avec une/la fidélité de planche anatomique » (p. 56, p. 129). De même, certaines digressions commentatives semblent sorties tout droit de telle ou telle encyclopédie ou revue spécialisée :

À son extrémité postérieure, le développement considérable des pattes – de la dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les antennes – fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite « mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minutes » à cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa piqûre, prétendue mortelle. Cette espèce est en réalité peu venimeuse ; elle l’est beaucoup moins, en tout cas, que de nombreuses scolopendres fréquentes dans la région (p. 128).

En toute cohérence, plusieurs des descriptions de Robbe-Grillet reprennent les quatre critères descriptifs utilisés par les taxinomistes du XVIIIe siècle, à savoir la quantité des éléments, leur forme, leur distribution dans l’espace et enfin leur grandeur relative. Nous retrouvons par exemple ces quatre catégories dans l’extrait suivant :

Il s’est arrêté, petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la hauteur du regard, à mi-chemin entre l’arête de la plinthe (au seuil du couloir) et le coin du plafond (p. 127-128).

Les quantificateurs et accumulations ne sont pas non plus sans rappeler la recherche d’exhaustivité et de précision des scientifiques : « une des antennes, deux mandibules recourbées, la tête et le premier anneau, la moitié du second, trois pattes de grande taille » (p. 56). Comme on peut le voir dans l’exemple plus haut, nous avons même droit à des termes de mesure.

Cette précision, nous la retrouvons dans la prédilection qu’a Robbe-Grillet pour le tout petit, l’imperceptible, comme par exemple « les antennes » (p. 128) ou « les mâchoires qui s’ouvrent et se ferment » (p. 129). De nombreux passages sont même structurés par un mouvement de zoom :

Sur la peinture claire de la cloison, en face de A…, une scutigère de taille moyenne […]. La bête est facile à identifier grâce au grand développement de pattes, à la partie postérieure surtout. En l’observant avec plus d’attention, on distingue, à l’autre bout, le mouvement de bascule des antennes (p. 61-62).

La main aux phalanges effilées s’est crispée sur la toile blanche. Les cinq doigts […]. Seule la première phalange en est encore visible. À l’annulaire brille une bague (p. 112-113).

Ce qui est vrai au niveau local est vrai au niveau général. D’un extrait à l’autre, Robbe-Grillet semble comme zoomer sur la scutigère. La première évocation est « une tache noirâtre » (p. 27). À la page 56, les fragments du corps de l’animal sont évoqués. L’on peut apercevoir sur le mur « trois pattes de grande taille ». Une soixantaine de pages plus loin, le regard est orienté sur « la dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les antennes » (p. 128). Page 145, la description est encore plus détaillée :

[…] la première à gauche. Mais elle est étendue, presque rectiligne, de sorte que ses articulations ne sont pas faciles à localiser avec certitude.

Autrement dit, en un peu plus de cent pages, nous sommes passés d’une tache informe aux articulations de la première patte gauche de l’animal.

Caractérisation

Une analyse plus poussée des caractérisations de la scutigère, de la tache, du cadre ou des personnages conduit à des conclusions similaires. Les adjectifs évaluatifs axiologiques ou affectifs sont quasi inexistants. De même, très peu d’adjectifs attribués au non-humain contiennent le sème /humain/. Robbe-Grillet n’est pas Ponge et il le clame :

Décrire les choses, en effet, c’est délibérément se placer à l’extérieur, en face de celles-ci. Il ne s’agit plus de se les approprier ni de rien reporter sur elles. Posées, au départ, comme n’étant pas l’homme, elles restent constamment hors d’atteinte et ne sont, à la fin, ni comprises dans une alliance naturelle, ni récupérées par une souffrance. Se borner à la description, c’est évidemment récuser tous les autres modes d’approche de l’objet : la sympathie comme irréaliste, la tragédie comme aliénante, la compréhension comme relevant du seul domaine de la science [11].

Les classifiants dominent donc et de loin : adjectifs de couleur ou de luminosité (« noirâtre », « claire », « verdie », « noirs », « sombre », « unie », « mate », « brune », « bleue », « pâle », « kaki », « jaunâtre », « rousse »), adjectifs précisant la place ou l’ordre (« précédent », « premier », « première », « seconde », « dernière », « postérieure », « antérieure », « gauche »), adjectifs déterminant la taille ou la forme (« grand », « grosses », « longues », « étendus », « allongée », « carré », « rectiligne »), adjectifs décrivant une attitude physique (« close », « droite », « ouverts », « fixes », « immobile ») ou enfin, comme vu précédemment, adjectifs empruntés au vocabulaire technique (« anatomique », « bucaux [sic] »). Si nous recensons les adjectifs les plus utilisés dans notre corpus, nous obtenons exactement le même constat : dix occurrences de « nu(e) », sept de « blanches », six d’« écrasé » et « effilés », cinq de « claire », « immobile(s) », « visible », quatre de « fines », trois de « droit(e) ».

Cette liste est d’autant plus intéressante que certains de ces adjectifs caractérisent à la fois la scutigère et les personnages C’est le cas par exemple d’« immobile », de « droit(e) », de « visible » et de « fine » :

Franck relève les yeux. Se réglant ensuite, sur la direction indiquée par ceux – immobiles – de sa voisine (p. 61) / La bestiole est immobile au milieu du panneau (p. 97).

A… n’a pas bronché depuis sa découverte : très droite (p. 62) / La bête est immobile, comme en attente, droite encore (p. 164).

[…] une scutigère de taille moyenne (longue à peu près comme le doigt) est apparue, bien visible (p. 62) / Seule la première phalange en est encore visible (p. 113).

Les fines antennes accélèrent leur balancement alterné (p. 63) / durant toute la descente de la main fine – la main fine aux doigts effilés (p. 165).

Et même si les autres lexies de la liste ne sont pas reliées au nom support par adjectivation directe, la scutigère et A… sont toutes les deux associées au blanc (par le mur et la nappe) et à la forme « effilée » (par leur morphologie). Il faut certainement voir derrière ces parallélismes, une volonté de mettre au même niveau personnages et insectes, une remise en cause de la hiérarchisation humaniste homme-animal, un refus de privilégier le sujet à l’objet, autrement dit, encore une fois, une recherche d’objectivité. Un autre stylème va d’ailleurs exactement dans ce sens. Quand Robbe-Grillet décrit l’apparition du mille-pattes sur le mur, il alterne des paragraphes qui sont consacrés à chaque fois, ou presque, à un des protagonistes de la scène. Par exemple aux pages 61-64, on a droit à la succession : Franck (« Franck relève les yeux »), la scutigère, A… Les actants se retrouvent donc tous au même niveau. Plus que cela, sur l’ensemble de l’extrait la scutigère occupe plus de lignes que les autres actants. La hiérarchie est donc non seulement remise en cause mais même renversée. Même constat aux pages 96 et 97.

Qui plus est, énormément d’adjectifs utilisés par Robbe-Grillet sont attributs : « Seule la première phalange en est encore visible », « La bête est immobile », « Cette espèce est en réalité peu venimeuse », « elle est beaucoup plus fragile », « Mais elle est étendue, presque rectiligne », etc. Or l’auxiliaire « être » est particulièrement objectivant. Il garde en effet une part du trait principal de son sémantisme en emploi absolu, à savoir celui de « poser l’existence de ce qui est d’emblée posé existant » [12]. Il est par excellence l’auxiliaire de « l’effection » [13]. Il explicite « ce qui est impliqué par la nature de son support » [14] et pose par conséquent les caractérisants comme propriété inhérente du support en question. Le caractérisant n’est donc pas présenté comme une caractéristique accidentelle mais comme une caractéristique essentielle. En apportant « à son support la matière notionnelle de ce qui le suit » [15], l’auxiliaire définit « le dit support dans la circonstance du discours » [16]. Support et adjectif l’accompagnant prennent donc le statut d’étant, un étant complexe puisque somme d’un thème et d’un prédicat, un étant présenté comme incontestable puisque non modalisé, un étant ayant une certaine persistance, un étant enfin objectivé non seulement parce que donné comme effectif, non seulement parce que dévoilant ses propriétés inhérentes mais aussi parce que situé dans le temps grâce aux tiroirs verbaux. L’auxiliaire « être » n’est cependant pas le seul verbe attributif utilisé par Robbe-Grillet : « celle-ci demeure plissée », « elle reste sans bouger, très droite sur sa chaise », « la forme qui persiste reste ensuite stationnaire », « un point d’interrogation devenant de plus en plus flou », « Le papier se trouve aminci néanmoins », « aucune de celles qui se trouvent dessinées ici, sur la peinture mate, n’est intacte », etc. Ces emplois contribuent également à l’objectivation. Dans les trois premières occurrences, la permanence de l’étant est emphatisée, sa réalité en est renforcée. L’auxiliaire « devenant » souligne quant à lui un des processus essentiels du réel, à savoir le changement d’état. Les deux derniers exemples révèlent la dimension locative de tout étant matériel, et surtout mettent en valeur le côté aléatoire de l’organisation du monde. L’absence d’agent et la diathèse passive donnent en effet l’impression que l’effection est un résultat qui n’est produit par aucune réelle volonté agissante. Le fait est là, un point c’est tout. On ne sait trop comment cela est survenu.

Par tous ces auxiliaires, non seulement la réalité objective du référent est donc une nouvelle fois posée, mais le réel est présenté comme éminemment matériel, comme spatial, comme composé d’une somme d’éléments jetés là par le hasard, somme d’éléments qui demeure un temps, se métamorphose puis disparaît.

Autre outil de la caractérisation, les comparaisons et métaphores semblent antinomiques de l’objectivité et paraissent plutôt conduire au subjectivisme le plus effréné. D’ailleurs, Robbe-Grillet, dans « Nature, humanisme et tragédie » [17], les « torpille » sans ménagement. Pourtant, si nous analysons les passages de La Jalousie évoquant la scutigère ou la tache sur le mur, nous avons la surprise de les voir pulluler. Autre surprise, les comparaisons sont, en nombre, bien inférieures aux métaphores. Des comparaisons seraient plus attendues par le fait que l’allotopie est signalée et que, surtout, elles ont souvent une fonction didactique qui semblerait plus en adéquation avec l’architexte scientifique repéré plus haut. Elles sont souvent, dit Fontanier, une « manière d’éclaircissement et de preuve » [18]. Fromilhague et Sancier-Chateau ajoutent que le comparant « est là, non pour donner à voir, mais pour donner à comprendre ».

Cependant, en conformité avec les revendications théoriques évoquées précédemment, les métaphores que Robbe-Grillet utilise sont pour la plupart éculées, usées, lexicalisées, à la limite même parfois du cliché (« un mince ruban d’or » p. 113), ce qui fait que le comparant est en grande partie virtualisé : « L’image du mille-pattes écrasé se dessine » (p. 56), « Plusieurs des articles du corps ou des appendices ont imprimé là leurs contours » (p. 56), « le mouvement de bascule des antennes » (p. 62), « la serviette en boule » (p. 63), « des cinq faisceaux de sillons » (p. 113), « le rayonnement des plis » (p. 113), « la région soumise à son attaque » (p. 131), « De l’autre côté, les rayons viennent frapper » (p. 145), etc. Le fait aussi que certaines de ces images sont répétées et répétées (« serviette en bouchon », « mur nu », etc.) les banalise, ce qui a pour effet de transformer la caractérisation en sorte d’épithète de nature qui virtualise encore une fois la dimension imaginaire.

Certes, en contradiction avec ce que Robbe-Grillet affirme, il est possible de repérer quelques comparants contenant le sème /humain/ mais, là encore, la lexicalisation guette et la comparaison n’est pas d’ordre moral mais d’ordre physique : « (longue à peu près comme le doigt) » (p. 62). Cette dernière remarque nous conduit à déceler une autre caractéristique des images de Robbe-Grillet. À l’opposé de certaines œuvres où, par le biais du phore, l’abstrait est concrétisé, le concret, dans La Jalousie, est… concrétisé. Si l’on reprend la classification de Fontanier, les métaphores dominantes sont des métaphores physiques (« celle[s] où deux objets physiques, animés ou inanimés, sont comparés entre eux » [19]) : « tout cela n’est plus qu’une bouillie rousse » (p. 129), « Il se présente plutôt comme une encre brune » (p. 129), « Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure » (p. 165), etc. Le comparant, loin d’emporter le lecteur dans un monde exotique ou onirique, le ramène à son quotidien, à une action des plus ordinaires : « comme si elle cherchait à découvrir quelque tache sur la cloison nue en face d’elle » (p. 70), « comme en attente » (p. 164). Dans bien des cas, on pourrait même presque se demander s’il y a bien figure. En effet Fromilhague et Sancier-Chateau estiment qu’« il y a figure quand le Ca désigne un référent virtuel, qui ne fait pas partie de l’univers de référence – réel ou fictionnel de l’énoncé » or, chez Robbe-Grillet, le comparant fait au contraire constamment partie de l’univers de référence et cela au point que plusieurs comparaisons, puisque les comparants sont empruntés au cotexte immédiat, pourraient même être qualifiées de diégétiques : « encadrant une assiette aussi blanche que la nappe » (p. 202), « comme en attente » (p. 164). La tension entre le thème et le phore est donc généralement, contrairement par exemple aux surréalistes, particulièrement restreinte. Le comparé en devient même parfois comparant : « L’animal s’en sert pour produire une sorte de grésillement […] analogue à celui qu’émet dans certains cas la scutigère » (p. 146) ; « Aussitôt des flammes jaillissent […]. C’est le bruit que fait le mille-pattes » (p. 167). Notons enfin que l’intersection sémique entre le phore et le thème (le motif) renvoie très souvent à du spatial, à de l’objectif : couleur, forme ou texture.

Récapitulons : comparaisons et métaphores stéréotypées, réitérées, lexicalisées, imaginaire virtualisé, comparé et comparant plus physiques que moraux, phore ramenant à l’univers de référence voire à la diégèse, tension restreinte, motifs spatiaux, autant de caractéristiques qui refoulent le subjectif et ramènent une nouvelle fois au référent, aux objets, à l’objectif.

L’énonciation

Corroborant cette dimension objective dont Barthes s’est fait le chantre, il faudrait ajouter aux remarques qui précèdent une analyse de l’énonciation. Les verbes sont essentiellement à l’indicatif, mode de l’actualisation. Le présent est le tiroir verbal majoritaire, ce qui fait que le lecteur assiste en quelque sorte en direct aux événements qui lui sont rapportés. Histoire et narration se mettant à coïncider temporellement, le récit gagne en objectivité :

Un récit au présent de type « béhaviouriste » et purement événementiel peut apparaître comme le comble de l’objectivité, puisque la dernière trace d’énonciation qui subsistait dans le récit de style Hemingway – la marque de distance temporelle entre histoire et narration que comporte inévitablement l’emploi du prétérit – disparaît dans une transparence totale du récit, qui achève de s’effacer au profit de l’histoire : c’est ainsi qu’ont été généralement reçues les œuvres du « Nouveau Roman » français, et particulièrement les premiers romans de Robbe-Grillet [20].

Nombreux déictiques, absence de la première personne et absence de digressions omniscientes sur les états d’âme du narrateur font que le lecteur oublie ce dernier, s’approprie les références spatiales et devient donc « le » témoin de la scène. Il se met alors à situer les éléments décrits par rapport à lui-même et a l’impression d’être au cœur du référent. L’effet de réel n’en est que plus fort. Dans l’extrait ci-dessous, la construction impersonnelle additionnée à la périphrase verbale contenant un semi-auxiliaire souvent associé à l’injonctif incite le lecteur à prendre la place du spectateur potentiel et donc à avancer. Étant donné que la phrase qui suit immédiatement propose une description détaillée, il a l’impression de s’être réellement rapproché et donc est confirmé dans son rôle de témoin des faits :

Pour voir le détail de cette tache avec netteté, afin d’en distinguer l’origine, il faut s’approcher tout près du mur et se tourner vers la porte de l’office. L’image du mille-pattes écrasé se dessine alors, non pas intégrale, mais composée de fragments assez précis pour ne laisser aucun doute (p. 56).

Robbe-Grillet utilise d’ailleurs à plusieurs autres reprises la construction impersonnelle ou l’indéfini « on », qui tous deux contribuent à l’éloignement du narrateur et à l’implication du lecteur : « Pour voir le détail de cette tache, […] il faut » (p. 56), « En l’observant avec plus d’attention, on distingue » (p. 62), « Il n’est pas rare de rencontrer ainsi » (p. 62), « Il ne subsiste à sa place qu’une zone » (p. 131).

Un autre procédé énonciatif contribue à l’impression de réalisme et donc d’objectivité : le discours direct. Non seulement il jette le lecteur au cœur de la situation d’énonciation, mais son contenu informationnel est si indigent (« Un mille-pattes ! » p. 61) que le lecteur y voit plus une fidèle restitution référentielle qu’une savante élaboration littéraire. La reprise mot pour mot de ce même syntagme une trentaine de pages plus loin (p. 96) le conforte dans le fait que la scène s’est bien passée ainsi. Donnant une impression de spontanéité, l’expressivité, créée par l’utilisation d’un monorhème et par la modalité exclamative, renforce encore un peu plus l’effet de réel.

On le voit, tout semble donc être orienté pour chasser l’allégorique, le symbolique, l’idéologique, le métaphysique et nous montrer que les choses et les faits n’ont finalement qu’une seule et unique caractéristique, être là :

Chacun peut apercevoir la nature du changement qui s’est opéré. Dans le roman initial, les objets et les gestes qui servaient de support à l’intrigue disparaissaient complètement pour laisser la place à leur seule signification : la chaise inoccupée n’était plus qu’une absence ou une attente, la main qui se pose sur l’épaule n’était plus que marque de sympathie, les barreaux de la fenêtre n’étaient que l’impossibilité de sortir… Et voici que maintenant on voit la chaise, le mouvement de la main, la forme des barreaux [21].

Le nouveau roman cherche à donner à l’objet un « être là », et lui ôter un « être quelque chose » [22].

Un mille-pattes perturbé

Lexique

Pourtant la belle machine théorique ne tarde pas à hoqueter. Le lexique technique et scientifique repéré ci-dessus avoisine avec des lexies aussi imprécises et familières que « la bête » (p. 62, 62, 96, 128) ou « la bestiole » (p. 97). Les dénominations utilisées pour désigner la scutigère, loin de mettre en valeur les spécificités organiques ou structurelles de l’animal, s’arrêtent à un critère aussi superficiel que la couleur ou nous proposent une description anatomique des plus imprécises : « tache noirâtre » (p. 27), « tache sombre » (p. 56), « une forme sombre » (p. 64), « un petit arc » (p. 64). L’animal n’est pas nommé « scutigera coleoptrata » comme il se devrait mais « mille-pattes araignée » (p. 128) ou « mille-pattes minute » (p. 128). Dans certains passages, nous avons même droit tout simplement à des indéfinis : « quelque chose » (p. 64-97), « tout cela » (p. 129).

Cadre spatio-temporel

Même constat au niveau référentiel. Dès la première évocation du mille-pattes, le cadre temporel est surmarqué par la présence de tiroirs verbaux et de quatre syntagmes situant l’action dans le temps : « la semaine dernière », « au début du mois », « le mois précédent », « plus tard » (p. 27). Et pourtant, le lecteur est incapable de dater la scène. Non seulement le moment de l’énonciation n’est pas indiqué, ce qui rend caduques les précisions qui suivent mais ces précisions sont trop nombreuses et surtout trop antinomiques pour que le lecteur puisse se repérer. Plus que cela, le système temporel est ambigu. Alors que l’ensemble du roman est au présent de l’indicatif, le passage que nous analysons contient deux imparfaits :

Non ses traits n’ont pas bougé. Leur immobilité n’est pas si récente. […] Du reste, elle n’était déjà plus tournée vers Franck, à ce moment-là. Elle venait de ramener la tête dans l’axe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tache noirâtre marque l’emplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard. Le visage de Franck, presque à contre-jour ne livre pas la moindre expression (p. 27).

Une nouvelle fois, le lecteur perd ses marques. Deux temporalités semblent se mêler mais toutes deux ont à un moment recours au présent de l’indicatif. Les présents en question sont-ils des présents d’énonciation, des présents de narration ? Qui peut affirmer avec certitude qu’un des présents ne se réfère pas en fait à une troisième période ? Si parfois le présent est utilisé pour parler du passé, la tache noirâtre supposée présente n’appartiendrait-elle pas aussi au passé ? Et si le présent finit par l’emporter sur l’imparfait, ne serait-ce pas parce qu’« il n’y a pas plus d’ailleurs possible que d’autrefois [23] », ne serait-ce pas parce que le temps est « sans temporalité », parce que La Jalousie est « un roman de l’instant […] sans durée ([…] instant qui n’existe que dans l’instant, qui ne s’accumule pas ensuite pour former du passé et qui n’existe pas avant pour constituer un avenir) » [24] ?

Ce qui est vrai pour cet extrait l’est pour l’ensemble du roman. L’épisode de la scutigère semble à première lecture permettre de reconstituer une chronologie cohérente : notification d’une absence de tache sur le mur (p. 70), scène de l’écrasement (p. 61-64, 96-97, 112, 127-129, 163-166), observation de la tache une semaine plus tard (p. 27), tache qui reste longtemps visible (p. 90), gommage et grattage de la tache pendant le voyage de A… (p. 130-131), disparition de la tache (p. 131). Cependant, comme le montre la pagination, les différents épisodes ne sont absolument pas dans l’ordre chronologique ; la reconstitution demande donc un effort au lecteur, effort d’autant plus problématique que certaines scènes sont répétées plusieurs fois et que d’autres sont indatables. La dégustation du crabe (p. 145) a-t-elle lieu le jour de l’écrasement, une semaine après, plus tard ? Bien malin qui peut le dire. Plus la lecture avance, plus l’inconfort augmente, plus les certitudes vacillent. La chronologie ci-dessus est-elle aussi certaine qu’il y paraît ? La scène de gommage est racontée juste après la scène de l’écrasement, cela ne signifierait-il pas qu’elle est immédiatement subséquente ? Étant donné que le narrateur, page 166, évoque un lit et une serviette de toilette et non pas, comme auparavant, la table, le buffet ou une serviette de table, ne pourrait-on pas en déduire qu’il y a dans le roman deux scènes d’écrasement ? Et pourquoi la première référence au mur nu ne serait-elle pas le dernier épisode des palpitantes aventures de la pauvre petite scutigère ? Cela ne serait-il pas parfaitement cohérent avec la structure générale du roman qui, rappelons-le, commence et s’achève sur un chapitre intitulé « Maintenant l’ombre du pilier » ? Temps linéaire, temps éclaté, temps cyclique, éternel présent ? Le beau château chancelle de toute part. Plus que jamais Robbe-Grillet semble dans le vrai quand il écrit : « C’est ce même mouvement paradoxal (construire en détruisant) que l’on rencontre dans le traitement du temps » [25].

L’espace subit exactement le même sort. Les descriptions sont précises avec luxe d’indicateurs spatiaux : « dans l’axe de la table » (p. 27), « vu de la porte de l’office » (p. 51), « un chemin qui coupe le panneau en diagonale : venant de la plinthe, côté couloir et se dirigeant vers l’angle du plafond » (p. 62). Nous avons même droit aux points cardinaux et à des parenthèses explicatives : « Elle est située sur la table dans son angle sud-ouest (c’est-à-dire du côté de l’office) » (p. 144-145). Tout est précisé, l’emplacement de la table, du buffet, des lampes, de l’office, des fenêtres, du couloir ouvert mais… le lecteur n’est pas en mesure de reconstituer les lieux. Qui est par exemple capable de dire avec certitude où se situe la porte de l’office ? Qui est capable, dès la première lecture, d’affirmer que le mur sur lequel la scutigère batifole est au sud de la salle, à l’ouest du salon ?

La difficulté vient d’abord du fait qu’à chaque fois la description se focalise sur un ou plusieurs éléments sans que nous ayons une vision générale de la pièce ou de la maison. À cause de ces focalisations, le réel est éclaté et notre attention glisse sur les éléments les moins décrits. Un peu comme au cinéma, nous sommes si accrochés par le premier plan que nous en oublions presque l’arrière-plan. Or c’est l’arrière-plan qui sert de repère, qui permet de situer les objets les uns par rapport aux autres. La disposition des pièces est également des plus perturbantes. Alors qu’au sud de la maison tout s’organise de part et d’autre du couloir central, celui-ci soudain s’arrête net et donne directement sur la grande salle qui n’obéit pas du tout à la même logique que les autres pièces [26]. Le lecteur est d’autant plus perdu qu’il sait qu’à l’ouest de cette salle se trouve l’office mais comme jamais on ne lui explique que celui-ci est beaucoup moins large que les autres pièces, il pense, au début, que la salle est à l’est. Or page 69, il a la mauvaise surprise de découvrir l’existence d’un salon à cet endroit. Tout s’effondre alors et le lecteur n’arrive plus à comprendre comment le buffet peut se retrouver entre la porte de l’office et une des fenêtres nord. Il est d’autant plus perdu que de chapitre en chapitre de nouvelles pièces apparaissent. Après le salon, c’est en effet une petite chambre qui surgit page 89 et une reconstitution de l’ensemble de la maison amène même à découvrir, juste après le bureau, une salle jamais mentionnée si ce n’est par sa porte (p. 117). La confusion générale est en plus accrue par le fait que de nombreux éléments se ressemblent ou se répètent : les lampes, les fenêtres, les taches, les murs, les places autour de la table. Pour arranger le tout, certains de ces éléments ne cessent de changer de place. Lors de la première évocation des lampes par exemple, l’une d’elles est à l’extrémité gauche du buffet, vers la porte de l’office (p. 20-21). Une centaine de pages plus loin, elle se retrouve à droite du buffet, près des fenêtres nord (p. 114). Plus problématique encore, si l’on nous décrit les objets, il ne nous est jamais dit explicitement à partir de quel point a lieu cette description et une lecture attentive, nous y reviendrons, montre que ce point change constamment. Autrement dit, le « à droite » d’une page ne correspond absolument pas au « à droite » de la page suivante. À cela, il faudrait rajouter que pour embrouiller un peu plus le lecteur, l’ordre des descriptions ne cesse de s’inverser. S’il est nord-sud à une page, il sera à la page suivante sud-nord.

Pour conclure, nous pourrions donc dire que le lecteur se retrouve ni plus ni moins dans la situation de Mathias demandant son chemin à deux marins dans Le Voyeur :

[…] ils entrèrent dans de très longues explications, afin de situer avec exactitude leurs demeures respectives. Ils donnaient vraisemblablement une quantité de détails inutiles ou superfétatoires, mais avec tant de précision et tant d’insistance que Mathias s’y perdait. Une description des lieux contenant des erreurs volontaires ne l’aurait pas égaré davantage ; il n’était pas sûr, en fait, que ne fussent pas mêlées aux redondances bon nombre de contradictions. Plusieurs fois, il eut même l’impression que l’un des deux hommes employait à peu près au hasard et comme indifféremment, les mots « à gauche » et « à droite ». […] Par surcroît de précaution, le premier reprenait tout à l’origine sitôt que l’autre était lui-même arrivé au but. Entre les versions successives se rapportant à la même partie du trajet, il y avait bien entendu des variations – qui paraissaient considérables [27].

N’aurions-nous pas dans cette scène une véritable poétique de la spatialité chez Robbe-Grillet ?

Énonciation

Un retour à l’énonciation confirme que la belle objectivité de Barthes et que les belles « certitudes » scientifiques évoquées plus haut sont plus que malmenées. Partout, le doute est de rigueur. Les modalisateurs épistémiques abondent et ce dès les premières allusions à la tache : « le mois précédent peut-être » (p. 27), « le mur de la salle à manger paraît sans tache » (p. 51), « La bouche […] peut-être, tremble imperceptiblement. » (p. 62), « non lavable probablement » (p. 90), « aucune […] n’est intacte – sauf une peut-être » (p. 145), « L’antenne, non plus, ne s’est sans doute pas imprimée » (p. 145), « émis probablement à l’aide des appendices buccaux » (p. 165), etc. Même une réalité aussi objective que le mesurable est frappée par les approximations : « longue à peu près comme le doigt » (p. 62), « Un mètre plus haut, environ, » (p. 64). En toute cohérence, plusieurs points d’interrogation (p. 56, p. 64, p. 130) surgissent dans le référent.

Car la fonction de l’art n’est jamais d’illustrer une vérité – ou même une interrogation – connue à l’avance, mais de mettre au monde des interrogations (et aussi peut-être, à terme, des réponses) qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes [28].

Constamment, de même, l’adversatif « mais » apparaît. Si dans la première occurrence de notre corpus, il a juste une valeur corrective (« non pas intégrale, mais composée de fragments » p. 56), par la suite il est de plus en plus nettement argumentatif. Il « oriente l’énoncé dans une direction différente voire opposée à celle que laisse présager la première proposition » [29]. Autrement dit, le réel est présenté par le narrateur comme inattendu, difficile à appréhender, à modifier (« Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé » p. 130), voire duel, incompréhensible, inconciliable : « la main aux doigts effilés s’est crispée sur le manche du couteau ; mais les traits du visage n’ont rien perdu de leur fixité ». Le narrateur observe ici deux faits : des mains qui se crispent, un visage impassible, et n’arrive pas à expliquer leur coprésence dans le référent. Plus on avance dans le roman, plus la difficulté semble s’accroître. La conjonction « mais » passe en effet progressivement de l’intérieur des phrases au début des phrases voire au début des paragraphes : « A… fait bonne contenance mais elle ne réussit pas à se distraire » (p. 63), « tout cela n’est plus qu’une bouillie rousse, où se mêlent des débris d’articles méconnaissables. / Mais sur le mur nu, au contraire » (p. 129). Comme pour confirmer ce mouvement, dans l’exemple ci-dessus, le « mais » est redoublé d’un « au contraire » et, un peu plus loin, l’on en arrive à une véritable chaîne adversative. Un élément est remis en cause par un autre, qui à son tour est remis en cause : « aucune […] n’est intacte – sauf une peut-être, la première à gauche. Mais elle est étendue » (p. 145). Tout finit par s’opposer même ce qui a priori n’est pas du même ordre : « autour de la main se déploie le rayonnement des plis, de plus en plus lâches à mesure qu’ils s’éloignent du centre, de plus en plus aplatis, mais aussi de plus en plus étendus » (p. 113). On se serait plus attendu à un « et » qu’à un « mais ». Habituellement le fait d’être aplati ne s’oppose pas au fait d’être étendu.

Sous la plume de Robbe-Grillet, le monde devient donc insensiblement, mais sûrement, antagonique, autrement dit de plus en plus difficile à comprendre. D’où le besoin de sans cesse revenir sur ce qui vient d’être dit, de caractériser toujours plus, d’où l’abondance des hyperbates, d’où aussi la nécessité de se corriger et recorriger, d’où toutes les épanorthoses : « au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard » (p. 27), « Plusieurs des articles du corps ou des appendices » (p. 56), « non pas intégrale, mais composée de fragments » (p. 56), « le développement considérable des pattes – de la dernière paire, surtout » (p. 128), etc. Si l’on est désespérément un défenseur de l’objectivité de Robbe-Grillet, on peut peut-être tenter de relier cette fluctuation du réel aux diverses positions spatiales de l’observateur et rappeler avec Rousset que « la physique moderne a découvert que l’observateur était un élément de l’observation, que l’observation modifiait la chose observée » [30] ; mais ne serait-ce pas fermer les yeux sur le fait que le mille-pattes décrit par Robbe-Grillet n’est pas que perturbé ? Il est aussi contradictoire.

Un mille-pattes contradictoire

Mille patatras

D’une scène à l’autre, il est en effet possible de repérer des variations, ce qui en soi pose déjà problème. Comment une même réalité peut-elle être différente ? Comment la main gauche de A… peut-elle se fermer sur le manche de son couteau page 63 et sur la nappe blanche page 97 ? Comment Franck peut-il saisir dans un cas une serviette de table (p. 63) et dans l’autre une serviette de toilette (p. 166) ? Des observateurs placés à des endroits différents peuvent certes voir des détails différents, on peut certes tenter d’alléguer l’existence de plusieurs scènes d’écrasement ou d’une héroïne ambidextre, on peut encore peut-être décomposer la scène en plusieurs temps expliquant les différentes actions mais ces tentatives ne sont-elles pas toutes alambiquées, désespérées et finalement bien vaines ?

Les faits sont là, plus le roman progresse, plus la causalité est attaquée. Dans la première scène de l’écrasement, il nous est dit que A… découvre la scutigère et s’immobilise, que Franck la voit se pétrifier, suit son regard, aperçoit à son tour la scutigère, ressent le malaise que l’animal engendre chez A…, se lève, roule sa serviette, s’approche du mur et frappe l’animal. Celui-ci tombe alors au sol et est écrasé (p. 61-64). Ce simple résumé montre bien que le texte est une suite chronologique et logique de faits et de motivations psychologiques parfaitement huilée. Quand le même récit est repris une soixantaine de pages plus loin, causes et motivations implosent. Ellipses et grands écarts prennent le relais. L’animal se promène sur le mur et soudain, sans aucune raison apparente, il « choit sur le carrelage » (p. 128). Quatre lignes plus loin, sans que nous soit dit pourquoi ni comment, nous apprenons qu’il est entre-temps devenu « une bouillie rousse » (p. 129). En moins de soixante pages, le réel bien ordonné, bien linéaire, parfaitement compréhensible, devient une suite de faits chaotiques, non reliés et non expliqués. Ce n’est pas la scutigère qui vient ici de rendre l’âme mais le monde logico-rationnel.

En toute cohérence, les variations deviennent contradictions. De nombreux fragments du mille-pattes sont d’abord présentés comme parfaitement conservés mais cent pages plus tard, plus un seul n’est entier :

Plusieurs des articles du corps ou des appendices ont imprimé là leurs contours, sans bavure, et demeurent reproduits avec une fidélité de planche anatomique (p. 56).

Aucune de celles qui se trouvent dessinées ici, sur la peinture mate, n’est intacte – sauf une peut-être, la première à gauche. Mais elle est étendue, presque rectiligne, de sorte que ses articulations ne sont pas faciles à localiser avec certitude. La patte originale pouvait être sensiblement plus longue encore. L’antenne, non plus, ne s’est sans doute pas imprimée jusqu’au bout sur le mur (p. 145).

Le narrateur nous dit et redit que la tache n’a pas été effacée,

Rien n’a dû être tenté pour éclaircir la tache, de peur d’abîmer la belle peinture mate, non lavable, probablement (p. 90).

or l’on assiste en direct à son effacement :

La trace suspecte a disparu complètement. Il ne subsiste à sa place qu’une zone plus claire, aux bords estompés, sans dépression sensible, qui peut passer pour un défaut insignifiant de la surface, à la rigueur (p. 131).

Quand, enfin, nous sommes bien assurés de cette certitude, nous apprenons que « la tache a toujours été là, sur le mur » (p. 211).

Même constat avec la chronologie. Non seulement, comme vu plus haut, il est bien difficile de s’y repérer mais en un même passage, sans saut de ligne démarcatif, l’on assiste à la mort et la résurrection de la scutigère. La malheureuse « choit sur le carrelage, se tordant à demi » (p. 164), cependant, deux paragraphes plus loin, elle se prélasse paisiblement « au beau milieu du mur » (p. 165).

Autre difficulté : comment un narrateur situé à plus de deux mètres de la scène peut-il entendre le cri pathétique d’un mille-pattes rendant l’âme (p. 165) ?

Plus que cela, la scutigère grossit de page en page. Si au début du roman, elle est « de taille moyenne (longue à peu près comme un doigt) » (p. 61-62), quelques pages plus loin le développement de ses pattes est « considérable » (p. 128) et à la fin du roman, on nous dit qu’elle est « gigantesque ». Comme pour justifier cet adjectif, une spécification introduite par deux points et contenant un superlatif de supériorité ne tarde guère : « un des plus gros qui puissent se rencontrer sous ces climats » (p. 163).

Récapitulons, par l’architexte, la caractérisation et le système énonciatif choisis, La Jalousie semble tendre vers l’objectivité mais cette objectivité, que ce soit aux niveaux temporel, spatial et logique, vacille au point que tout ou presque semble devenir contradictoire. Comment concilier une écriture si objective à un référent si problématique ?

Un mille-pattes subjectif ?

Un mille-pattes perçu

Un regard

Tout simplement, en le reliant au regard qui le génère :

La critique prétend que je cherche à faire des descriptions impartiales, neutres, comme celles que ferait un appareil photographique idéal. C’est absurde ? Ma simple phrase « le ciel est gris » ne suppose-t-elle pas une rétine humaine placée sur terre [31] ?

Et Robbe-Grillet, deux ans plus tard, d’enfoncer le clou :

Même si l’on y trouve beaucoup d’objets, et décrits avec minutie, il y a toujours et d’abord le regard qui les voit, la pensée qui les revoit, la passion qui les déforme. Les objets de nos romans n’ont jamais de présence en dehors des perceptions humaines, réelles ou imaginaires ; ce sont des objets comparables à ceux de notre vie quotidienne, tels qu’ils occupent notre esprit à tout moment [32].

De telles affirmations conduisent à un deuxième Robbe-Grillet qui, dans Le Monde du 13 mai 1961, se met à affirmer que ses descriptions sont « parfaitement subjectives ». Non sans un zest de provocation, il va même jusqu’à déclarer que la « subjectivité est la caractéristique essentielle de ce qu’on a appelé le Nouveau Roman ». Ne voulant sans doute pas se récuser totalement, il tente tant que bien mal de conserver le concept d’objectivité en le redéfinissant :

Et si l’on prend objet au sens général (objet, dit le dictionnaire : tout ce qui affecte les sens), il est normal qu’il n’y ait que des objets dans mes livres : ce sont aussi bien, dans ma vie, les meubles de ma chambre, les paroles que j’entends, ou la femme que j’aime, un geste de cette femme, etc. Et, dans une acception plus large (objet, dit encore le dictionnaire : tout ce qui occupe l’esprit) seront encore objets le souvenir (par quoi je retourne aux objets passés), le projet (qui me transporte dans des objets futurs : si je décide d’aller me baigner, je vois déjà la mer et la plage, dans ma tête) et toute forme d’imagination [33].

Cependant, indéniablement, page après page, roman après roman, il en arrive à un constat aporétique : « L’objectivité au sens courant du terme – impersonnalité totale du regard – est trop évidemment une chimère » [34].

En toute cohérence avec ces nouvelles déclarations d’intention, l’isotopie du regard se retrouve à chaque paragraphe ou presque de La Jalousie : « vu de la porte » (p. 51), « Pour voir le détail » (p. 56), « afin d’en distinguer » (p. 56), « l’image » (p. 56), « relève les yeux » (p. 61), « En l’observant avec plus d’attention, on distingue » (p. 62), « juste à la hauteur du regard » (p. 127), « l’image de la scutigère écrasée se distingue parfaitement » (p. 129), etc.

L’ordre des mots est des plus révélateurs. Très souvent, Robbe-Grillet a recours à des inversions : « Viennent ensuite des restes plus flous » (p. 56), « que se produit la scène de l’écrasement du mille-pattes » (p. 112), « brille une bague » (p. 113), « se déploie le rayonnement des plis » (p. 113), « court une première piqûre » (p. 114), « est cousu le bouton » (p. 114), « se laisse entendre, le grésillement caractéristique » (p. 165), etc. Loin d’être des éléments décoratifs ou de simples variations syntaxiques, ces inversions restituent le processus de perception du sujet. Celui-ci « entend » d’abord un bruit, puis précise ce bruit (« grésillement ») et enfin l’identifie (« caractéristique »). La même opération se reproduit avec la bague. Un scintillement attire son regard et ce n’est qu’en un deuxième temps qu’il identifie l’objet en question. Parfois, le narrateur a juste conscience que quelque chose se passe, ce qui l’amène aussitôt après à préciser ce quelque chose : « vient à son tour se poser la main de Franck » (p. 113). Constamment, ces inversions font donc passer de l’imprécis au précis, de l’indéterminé au déterminé. Le narrateur aperçoit par exemple une forme générale, « les rayons », et ensuite identifie ce qui l’a générée, les plis. De même, il est conscient en un premier temps d’une sorte de ligne droite (« court ») et comprend en un deuxième temps qu’il s’agit d’une « piqûre ». L’inversion nous permet même de suivre son regard dans l’exemple suivant : « viennent dans l’ordre, la manche courte […], la cruche » (p. 114).

Un regard mobile

En effet, conformément à ce qui passe dans la réalité, le regard du narrateur est constamment en mouvement. Une analyse dans le détail permet même de deviner ses déplacements. Au tout début du corpus, le narrateur semble se situer à l’ouest de la pièce : « Vu de la porte de l’office » (p. 51). Quelques pages plus loin, il paraît être cette fois au sud, face à la scutigère : « il faut s’approcher tout près du mur » (p. 56). Étant donné que par la suite, « À droite, viennent, dans l’ordre, la manche courte de la chemise kaki, la cruche […], les deux lampes à gaz […], plus à droite encore l’angle de la pièce, suivi de près par le battant ouvert de la première fenêtre » (p. 114-115), nous devinons que le narrateur est maintenant face au buffet, donc à l’est de la pièce. Page 127, la cour est décrite et, juste après, nous pouvons lire : « Sur le mur d’en face ». Le narrateur semble donc cette fois au niveau ou derrière A…, au nord de la pièce. Cependant, la précision de la description et l’épisode du gommage révèlent qu’il traverse la salle de part en part en passant sans doute entre le buffet et la table. Grâce aux renseignements sur la lampe de la table, nous voyons ensuite que le regard revient de nouveau de l’est (p. 145). Autrement dit, le narrateur est en train de tourner en rond, beau résumé du comportement d’un jaloux. Nous pourrions ajouter que l’analyse qui précède révèle que le narrateur est tantôt face à Franck, tantôt face à la scutigère mais jamais, et cela en dit sans doute long sur le couple, face à A…

De temps à autre, par un jeu de focalisation interne, le narrateur semble aussi se glisser dans la conscience des personnages et paraît alors décrire ce que voient les protagonistes, ce qui est une autre façon de faire circuler le regard et de montrer que le réel est un produit du sujet. L’ordre des faits le confirme. Lors de la première grande scène (p. 61-64), le foyer semble être Franck. Nous n’avons pas d’abord droit à la description de l’animal mais au cri de A…, puis à la description de A… et enfin aux détails anatomiques de l’animal. L’ordre des événements correspond à ce que perçoit Franck : un cri, qui l’amène à se tourner vers A…, à suivre son regard et à découvrir l’animal. Un peu plus loin (p. 96-97), c’est A… qui devient le foyer. L’ordre des événements change : l’animal est d’abord évoqué et seulement ensuite arrive le discours direct. Dans ces deux exemples, le regard du narrateur devient regard d’un regard et l’on pourrait même écrire regard d’un regard qui regarde. Effectivement, le regard du narrateur se glisse dans le « moi » de Franck qui regarde le regard d’A… et perçoit ainsi la scutigère qui d’ailleurs peut-être regarde elle-même à son tour celui qui regarde celle qui regarde. La conséquence directe de ces emboîtements est un éloignement progressif du regardé. L’animal n’est plus vu directement, il est vu à travers le regard d’un regard. Autrement dit, il devient de plus en plus filtré, de plus en plus intériorisé.

Un regard cinématographique

Ce regard mobile extradiégétique qui se glisse de temps à autre dans le regard des protagonistes n’est évidemment pas sans rappeler caméra objective et caméra subjective du cinéma. Allant dans le sens de cette observation, Atler [35] nomme d’ailleurs le narrateur « mari-caméra ». Inutile bien sûr de préciser aussi que, peu après La Jalousie, Robbe-Grillet participera à plusieurs films et écrira que ce qui intéresse les nouveaux romanciers dans le cinéma n’est paradoxalement pas l’objectivité de la caméra,

mais ses possibilités dans le domaine du subjectif, de l’imaginaire [36] ;

la possibilité de présenter avec toute l’apparence de l’objectivité la moins contestable ce qui n’est aussi bien que rêve ou souvenir, en un mot ce qui n’est qu’imagination [37].

On comprend pourquoi les scènes que nous étudions sont si cinématographiques. C’est une façon pour Robbe-Grillet de montrer que derrière l’objectivité est toujours tapie la subjectivité.

Pour amener le lecteur à en prendre conscience, la disposition d’A… face au mur blanc rappelle celle d’un spectateur face à un écran. Pour la même raison, le mur en question est constamment qualifié par l’adjectif « nu ». Dans L’Immortelle, « mur nu » et cinéma sont d’ailleurs explicitement reliés : « il ne reste sur l’écran qu’un mur nu » [38]. Le silence qui règne et la posture de A…, immobile, bouche bée, regardant droit devant elle, peuvent quant à eux faire penser à l’attitude d’un spectateur fasciné par une scène. À plusieurs reprises, Robbe-Grillet donne aussi l’impression que la salle n’est éclairée que par une luminosité tamisée : « La lumière elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à manger » (p. 56), « la douceur de l’éclairage » (p. 62, p. 97), « l’incidence rasante » (p. 69). Plus que cela, il est explicitement dit qu’un faisceau lumineux la traverse de part en part : « De l’autre côté, les rayons viennent frapper perpendiculairement le mur nu, tout proche, faisant ressortir en pleine lumière l’image du mille-pattes » (p. 145). À la fin du roman, comme par une opération de postsynchronisation, nous avons même droit à un ajout de son : « Dans le silence, se laisse entendre, le grésillement caractéristique, émis probablement à l’aide des appendices bucaux [sic] » (p. 165). Le syntagme « grésillement caractéristique », là encore, peut faire penser aux vieilles bandes-son du cinéma. Quelques pages plus loin, la postsynchronisation est comme confirmée par le fait que, cette fois, le bruit de la scutigère se retrouve sur une autre « image » : « Toute la brousse en est illuminée, dans le crépitement de l’incendie qui se propage. C’est le bruit que fait le mille-pattes » (p. 167).

À toutes ces remarques, il faudrait ajouter celle de Genette, à savoir que « la caractéristique essentielle de l’image (cinématographique) est sa présence. Alors que la littérature dispose de toute une gamme de temps grammaticaux, qui permet de situer les événements les uns par rapport aux autres, on peut dire que sur l’image, les verbes sont toujours au présent » [39]. Robbe-Grillet reprendra presque mot pour mot cette réflexion dans Angélique ou l’enchantement :

Tout d’abord, l’image animée possède deux caractères primordiaux (que le réalisme tente en vain de faire oublier) : elle est au présent et elle est discontinue. Cette irréductible présence de l’image filmique s’oppose manifestement à la belle panoplie des temps grammaticaux, dont dispose le roman classique pour nous endormir dans ses effets de continuité chronologique et causale. Il n’existe aucun code photographique qui permette de signifier que telle ou telle scène est au passé – ni défini, ni indéfini, ni imparfait – ou au futur, encore moins au mode conditionnel. Si je vois un événement se dérouler sur l’écran, je le conçois comme en train de s’accomplir ; il est au présent de l’indicatif [40].

Voilà en tous les cas qui tend à confirmer que La Jalousie est bien un roman de l’instant.

Comme précédemment où il y avait regard d’un regard, nous pouvons aussi légitimement nous demander s’il n’y aurait pas film d’un film. La scutigère sur le mur rappelle les images de cinéma, mais le décor et les personnages qui entourent cette image semblent eux aussi être filmés. À chaque fois, l’on a droit à un et un seul champ visuel bien circonscrit, limité, arrêté par les cloisons ou par les limites de l’œil humain alors que rien n’empêche un écrivain, s’il le souhaite, de rendre les murs transparents ou de décrire ce qu’il y a de l’autre côté de la colline. Les objets ou personnes sont de plus caractérisés par le vocabulaire de la distance, de l’ordre, de la place : « tout près du mur » (p. 56), « viennent ensuite » (p. 56), « vu de la porte de l’office » (p. 51). Autrement dit, tout est décrit à partir d’un point, d’un point qui s’avère mobile, d’un point qui pourrait être une caméra. Plus que cela, comme nous l’avons constaté plus haut, constamment le narrateur semble comme zoomer sur tel ou tel détail, zoom parfois suivi d’un véritable panoramique latéral :

La lettre, au-dessus, est couverte d’une écriture fine et serrée, perpendiculaire au bord de la poche.
À droite, viennent dans l’ordre, la manche courte de la chemise kaki, la cruche indigène ventrue […] puis, posées au bout de celui-ci [le buffet], les deux lampes (p. 114).

La longueur de cette scène et le déplacement de la caméra ne sont pas sans rappeler la technique du plan séquence. Certes, plusieurs scènes sont au contraire comme juxtaposées, sans aucune transition. Ne pourrait-on pas alors parler de montage en cut ? Ne pourrait-on pas aussi transposer à plus d’un passage de La Jalousie les propos ci-dessous de Robbe-Grillet ?

La continuité de cette action présente, en train d’advenir sous nos propres yeux, se trouve interrompue de façon imprévisible et brutale à chaque changement de plan, c’est-à-dire chaque fois que les ciseaux du monteur ont coupé la pellicule pour coller à la suite (à la place) une autre prise de vue. Entre le dernier photogramme du plan n et les premiers photogrammes du plan n + 1, il se passe quelque chose, un saut à travers l’espace, qui n’occupe aucune durée dans le film : la caméra n’est plus à la même place et une faille plus ou moins longue a pu s’opérer dans le temps, à notre insu [41].

D’autres scènes au contraire, nous font passer par un savant glissement, d’un lieu à un autre. C’est le cas des pages 163 à 166 : nous sommes dans la salle à manger, Franck se lève, saisit une serviette, revient sur ses pas et se retrouve près d’un lit. C’est la serviette, d’abord de table ensuite de toilette, qui permet le glissement. N’aurions-nous pas ici l’équivalent d’un fondu enchaîné ? Terminons en faisant remarquer que, comme dans les films, il est possible de découper le roman de Robbe-Grillet en une succession de petites scènes : A… se peignant, A… écrivant, les protagonistes sur la terrasse, etc. Symptomatiquement, un des passages que nous analysons est d’ailleurs justement dénommé dans le texte « la scène de l’écrasement » (p. 112). Cette scène nous est « repassée » plusieurs fois, tantôt détaillée et lente, tantôt au contraire plus rapidement (p. 96-97) voire à toute vitesse, en à peine six lignes (p. 112). Là encore, comment ne pas penser au cinéma qui permet de projeter mille fois la même scène avec des vitesses différentes ?

Regard d’un regard qui regarde, film d’un film, éloignements progressifs du référent conduisant à une intériorisation de ce référent, apparente focalisation externe qui s’avère focalisation interne, caméra subjective… L’adjectif est lâché. L’objectivité apparente de la première lecture, de page en page, se meut en subjectivité pure. On comprend d’autant mieux pourquoi Robbe-Grillet s’est intéressé à un film comme La Dame du lac de Montgomery [42], film tourné du début à la fin, caméra à l’épaule. Derrière son objectivité apparente, le regard ne cesse de filtrer le réel, ne cesse de le percevoir à travers la conscience du « moi », ce qui conduit peu à peu le lecteur au cœur de ce « moi », au cœur du subjectif. Dès la page de couverture, le titre du roman, qui fait passer de l’objet persienne au sentiment personnel, l’annonçait.

Un mille-pattes subjectivé

Architexte

Même l’architexte descriptif, malgré ses origines scientifiques et son apparente objectivité, doit être ramené au subjectif. Décrire, ne serait-ce que par la sélection des éléments retenus, c’est choisir, or tout choix est éminemment subjectif. Nous choisissons en fonction de ce que nous voyons, en fonction de ce que nous sommes. Jenny le confirme : « Décrire, c’est orienter le regard sur des aspects du réel que l’on considère comme pertinents pour comprendre ce réel » [43]. Ce « on » est une belle énallage. Il faut bien sûr y voir un substitut voilé du « je » de l’écrivain, « je » qui encore une fois conduit tout droit à la subjectivité.

Nous pouvons dire la même chose de l’étape suivante de la description : l’ordonnancement des éléments sélectionnés. Proposer un ordre, classer, « c’est connaître selon un certain point de vue, toujours particulier » [44], continue Jenny. Or, qui dit point de vue particulier ne dit-il pas subjectivité ?

La caractérisation

Réanalyser les adjectifs de notre corpus conduit exactement aux mêmes conclusions. Certes, nous l’avons dit, ils sont essentiellement classifiants mais si nous regardons de plus près, par exemple les adjectifs de couleur, le monde qui est dessiné se révèle des plus « ténébreux » : « les cheveux noirs » (p. 56), « l’épaisse masse noire » (p. 165), « une tache sombre » (p. 56), « une forme sombre » (p. 64), « une petite tache sombre » (p. 113), « le trait sombre » (p. 128), « la main de Franck, brune » (p. 113), « une encre brune » (p. 129), etc. Récurrence des occurrences oblige, le connotatif prend peu à peu le pas sur le dénotatif, les sèmes afférents sur les sèmes inhérents et cela d’autant plus que la suffixation amplifie l’impression de désespérance : « une tache noirâtre » (p. 27), « les restes brunâtres » (p. 202), « La lumière elle-même est comme verdie » (p. 56).

Plusieurs autres adjectifs du corpus montrent les limites de la classification classifiants / non classifiants. Certes, un critère comme la taille paraît objectif mais il est en fait une pure question de point de vue. Ce qui est « grand » pour les uns peut s’avérer « petit » pour les autres. Le fait de voir comme grand un élément inquiétant et de revenir et revenir sur cette caractérisation révèle une subjectivité qui tend à noircir le monde. C’est ce qui se passe avec les pattes et antennes de la scutigère qui, « objectivement », doivent mesurer au plus quelques centimètres mais deviennent, sous la plume de Robbe-Grillet, littéralement gigantesques : « trois pattes de grande taille » (p. 56), « quelques pattes de grande taille » (p. 129), « Le grand développement des pattes » (p. 165), etc. Le simple ajout de la lexie « développement » qui, elle-même, est graphiquement longue et qui, surtout, est sémantiquement redondante avec « grand », accentue la dimension anxiogène du référent.

Concourant au même effet de subjectivisation, très souvent les adjectifs du texte sont accompagnés d’adverbes porteurs d’un jugement appréciatif, évaluatif, affectif, en un mot, subjectif : « assez précis » (p. 56), « très droite » (p. 62), « à peine visible » (p. 69), « peu venimeuse […] beaucoup moins en tout cas » (p. 128), « guère praticable » (p. 129), « tout proche » (p. 145), « bien réglées » (p. 145), « déjà considérable » (p. 163), « pas tout à fait close » (p. 62), autrement dit « légèrement ouverte » mais, on le voit, le choix de l’une ou l’autre version révèle deux visions du monde totalement différentes.

De même, comparatifs et superlatifs abondent dans le texte, or comparer c’est choisir un point de référence qui pourrait être différent et, en tous les cas, qui appartient forcément à l’univers du sujet. Un autre individu choisirait un autre point de référence. Comparer c’est aussi, bien souvent, porter un jugement qui, une nouvelle fois, trouve généralement son fondement plus dans le subjectif que l’objectif. Ce qui est « flou » pour moi peut sembler « très clair » à un entomologiste. Là encore, l’appréciation en dit paradoxalement plus sur celui qui l’a produite que sur l’objet apprécié : « des restes plus flous » (p. 56), « voix plus contenue » (p. 61), « de plus en plus lâche » (p. 113), « plus ténus » (p. 113), « beaucoup plus fragile » (p. 129), « la meilleure solution » (p. 130), « de plus en plus flou » (p. 130), « plus translucide » (p. 131), « un des plus gros » (p. 163), etc.

Ce qui est vrai pour les adjectifs est bien sûr vrai pour l’ensemble du lexique. Une simple description comme celle de la chemise de Franck, qui pourrait sembler objective par sa précision et par son vocabulaire technique (« coton sergé », « piqûre horizontale », p. 114), déborde en fait de subjectivité. Le péjoratif y est omniprésent : « étoffe raide », « a passé légèrement », « en matière plastique jaunâtre » (p. 114). Non seulement notre regard est dirigé vers le bas mais nous sommes conduits peu à peu vers un vieux bouton fané. Choisir de glisser dans un texte les lexies « plastique », « jaunâtre », « mille-pattes », « écrasé », « mur », « noirs », « fragments », « morceaux » ou les lexies « pâquerettes », « soleil », « prairie », « oiseaux », « chanter », « s’amuser », révèle des mondes intérieurs bien différents. Frapper, faire choir la scutigère et l’écraser du pied sont certes des actes que l’on pourrait qualifier d’objectifs, mais ils sont aussi le signe d’une subjectivité tourmentée. Le fait que le roman est rempli de taches est tout aussi significatif. Et d’ailleurs celles-ci, de page en page, deviennent de plus en plus sylleptiques. Le début des Gommes l’annonçait :

Le patron se retrouve au milieu de ses débris, les taches sur le marbre, le vernis des chaises que la crasse rend un peu collant par endroits, l’inscription mutilée contre la vitre. Mais il est la proie de spectres plus tenaces, des taches plus noires que celles du vin troublent sa vue. Il veut les chasser d’un geste, mais en vain ; à chaque pas il s’y bute [45].

L’abondance, malgré les réserves théoriques de Robbe-Grillet, des comparaisons et métaphores conduit exactement aux mêmes conclusions. Relire Fromilhague et Sancier-Chateau permet même de comprendre pourquoi les métaphores sont plus nombreuses que les comparaisons. La métaphore « repose sur la perception » [46], rappellent ces deux auteurs. À cause de l’intrusion d’une « isotopie étrangère au discours », elle « met en jeu beaucoup plus nettement la subjectivité de l’énonciateur » [47]. Certes, on pourrait alléguer que la plupart des métaphores que nous avons relevées sont éculées, stéréotypées, « mortes », mais ce serait oublier qu’à plusieurs reprises, Robbe-Grillet, en réactualisant tel ou tel sème virtualisé par l’usage, les revivifie, les rend « vives » comme dirait Ricoeur. Par le simple fait d’être précédées du grésillement des mâchoires de la scutigère, « Les dents d’écaille » (p. 165) du peigne redeviennent ainsi menaçantes et « dévorantes ».

En opposition totale avec ce qu’il affirme, Robbe-Grillet ne cesse aussi d’anthropomorphiser le monde qui l’entoure : « la douceur de l’éclairage » (p. 97), « la cruche indigène ventrue » (p. 114), « Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure » (p. 165), etc.

Ne pourrait-on même pas aller jusqu’à dire que, comme le titre tend à le montrer, c’est tout le roman qui est métaphore ?

Autobiographèmes

Il faut cependant attendre Le Miroir qui revient pour que Robbe-Grillet aille jusqu’à reconnaître une dimension autobiographique dans son œuvre. Deux fois, on peut y lire : « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi » [48]. Dans Angélique ou l’enchantement, il confirme en confiant que la maison de La Jalousie fut la sienne « à Fort-de-France au-dessus de la rade, parmi les goyaviers et les cycas » [49]. Ces aveux amènent à regarder d’un peu plus près les stylèmes observés plus haut et à se demander si la propension de Robbe-Grillet pour les détails ne trouverait pas son origine plus dans son enfance que dans ses spéculations théoriques :

Papa disait que nous aimions, ma mère et moi, les « petits coinsteaux » (est-ce un mot d’argot démodé, ou bien du dialecte familial ?), voulant signifier par là que nous étions moins touchés par un vaste paysage que par quelque élément isolé, discret, un peu marginal : au grand lac contemplé du haut d’une montagne nous préférions l’arrangement fortuit de trois pierres moussues au bord d’un trou d’eau. […] je montrais la même tendance à regarder le monde d’extrêmement près, afin d’y distinguer des différences de plus en plus fines, même quand elles ne constituent pas du sens. Et il est probable que, comme elle, j’éprouvais une attraction particulière pour les objets de taille très réduite [50].

Il ne faut peut-être pas non plus chercher plus loin la genèse de la scutigère :

Je passais aussi des journées entières à classer dans de petites boîtes en carton et à les étiqueter avec le même sérieux que derrière les portes vitrées d’une armoire de musée, couchées en bon ordre sur un lit d’ouate, des pièces buccales de langoustines ou d’oursins démontées et nettoyées avec un soin minutieux, ainsi que des collections variées de choses sans valeur : piquants d’arbustes divers, coléoptères de la même espèce commune aux élytres métallisés dans de multiples nuances, nummulites fossiles fendues en deux [51].

Quant au grossissement fantasmatique de cet animal, il n’est pas sans rappeler les « hallucinations » et « délires nocturnes » de « l’enfant calme, au sommeil agité » [52] qu’il était. Au détour d’une réflexion sur la mer/mère, non seulement Robbe-Grillet notifie des « bêtes molles, visqueuses » [53], mais surtout il relate un cauchemar récurrent :

Quant aux spectres, ils apparaissaient en général juste en face de moi, dans l’angle du mur sous le plafond, du même côté que les vitres rouges ; ils avançaient en ondulations régulières dans la partie pâle de la paroi, entre une corniche en feuilles d’acanthe et la moulure qui bordait un papier peint de couleur sombre. Le dessin périodique du fantasme défilait de gauche à droite, en une série de volutes successives, ou vaguelettes, ou plus exactement sous la forme de cette frise monumentale qu’on nomme en sculpture des postes. Le moment qui me terrorisait était celui où leur alignement, si bien réglé en apparence, se mettait à trembler, à se brouiller, à se distordre dans tous les sens. Mais la calme sinusoïdale initiale suffisait déjà à me faire peur, tant j’appréhendais ce qui venait ensuite [54].

Les points communs entre cet extrait et les scènes d’écrasement de La Jalousie sont multiples. Outre la présence de nombreuses lexies semblables ou dérivées (« en face », « mur », « plafond », « couleur », « sombre », « angle », « peint », « trembler »), on peut noter plusieurs périphrases ou parasynonymes sémantiquement équivalents : « se brouiller » //« des restes un peu flous », « s’estompant » ; « alignement » // « trajet rectiligne » ; « paroi » // « cloison » ; « pâle » // « blanc », « clair » ; « ondulation » // « mouvement de bascule » ; « volutes » // « exécutant une rotation sur place qui incurve le trait oblique vers le bas du mur » ; « se distordre » // « se tordant à demi ». La direction indiquée est également la même : de droite à gauche. Les sentiments éprouvés, fascination, appréhension et terreur, sont aussi très voisins. Certaines caractérisations du cauchemar pourraient même être transposées telles quelles et ce au point que dans de nombreux extraits, remplacer le pronom personnel « ils » par le groupe nominal « les mille-pattes » ne poserait pas la moindre difficulté : « ils apparaissaient en général juste en face de moi, dans l’angle du mur sous le plafond » ; « ils avançaient en ondulations régulières » ; « en une série de volutes successives, ou vaguelettes » ; « se mettait à trembler […], à se distordre » ; « la calme sinusoïdale initiale ». Le passage, justement, d’un calme apparent à un mouvement soudain est aussi un des motifs récurrents des scènes d’écrasement. Un lacanien imaginatif irait même peut-être jusqu’à voir des similitudes phoniques entre les lexies « partie, pâle de la paroi », « postes » et le substantif « pattes ». Quoi qu’il en soit, comme pour inviter à cette lecture, juste après sa description cauchemardesque, Robbe-Grillet ajoute : « J’ai l’impression d’avoir raconté tout cela depuis longtemps dans mes livres comme dans mes films, et d’une façon beaucoup plus juste, plus convaincante » [55].

Robbe-Grillet utilise un pluriel (« mes livres »), La Jalousie n’est en effet pas le seul roman où l’on peut détecter des traces de ce souvenir d’enfance. Dans Dans le labyrinthe, par exemple, la description du papier peint n’est pas sans écho avec le cauchemar que nous venons d’évoquer :

Un motif analogue orne encore le papier peint des murs. C’est un papier gris pâle, rayé verticalement de bandes à peine plus foncées ; entre les bandes foncées, au milieu de chaque bande claire, court une ligne de petits dessins, tous identiques, d’un gris très sombre : un fleuron, une espèce de clou de girofle […]. Le motif, reproduit des milliers de fois du haut en bas des murs tout autour de la chambre, est une simple silhouette de la taille d’un gros insecte, colorée d’une teinte uniforme si bien qu’il est difficile de l’interpréter : aucun relief en particulier n’y est discernable […] [56].

[…] les lignes verticales de petits insectes gris qui montent jusqu’au plafond [57].

Dans ce même roman, une autre description rappelle étrangement la scutigère et cela d’autant plus qu’on y retrouve un objet qui lui est étroitement associé dans La Jalousie, le couteau :

Sur la droite, une forme simple plus estompée recouverte déjà par plusieurs journées de sédiments, transparaît cependant encore ; sous un certain angle elle retrouve assez de netteté pour laisser suivre ses contours sans trop d’hésitation. […] un corps allongé, de la dimension d’un couteau de table, mais plus large, pointu d’un bout et légèrement renflé de l’autre […] ; cette dernière se compose de deux appendices […] à la base de la partie renflée […], une tête ovale, deux bras très courts, et le corps se terminant en pointe vers le bas. Ce pourrait être aussi un poignard, avec son manche séparé [58].

Les mêmes localisation (un mur), direction (vers le plafond), famille animale et type de mouvement se retrouvent dans Projet pour une révolution à New York où une araignée

tout à coup, à une vitesse si grande qu’on croirait ensuite avoir eu affaire à une ombre, […] s’élance vers un angle de la pièce, grimpe de degré en degré le long des rayonnages vides, jusqu’à la dernière étagère d’où elle était venue, et où de nouveau elle disparaît [59].

Il devient alors d’autant plus tentant de lire l’écrasement de la scutigère comme une sorte d’acte cathartique permettant de refouler le cauchemar honni, que Robbe-Grillet nous y invite :

Première approximation : j’écris pour détruire, en les décrivant avec précision, des monstres nocturnes qui menacent d’envahir ma vie éveillée [60].

Semblerait le confirmer la multitude d’animaux écrasés que contient son œuvre. Grenouille, crapaud, moineau, ragondin, tout ou presque y passe, ou plutôt y trépasse :

Le cadavre d’une petite grenouille, cuisses ouvertes, bras en croix, formant sur la poussière une tache à peine plus grise [61].

Juste à côté, écrasé dans la poussière sur la chaussée, il y avait le cadavre desséché d’un crapaud [62].

Pris d’une impulsion soudaine, afin d’abréger ses souffrances, je pose mon pied dessus et j’appuie. Ca n’est pas un vulgaire escargot. C’est beaucoup plus ferme et résistant […]. Je finis, pris de panique, par y mettre toutes mes forces d’enfant. Ça gicle mollement sous ma chaussure. J’ai l’impression de commettre un assassinat crapuleux. Je constate bientôt avec terreur qu’il y a du sang sur ma semelle, où colle même un peu de duvet gris, que je n’arrive pas à faire disparaître en raclant mes pieds contre le sol sableux […]. Le mois dernier, près de l’embarcadère de la pièce d’eau inférieure, au Mesnil, j’ai volontairement foulé sous ma botte un bébé ragondin […]. J’ai retrouvé alors, inchangée, l’impression affreuse de jadis et j’ai pensé que le pauvre moineau écrasé devait être un vrai souvenir et non pas comme souvent, une histoire que mes parents m’auraient racontée ensuite [63].

Dans L’Immortelle, c’est même un chien qui est écrasé :

Enfin, au premier plan, à plusieurs mètres de la voiture, il y a le chien mort, qui semble monstrueux. Mais sa couleur sombre le rend peu discernable, alors que la carrosserie blanche et la veste claire de N ressortent mieux dans la nuit [64].

Exactement comme la scutigère, avant de mourir, cet animal prend des proportions gigantesques et ce, sur un écran :

Le chien […], il grandit sur l’écran, par un effet optique rapide, jusqu’à ce que la tête occupe à elle seule presque toute l’image [65].

La vision du monde qui ressort de cette analyse du lexique, des images et des éléments autobiographiques, ramène tout droit à celle de Sartre qui, dans La Nausée, écrivait : « tous les objets qui m’entouraient étaient faits de la même manière que moi, d’une espèce de souffrance moche » [66]. On pourrait même aller jusqu’à dire que ce qui est métaphore chez Sartre (les « milliers de petites pattes » de la peluche rouge ou « le gros vers blanc » de l’Autodidacte [67]) devient réalité chez Robbe-Grillet. Ce dernier est d’ailleurs loin d’en être dupe :

Placé devant cette entreprise dérisoire, ou bien académique, et de toute façon inutile, de dire qui était mon grand-père, je me sens tel Roquentin devant les restes dispersés et inertes du marquis de Rollebon. Et, tel Roquentin à la dernière page de La Nausée, je comprends qu’une seule décision s’impose : écrire un roman, qui certes ne sera pas L’Âge de la raison, mais Un régicide, par exemple, ou plutôt Souvenirs du triangle d’or [68]…

Le thème du mur trouve sans doute là aussi une de ses origines et cela d’autant plus que, dans les œuvres qui suivent, Robbe-Grillet ne cesse d’y revenir :

C’était toujours des murs – partout, autour de moi – unis, lisses, vernis, sans la moindre prise, c’était toujours des murs [69]…

Un mille-pattes fantasmé

Le roman d’un jaloux

La subjectivité ne conduit cependant pas qu’à focaliser son attention sur tel ou tel élément du référent, elle ne conduit pas qu’à recouvrir le monde d’une « espèce de souffrance moche », elle amène aussi à transformer le réel voire à l’inventer de toutes pièces.

Paradoxalement, la recherche de l’objectivité contribue à cet effet. Empêcher que jaillissent toutes traces du « moi », retenir constamment ce qui ne cherche qu’à s’échapper, demande une telle maîtrise de soi, est créateur d’une telle tension, que lorsque la subjectivité rompt les murs qui l’enserraient, elle n’en est que plus puissante et ravageuse.

Certes au début du roman, tout paraît sous contrôle : la surface du mur semble immaculée, la « trace » (p. 50) de la scutigère est si ténue que, vu de loin, « le mur de la salle à manger paraît sans tache » (p. 51) et qu’il faut, en fait, à la fois lumière verdie et rapprochement physique, pour pouvoir l’entrapercevoir (p. 56). Quelques pages plus loin, cependant, les amarres commencent à rompre : l’animal est « bien visible » (p. 61) et ce, même du fond de la pièce. Symboles du combat intérieur du narrateur, alternent alors passages où le mille-pattes est « à peine visible » (p. 69), où la peinture n’offre « pas la moindre prise au regard » (p. 70) et passages où « la trace du mille-pattes écrasé est […] parfaitement visible » (p. 90). L’inévitable ne tarde guère. Ce qui n’était que « forme partielle d’un corps convulsé en point d’interrogation » (p. 56) ou « petit arc qui se tord en point d’interrogation s’estompant à demi » (p. 64), devient bientôt si sûr, si certain (« assez précis pour ne laisser aucun doute » p. 56), si envahissant, que surgit l’adjectif « indélébile » (p. 129). La scutigère se met alors à grandir de page en page et tout l’univers du mari se retrouve recouvert de taches : les balustres, le sol de la cour, la lettre, la nappe, la fenêtre, le mur, le sol de la terrasse, le ciel vide, etc. Cette tension qui monte, monte, le narrateur la projette même sur les personnages. Les yeux « immobiles » (p. 61) d’A… sont, une quarantaine de pages plus loin, « devenus fixes » (p. 97). Ses mains, qui « reposa[ient] » (p. 62) à plat sur la nappe de chaque côté de son assiette, se « crisp[ent] » sur cette même nappe (p. 97), puis finissent même par « entraîner la toile avec [elles] » (p. 113). Le barrage lâche page 163 :

Entre elle et l’ouverture béante, il y a le mille-pattes. Il est gigantesque : un des plus gros qui puissent se rencontrer sous ces climats. Ses antennes allongées, ses pattes immenses étalées autour du corps, il couvre presque la surface d’une assiette ordinaire. L’ombre des divers appendices double sur la peinture mate leur nombre déjà considérable (p. 163).

Cadre inquiétant (« ouverture béante »), présentatif emphatisant le prédicat, utilisation d’un article défini plus de notoriété, d’excellence ou de soulignement qu’anaphorique (« le mille-pattes »), superlatif de supériorité, isotopie (avec gradation ascendante) de la grandeur (« gros », « allongées », « immenses », « étalées », « il couvre »), accumulation, caractérisation quantitative (« mille », « des », « ses », « ses », « double », « nombre », « considérable »), luminosité expressionniste, évocation de l’assiette qui ramène le lecteur à la scène du crabe et par la même occasion à des peurs primales (manger ou être mangé), nous font totalement quitter le monde dit objectif, nous font basculer dans le fantasme et l’hallucination.

Les contradictions repérées plus haut trouvent par la même occasion leur dépassement. Ce qui était contradictoire du point de vue objectif, scientifique, devient tout à fait conciliable et explicable du point de vue subjectif. Une scutigère de taille moyenne devient de taille immense quand elle nous effraie ou nous fascine.

Il ne faut certainement pas chercher plus loin non plus l’omniprésence des répétitions. Le trouble est tel qu’il devient obsessionnel et envahit la conscience du sujet. « Ces reprises modifiées de la même scène traduisent à la fois […] hantises (ce sont les répétitions) et effervescence (ce sont les variations) » [70] d’un esprit tourmenté, commente Rousset. Significativement, la scène de l’écrasement revient et revient, plus inquiétante, plus longue : 25 lignes (p. 96-97), 37 lignes (p. 127-129), 62 lignes (p. 163-166). À la fin, au sein d’un même extrait, elle en arrive même à se dédoubler. Le narrateur, comme s’il ne pouvait plus sortir de son obsession, revient deux fois aux mêmes faits. Symboliquement, la frontière entre ces deux récits est A… peignant ses cheveux. Comment mieux faire comprendre que la jalousie est le ressort profond de cette obsession ? Ce n’est effectivement certainement pas non plus un hasard si, comme l’a fait remarquer Morrissette, les apparitions de la scutigère suivent à chaque fois un passage évoquant, directement ou indirectement, le séjour de A… et Franck en ville :

« Eh bien je vous emmène. En partant de bonne heure, nous pouvons être rentrés dans la nuit. »
Il pose le plat sur sa gauche, et s’apprête à se servir. A… ramène son regard dans l’axe de la table.
« Un mille-pattes ! » dit-elle (p. 61).

Le choix d’un narrateur-regard invisible mais toujours là, épiant, surveillant, scrutant le moindre détail, analysant le moindre déplacement, le moindre geste, la moindre mimique, le moindre indice de complicité entre A… et Franck, et cela « au point de déformer sa vision et de produire chez lui des imaginations proches du délire » [71], va bien sûr dans le même sens.

Mille pattes, mille phallus ?

La scutigère en devient un véritable double de A… Non seulement ces deux protagonistes sont du genre féminin, mais de nombreux autres points communs les rapprochent. Toutes deux sont immobiles (« n’a pas bronché », « Elle ne se déplace pas »). Toutes deux sont associées à une surface plane et blanche (la cloison, la nappe). Toutes deux sont caractérisées par le géométrique, le linéaire (« chemin qui coupe le panneau en diagonale », « très droite sur sa chaise ») et reliées à des compléments de lieu introduits par la même préposition (« sur la peinture », « sur sa chaise »). Les actes de l’une pourraient être attribuables à l’autre (« tremble imperceptiblement », « ne se déplace pas pour le moment »). Un comparant utilisé pour l’une (« comme le doigt ») se rapporte d’autant mieux à l’autre que la situation invite à faire le rapprochement (« les deux mains reposant à plat »). On pourrait rajouter que ce parallélisme est explicité dans le texte une trentaine de pages plus loin : « A… ne bouge pas plus que la scutigère » (p. 97). Dans la dernière grande scène, c’est même par la dimension sonore que les deux actants sont rapprochés : « […] le grésillement léger qu’elles produisent. / Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure. » (p. 165). Enfin, aux pages 128-129, c’est la description des membres et de la tête de l’insecte (crispation, bouche ouverte, tremblement) qui ramènent à A… :

crispant par degrés ses longues pattes, tandis que les mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement réflexe.

Cette bouche grande ouverte, ces tremblements retenus, associés à un regard fixe, ne sont pas sans rappeler certaines scènes de L’Année dernière à Marienbad ou de L’Immortelle, à la différence près cependant, que la situation est, dans ces œuvres, explicitement sexuelle : « Votre bouche s’entr’ouvre un peu plus, vos yeux s’agrandissent encore, votre main se tend en avant dans un geste inachevé, d’attente, d’incertitude, ou peut-être d’appel, ou de défense. Vos doigts tremblent un peu… Vous avez peur » [72], « Il ne sourit pas, ses traits sont immobiles, les yeux fixes, dans une attention intense, mais sans autre expression particulière » [73], « la bouche est entrouverte, les yeux fixes » [74], « elle respire vite et irrégulièrement » [75]. Même constat dans Projet pour une révolution à New York ou dans Topologie d’une cité fantôme : « d’un pas incertain, apeuré, les deux bras tendus en avant explorant le vide comme des antennes d’insecte aveugle, et la bouche entrouverte » (p. 119), « ses yeux agrandis d’horreur fixent l’araignée géante, venimeuse » (p. 193). Symptomatiquement, les motifs ci-dessus se retrouvent aussi dans un texte datant de 1962, « La Chambre secrète ». Robbe-Grillet y décrit un tableau de Moreau qui a une structure strictement parallèle à celle des scènes d’écrasement de La Jalousie. Tout commence avec une tache saillante : « C’est d’abord une tache rouge, d’un rouge vif, brillant, mais sombre, aux ombres presque noires. […] L’ensemble se détache sur la pâleur d’une surface lisse, arrondie, mate » [76]. Cette tache se révèle être un corps (« Seul, au premier plan, luit faiblement le corps étendu » [77]), un corps désarticulé, tourmenté : « La taille est très étroite, le cou mince et long, courbé de côté, la tête rejetée en arrière » [78], « les mouvements convulsifs » [79]. Connotativement, certaines des caractérisations utilisées par Robbe-Grillet pourraient même faire penser, hors contexte, à un insecte : « Les maillons sont de forme ovale, épais, de la taille d’un œil. L’anneau […] » [80]. La description de la tête de la victime n’est pas non plus sans points communs avec ce qui est dit de celle de la scutigère : « la bouche grande ouverte comme si elle était en train de hurler » [81]. Toujours comme dans La Jalousie, la fin est dramatique : « la bouche s’ouvre encore plus, la tête va de droite et de gauche, avec violence, une dernière fois, puis plus doucement, pour à la fin retomber en arrière et s’immobiliser » [82], « le sang jaillit sur la peau tendre, tendue » [83]. Dernière ressemblance structurale, un spectateur, à la fois double de A… et du narrateur, est là, qui regarde la scène, de loin, sans intervenir mais comme subjugué, envoûté par ce qu’il voit : « Les traits de l’homme sont impassibles, mais tendus comme dans l’attente – la crainte peut-être – de quelque événement soudain, ou plutôt surveillant d’un dernier coup d’œil l’immobilité totale de la scène » [84] ; « l’homme […] que l’on devine en proie à une exultation violente, en dépit de l’attitude rigide, du silence, de l’immobilité […]. La main gauche […] tient assez loin du corps une pièce d’étoffe » [85].

Tout ceci tend bien sûr à montrer que la scutigère est beaucoup plus qu’un simple double de A… et qu’il faut y voir une matérialisation, une hyperbolisation de la sexualité. S’il en était besoin, Projet pour une révolution à New York le confirme. Dans ce roman, exactement comme dans La Jalousie, un observateur est fasciné par un insecte : « Le serrurier voyeur, penché sur la scène […] ne peut détacher son regard de cet animal » [86]. Cet insecte est une veuve noire, détail intéressant si l’on se rappelle que le narrateur de La Jalousie utilise à plusieurs reprises pour désigner la scutigère le syntagme « mille-pattes-araignée » (p. 128). Non seulement, zoologiquement les deux animaux ne sont pas si éloignés, mais Robbe-Grillet les caractérise de façon semblable : « agitant comme des tentacules un nombre effrayant de longs appendices crochus » [87], « les chélicères de l’appareil buccal, entourés des palpes maxillaires toujours en mouvement » [88]. Or, ne serait-ce que par son trajet, cette veuve noire est explicitement associée à la sexualité. Remontant le long du corps nu d’une jeune fille, elle se dirige en effet d’abord « vers le ventre vierge et jusqu’aux creux des cuisses, pour remonter ensuite […] jusqu’au sein écrasé » [89]. Sans surprise, quelques pages plus loin, Robbe-Grillet associe les deux animaux et évoque sans équivoques possibles leur dimension sexuelle :

Morgan […] est pressé de poursuivre sur cette nouvelle patiente […] les expériences qu’il a entamées depuis quelques mois concernant le venin de diverses bestioles tropicales : scorpion jaune, grande mygale, tarentule, scutigère et vipère connue. Son intention – on le sait – est de mettre au point un produit vésicant qui, appliqué en certaines régions précises des parties génitales externes de la femme, serait capable de déclencher une série de spasmes sexuels de plus en plus forts et prolongés, devenant vite extraordinairement douloureux, se terminant au bout de plusieurs heures par la mort du sujet dans les convulsions combinées de la jouissance la plus vive et des plus atroces souffrances [90] (p. 202).

On retrouve le même type de fantasme et la même association insecte / sexualité, sexualité / mort dans Angélique ou l’enchantement :

Chaque nuit à la même heure, juste avant le premier chant du coq, elle fait le même cauchemar. Elle est assaillie sur son lit par des bêtes immondes, qui ont des corps annelés, des carapaces molles, de longues antennes palpeuses, une multitude de pattes crochues, des mandibules à venir. Ça arrive de tous les côtés à la fois, de façon inexorable. Ça s’avance vers son corps dénudé, incapable du moindre geste, glacé d’horreur. Ça tient à la fois du crabe et de la scutigère, de la punaise et de l’araignée. Pendant son sommeil, on l’a mise par erreur dans un tombeau, où elle se voit livrée vivante à la vermine nécrophage. […] Ça monte déjà sur ses hanches, sur ses cuisses, ça commence à pénétrer par tous les orifices de sa chair [91]…

Sans être aussi explicites, les scènes d’écrasement de La Jalousie ne dérogent pas à cette sexualisation généralisée. Le phallique y est par exemple présent par le biais des couverts (« La main aux doigts effilés s’est crispée sur le manche du couteau ») et par la scutigère elle-même. Qualifiée au début de « moyenne » (« longue à peu près comme le doigt »), elle prend ensuite une orientation « diagonale » (« se dirigeant vers l’angle du plafond ») et est finalement caractérisée par un « grand développement ». Cette caractérisation est suivie peu après par le groupe nominal « mouvement de bascule » et le groupe verbal « accélèrent leur balancement alterné ». S’il en était besoin, on trouve la confirmation d’une telle lecture à la page 128. S’y succèdent « extrémité postérieure » et « développement considérable » et, surtout, l’on y peut lire : « se couchent l’un après l’autre et se relèvent dans un mouvement alterné mais continu ». À noter que dans cette même scène, « la bestiole » finit par choir, ce qui fait que « les mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche [maintenant] à vide » (p. 129). Logique éjaculatrice oblige, « dix secondes plus tard, tout cela n’est plus qu’une bouillie » (p. 129). On comprend soudain pourquoi sans cesse le mur ou la peinture sont qualifiés par l’adjectif « nu » (p. 27, 56, etc.) et pourquoi entre la page 61 et la page 97, on peut observer un changement des plus révélateurs : « Se réglant ensuite, sur la direction indiquée par ceux – immobiles – de sa voisine, il tourne la tête de l’autre côté, vers sa droite. / Se réglant ensuite sur la direction indiquée par ceux – devenus fixes – de sa compagne, il tourne la tête de l’autre côté ». Morrissette interprète de même à la page 113, le rapprochement de la bague de A… et de l’anneau de Franck et à la page 114, la présence de la lettre bleue dans la poche de Franck. Le narrateur y voit une confirmation de ce qu’il craint. Quant à la dernière scène d’écrasement, nous avons déjà vu que si elle commence dans la salle à manger, elle se termine dans une chambre à coucher, que si elle commence avec de simples nappes et serviettes de table, elle s’achève avec un drap, une serviette de toilette et un décor une nouvelle fois phallique :

Franck, sans dire un mot, se relève, prend sa serviette ; il la roule en bouchon, tout en s’approchant à pas feutrés, écrase la bête contre le mur. Puis, avec le pied, il écrase la bête sur le plancher de la chambre.
Ensuite il revient vers le lit et remet au passage la serviette de toilette sur sa tige métallique près du lavabo (p. 165-166).

Les descriptions de Franck et de sa chemise peuvent être lues de la même manière. Ce personnage est la virilité personnifiée : « la main de Franck, brune, robuste » (p. 113). Il est celui qui, par excellence, « relève » (p. 61, p. 97), « se lève » (p. 63), « se met debout » (p. 97), « se dresse » (p. 112). Sa main est des plus volages : « La main brune, après avoir erré un instant aux alentours […] » (p. 113). Sa chemise est non seulement « raide » (p. 114), mais elle nous conduit vers les parties intimes de Franck : « forme d’accolade dont la pointe se dirige vers le bas » (p. 114), « À l’extrémité de cette pointe est cousu le bouton destiné à clore la poche en temps normal » (p. 114). Cette dernière précision laisse sous-entendre que nous ne sommes pas en temps normal, que le bouton ne clôt plus rien. Cela semble bien être le cas puisque juste auparavant le geste de Franck était des plus ambigus : « tente à nouveau, d’un mouvement machinal, de faire entrer plus à fond […], qui dépasse d’un bon centimètre » (p. 114). Avec ce type de lecture, les objets sur le buffet ne tardent pas à perdre à leur tour leur dimension objective. Sont associées une cruche ventrue, deux lampes éteintes rangées bien sagement côte à côte et enfin une fenêtre ouverte, autrement dit se trouvent associés deux symboles féminins, deux symboles masculins, deux utérus, deux phallus.

Une énumération des caractéristiques de la première scène d’écrasement (p. 61-64) permet de préciser la sexualité en question : « La nuit tombée », une lumière tamisée, du silence, un voyeur, une femme rivée à une chaise, un tremblement imperceptible, un deuxième homme, une bouche mi-close, une respiration de plus en plus haletante, un violent coup de serviette, du sang. Nous le voyons, le voyeurisme tend vers le sadomasochisme. Les objets présents ou évoqués le confirment. Couteau, mouchoir, anneaux sont en effet dans les textes ultérieurs de Robbe-Grillet constamment associés à ce type de sexualité et ce n’est évidemment pas un hasard si le contenu d’un tiroir de L’Immortelle est en total écho avec les scènes que nous sommes en train d’étudier :

Il y a entre autres un couteau à lame recourbée, un gros anneau de fer, un mouchoir, plusieurs cartes postales et un grand nombre de gommes. La main se ferme progressivement, comme si les doigts serraient quelque chose [92].

Même la serviette dont se sert Franck, même l’expression « bouchon » utilisée pour la désigner, peuvent être ramenées à la violence sexuelle :

Mathias, cependant, ne quittait pas le sol des yeux. Il voyait la petite bergère étendue à ses pieds, qui se tordait faiblement de droite à gauche. Il lui avait enfoncé sa chemise roulée en boule dans la bouche, pour l’empêcher de hurler [93].

Je l’ai forcée à ouvrir les cuisses en les écartant d’un de mes genoux, tout en écrasant avec mon poignet le tissu léger ramené en bouchon sur sa gorge de manière à l’étouffer un peu à chaque pression comme moyen de persuasion supplémentaire [94].

Dans les scènes d’écrasement, le narrateur ne se contente cependant pas d’hyperboliser la sexualité. En portant sur Franck un regard terriblement destructeur, il se venge sexuellement. Évoquer « l’anneau » (p. 113) de Franck ne revient-il pas à faire de ce dernier un mille-pattes atrophié ? Plus que cela, Robbe-Grillet parsème son texte d’hypallages terriblement péjoratifs : « ornée d’un anneau d’or large et plat, d’un modèle analogue » (p. 113), « la couleur kaki a passé légèrement par suite des nombreux lavages » (p. 114). N’est-il pas en train de nous dire par là que Franck est clinquant, gros, fade, conformiste, vieux jeu, usé ? De même, les fins des scènes d’écrasement peuvent être lues comme de véritables revanches. Le sexe dressé et viril retombe lamentablement (« la bête incurve son corps », p. 63 ; « la bestiole choit », p. 128 ; « se tordant à demi », p. 164) et devient minable : « petit arc qui se tord […] s’estompant à demi » (p. 54), « trait sombre vers le bas » (p. 128), « débris d’articles, méconnaissables » (p. 129). Dans un geste rageur, l’ennemi finit même par être écrasé, ratatiné, piétiné. Ce dernier acte reprend bien sûr toute sa force si on le met en vis-à-vis de la page 21 où il était écrit : « Plus à droite se dessine, sur la peinture grise du mur, l’ombre agrandie et floue d’une tête d’homme – celle de Franck ».

Zéro-pattes ?

Avec cette catharsis, avec le gommage qui fait disparaître complètement « la trace suspecte » (p. 131), avec l’espacement de plus en plus grand entre les évocations de la scutigère (12 pages, 14 pages, 18 pages, 34 pages), avec la diminution très nette du nombre de pages consacré à la tache (13 lignes p. 201-202, 4 lignes p. 211), avec la déconnexion scutigère/trace (« La tache a toujours été là, sur le mur » p. 221), le fantasme décroît et devient comme la confirmation vivante du lancinant refrain qui parcourt L’Immortelle :

Tout ça, ce sont vos imaginations… Vous voyez (p. 50).

L. : Tout ça est faux, naturellement.
N. : Tout quoi ?
L. : Ce qu’il disait (p. 64).

L : Vous voyez bien que tout est faux… (p. 97).

Mais n’y a-t-il vraiment que le fantasmé qui soit imagination, fantôme, ombre ?

Les personnages de roman, ou ceux des films, sont aussi des sortes de fantômes ; si l’on veut les toucher, on passe à travers. Ils ont la même existence douteuse et obstinée que ces trépassés sans repos qu’un charme maléfique, ou la vengeance divine, oblige à revivre éternellement les mêmes scènes de leur tragique destin. Ainsi, le Mathias du Voyeur […] ne serait qu’une âme errante, de même que le mari absent de La Jalousie et les héros, si visiblement sortis du royaume des ombres, qui peuplent Marienbad, L’Immortelle ou L’Homme qui ment [95].

Objets, lieux, personnages, actions, descriptions ne peuvent-ils pas tous être caractérisés par

leur manque de « naturel », […] leurs airs absents, dépaysés, en trop dans le monde […] comme s’ils tentaient désespérément d’accéder à une existence charnelle, qui leur est refusée, d’entrer dans un univers véridique dont on leur a fermé la porte [96] ?

Remise en cause de l’objectivité par la subjectivité, subjectivité qui débouche sur le fantasmatique, l’hallucinatoire, le fantomatique, l’impalpable, l’incertain, le douteux, le manque de naturel, l’absence, le faux…, voilà qu’une deuxième fois, l’assise sur laquelle était construite La Jalousie vacille, chancelle et s’effondre. Denis Saint-Jacques a raison : « qui pourrait considérer conforme à la réalité une aventure fictive présentée dans un langage irréalisant au sujet d’un monde imprécisément connu ? » [97]. Robbe-Grillet finit lui-même par le reconnaître puisqu’il en arrive à écrire :

Le fantasme d’un discours véridique, objectif ou subjectif, bute sur l’impossibilité de la représentation [98].

Toute réalité est indescriptible, et je le sais d’instinct : la conscience est structurée comme notre langage (et pour cause !), mais ni le monde ni l’inconscient ; avec des mots et des phrases, je ne peux présenter ni ce que j’ai devant les yeux, ni ce qui se cache dans ma tête, ou dans mon sexe […]. La littérature est ainsi – […] – la poursuite d’une représentation impossible. Le sachant que puis-je faire [99] ?

La réponse se trouve encore une fois dans Le Miroir qui revient : « organiser des fables, qui ne seront pas plus des métaphores du réel que des analogons », réduire « à l’état de matériau » « la loi idéologique qui régit la conscience commune, et le langage organisé » [100], autrement dit, exactement comme le théorise Ricardou, représenter des realia ayant la même « structure » que le medium utilisé.

Un mille-pattes autonymique ?

Un mille-pattes pictural

Mille-pinceaux

Les peintres du XXe siècle ont montré la voie et Robbe-Grillet n’est pas sans le savoir. La peinture a toujours été un de ses grands centres d’intérêt. Dans le labyrinthe contient un tableau qui devient référent (ou peut-être un référent qui devient tableau). L’Année dernière à Marienbad mentionne à plusieurs reprises un homme, isolé, de dos, contemplant une gravure sur un mur. Ce même roman met en scène un personnage, prénommé Frank, dissertant sur des toiles, qui ne sont pas là [101].

Dans les scènes d’écrasement de La Jalousie, la lexie « peinture » et ses dérivés reviennent plus souvent qu’attendu : « la peinture claire porte encore la trace du mille-pattes écrasé » (p. 50), « la peinture claire, unie et mate » (p. 56), « sur la peinture claire de la cloison » (p. 61), « la peinture reste marquée » (p. 64), « la peinture immaculée » (p. 71), « la belle peinture mate » (p. 90), « la peinture claire » (p. 97), « cette peinture mate » (p. 129), « la peinture vernie ordinaire, à l’huile de lin, qui existait auparavant » (p. 129-130), etc. On commence à comprendre la surabondance de cette lexie quand l’on prend conscience que certaines des occurrences en question sont des syllepses permettant à Robbe-Grillet de rapprocher insidieusement les statuts d’écrivain et de peintre. C’est le cas, par exemple, du dernier extrait où est mentionnée la tache de la scutigère : « Il n’est question de repeindre, pour l’instant, que les jalousies et la balustrade » (p. 211). On doit bien sûr d’abord comprendre que A… et son époux ont pour projet de rénover leur bâtisse en appliquant sur la balustrade et les jalousies une nouvelle couche de peinture. Cependant Robbe-Grillet n’est-il pas aussi en train de nous dire qu’ayant épuisé le sujet « scutigère », il ne pense plus y revenir mais qu’en revanche, il compte encore « peindre », dans son roman, jalousies et balustrade ?

Si l’on accepte cette perspective, le mur nu devient « toile blanche ». Hypothèse d’autant plus tentante que, comme par contamination spatiale, dans une des scènes d’écrasement, ce syntagme est justement utilisé : « la main aux phalanges effilées s’est crispée sur la toile blanche » (p. 112-113). La scène en question est d’ailleurs doublement picturale. Table, victuailles, nappe blanche, plis, lame de couteau, anneau qui reluit, tache sur le tissu, composent une véritable nature morte. On pourrait faire exactement la même remarque avec la description du buffet qui suit. À certains moments, c’est même en fait la tache sur le mur qui devient peinture :

Le dessin semble indélébile. Il ne conserve aucun relief, aucune épaisseur de souillure séchée qui se détacherait sous l’ongle. Il se présente plutôt comme une encre brune imprégnant la couche superficielle de l’enduit (p. 129).

De nombreux autres indices confirment cette « picturalisation » du décrit : le grand nombre d’adjectifs de couleur, les polypotes et figures dérivatives du verbe « dessiner » (« se dessine » p. 56, « dessine » p. 114, « le dessin » p. 129, « dessinées » p. 145) et surtout l’isotopie des arts plastiques (« tache » p. 27, p. 56, « l’image » p. 56, p. 145, « reproduits » p. 56, « panneau » p. 97, « incurve le trait sombre » p. 128, « bavure » p. 129, « encadrant » p. 202, etc.). Les références à la lumière, autre incontournable de la peinture, confirment, s’il en est besoin, l’isotopie sous-jacente : « La lumière elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à manger » (p. 56), « la douceur de l’éclairage » (p. 62), « à peine visible sous l’incidence rasante » (p. 69), « la lampe qui brille » (p. 97), « les rayons viennent frapper perpendiculairement le mur nu, tout proche, faisant ressortir en pleine lumière l’image du mille-pattes » (p. 145).

Terminons en rappelant que si deux membres ou organes symbolisent par excellence l’art du peintre, ce sont bien les yeux et les mains, membres et organes justement omniprésents dans notre corpus. La main d’A… se resserre même à un moment sur un couteau, outil souvent utilisé par les artistes de la modernité. Quant à son attitude, par bien des points, elle est celle d’un spectateur observant une toile : « A… n’a pas encore détaché son regard » (p. 64), « sa contemplation » (p. 63), « les paupières un peu plissées comme si elle cherchait à découvrir quelque tache » (p. 70), « le regard arrêté » (p. 202).

Mille-écoles

Si Robbe-Grillet cherche ainsi à transformer et à figer son référent en toile, ce n’est bien sûr pas dans le but d’imiter les écrivains du XIXe siècle qui l’ont précédé sur cette voie, c’est pour tendre vers toujours plus de réalisme en se servant de l’expérience de ceux qui sont allés le plus loin dans cette direction : les peintres. Les premières descriptions de la scutigère ne sont effectivement pas sans rapport avec certaines natures mortes des Hollandais ou avec, par exemple, La Raie d’un Chardin. D’ailleurs Robbe-Grillet, nous l’avons vu, les compare à deux reprises à des planches anatomiques.

Pourtant, très vite, « les contours » de l’insecte deviennent « moins nets » (p. 130). Ce qui était précis, ce qui avait des bordures bien dessinées, se meut, sous l’effet de la lumière, en « restes plus flous » (p. 56), voire « de plus en plus flou[s] » (p. 130). Insidieusement, Robbe-Grillet nous fait passer de Courbet à Pissarro. Non seulement le principe de la répétition d’une même scène sous des angles ou des luminosités différentes n’est pas sans rappeler les séries de meules ou de cathédrales d’un Monet, mais surtout l’omniprésence des taches conduit tout droit à la peinture de Seurat ou de Signac. Comme pour le confirmer, Robbe-Grillet précise que « pour voir le détail de cette tache avec netteté, afin d’en distinguer l’origine, il faut s’approcher tout près du mur » (p. 56). Le dessin semble aussi comme s’aplatir, caractéristique que Robbe-Grillet associe à Cézanne :

Le dessin […] ne conserve aucun relief, aucune épaisseur de souillure séchée qui se détacherait sous l’ongle (p. 129).

Quand Cézanne s’est mis à peindre des pommes à plat, on a dit : « Ce n’est pas possible. Une pomme, c’est rond ». Cézanne a dit : « Non, une pomme peinte sur de la toile est plate, et vais la peindre à plat ». Cela a été une révolution extraordinaire et toute la peinture actuelle est sans profondeur optique [102].

Mais de même qu’une planche anatomique ou qu’une représentation très détaillée n’est pas la réalité, la représentation de « l’impression » d’un moment donné ne l’est pas non plus. Elle est, elle aussi, une reconstruction mentale qui est bien loin de restituer avec fidélité notre perception lacunaire et fragmentaire du « là ».

Une conclusion s’impose alors :

Je pense que la seule peinture vraiment réaliste fut le cubisme de la période synthétique : nous ne percevons le monde autour de nous que par d’infimes fragments, que notre raison et nos habitudes ordonnent, agglomèrent, reconstituent en une sorte de ciment préfabriqué, nous permettant ainsi de conjurer l’effroi que nous causeraient ces manques, ces béances, si nous savions les reconnaître [103].

C’est mot pour mot le programme que réalise Robbe-Grillet lorsqu’il écrit que « l’image du mille-pattes écrasé se dessine alors, non pas intégrale, mais composée de fragments » (p. 56), ou lorsqu’il segmente et géométrise la scutigère en « morceaux de pattes et forme partielle » (p. 56). Sous son pinceau, tout ne tarde pas à se désarticuler. Liens causals et logiques deviennent simples juxtapositions : « une des antennes, deux mandibules recourbées, la tête et le premier anneau » (p. 56). Tout est aussi sous le signe du manque et de la lacune : « inachevée […] où ne seraient figurés qu’une partie des éléments » (p. 129). On pourrait ajouter que la superposition des fragments de mille-pattes / murs est typique des collages pratiqués par les cubistes.

Mais le réel, voire la perception du réel, se réduit-il vraiment à cela ? Ne nous retrouvons-nous pas confrontés au problème fondamental évoqué plus haut par Robbe-Grillet ? Le pictural n’ayant pas la même structure que le réel, la rencontre est impossible. À moins que…, à moins que le pictural ne représente le seul élément du réel ayant la même structure que lui, à savoir… la peinture. C’est ce qu’entreprend, sans en avoir vraiment conscience, Kandinsky et, à sa suite, Mondrian et de nombreux autres peintres dits abstraits. C’est ce que semble aussi faire Robbe-Grillet quand la scutigère d’abord réaliste, puis impressionniste, puis cubiste, devient « une forme sombre, un petit arc qui se tord en point d’interrogation, s’estompant à demi d’un côté, entouré çà et là de signes plus ténus » (p. 64), « petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la hauteur du regard » (p. 127), voire « bouillie rousse, où se mêlent des débris d’articles, méconnaissables » (p. 129). On comprend soudain l’importance donnée par Robbe-Grillet aux couleurs, aux formes et aux dimensions. Tous ces éléments ramènent aux caractéristiques premières de la peinture.

Et pourtant, même là, l’écart entre la réalité appelée peinture et la peinture représentée, reste immense. Robbe-Grillet le signifie par un connecteur logique d’opposition :

Des secondes plus tard, tout cela n’est plus qu’une bouillie rousse, où se mêlent des débris d’articles, méconnaissables.
Mais sur le mur nu, au contraire, l’image de la scutigère écrasée se distingue parfaitement, inachevée mais sans bavure, reproduite avec la fidélité d’une planche anatomique où ne seraient figurés qu’une partie des éléments : une antenne, deux mandibules recourbées, la tête et le premier anneau, la moitié du second, quelques pattes de grande taille, etc. (p. 129).

D’un côté matière et couleur et de l’autre des formes, des figures que, malgré lui, le spectateur relie à son univers culturel, à ses connaissances, à sa subjectivité, à son inconscient. Un simple trait censé ne représenter rien d’autre qu’un trait redevient pattes, antennes, planche anatomique, univers positiviste, monde bourgeois, etc. Pour arriver à la seule réalité représentable, il n’y a donc finalement qu’une solution possible, celle de Rauschenberg évoquée par Robbe-Grillet dans Le Miroir qui revient :

(c’est lui [Morrissette], je crois, qui le premier m’a entretenu de Robert Rauschenberg, surtout remarqué à ses débuts pour avoir, en guise de geste pictural, effacé avec une gomme un très beau dessin au crayon de son aîné De Kooning) [104].

La seule manière de représenter le réel consiste donc à imiter Malevitch, à éliminer, à gommer, tout ce qui n’est pas la peinture (le sujet, la couleur, la forme) pour en arriver à ce que celle-ci est vraiment, pour en arriver à son essence première, à savoir la toile blanche : « la trace suspecte a disparu complètement. Il ne subsiste à sa place qu’une zone plus claire, aux bords estompés, sans dépression sensible, qui peut passer pour un défaut insignifiant de la surface, à la rigueur » (p. 131), « la peinture immaculée n’offre pourtant pas la moindre prise au regard » (p. 70).

Mur nu

Une fois le dessin gommé, une fois la peinture blanche appliquée, que reste-t-il ? Une cloison, une paroi mille et mille fois évoquée, un mur, un mur nu : « regardait droit devant soi, en direction du mur nu » (p. 27), « le mur de la salle à manger paraît sans tache » (p. 51), « la cloison nue » (p. 56), « Sur la cloison nue » (p. 69), « sur la cloison nue en face d’elle, où la peinture immaculée n’offre pourtant pas la moindre prise au regard » (p. 70), « le mur nu » (p. 71), « Sur le mur nu » (p. 90), etc. Pourquoi revenir sans cesse sur ce mur ? Pourquoi le qualifier constamment par l’adjectif « nu » ? Peut-être parce qu’on peut le lire comme une projection fantasmatique, mâtinée d’un brin de phénoménologie heideggérienne, d’une des plus grandes angoisses de Robbe-Grillet :

Cette terreur lancinante d’avoir en quelque sorte disparu de moi-même ne m’a pas ensuite quitté, pendant des jours. Elle n’a sans doute jamais fini de me hanter en sourdine. Et aujourd’hui je me demande si le centre narratif absent de soi, ce néant menacé qui occupe le cœur de La Jalousie […] ne serait pas quelque lointaine réminiscence (ou figuration cathartique) de cette expérience fondamentale d’une désertion par l’intérieur [105].

Sans doute aussi parce qu’on a là une confirmation que « le véritable écrivain n’a rien à dire » [106] ou que le véritable écrivain est

faille dans l’ordre des choses : ennemi naturel de la vertu, pourfendeur de sa propre raison, manque d’être au sein de sa propre conscience, abîme trouant soudain la vérité, […] est l’absence, […] est l’oubli, […] est la déroute [107].

On pourrait peut-être encore expliquer l’omniprésence du mur par le fait que, selon Robbe-Grillet, les trous et les blancs sont les seuls éléments du réel non entachés d’idéologies :

Je reconnaîtrai bientôt que les seuls détails qui constituent la réalité de l’univers où je vis ne sont rien d’autre que des trous dans la continuité de ses significations admises, tous les autres détails étant par définition idéologiques [108].

Mais la véritable signification du mur nu se trouve ailleurs, chez un écrivain que Robbe-Grillet n’a cessé de commenter, Flaubert. Depuis cet auteur phare, le mur représente beaucoup plus que lui-même, il représente l’idéal du grand artiste réaliste :

Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe [109] ?

Ce mur nu, aboutissement du chemin pictural, ramène à l’écriture et Flaubert, encore une fois, est le premier à le dire :

Toute la semaine a été assez ennuyeuse et, aujourd’hui, j’éprouve un grand soulagement en songeant que voilà quelque chose de fini, ou approchant ; mais j’ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas. La prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie [110].

En effet, comme le souligne Mireille Calle-Gruber, en commentant la photo d’un mur prise par Claude Simon, « faire un mur et faire un livre, cela relève d’une même nécessité : celle […] d’appareiller des éléments, d’organiser une succession, de donner direction et lisibilité » [111]. Il faudrait rajouter avec Robbe-Grillet : celle de représenter non pas tout le réel, non pas une représentation du réel, mais un élément du réel ayant une structure si semblable à l’écriture qu’il peut être représenté avec réalisme :

C’était déjà la vieille ambition de Flaubert : bâtir quelque chose à partir de rien, qui tienne debout tout seul sans avoir à s’appuyer sur quoi que ce soit d’extérieur à l’œuvre : c’est aujourd’hui l’ambition de tout le roman [112].

Un mille-pattes scriptural

Mille-crayons

Si l’on peut lire les différentes représentations « picturales » de la scutigère comme un long cheminement menant à la seule réalité que peut représenter la peinture, à savoir elle-même, l’on doit de même lire les différentes scènes de l’écrasement comme un long cheminement menant à la seule réalité que peut représenter l’écriture, à savoir elle-même.

Le simple procédé de la répétition amène déjà en soi à focaliser l’attention du lecteur sur elle. L’omniprésence de l’isotopie de la calligraphie le confirme : « article » (p. 56), « des débris d’articles » (p. 129), « quelques pattes de grande taille » (p. 129), « Le tracé grêle des fragments de pattes » (p. 130), « Le grand développement des pattes » (p. 165), « entouré çà et là de signes plus ténus » (p. 64), « le premier anneau, la moitié du second » (p. 56), « les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé » (p. 130), « les derniers anneaux conservent leur orientation primitive – celle d’un trajet rectiligne » (p. 164). Nous avons de même vu qu’à plusieurs reprises, la scutigère est associée à un point d’interrogation (p. 56, p. 64). S’il en est besoin, un peu plus loin, une comparaison explicite l’analogie mur / page d’écriture :

Le dessin […] se présente plutôt comme une encre brune imprégnant la couche superficielle de l’enduit (p. 129).

Mille-gommes

L’importance donnée à la thématique du gommage dans La Jalousie prend bien sûr là tout son sens et d’ailleurs certaines phrases, hors contexte, sont parfaitement ambiguës et pourraient sans difficulté être attribuées telles quelles au gommage d’un texte :

Un nouveau ponçage à la gomme termine ensuite l’ouvrage avec facilité (p. 131).

La même lame de rasoir, arquée entre deux doigts pour présenter le milieu de son tranchant, sert encore à couper au ras les barbes soulevées par la gomme (p. 131).

Si l’on sait que « corps » est un terme d’imprimerie et si l’on admet que la lexie « tête » peut fort bien désigner le début d’un texte et la lexie « anneau » la forme des lettres, l’extrait suivant devient même digne des meilleures pages de l’Oulipo :

La plus grande partie du corps, assez pâle déjà, courbée en un point d’interrogation devenant de plus en plus flou vers l’extrémité de la crosse, ne tarde guère à s’effacer aussi totalement. Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé : après avoir perdu très vite sa couleur, la forme qui persiste reste ensuite stationnaire durant un temps assez long. Les contours en sont seulement devenus un peu moins nets. La gomme dure qui passe et repasse au même point n’y change plus grand’chose, maintenant (p. 130).

Un savant jeu de juxtaposition relie également gommage de mur et gommage de texte. Par glissement sémantique, en un paragraphe, la surface du mur devient surface d’une lettre :

Le plat d’un ongle enfin lisse les dernières aspérités [du mur].
En pleine lumière une inspection plus attentive de la feuille bleu pâle révèle que deux courtes fractions de jambages ont résisté à tout (p. 131-132),

comme avaient résisté à la serviette de Franck « quelques pattes de grande taille » (p. 129). Chez Robbe-Grillet, comme en témoigne l’ouvrage intitulé Les Derniers Jours de Corinthe, cette association idiosyncrasique « tache », « gomme », « rasoir » / « écriture », « livre », « littérature » remonte certainement à bien avant La Jalousie :

C’était l’époque où j’achetais beaucoup de livres […] pour les recouvrir de papier cristal avec un soin méticuleux, après en avoir restauré pendant des heures les couvertures défraîchies au moyen de gommes diverses, colle, papier à cigarette, lames de rasoir, etc. La substance particulière, dite en réalité « gomme-savon », que recherche Wallas dans toutes les papeteries, à travers sa cité nordique coupée de canaux et hantée par le spectre d’Œdipe-roi, est seulement celle dont je me servais pour effacer les taches sur la fragile robe blanche – ou plutôt légèrement crémeuse – des éditions Gallimard, sans en altérer la surface lisse [113].

Ne pourrait-on pas tenter un pas de plus et aller jusqu’à dire que mur blanc et gommage sont une formidable métaphore de la première période de Robbe-Grillet ? Lui-même d’ailleurs, à plusieurs reprises, sur les pas de Barthes, qualifie de « blanche » l’écriture qu’il avait à cette époque :

Je me suis mis à écrire (puis à filmer) de cette façon, blanchie [114].

Aux prises avec ses démons personnels, il [Barthes] cherchait à toute force, pour les braver, un degré zéro de l’écriture auquel il n’a jamais cru. Ma prétendue blancheur – qui n’était que la couleur de mon armure – venait à point nommé [115].

Avec cette lecture, le titre du deuxième roman de Robbe-Grillet et surtout la difficulté, l’impossibilité qu’a Wallas de trouver une gomme adéquate, prennent sens. On a là un aveu d’impuissance. Gommer les reconstructions passées, gommer toute signification, en un mot atteindre une littérature objective est, comme montré plus haut, un vœu pieux. La gomme gommant tout est introuvable. Tout juste si l’on arrive de temps à autre à éliminer quelques taches :

Elles sont toutes ou trop molles ou trop dures : des gommes « mie de pain » malléables comme de la terre à modeler, ou bien des matières grisâtres et sèches qui grattent le papier – bonnes tout au plus pour effacer les taches d’encre ; les autres sont des gommes à crayon de l’espèce ordinaire, rectangles plus ou moins allongés de caoutchouc plus ou moins blanc [116].

Surface nue, taches, noir et blanc, signes calligraphiques, points d’interrogation, encre brune, gomme… Robbe-Grillet ayant compris qu’on ne peut peindre objectivement le monde puisqu’il est le fruit du sujet, qu’on ne peut pas se satisfaire non plus du subjectif qui conduit au fantomatique, au faux, et qui surtout génère des représentations qui n’ont pas la même structure que le langage, en arrive, à la suite de Flaubert et des peintres du XXe siècle, à la conclusion que la seule solution acceptable consiste à représenter un élément du réel ayant la même structure que l’écriture à savoir… l’écriture elle-même.

Mille-p’autonymique

Poussant jusqu’au bout la logique de ce raisonnement, le texte, à plusieurs reprises, en arrive à présenter le référent non plus comme un monde imitant le réel mais bel et bien comme le texte qu’est en train de lire le lecteur. Ainsi l’épisode de l’écrasement devient « scène » (« C’est à ce moment que se produit la scène de l’écrasement du mille-pattes » p. 112) et surtout Robbe-Grillet se met à utiliser un préfixe de réitération pour décrire les gestes de Franck, qui « sans dire un mot, se relève » (p. 165). Quand ce dernier verbe apparaît dans le texte, c’est effectivement la quatrième fois que l’on voit le pauvre Franck quitter la table pour écraser la décidément bien résistante petite scutigère. À noter qu’avec cette lecture, plusieurs des « encore » de La Jalousie prennent un tout autre relief : « la peinture claire porte encore la trace du mille-pattes écrasé » (p. 50), « la bestiole choit sur le carrelage, se tordant encore à demi » (p. 128), « La bête est immobile, comme en attente, droite encore » (p. 164). Certes, l’adverbe peut être lu comme un synonyme de « toujours », mais aussi de « encore une fois » ou de « pour la troisième, la quatrième, la cinquième fois, etc. », ce qui alors entraîne un changement de référent, un passage du monde de la fiction au monde de l’écriture. On pourrait faire exactement la même remarque sur une des phrases de la page 167 : « C’est le bruit que fait le mille-pattes de nouveau immobile sur le mur, en plein milieu du panneau ». À la différence près que l’ambiguïté, cette fois, est plus difficilement tenable, et que c’est donc bel et bien le deuxième sens qui est en train de prendre le dessus.

Roman qui se désigne comme étant écriture mais aussi roman qui représente son propre fonctionnement, tel est La Jalousie, et tout ce qui précède en est la preuve vivante. La quinzaine d’extraits qui forme notre corpus, microcosme du macrocosme, n’a pas seulement permis de mettre en valeur telle ou telle spécificité accessoire de Robbe-Grillet, elle contient, en germe, en pousse, en fleur, sa poétique de l’époque. Loin de cacher cette poétique, ne serait-ce que par les effets de répétition, Robbe-Grillet ne cesse de l’exhiber, de la mettre sur le boisseau. Un œil qui regarde les « objets » qui l’entourent, qui s’approche, qui se focalise sur des détails précis, qui fragmente le perçu, qui ressasse ce perçu, qui fantasme sur ce perçu, au point de ne bientôt plus y voir que lignes et mots, que point d’interrogation, que signes de plus en plus flous, que lacunes, béances et trous, n’avons-nous pas là un parfait résumé de La Jalousie ou plutôt un parfait dévoilement du fonctionnement de La Jalousie ? Les scènes que nous venons d’étudier ne sont-elles pas aussi une parfaite illustration des propos que Robbe-Grillet tient dans « Temps et description dans le roman d’aujourd’hui » ?

Il n’est pas rare en effet, dans ces romans modernes, de rencontrer une description qui ne part de rien ; elle ne donne pas d’abord une vue d’ensemble, elle paraît naître d’un menu fragment sans importance – ce qui ressemble le plus à un point – à partir duquel, elle invente des lignes, des plans, une architecture ; et on a d’autant plus l’impression qu’elle les invente que soudain elle se contredit, se répète, se reprend, bifurque, etc. Pourtant, on commence à entrevoir quelque chose, et l’on croit que ce quelque chose va se préciser. Mais les lignes de dessin s’accumulent, se surchargent, se nient, se déplacent, si bien que l’image est mise en doute à mesure qu’elle se construit. Quelques paragraphes encore et, lorsque la description prend fin, on s’aperçoit qu’elle n’a rien laissé debout derrière elle : elle s’est accomplie dans un double mouvement de création et de gommage, que l’on retrouve d’ailleurs dans le livre à tous les niveaux et en particulier dans sa structure globale […] [117].

De même, les commentaires du narrateur sur la chanson du chauffeur correspondent parfaitement aux scènes que nous avons analysées. Qu’avons-nous jusqu’alors observé ? Un texte qui ne cherche pas à signifier, un texte qui est « là », un point c’est tout, un texte qui tend, sans cependant jamais y arriver totalement, vers le blanc, autrement dit,

un air […] aux paroles incompréhensibles, ou même sans paroles (p. 99) ;

un refus de la causalité, une juxtaposition non logique des scènes :

Les sons, en dépit d’évidentes reprises, ne semblent liés par aucune loi musicale. […] On dirait que l’homme se contente d’émettre des lambeaux sans suite (p. 195) ;

une répétition constante des mêmes épisodes mais à chaque fois avec d’infimes modifications :

Si parfois les thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard, affermis, à peu de chose près identiques. Cependant ces répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arrière, peuvent donner lieu à des modifications – bien qu’à peine sensibles – entraînant à la longue fort loin du point de départ (p. 101) ;

des arrêts brusques et des reprises tout aussi inattendues :

[…] coulant avec souplesse d’une note à l’autre, puis s’arrêtant soudain.
À cause du caractère particulier de ce genre de mélodies, il est difficile de déterminer si le chant s’est interrompu pour une raison fortuite […]. De même, lorsqu’il recommence, c’est aussi subit, aussi abrupt, sur des notes qui ne paraissent guère constituer un début, ni une reprise (p. 100) ;

une diminution progressive du nombre de pages, l’impression d’un épuisement du motif :

À d’autres endroits, en revanche, quelque chose semble en train de se terminer ; tout l’indique : une retombée progressive, le calme retrouvé, le sentiment que plus rien ne reste à dire (p. 100-101).

Tout est là… et l’on comprend que A…, face à cette chanson, ait une réaction assez semblable à celle qu’elle a face à la scutigère. Toute son attention est soudain accaparée, elle tend ses sens, elle écoute comme elle regardait et, symptomatiquement, dans les deux cas, elle se tourne vers un ailleurs vierge : « A…, pour mieux écouter, a tourné la tête ver la fenêtre ouverte » (p. 102).

La Jalousie, une œuvre qui renonce à décrire le monde, le moi, pour se restreindre à se dépeindre elle-même… Doit-on pour autant en déduire que la littérature de l’après-guerre baisse pavillon, que par un réflexe protectionniste elle s’enferme sur elle-même, se réduit à un petit univers clos où les scutigères en arrivent à se mordre la queue ?

Un mille-pattes phénix

Un mille-pattes autogénérant

Bien au contraire, tout au moins dans l’esprit d’un Robbe-Grillet. Si la littérature semble se racornir et devenir cendres du glorieux brasier qu’elle fut jadis, c’est pour mieux ressusciter et se parer de plumes plus chatoyantes, c’est pour renaître d’elle-même. Et c’est bien ce qui se passe dans La Jalousie. Le roman ne naît plus d’un référent que l’écrivain s’évertue vainement à copier, il naît de lui-même en puisant dans ce qu’il est de quoi se développer, de quoi se charpenter, de quoi se créer.

La prédominance de l’architexte description, relevée plus haut, trouve certainement là un de ses fondements :

La description servait à situer les grandes lignes d’un décor, puis à en éclairer quelques éléments particulièrement révélateurs ; elle ne parle plus que d’objets insignifiants, ou qu’elle s’attache à rendre tels. Elle prétendait reproduire une réalité préexistante ; elle affirme à présent sa fonction créatrice [118].

Obéissant à la même logique d’autogénération, les scènes se nourrissent constamment de ce qui les précède. « Les cheveux noirs aux improbables circonvolutions » reposant sur « la nappe », masse sombre sur surface blanche, font par exemple jaillir « la cloison nue où une tache sombre […] ressort » (p. 56). Les évocations d’une escapade en ville et d’une chambre d’hôtel conduisent à la sexualisation du mille-pattes. La tache laissée dans la cour par la camionnette, « série de minces croissants concentriques qui s’amenuisent pour n’être plus que des lignes », n’explique-t-elle pas, quant à elle, le « petit trait oblique long de dix centimètres » (p. 127) qui est évoqué quelques lignes plus loin ? Ne pourrait-on pas dire la même chose de « la petite tache de sauce qui marque la place de Franck » (p. 145) ? De même, les pattes, appendices et grésillements de la scutigère font surgir la scène du crabe (p. 145-146). L’ombre de la cruche sur le mur avec son « gros ventre » et sa « mince courbe fortement arquée », appelle le corps du mille-pattes et le « petit arc qui se tord » (p. 64). Un peu plus loin, c’est la dimension sonore qui fait passer du mille-pattes à une scène où A… se peigne. Le recentrage sur l’animal est ensuite généré à la fois par la lexie « dent », par l’adjectif « roux » (qui est la couleur de la scutigère écrasée), par le mouvement descendant et par « les doigts effilés, qui se referment progressivement » (p. 165) sur le peigne comme ils se refermaient sur le couteau ou la nappe. Nous avons aussi déjà vu que lors de la dernière grande scène d’écrasement, la serviette de Franck et la nappe sont à l’origine de la serviette de toilette et du drap blanc évoqués quelques lignes plus loin, drap blanc plissé « de cinq faisceaux de sillons convergents » (p. 166), comme la nappe précédemment.

Le texte s’autogénère aussi, bien sûr, par la figure architectonique qu’est l’amplification. Conformément à la tendance à zoomer observée plus haut, d’une scène d’écrasement à l’autre, Robbe-Grillet développe tel ou tel détail auparavant seulement esquissé. Dans « Maintenant l’ombre du pilier », premier chapitre du roman, tout est dit en moins de dix lignes :

Elle venait de ramener la tête dans l’axe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tache noirâtre marque l’emplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard (p. 27).

Le deuxième chapitre reprend le même ordre mais divise le texte précédent en quatre fragments qui ne cessent de croître. Les deux premiers s’intéressent au mur (p. 50, p. 51), le troisième décrit avec luxe de détails la tache (p. 56). Quant au quatrième (p. 61-64), il peint en long et en large la scène d’écrasement, et en profite, par la même occasion, pour développer encore un peu plus les descriptions précédentes. Ce procédé est constant tout au long du roman. La comparaison d’extraits décrivant exactement les mêmes éléments le confirme :

La bête est immobile. Seules ses antennes se couchent l’une après l’autre et se relèvent, dans un mouvement alterné, lent mais continu (p. 127).

La bête est immobile, comme en attente, droite encore, bien qu’ayant peut-être flairé le danger. Seules ses antennes se couchent l’une après l’autre et se relèvent, dans un mouvement de bascule alterné, lent mais continu (p. 164).

Les débuts de phrase sont similaires mais Robbe-Grillet, dans la deuxième version, a recours à une accumulation, ajoute une comparaison, un nouvel adjectif suivi d’un adverbe et même un circonstant d’opposition. Dans la deuxième phrase, il caractérise le mouvement décrit en ajoutant le complément de nom « de bascule ». Ces modifications, comme nous l’avons vu plus haut, anthropomorphisent l’animal, tendent à subjectiver, à sexualiser la scène en faisant de la scutigère un double de A… Ce jeu d’expansion est tout aussi net dans les deux extraits ci-dessous :

Mais l’orientation de son corps indique un chemin qui coupe le panneau en diagonale : venant de la plinthe, côté couloir, et se dirigeant vers l’angle du plafond (p. 62).

Le corps est recourbé vers le bas : sa partie antérieure s’infléchit en direction de la plinthe, tandis que les derniers anneaux conservent leur orientation primitive – celle d’un trajet rectiligne coupant en biais le panneau depuis le seuil du couloir jusqu’au coin du plafond, au-dessus de la porte close de l’office (p. 164).

La deuxième « version » est deux fois plus longue que la première. Tout y est précisé : « l’orientation » est « vers le bas », le « corps » est divisé en « partie antérieure » et « derniers anneaux ». Contrairement à la première version, chaque partie a une direction opposée. Le panneau n’est plus seulement coupé, il est coupé « en biais ». Il ne s’agit plus seulement du couloir mais du « seuil du couloir », plus seulement de « l’angle du plafond » mais du « coin du plafond, au-dessus de la porte close de l’office ». Nous pourrions en fait presque dire, que tout au long de la première moitié du roman, de scène en scène, ce qui n’était apparenté qu’à de l’ekphrasis devient diatypose, que ce qui n’était que diatypose devient hypotypose.

Ces expansions ne sont cependant pas sans fin. Arrive un moment où le phénomène s’inverse, où le texte s’épuise et finit même par mourir. Précisions, incises, commentaires digressifs, paraphrase, hyperbates, disparaissent alors :

À son extrémité postérieure, le développement considérable des pattes – de la dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les antennes – fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite « mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minutes » à cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa piqûre, prétendue mortelle (p. 127).

Le grand développement des pattes, à la partie postérieure du corps, fait reconnaître sans risque d’erreur la scutigère ou « mille-pattes-araignée » (p. 165).

Même au niveau microstructural, l’infléchissement se fait sentir : les lexies se raccourcissent, le niveau de langue devient plus courant (« considérable » / « grand » ; « extrémité » / « partie » ; « ambiguïté » / « risque d’erreur » ; « dite » / « ou »).

Un mille-pattes articulé

La Jalousie s’autogénère donc par les associations d’idées, par les amplifications, mais aussi et surtout par les répétitions. En termes deleuziens, celles de Robbe-Grillet ne sont jamais « nues » mais toujours « vêtues » et d’ailleurs Robbe-Grillet le revendique dans ses essais critiques :

La répétition systématique des formes du passé est non seulement absurde et vaine, mais […] elle peut même devenir nuisible : en nous fermant les yeux sur notre situation réelle dans le monde présent, elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et l’homme de demain [119].

Chez Robbe-Grillet, non seulement les répétitions allongent le texte mais, puisque vêtues, elles entraînent à chaque fois des ajouts, des corrections, des variations qui sont autant de rebondissements et de nouvelles pistes pour de nouvelles pages.

Ces répétitions ne sont cependant pas seulement une source de renouvellement, elles sont la charpente sur laquelle se bâtit ce nouveau réel qu’est le roman. Une analyse de la répartition des passages évoquant la scutigère ou la tache sur le mur montre ainsi que les neuf parties du roman sont concernées et que l’ensemble obéit à un schéma symétrique : évocations de la tache, scènes de l’écrasement, évocations de la tache. L’acmé semble être l’extrait allant des pages 127 à 131. Avant cette acmé, on peut observer deux gradations successives. Première vague : quelques lignes (p. 27, p. 50), 20 lignes (p. 56), 66 lignes (p. 61-64). Deuxième vague : quelques lignes (p. 69, p. 71, p. 90), 25 lignes (p. 96-97), 36 lignes (p. 112-115), 103 lignes (l’acmé, p. 127-131). La même structure est réitérée après l’acmé mais cette fois la gradation est descendante. Première vague : 103 lignes (l’acmé, p. 127-131), 28 lignes (p. 145-146). Deuxième vague : 65 lignes (p. 163-166), 6 ou 7 lignes (p. 167, p. 201-202), 4 lignes (p. 211). Si l’on raisonne en chapitre, la gradation descendante est encore plus nette : 103 lignes, 99 lignes, 7 lignes, 4 lignes. S’en tenir uniquement aux cinq scènes où l’écrasement est évoqué (p. 61, dernières lignes de la p. 96, p. 112, p. 127, p. 163) rend encore plus frappante la dimension structurelle des répétitions. Non seulement la première et la dernière de ces scènes sont situées toutes les deux à un peu plus de cinquante pages du début ou de la fin, mais l’écart entre ces scènes est une nouvelle fois régulier et symétrique : 36 pages, 15 pages, 15 pages, 36 pages. Ces observations illustrent parfaitement certaines des remarques de Robbe-Grillet sur la structure de ses romans :

La solidité du texte comme son originalité proviendront uniquement du travail dans l’organisation de ses éléments, qui n’ont aucun intérêt par eux-mêmes. La liberté de l’écrivain (c’est-à-dire celle de l’homme) ne réside que dans l’infinie complexité des combinaisons possibles. La nature n’a-t-elle pas construit tous les systèmes vivants, depuis l’amibe jusqu’au cerveau humain, avec seulement huit acides aminés et quatre nucléotides, toujours les mêmes [120] ?

Quant aux organisations des récits […] je reconnais sans mal qu’elles représentent le même espoir, sous des formes diverses, de mettre en jeu les deux mêmes questions impossibles – qu’est-ce que c’est, moi ? Et qu’est-ce que je fais là ? – qui ne sont pas des problèmes de signification, mais bel et bien des problèmes de structure [121].

Un mille-pattes de Kojève

Par un joli paradoxe, mur nu de Flaubert, vides, blancs, recentrage sur l’écriture et autotélisme, ne débouchent donc pas sur le néant ou sur un petit univers clos et fermé mais sur la création d’une structure, d’un « système vivant », en un mot sur une nouvelle réalité :

L’écriture romanesque ne vise pas à informer, comme le fait la chronique, le témoignage ou la relation scientifique, elle constitue la réalité [122].

Comme nous l’avons vu plus haut, cette nouvelle réalité ne cherche « pas à exposer, à traduire, des choses existant avant [elle], en dehors [d’elle]. [Elle] n’exprime pas » [123] : elle sert juste à endiguer le mouvement autodestructeur de la première moitié du siècle. La scutigère, conformément à son étymologie, s’avère « scutum », s’avère « bouclier », « défense ». Elle oppose à la mobilité, à l’instabilité et à la fragmentation généralisées, un univers certes lui aussi labile et fragmenté mais qui a le mérite d’être là. Générer des mots, c’est générer du réel. Générer du réel, c’est lutter contre la mort et la dissolution qui menacent le monde. Dans Les Derniers Jours de Corinthe comme dans Le Voyageur, Robbe-Grillet présente cette lutte comme le point de départ de toute son œuvre :

J’ai déjà supposé – disais-je – que cet effondrement général dont je prenais conscience, à la fin des années quarante, pouvait avoir constitué l’élément moteur essentiel de ma décision – plutôt étranger chez un jeune ingénieur de recherche agronomique, passionné par la biologie – d’abandonner tout pour élaborer d’aléatoires architectures romanesques : construire malgré la peur et sans aveuglement quelque chose de solide sur ces débris, au milieu des brumes, de la dérision, du sourd fracas répercuté par les pans de murailles qui n’en finissaient plus de s’abîmer [124].

Je crois que j’ai été très fortement marqué (et peut-être est-ce la raison pour laquelle j’ai commencé à écrire, changeant brusquement d’orientation à la fin de la guerre, pour me livrer à l’exercice problématique de la littérature, comme dit Borges) par l’impression, en 1945, d’une ruine généralisée de la civilisation dans laquelle j’avais grandi [125].

Déjà les romans du XIXe siècle avaient cette fonction :

Voilà donc tout ce qu’il reste de quelqu’un, au bout de si peu de temps, et de moi-même aussi bientôt, sans aucun doute : des pièces dépareillées, des morceaux de gestes figés et d’objets sans suite, des questions dans le vide, des instantanés qu’on énumère en désordre sans parvenir à les mettre véritablement (logiquement) bout à bout. C’est ça, la mort… Construire un récit, ce serait alors – de façon plus ou moins consciente – prétendre lutter contre elle. Tout le système romanesque du siècle dernier, avec son pesant appareil de continuité, de chronologie linéaire, de causalité, de non-contradiction, c’était en effet comme une ultime tentative pour oublier l’état désintégré où nous a laissés Dieu en se retirant de notre âme, et pour sauver au moins les apparences en remplaçant l’incompréhensible éclatement des noyaux épars, des trous noirs et des impasses par une constellation rassurante, claire, univoque, et tissée à mailles si serrées qu’on n’y devinerait plus la mort qui hurle entre les points, au milieu des fils cassés renoués à la hâte [126].

Cependant, si, comme le roman du XIXe siècle, Robbe-Grillet se sert de l’écriture pour lutter contre le néant, contrairement à lui, il ne cherche pas à voiler « l’éclatement des noyaux épars », « les fils cassés », « les trous noirs », « la mort qui hurle », car le

récit rassurant, mensonger (puisqu’il parle au nom d’une vérité éternelle), totalitaire (puisqu’il ne laisse plus de place pour quelque espace vide que ce soit, ni pour rien de plein qui serait en dehors de sa trame), ce récit vampire, tout en prétendant me sauver de ma mort prochaine, va dès l’abord me persuader que j’ai déjà cessé de vivre depuis toujours [127].

Pour éviter ce danger mortel, il bâtit donc sa nouvelle réalité sur les ruines d’hier, sur l’émiettement, sur la dissolution, sur le blanc, sur le vide, voire « à partir du néant lui-même » [128] et, à cause de cette caractéristique, son œuvre devient comparable à l’anneau d’or de Kojève :

L’anneau d’or de Kojève […] représenterait une métaphore de l’esprit humain selon Hegel : c’est son vide central – une absence d’or – qui le constitue en tant qu’anneau, de même que le manque fondamental qui troue le centre de l’homme apparaît comme le lieu originel de son projet d’existence, c’est-à-dire de sa liberté. Seul en définitive un noyau de néant détermine son épaisseur concrète et c’est l’absence d’être en son sein qui le projette hors de soi comme être-dans-le-monde, comme conscience du monde, comme conscience de soi, comme devenir [129].

Exactement comme le narrateur de La Jalousie est « une conscience enfermée dans son propre vide » [130], exactement comme tout sujet est néant et manque, le roman s’avère vide et creux mais ce vide, ce creux, loin d’être pure négation, est un appel à être comblé, est un générateur infini de réalité :

Je le sais bien, c’est seulement parce qu’il y a du néant dans ma conscience (ce centre vide au cœur de l’anneau d’or forgé par Alberich) que peut se dévoiler un monde devant moi, un monde que mon être vidé de soi projette et réalise [131].

Ce creux, ce vide est d’autant plus générateur de réalité qu’il n’appelle pas que le sujet, il appelle tous les lecteurs :

Ce n’est plus de recevoir tout fait un monde achevé, plein, clos sur lui-même, c’est au contraire de participer à une création, d’inventer à son tour l’œuvre – et le monde – et d’apprendre ainsi à inventer sa propre vie [132].

La « bouillie rousse » se régénère donc bien en Phénix. Ce qui ne semblait que réduction, limitation, rabaissement de la littérature se révèle renouvellement du monde voire appel à une participation plus réfléchie et plus intelligente à ce monde. Le projet pour une révolution à New York s’avère donc, dès La Jalousie, réalisation de cette révolution, maintenant et partout.

Un mille-pattes écartelé ?

Réunification psychologique

Scutigère objective, scutigère subjective, scutigère autonymique… Dans ses écrits théoriques et dans les commentaires de son œuvre, Robbe-Grillet semble constamment osciller d’une interprétation à l’autre. Jamais totalement convaincu, il ne cesse de révoquer ou de se distancer de ces approches :

Ma prétendue blancheur […] venait à point pour alimenter son discours. Je me suis donc vu sacré « romancier objectif » [133].

N’importe quel psychanalyste amateur aura reconnu non sans plaisir, dans cette opposition facile du Jura et de l’Atlantique – doux vallon au creux garni de mousse, versus trou sans fond où guette la pieuvre – les deux images traditionnelles et antagonistes du sexe féminin [134].

– La création d’un film avec une « caméra subjective » a déjà été tentée et s’est soldée par un échec. C’est du faux réalisme [135].

[…] piège pour amateur de structures dépourvues de sens [136].

J’ai beaucoup lutté ici même avec Ricardou contre son idée que les problèmes de la représentation étaient liquidés. Non seulement ils ne le sont pas, mais s’ils l’étaient, il n’y aurait plus de roman possible [137].

Confrontant lecture objective et lecture subjective, surgissent même sous sa plume, à plusieurs reprises, les lexies « irréconciliables » ou « contradiction » :

Bien sûr, cet aspect-là se trouvait bel et bien présent dans les livres (et dans mes propos théoriques), mais comme l’un des deux pôles irréconciliables d’une contradiction [138].

Tous ces écrivains, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, etc., ont particulièrement alimenté leur œuvre par leur propre histoire, par leur autobiographie. Ils l’ont fait comme les autres, mais peut-être encore plus. S’étant pratiquement racontés eux-mêmes sans arrêt, ils ont pourtant constitué ce groupe qu’on a présenté comme le parangon de l’objectivité, de la neutralité impartiale, de l’écriture blanche, etc. Il n’est pas question de résoudre cette contradiction, c’est elle qui me passionne dans cette affaire [139].

Doit-on le suivre sur cette voie et en déduire que les lectures objective, subjective et autonymique sont exclusives et antagoniques ?

Dans Le Miroir qui revient, en s’aventurant sur le terrain du psychologique et du psychanalytique, en reliant la dichotomie objectivité/subjectivité à son passé familial, Robbe-Grillet semble lui-même tenter une conciliation. Il lit son « parti pris de froideur narrative – apparente » – comme une « réaction défensive envers la subjectivité trop ardente qu[e sa mère] apportait à l’expression de ses sentiments ». Un peu plus loin, il émet, non sans réticences, l’hypothèse d’« une défiance à l’égard de [s]es propres penchants » voire « d’une lutte ouverte contre [lui-même] » [140]. S’amusant à reprendre les propos de certains de ses détracteurs, il évoque même, sur le mode conditionnel, la possibilité d’une fracture plus profonde :

J’aurais donc forgé des récits pour dominer mes fantasmes criminels devenus trop arrogants (le spectre du marquis de Sade qui venait me tirer par les pieds dans mon lit), mais en même temps, tout au contraire, afin de vaincre cette sensibilité excessive d’un tendre pleurnicheur attardé [141].

Réunification sociologique

Le Miroir qui revient et surtout les extraits des Derniers jours de Corinthe et du Voyageur cités un peu plus haut, suggèrent une tout autre piste :

Il fallait donc un traumatisme tel que la découverte des camps d’extermination pour que je quitte tout et m’en aille écrire des livres dont personne ne voulait [142].

Quelques années plus tôt, Claude Simon avait commencé à défricher la voie :

Si le surréalisme est né de la guerre de 1914, ce qui s’est passé avec la dernière guerre est lié à Auschwitz. Il me semble qu’on l’oublie trop souvent quand on parle du « nouveau roman ». Ce n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ère du soupçon ; Barthes, Le Degré zéro de l’écriture. Que des artistes Tapiès ou Dubuffet sont partis de graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures à partir de décombres [143].

Toutes les contradictions de l’œuvre de Robbe-Grillet ne se concilieraient-elles pas tout simplement par le réel ? Ne seraient-elles pas un parfait reflet du monde de l’après-guerre, un monde qui ne veut plus de l’ordre ancien, un monde désorienté où plus rien ne semble cohérent, où plus rien ne semble avoir de sens, où tout est contradiction ?

On peut effectivement voir dans les contradictions énoncées plus haut l’expression d’un refus viscéral de tout ordre, qu’il soit militaire ou logique, politique ou narratif :

Le respect de l’ordre à tout prix, en particulier, ne pouvait plus m’inspirer qu’une forte méfiance, pour ne pas dire plus. On venait de voir où cela menait. S’il fallait accepter aussi cet envers-là de la médaille, c’était décidément payer trop cher [144].

Et si vraiment il faut choisir entre ça et la pagaille, c’est sans aucun doute la pagaille que je choisis [145].

Qui dit enchaînement de causes et d’effets, qui dit cohérence, dit récit tendant vers une fin signifiante, existence ayant un destin, monde permettant à l’homme de réaliser le projet de Dieu ou le dessein de l’Histoire. Balayer chronologie et logique, accumuler et emphatiser incohérences et contradictions, c’est une façon claire et nette de refuser l’ordre ancien, de dire non au destin :

Le récit tel que le conçoivent nos critiques académiques – et bien des lecteurs à leur suite – représente un ordre. Cet ordre, que l’on peut en effet qualifier de naturel, est lié à tout un système, rationaliste et organisateur, dont l’épanouissement correspond à la prise du pouvoir par la classe bourgeoise. […] la confiance en particulier dans une logique des choses juste et universelle [146].

Dans le récit moderne, on dirait que le temps se trouve coupé de sa temporalité. Il ne coule plus. Il n’accomplit plus rien. […] Autant il y avait quelque chose de satisfaisant dans un « destin » même tragique autant les plus belles des œuvres contemporaines nous laissent vides, décontenancés [147].

Non seulement, ce refus est pour Robbe-Grillet une question d’honnêteté intellectuelle et morale, mais il contient aussi une dimension libératoire et donc pose des jalons pour le monde de demain :

L’homme voit les choses et il s’aperçoit, maintenant, qu’il peut échapper au pacte métaphysique que d’autres avaient conclu pour lui, jadis, et qu’il peut échapper du même coup à l’asservissement et à la peur [148].

Plus que cela, l’extermination des Juifs et les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki ont été menés grâce à une rationalisation des plus poussées qui a conduit à une reddition de l’idéalisme, à une réification de l’homme, à une sorte de retour au temps désolé et aride des premiers arthropodes et des premiers mille-pattes. Symptomatiquement, dans les dernières scènes d’écrasement, plus de Franck, plus de A…, plus de personnages, plus d’humains, mais seulement un mille-pattes qui ne tarde pas à redevenir « matière ». Comment mieux s’en prendre à la hiérarchisation humaniste qui mettait l’homme au sommet de la Création et les animaux à son service ? Les valeurs traditionnelles sont totalement renversées.

Le « gommage » du mille-pattes n’en prend lui aussi que plus de sens. Après avoir gommé les personnages, Robbe-Grillet s’en prend aux derniers reliquats de l’ancienne hiérarchie, les animaux. Symptomatiquement, la partie la plus anthropomorphique est celle qui résiste le plus longtemps : « Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé » (p. 130). Pas facile de déconstruire des siècles de culture. Il faut passer par l’étape du rasoir. Ockham en sait quelque chose. Mais le résultat est là. Dans le passage en question, l’homme n’est plus sujet des verbes mais un simple agent non exprimé, non déterminé, non identifié : « Un lavage du mur, d’autre part, n’est guère praticable » (p. 129). Les verbes se référant à un sujet humain ne sont pas actualisés : « consiste à employer la gomme » (p. 130), « ne tarde guère à s’effacer » (p. 130), « gratter très légèrement » (p. 131). La construction impersonnelle ressurgit : « Il ne subsiste à sa place qu’une zone plus claire » (p. 131). Par une caractérisation régressive, l’humain est réduit à un détail physique qui une nouvelle fois le réifie : « Le plat d’un ongle enfin lisse les dernières aspérités » (p. 131). La première place est donnée aux objets, aux parties de l’animal, aux traces sur le mur : « cette peinture mate ne le supporterait pas » (p. 129), « elle est beaucoup plus fragile » (p. 129), « Le tracé grêle des fragments […] s’en va » (p. 130). Par un beau renversement, les sujets, les actants principaux, deviennent même à la fin de l’extrait, la gomme et le rasoir : « la gomme dure qui passe et repasse » (p. 130), « La même lame de rasoir […] sert encore » (p. 131).

Cependant, les horreurs de la guerre n’ont pas seulement chassé l’homme, ne l’ont pas seulement réduit à l’état de matière, à l’état d’« étant » comme dirait Heidegger, elles ont aussi transformé le réel en un véritable cauchemar, elles ont révélé la monstruosité humaine, les fantasmes de violence et de domination qui sont larvés au fond de nos inconscients.

En mettant fin à la belle ligne ascendante du progrès et en sonnant la mort des valeurs de l’humanisme, ces horreurs ont enfin mis l’homme face au non-sens, face à un monde aporétique et incompréhensible.

Retour aux objets, folie des sujets, non-sens généralisé… Lecture objective, lecture subjective, lecture autonymique… N’aboutissons-nous pas exactement aux mêmes conclusions ?

Réunification philosophique

Par la dialectique

Cependant, pour dépasser pleinement la contradiction, il faudrait certainement ajouter au psychologique et au sociologique le dialectique :

Toute l’histoire ne progresse ainsi que par annulation de chaque chose en son contraire [149].

Pourtant, tout en critiquant l’attachement de Sartre à l’idée de vérité, je crois comme lui à une littérature de contradictions. Le texte est un lieu où des pôles opposés et irréconciliables luttent entre eux [150].

Il est très curieux de voir dans la critique littéraire, encore aujourd’hui, combien la notion de rupture ou de contradiction continue à être considérée comme « pas bien ». S’il y a des contradictions dans un texte, « c’est pas bien » ! Or on sait – depuis Hegel en particulier – que justement nous sommes faits de contradictions ; et c’est pour cela qu’on est vivant [151].

Même si Robbe-Grillet tente de se protéger par un sarcasme final, sa lecture d’Eisenstein pourrait sans problème être transposée à La Jalousie :

[…] ce qu’Eisenstein réclame au contraire ici, avec sa véhémence habituelle (mais il devine déjà la cause perdue), c’est que le son synchrone serve plutôt à créer des chocs supplémentaires : aux chocs entre les images produits par le montage des plans, collés l’un à la suite de l’autre selon des rapports de résonances harmoniques ou d’opposition et non pas de continuité spatiale, doivent s’ajouter les chocs entre les divers éléments de la bande sonore, et aussi des chocs nouveaux – des contradictions nouvelles – entre des sons d’une part et les images projetées en même temps de l’autre. Bien entendu, en bon marxiste-léniniste, il appelle à l’appui de sa thèse la sainte dialectique [152]…

La Jalousie n’est-elle pas, elle aussi, une somme de chocs, un choc de l’objectivité contre la subjectivité, un choc du réalisme contre le fantasmatique, un choc de la science contre le « moi », de la conscience contre l’inconscience, de l’ordre contre le désordre, du déterminisme contre la liberté ? Étant en plein milieu du conflit, Robbe-Grillet ne perçoit que les contradictions, mais la simple existence de cette lutte est déjà en soi porteuse d’avenir :

Dans cette lutte à mort, tous les matériaux sont bons à prendre, à condition d’en pervertir l’arrangement : l’adjectivité la plus sirupeuse aussi bien que la géométrie plane. Pour faire reconnaître bon gré mal gré comme dernier texte son texte impossible, les heurts dialectiques apparaissent comme l’arme la plus sûre du dernier scribe. La dialectique a bon dos, dites-vous ? D’accord ! Engageons des paris et revoyons-nous dans cinquante ans [153].

Loin d’être un signe de chaos et d’anéantissement général, ces « tensions internes » et ces « chocs entre les divers éléments matériels mis en jeu » sont une source de « dégagements d’énergie » plus que prometteuse :

L’aventure en vaut la peine, car il semble bien que le cinéma [la littérature, l’art] constitue[nt] un outil privilégié pour affronter, investir et dépasser (aufheben) ce réel contre quoi je bute [154].

Si objectif, subjectif et autonymique semblent se combattre et s’opposer, ne serait-ce pas parce que de leur opposition naîtra une nouvelle voie qui les conciliera, les dépassera et, surtout, permettra à l’Histoire de continuer sa route ?

Par la phénoménologie

Le Miroir qui revient, œuvre décidément testamentaire, propose une quatrième piste de dépassement des contradictions. Dans les premières pages de cette autobiographie, Robbe-Grillet s’interroge

à nouveau sur le rôle ambigu que jouent dans le récit moderne, la représentation du monde et l’expression d’une personne, qui est à la fois un corps, une projection intentionnelle et un inconscient [155].

Le syntagme « projection intentionnelle » se réfère bien sûr à Husserl et est une invitation à se demander si les trois lectures recensées plus haut, plutôt que d’être totalement antinomiques, ne correspondraient pas aux différentes étapes de la démarche phénoménologique.

Husserl propose en effet pour mieux approcher le réel, le « là », d’opérer « une mise en suspens des préjugés et des préconceptions » [156]. Le but n’est plus, au moins en un premier temps, d’expliquer le réel ou de lui donner un sens [157], mais de décrire ce que l’on perçoit, sans options métaphysiques, sans passer par une reconstruction philosophique ou par une explication scientifique. En effet, comme le rappelle Lyotard, expliquer scientifiquement le rouge d’un abat-jour, le poser comme vibration de fréquence, comme intensité donnée, c’est remplacer ce rouge par le rouge, « c’est mettre à sa place "quelque chose", l’objet pour le physicien, qui n’est pas du tout "la chose même", pour moi » [158]. Choisir la démarche phénoménologique, c’est donc remonter au non-savoir premier et se préoccuper avant tout des « phénomènes » : « c’est-à-dire de cela qui apparaît à la conscience, de cela qui est "donné" » [159]. La phénoménologie est plus dans la monstration que dans la démonstration, plus dans la description que dans l’explication [160]. Elle consiste en un mot à revenir « aux choses mêmes (zu den Sachen selbst) » [161]. Les parallèles observés plus haut entre La Jalousie et le cinéma trouvent certainement là une de leurs raisons d’être. En effet, avec une telle approche, la conscience ressemble à un

appareil de projection qui se fixe d’un coup sur une image. La différence, c’est qu’il n’y a pas de scénario mais une illustration successive et inconséquente. Dans cette lanterne magique, toutes les images sont privilégiées. La conscience met en suspens dans l’expérience les objets de son attention. Par son miracle, elle les isole. Ils sont dès lors en dehors de tous les jugements [162].

Penser phénoménologiquement, « c’est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié » [163], c’est donc remettre totalement en cause la hiérarchisation traditionnelle. Une telle approche plonge le sujet dans un monde des plus déconcertants. Celui-ci se retrouve face à une profusion de phénomènes non hiérarchisés qu’il est, en un premier temps, incapable de sérier, de relier et d’ordonner. Si l’on s’arrête à ce stade de l’approche phénoménologique, le monde devient sans signification. Comme l’écrit Robbe-Grillet, « Cela est, et c’est tout » [164]. Ne retrouve-t-on pas là un parfait résumé de ce que nous avons appelé plus haut la lecture objective ? Ne retrouve-t-on pas là la perception du narrateur de La Jalousie, la perception de Meursault dans L’Étranger ?

On éprouve la sensation choquante d’avoir pénétré dans une conscience tournée de façon exclusive vers le dehors, sensation inconfortable et paradoxale s’il en fut, puisque justement cette conscience-là n’aurait pas d’intérieur, pas de « dedans », n’affirmant son existence à chaque instant – sans durée – que dans la mesure (et dans le mouvement même) où elle se projette sans cesse hors de soi [165].

D’où, dans les deux œuvres, cette impression d’étrangeté qui donne son titre au roman de Camus :

Camus va donc transformer ce paysage natal, qui est pour lui le lieu de la familiarité la plus grande, en la métaphore même de l’étrangeté […]. Et la force du livre provient tout d’abord de cette présence stupéfiante du monde à travers la parole d’un narrateur absent de soi […], le surgissement pour rien des choses sous le regard d’une conscience vide, nous y frappe avec une violence si crue que l’on remarque à peine qu’il constitue la parfaite représentation, presque didactique, de l’expérience phénoménologique selon Husserl [166].

Cependant, selon Robbe-Grillet, Camus ne va pas jusqu’au bout de la démarche. Les métaphores anthropocentriques qu’il a laissées échapper réinsèrent de l’intériorité à son personnage et révèlent une conscience antérieure, une épochè qui n’est que partielle. Conformément à la philosophie d’Husserl et surtout à celle de Heidegger,

ce qu’il lui fallait, à cette conscience, c’était se nourrir du monde extérieur, le dévorer jour après jour, le digérer, et à la fin devenir elle-même le monde, sans plus rien laisser en dehors de soi [167].

Robbe-Grillet relève le défi et tente d’accomplir ce que Camus a commencé :

J’ai écrit là deux romans successifs où s’exprime une conscience enfermée dans son propre vide, bien qu’entièrement tournée vers le dehors [168].

Il pousse alors jusqu’à ses extrêmes conséquences l’expérience phénoménologique, ce qui, comme nous allons maintenant le montrer, amène à la lecture subjective.

L’intentionnalité de la conscience est ordinairement tellement tournée vers les objets, tellement tournée vers son entourage, qu’elle en oublie que le « moi » peut aussi être l’intention du sujet, elle en « oublie sa propre intervention. De là vient que nous sommes une énigme pour nous-mêmes » [169], de là vient aussi, selon Husserl, la crise de société. Pourtant, tout « être là individuel et contingent » est objet pour une conscience. Le monde est donc inclus intentionnellement dans cette conscience.

Soit, mais alors comment représenter un « moi » qui, sans avoir conscience de lui-même, serait toujours là et inclurait intentionnellement en lui le monde ? Il faudrait pour cela mettre en scène une sorte d’actant, plus conscience que corps, omniprésent, générant le monde qui l’entoure mais invisible à lui-même et non vu par les autres. On le voit, Robbe-Grillet a trouvé la matérialisation idéale des conceptions philosophiques qui sous-tendent sa pensée : un regard. Autrement dit, comme on peut le lire au début de L’Immortelle, « un narrateur qui ne "raconte" rien, mais par les yeux de qui tout est vu, par les oreilles de qui tout est entendu, ou par l’esprit de qui tout est imaginé » [170].

À cause de l’inclusion intentionnelle du monde dans la conscience, conscience et monde existent dans une mutuelle réciprocité. Ni l’un ni l’autre n’ont de réalité autonome :

Dire que la conscience est conscience de quelque chose, c’est dire qu’il n’y a pas […] de cogito sans cogitatum, mais pas non plus d’amo sans amatum, etc., bref que je suis entrelacé avec le monde [171].

Une véritable conscience husserlienne […] serait – dans son mouvement même de projection hors de soi – la simple origine des phénomènes composant le monde [172].

Comme l’a théorisé Heidegger, l’espace dans lequel il se meut n’est pas une entité préexistante à l’homme, n’est pas la somme de tous les « étants », mais une projection du « moi », un produit de la « préoccupation », de « l’affairement », une résultante de tous les « sous-la-main » qui sont utiles au Dasein. En toute cohérence, dans La Jalousie nous n’avons pas droit, par exemple, à la description de la maison de Franck ou à des réflexions sociologiques sur les autochtones. Tout est en fait orienté vers la « préoccupation principale » du narrateur : « la jalousie ». De cette préoccupation naît le titre du roman, mais aussi l’espace et le temps : par exemple l’importance donnée aux fenêtres, aux volets, les distances entre les êtres, les positions respectives des uns et des autres, la recherche des emplois du temps, l’écoulement des événements tantôt figés, tantôt accélérés, etc.

La réciprocité « là » / « moi » fonctionne cependant aussi dans l’autre sens. Pour la phénoménologie, ce que l’on ressent face à tel ou tel objet n’est pas, comme on le croit traditionnellement, le fruit pur d’une subjectivité, mais une propriété « objective » de l’objet en question. Sartre, dans un article que Robbe-Grillet mentionne à plusieurs reprises [173] comme fondateur de sa pensée philosophique, le rappelle avec une grande clarté :

Pour Husserl et les phénoménologues, la conscience que nous prenons des choses ne se limite point à leur connaissance. La connaissance ou pure « représentation » n’est qu’une des formes possibles de ma conscience « de » cet arbre ; je puis aussi l’aimer, le craindre, le haïr […]. Voilà que, tout d’un coup, ces fameuses réactions « subjectives », haine, amour, crainte, sympathie, qui flottaient dans la saumure malodorante de l’Esprit, s’en arrachent ; elles ne sont que des manières de découvrir le monde. Ce sont les choses qui se dévoilent soudain à nous comme haïssables, sympathiques, horribles, aimables. C’est une propriété de ce masque japonais que d’être terrible [174].

Non seulement subjectivité et objectivité se retrouvent soudain conciliées, mais si l’on considère que, conformément à ses intentions proclamées, Robbe-Grillet va jusqu’au bout du programme husserlien, le réel, loin de n’être que pure matérialité géométrique, devient au contraire lui-même la source des impressions et des sentiments. Alors que l’approche subjective traditionnelle fait sourdre par exemple la jalousie du jaloux, l’approche phénoménologique, telle que tout au moins la comprend ou la conçoit Sartre, implique que c’est le réel qui en lui-même est « jalousable ». De même, si le mille-pattes effraie A…, ce n’est pas parce que A… est peureuse, c’est parce que l’animal (l’animalité ?), est intrinsèquement effrayant. Si la scutigère est si sexualisée, ce n’est pas à cause des fantasmes personnels du narrateur, c’est parce que le monde naturel est sexualité à l’état pur. Si l’animal enfin est si grossi, c’est parce que peur et animalité ont « objectivement » grossi dans le monde de l’après-guerre. Ce que le « moi » nous révèle n’est donc pas une simple subjectivité perturbée, mais un monde, par essence, en soi, effrayant, angoissant, violent, torturé, fragmenté, désirable, « jalousable », insaisissable, etc., mais aussi cyclique, toujours renaissant, terriblement sexualisé, infiniment fertile et vivace, autrement dit, à l’image de l’attitude de A… face à lui, à l’image peut-être aussi du sadomasochisme si latent dans l’œuvre de Robbe-Grillet, à la fois terrifiant et fascinant, à la fois du côté de la mort et du côté de la vie.

Cependant, Husserl ne s’arrête pas à cette étape car le perçu, et là encore la scutigère en est un parfait exemple, peut être simulacre, hallucination, illusion [175]. Ce qui apparaît par voie de perception ou de souvenir comme croyance certaine peut relever « de la simple supputation (Anmutung) ou de la conjecture (Vermuntung) ou […] de l’interrogation et du doute » [176]. On ne peut, à partir du flux de la conscience du « moi », construire une science phénoménologique rigoureuse. Appréhender un objet du réel exige de dépasser le singulier, le contingent, l’accessoire, de trouver ce qui transcende tous les exemplaires de cet objet, d’arriver à « l’élément identifiant décisif commun aux cas » [177], autrement dit à ce qu’Husserl appelle « l’eidos ». Mais comment atteindre cet eidos ? À cette question Husserl répond : « par la variation éidétique ». Cette opération consiste, à partir d’un objet donné, à explorer par l’imagination tout ce que la donation de cet objet pourrait être. Autrement dit, il faut faire varier l’objet pour trouver l’invariant qui résiste à toutes les variations et sans quoi cet objet n’est plus lui-même. Ainsi le particulier, l’accidentel, est éliminé et l’on arrive vraiment à l’essentiel. Si par exemple, l’on cherche l’eidos de l’objet couleur, on fait varier le support, la luminosité, la matière concernée, la forme, etc. Par cette méthode, on en arrive alors à la conclusion que l’invariant cherché est l’étendue. Une confirmation réside dans le fait que la couleur ne peut « être saisie indépendamment de la surface sur laquelle elle est "étalée" […], une couleur séparée de l’espace où elle se donne serait impensable » [178].

N’est-ce pas exactement la démarche qui nous a amené à découvrir derrière les différentes représentations « picturales » de la scutigère, l’eidos de la peinture ? N’est-ce pas exactement la démarche qui nous a amené à découvrir dans les différentes scènes d’écrasement trois invariants ? Tout d’abord le fameux « mur nu », surface blanche et claire servant de support autant à la scutigère qu’aux fantasmes du narrateur. Deuxièmement, des taches. Troisièmement, l’opposition noir et blanc générée par l’association des deux invariants précédents : « mur nu, où une tache noirâtre marque » (p. 27), « la cloison nue où une tache sombre » (p. 56), « sur la nappe une petite tache sombre » (p. 113), etc. Ces trois constantes associées à un passage d’Angélique ou l’enchantement dans lequel le narrateur évoque la « neige qui tombe maintenant, immobile, au-dessus du paysage hivernal sur quoi donne ma fenêtre, cadre en attente, écran, page blanche » [179], révèlent que si le mur est bien écran cinématographique et toile blanche, l’eidos des scènes d’écrasement, l’eidos de La Jalousie n’est ni A…, ni Franck, ni sa magnifique chemise, ni la scutigère, ni tel ou tel élément du référent mais bel et bien les mots, les phrases, l’écriture.

 

Conformément aux premières observations de Barthes, que ce soit par l’architexte, la caractérisation ou le système énonciatif choisis, les descriptions de la scutigère semblent donc à première lecture tendre vers l’objectivité, mais, au fur et à mesure des chapitres, cette objectivité est de plus en plus mise à mal et ceci à un tel point que tout ou presque dans le référent semble bientôt devenir contradictoire.

L’interprétation de Morrissette prend alors le pas sur celle de Barthes. Le mille-pattes ne serait-il pas le fruit d’une subjectivité tourmentée, le produit d’une vision fantasmatique ? Une telle approche, aussi séduisante soit-elle, conduit malheureusement à une représentation du réel fantomatique et fausse, à un référent qui, puisque n’ayant pas la même structure que le réel, ne peut être qu’infidèle au réel.

Quelle solution reste-t-il alors à l’écrivain ? Celle qu’à la suite de Flaubert et des peintres du XXe siècle propose Ricardou ? Représenter le seul élément du réel ayant la même structure que l’écriture, à savoir… l’écriture elle-même ?

Non seulement aucune de ces approches ne paraît satisfaire pleinement Robbe-Grillet mais, comme nous l’avons vu, elles lui semblent incompatibles et contradictoires. Pourtant, ces contradictions qui gênent tant Robbe-Grillet ne seraient-elles pas, paradoxalement, la plus fidèle des représentations de la réalité ? Ne matérialisent-elles pas à merveille la fragmentation et les tiraillements du « moi » ? Ne sont-elles pas à l’image du monde disloqué et incohérent de l’après-guerre, à l’image de la réification, de la monstruosité et du non-sens généralisés ? Ne peut-on pas aussi y voir les chocs dialectiques dont émergera le monde de demain, les tâtonnements d’une pensée qui partant du « là », retrouvant le « moi », cherche à mieux appréhender les eidos du monde ?

Voilà qui amènerait à conclure que la modernité de La Jalousie ne serait pas, comme l’a défendu Barthes, dans la représentation objective de la réalité. Elle ne serait pas non plus, comme l’a cru Morrissette, dans l’expression de la subjectivé ou, comme l’a asséné Ricardou, dans une littérature autonymique, elle se nicherait dans la tension générée par ces trois lectures. Et c’est par cette tension, par ces contradictions, que Robbe-Grillet, à la suite des classiques, des romantiques, des naturalistes, des surréalistes, contribuerait, à son tour, à faire passer la littérature « du réalisme à la réalité » [180].

Annexe 1 : corpus

Maintenant l’ombre du pilier

1) « Elle venait de ramener la tête dans l’axe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tache noirâtre marque l’emplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard » (p. 27).

Maintenant l’ombre du pilier sud-ouest

2) « […] la peinture claire porte encore la trace du mille-pattes écrasé » (p. 50).

3) « Vu de la porte de l’office, le mur de la salle à manger paraît sans tache » (p. 51).

4) « La lumière elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à manger, les cheveux noirs aux improbables circonvolutions, la nappe sur la table et la cloison nue où une tache sombre, juste en face de A…, ressort sur la peinture claire, unie et mate.

Pour voir le détail de cette tache avec netteté, afin d’en distinguer l’origine, il faut s’approcher tout près du mur et se tourner vers la porte de l’office. L’image du mille-pattes écrasé se dessine alors, non pas intégrale, mais composée de fragments assez précis pour ne laisser aucun doute. Plusieurs des articles du corps ou des appendices ont imprimé là leurs contours, sans bavure, et demeurent reproduits avec une fidélité de planche anatomique : une des antennes, deux mandibules recourbées, la tête et le premier anneau, la moitié du second, trois pattes de grande taille. Viennent ensuite des restes plus flous : morceaux de pattes et forme partielle d’un corps convulsé en point d’interrogation » (p. 56).

5) « "Un mille-pattes !" dit-elle à voix plus contenue, dans le silence qui vient de s’établir.

Franck relève les yeux. Se réglant ensuite, sur la direction indiquée par ceux – immobiles – de sa voisine, il tourne la tête de l’autre côté, vers sa droite.

Sur la peinture claire de la cloison, en face de A…, une scutigère de taille moyenne (longue à peu près comme le doigt) est apparue, bien visible malgré la douceur de l’éclairage. Elle ne se déplace pas, pour le moment, mais l’orientation de son corps indique un chemin qui coupe le panneau en diagonale : venant de la plinthe, côté couloir, et se dirigeant vers l’angle du plafond. La bête est facile à identifier grâce au grand développement de pattes, à la partie postérieure surtout. En l’observant avec plus d’attention, on distingue, à l’autre bout, le mouvement de bascule des antennes.

A… n’a pas bronché depuis sa découverte : très droite sur sa chaise, les deux mains reposant à plat sur la nappe de chaque côté de son assiette. Les yeux grands ouverts fixent le mur. La bouche n’est pas tout à fait close et, peut-être, tremble imperceptiblement.

Il n’est pas rare de rencontrer ainsi différentes sortes de mille-pattes, à la nuit tombée, dans cette maison de bois déjà ancienne. Et cette espèce-ci n’est pas une des plus grosses, elle est loin d’être la plus venimeuse. A… fait bonne contenance, mais elle ne réussit pas à se distraire de sa contemplation, ni à sourire de la plaisanterie concernant son aversion pour les scutigères.

Franck, qui n’a rien dit, regarde A… de nouveau. Puis il se lève de sa chaise, sans bruit, gardant sa serviette à la main. Il roule celle-ci en bouchon et s’approche du mur.

A… semble respirer un peu plus vite ; ou bien c’est une illusion. Sa main gauche se ferme progressivement sur son couteau. Les fines antennes accélèrent leur balancement alterné.

Soudain la bête incurve son corps et se met à descendre en biais vers le sol, de toute la vitesse de ses longues pattes, tandis que la serviette en boule s’abat, plus rapide encore.

La main aux doigts effilés s’est crispée sur le manche du couteau ; mais les traits du visage n’ont rien perdu de leur fixité. Franck écarte la serviette du mur et, avec son pied, achève d’écraser quelque chose sur le carrelage, contre la plinthe.

Un mètre plus haut, environ, la peinture reste marquée d’une forme sombre, un petit arc qui se tord en point d’interrogation, s’estompant à demi d’un côté, entouré çà et là de signes plus ténus, d’où A… n’a pas encore détaché son regard » (p. 61-64).

Le long de la chevelure défaite

6) « Sur la cloison nue, entre la porte de l’office et le couloir, la tache formée par les restes du mille-pattes est à peine visible sous l’incidence rasante » (p. 69).

7) « […] les paupières un peu plissées comme si elle cherchait à découvrir quelque tache sur la cloison nue en face d’elle, où la peinture immaculée n’offre pourtant pas la moindre prise au regard » (p. 70). « A…, tout à coup, se décide à quitter le mur nu […] » (p. 71).

Tout au fond de la vallée

8) « Sur le mur nu, la trace du mille-pattes écrasé est encore parfaitement visible. Rien n’a dû être tenté pour éclaircir la tache, de peur d’abîmer la belle peinture mate, non lavable, probablement » (p. 90).

9) « C’est à ce moment qu’elle aperçoit la scutigère, sur la cloison nue en face d’elle. D’une voix contenue, comme pour ne pas effrayer la bête, elle dit :

"Un mille-pattes !"

Franck relève les yeux. Se réglant ensuite sur la direction indiquée par ceux – devenus fixes – de sa compagne, il tourne la tête de l’autre côté.

La bestiole est immobile au milieu du panneau, bien visible sur la peinture claire malgré la douceur de l’éclairage. Franck, qui n’a rien dit, regarde A… de nouveau. Puis il se met debout, sans un bruit. A… ne bouge pas plus que la scutigère, tandis qu’il s’approche du mur, la serviette roulée en boule dans la main.

La main aux doigts effilés s’est crispée sur la nappe blanche.

Franck écarte la serviette du mur et, avec son pied, achève d’écraser quelque chose sur le carrelage, contre la plinthe. Et il revient s’asseoir à sa place, à droite de la lampe qui brille derrière lui, sur le buffet » (p. 96-97).

Maintenant, c’est la voix du second chauffeur

10) « C’est à ce moment que se produit la scène de l’écrasement du mille-pattes sur le mur nu : Franck qui se dresse, prend sa serviette, s’approche du mur, écrase le mille-pattes sur le mur, écarte la serviette, écrase le mille-pattes sur le sol.

La main aux phalanges effilées s’est crispée sur la toile blanche. Les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant de force qu’ils ont entraîné la toile avec eux. Celle-ci demeure plissée des cinq faisceaux de sillons convergents, beaucoup plus longs, auxquels les doigts ont fait place.

Seule la première phalange en est encore visible. À l’annulaire brille une bague, un mince ruban d’or qui fait à peine saillie sur les chairs. Tout autour de la main se déploie le rayonnement des plis, de plus en plus lâches à mesure qu’ils s’éloignent du centre, de plus en plus aplatis, mais aussi de plus en plus étendus, devenant à la fin une surface blanche, uniforme, où vient à son tour se poser la main de Franck, brune, robuste, ornée d’un anneau d’or large et plat, d’un modèle analogue.

Juste à côté, la lame du couteau a laissé sur la nappe une petite tache sombre, allongée, sinueuse, entourée de signes plus ténus. La main brune, après avoir erré un instant aux alentours, remonte soudain jusqu’à la pochette de la chemise, où elle tente à nouveau, d’un mouvement machinal de faire entrer plus à fond la lettre bleu pâle, pliée en huit, qui dépasse d’un bon centimètre.

La chemise est en étoffe raide, un coton sergé dont la couleur kaki a passé légèrement par suite des nombreux lavages. Sous le bord supérieur de la poche court une première piqûre horizontale, doublée par une seconde en forme d’accolade dont la pointe se dirige vers le bas. À l’extrémité de cette pointe est cousu le bouton destiné à clore la poche en temps normal. C’est un bouton en matière plastique jaunâtre ; le fil qui le fixe dessine en son centre une petite croix. La lettre, au dessus, est couverte d’une écriture fine et serrée, perpendiculaire au bord de la poche.

À droite, viennent, dans l’ordre, la manche courte de la chemise kaki, la cruche indigène ventrue, en terre cuite, qui marque le milieu du buffet, puis, posées au bout de celui-ci, les deux lampes à gaz d’essence, éteintes, rangées côte à côte contre le mur ; plus à droite encore l’angle de la pièce, suivi de près par le battant ouvert de la première fenêtre » (p. 112-115).

Maintenant, la maison est vide

11) « Sur le mur d’en face, le mille-pattes est là, à son emplacement marqué, au beau milieu du panneau.

Il s’est arrêté, petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la hauteur du regard, à mi-chemin entre l’arête de la plinthe (au seuil du couloir) et le coin du plafond. La bête est immobile. Seules ses antennes se couchent l’une après l’autre et se relèvent, dans un mouvement alterné, lent mais continu.

À son extrémité postérieure, le développement considérable des pattes – de la dernière paire, surtout, qui dépasse en largeur les antennes – fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite « mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minutes » à cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa piqûre, prétendue mortelle. Cette espèce est en réalité peu venimeuse ; elle l’est beaucoup moins en tout cas, que de nombreuses scolopendres fréquentes dans la région.

Soudain la partie antérieure du corps se met en marche, exécutant une rotation sur place, qui incurve le trait sombre vers le bas du mur. Et aussitôt, sans avoir le temps d’aller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se tordant encore à demi et crispant par degrés ses longues pattes, tandis que les mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement réflexe.

Des secondes plus tard, tout cela n’est plus qu’une bouillie rousse, où se mêlent des débris d’articles, méconnaissables.

Mais sur le mur nu, au contraire, l’image de la scutigère écrasée se distingue parfaitement, inachevée mais sans bavure, reproduite avec la fidélité d’une planche anatomique où ne seraient figurés qu’une partie des éléments : une antenne, deux mandibules recourbées, la tête et le premier anneau, la moitié du second, quelques pattes de grande taille, etc.

Le dessin semble indélébile. Il ne conserve aucun relief, aucune épaisseur de souillure séchée qui se détacherait sous l’ongle. Il se présente plutôt comme une encre brune imprégnant la couche superficielle de l’enduit.

Un lavage du mur, d’autre part, n’est guère praticable. Cette peinture mate ne le supporterait sans doute pas, car elle est beaucoup plus fragile que la peinture vernie ordinaire, à l’huile de lin, qui existait auparavant dans la pièce. La meilleure solution consiste donc à employer la gomme, une gomme très dure à grain fin qui userait peu à peu la surface salie, la gomme pour machine à écrire, par exemple, qui se trouve dans le tiroir supérieur gauche du bureau.

Le tracé grêle des fragments de pattes ou d’antennes s’en va tout de suite, dès les premiers coups de gomme. La plus grande partie du corps, assez pâle déjà, courbée en un point d’interrogation devenant de plus en plus flou vers l’extrémité de la crosse, ne tarde guère à s’effacer aussi totalement. Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé : après avoir perdu très vite sa couleur, la forme qui persiste reste ensuite stationnaire durant un temps assez long. Les contours en sont seulement devenus un peu moins nets. La gomme dure qui passe et repasse au même point n’y change plus grand’chose, maintenant.

Une opération complémentaire s’impose : gratter, très légèrement, avec le coin d’une lame de rasoir mécanique. Des poussières blanches se détachent de la paroi. La précision de l’outil permet de limiter au plus juste la région soumise à son attaque. Un nouveau ponçage à la gomme termine ensuite l’ouvrage avec facilité.

La trace suspecte a disparu complètement. Il ne subsiste à sa place qu’une zone plus claire, aux bords estompés, sans dépression sensible, qui peut passer pour un défaut, insignifiant de la surface, à la rigueur.

Le papier se trouve aminci néanmoins ; il est devenu plus translucide, inégal, un peu pelucheux. La même lame de rasoir, arquée entre deux doigts pour présenter le milieu de son tranchant, sert encore à couper au ras les barbes soulevées par la gomme. Le plat d’un ongle enfin lisse les dernières aspérités » (p. 127-131).

Toute la maison est vide

12) « De l’autre côté, les rayons viennent frapper perpendiculairement le mur nu, tout proche, faisant ressortir en pleine lumière l’image du mille-pattes écrasé par Franck.

Si chacune des pattes de la scutigère comprend quatre articles de longueur voisine, aucune de celles qui se trouvent dessinées ici, sur la peinture mate, n’est intacte – sauf une peut-être, la première à gauche. Mais elle est étendue, presque rectiligne, de sorte que ses articulations ne sont pas faciles à localiser avec certitude. La patte originale pouvait être sensiblement plus longue encore. L’antenne, non plus, ne s’est sans doute pas imprimée jusqu’au bout sur le mur.

Dans l’assiette blanche, un crabe de terre déploie ses cinq paires de pattes aux jointures très apparentes, solides, bien réglées, emboîtées avec justesse. Tout autour de la bouche, des appendices nombreux, de taille plus faible, sont également semblables entre eux deux à deux. L’animal s’en sert pour produire une sorte de grésillement, perceptible de tout près, analogue à celui qu’émet dans certains cas la scutigère » (p. 145).

13) « La porte de l’office est fermée. Entre elle et l’ouverture béante du couloir, il y a le mille-pattes. Il est gigantesque : un des plus gros qui puissent se rencontrer sous ces climats. Ses antennes allongées, ses pattes immenses étalées autour du corps, il couvre presque la surface d’une assiette ordinaire. L’ombre des divers appendices double sur la peinture mate leur nombre déjà considérable.

Le corps est recourbé vers le bas : sa partie antérieure s’infléchit en direction de la plinthe, tandis que les derniers anneaux conservent leur orientation primitive – celle d’un trajet rectiligne coupant en biais le panneau depuis le seuil du couloir jusqu’au coin du plafond, au-dessus de la porte close de l’office.

La bête est immobile, comme en attente, droite encore, bien qu’ayant peut-être flairé le danger. Seules ses antennes se couchent l’une après l’autre et se relèvent, dans un mouvement de bascule alterné, lent mais continu.

Soudain, l’avant du corps se met en marche, exécutant une rotation sur place, qui incurve le trait oblique vers le bas du mur. Et aussitôt, sans avoir le temps d’aller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se tordant à demi et crispant par degrés ses longues pattes, cependant que les mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement réflexe… Il est possible, en approchant l’oreille, de percevoir le grésillement léger qu’elles produisent.

Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure. Les dents d’écaille passent et repassent du haut en bas de l’épaisse masse noire aux reflets roux, électrisant les pointes et s’électrisant elles-mêmes, laissant crépiter les cheveux souples, fraîchement lavés, durant toute la descente de la main fine – la main fine aux doigts effilés, qui se referment progressivement.

Les deux longues antennes accélèrent leur balancement alterné. L’animal s’est arrêté au beau milieu du mur, juste à la hauteur du regard. Le grand développement des pattes, à la partie postérieure du corps, fait reconnaître sans risque d’erreur la scutigère ou "mille-pattes-araignée". Dans le silence, par instants, se laisse entendre, le grésillement caractéristique, émis probablement à l’aide des appendices bucaux [sic].

Franck, sans dire un mot, se relève, prend sa serviette ; il la roule en bouchon, tout en s’approchant à pas feutrés, écrase la bête contre le mur. Puis, avec le pied, il écrase la bête sur le plancher de la chambre.

Ensuite il revient vers le lit et remet au passage la serviette de toilette sur sa tige métallique près du lavabo.

La main aux phalanges effilées s’est crispée sur le drap blanc. Les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant de force qu’ils ont entraîné la toile avec eux : celle-ci demeure plissée de cinq faisceaux de sillons convergents… Mais la moustiquaire […] » (p. 163-166).

14) « Aussitôt des flammes jaillissent. Toute la brousse en est illuminée, dans le crépitement de l’incendie qui se propage. C’est le bruit que fait le mille-pattes de nouveau immobile sur le mur, en plein milieu du panneau » (p. 167).

Entre la peinture grise qui subsiste

15) « Dans la salle à manger, le boy n’a disposé que deux couverts sur la table carrée : l’un vis-à-vis de la porte ouverte de l’office et du long buffet, l’autre du côté des fenêtres. C’est là que A… s’assied, le dos à la lumière. Elle mange peu, selon son habitude. Durant presque tout le repas elle reste sans bouger, très droite sur sa chaise, les deux mains aux doigts effilés encadrant une assiette aussi blanche que la nappe, le regard arrêté sur les restes brunâtres du mille-pattes écrasé, qui marquent la peinture nue devant elle » (p. 201-2).

Maintenant l’ombre du pilier

16) « La tache a toujours été là, sur le mur. Il n’est question de repeindre, pour l’instant, que les jalousies et la balustrade […] » (p. 211).

Annexe 2 : tentative (désespérée ?) de reconstitution de la maison


1

Alain Robbe-Grillet, « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi », Le Voyageur, Paris, Bourgeois éditeur, 2001, p. 278.

2

Alain Robbe-Grillet, « Du réalisme à la réalité », Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit (Critique), 1963, p. 135.

3

Ibid.

4

Gérard Genette, « Vertige fixé », Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 69-90.

5

Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 32-43.

6

Ibid.

7

Alain Robbe-Grillet, « À quoi servent les théories ? », Pour un nouveau roman, p. 13.

8

Cf. corpus en annexe.

9

Édition de référence : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie [1re éd. 1957], Paris, Éditions de Minuit, 2008.

10

Laurent Jenny, « La description », accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/description/.

11

Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », Pour un nouveau roman, p. 63.

12

Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck, 1981, § 152, p. 107.

13

Ibid., § 151, p. 107.

14

Ibid., § 152, p. 107.

15

Ibid.

16

Ibid.

17

Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 48 sq.

18

Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion (Champs), 2004, p. 378.

19

Ibid.

20

Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 231.

21

Alain Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur », Pour un nouveau roman, p. 19.

22

Roland Barthes cité par Mireille Calle-Gruber, La Ville dans L’Emploi du temps de Michel Butor, Paris, Nizet, 1995, p. 34.

23

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », Pour un nouveau roman, p. 131.

24

Alain Robbe-Grillet, « L’Exercice problématique de la littérature », Le Voyageur, p. 270.

25

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », p. 130.

26

Cf. annexe 2 : tentative (désespérée !) de reconstitution de la maison.

27

Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur [1re éd. 1955], Paris, Éditions de Minuit, 2008, p. 125-126.

28

Alain Robbe-Grillet, « À quoi servent les théories ? », p. 13.

29

Isabelle Chanteloube, « "Mais… elle rougit". Mot du discours, mot du pouvoir dans Le Jeu de l’amour et du hasard », L’Information grammaticale, n° 124, janvier 2010, p. 24-28.

30

Jean Rousset, « Trois romans de la mémoire », Cahiers internationaux de symbolisme, n° 9-10, 1965-1966, p. 109.

31

Alain Robbe-Grillet, « En retard ou en avance ? » [L’Express, 8 octobre 1959], Le Voyageur, p. 330.

32

Alain Robbe-Grillet, « Nouveau roman, homme nouveau », Pour un nouveau roman, p. 116-117.

33

Ibid., p. 117.

34

Alain Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur », p. 18.

35

Jean Rousset, « Les Deux Jalousies », Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, p. 139 à 157.

36

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », p. 128.

37

Ibid.

38

Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle [1re éd. 1963], Paris, Éditions de Minuit, 2008, p. 149.

39

Gérard Genette, « Vertige fixé », p. 69-90.

40

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 179-180.

41

Ibid., p. 180.

42

Jean Rousset, « Les Deux Jalousies », p 139 à 157.

43

Laurent Jenny, « La description », accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/description/.

44

Ibid.

45

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes [1re éd. 1953], Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 15.

46

Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Chateau, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, A. Colin (Lettres Sup), 2004, p. 130.

47

Ibid., p. 122.

48

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 7, p. 10.

49

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 68.

50

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 178-179.

51

Ibid., p. 180.

52

Ibid., p. 14.

53

Ibid., p. 14.

54

Ibid., p. 16.

55

Ibid., p. 16.

56

Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Éditions de Minuit, 1959, p. 19-20.

57

Ibid., p. 23.

58

Ibid., p. 13.

59

Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York [1re éd. 1970], Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 197.

60

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 17.

61

Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur, p. 91.

62

Ibid., p. 102.

63

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 201-202.

64

Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle, p. 154.

65

Ibid., p. 208.

66

Cité par Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 61.

67

Ibid.

68

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p 30.

69

Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad [1re éd. 1961], Paris, Éditions de Minuit, 2007, p. 97.

70

Jean Rousset, « Les Deux Jalousies », p. 139 à 157.

71

Alain Robbe-Grillet, « Nouveau roman, homme nouveau », p. 118.

72

Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, p. 117.

73

Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle, p. 77.

74

Ibid., 186.

75

Ibid., p. 199.

76

Alain Robbe-Grillet, « La Chambre secrète », Instantanés [1re éd. 1962], Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 97.

77

Ibid., p. 98.

78

Ibid., p. 99.

79

Ibid., p. 106.

80

Ibid., p. 105.

81

Ibid., p. 106.

82

Ibid., p. 108.

83

Ibid.

84

Ibid., p. 103.

85

Ibid., p. 106.

86

Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, p. 195-196.

87

Ibid., p. 196.

88

Ibid.

89

Ibid., p. 195.

90

Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, p. 202.

91

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 228.

92

Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle, p. 187.

93

Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur, p. 179.

94

Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, p. 171.

95

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 21.

96

Ibid.

97

Denis Saint-Jacques, « Le lecteur du Nouveau Roman », in Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, J. Ricardou et F. Van Rossum-Guyon (dir.), Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1972, t. 1, p. 137.

98

Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 188.

99

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 17-18.

100

Ibid., p. 18.

101

Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, p. 43.

102

Alain Robbe-Grillet, « L’Express va plus loin avec Robbe-Grillet » [L’Express, n° 876, 1-7 avril 1968], Le Voyageur, p. 371.

103

Jean-Louis Ezine, « Simon sort du désert », entretien avec Claude Simon, Le Nouvel Observateur, 25-31 octobre 1985, p. 75.

104

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 194.

105

Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, p. 79.

106

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 219.

107

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 82.

108

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 213.

109

Lettre à George Sand du 6 février 1876.

110

Lettre à Louise Collet du 3 juillet 1853.

111

Mireille Calle-Gruber, Le Grand Temps. Essai sur l’œuvre de Claude Simon, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Perspectives), 2004, p. 48.

112

Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 139.

113

Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, p. 36.

114

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 184.

115

Ibid., p. 38.

116

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, p. 132-133.

117

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », p. 127.

118

Ibid.

119

Alain Robbe-Grillet, « À quoi servent les théories ? », p. 9.

120

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 220-221.

121

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 69.

122

Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 138.

123

Ibid., p. 137.

124

Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, p. 143.

125

Alain Robbe-Grillet, « Du Nouveau Roman à la nouvelle autobiographie », Le Voyageur, p. 293.

126

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 27.

127

Ibid., p. 28.

128

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 126.

129

Ibid., p. 22.

130

Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, p. 74.

131

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 125-126.

132

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », p. 134.

133

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 38.

134

Ibid., p. 15.

135

Alain Robbe-Grillet, « L’Orient m’intéresse parce qu’il est créateur de chimères » [Le Monde, 1er juin 1963], Le Voyageur, p. 336.

136

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 41.

137

Alain Robbe-Grillet, « Sartre et le Nouveau Roman », Le Voyageur, p. 262.

138

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 69.

139

Alain Robbe-Grillet, « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi », p. 278.

140

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 184.

141

Ibid., p. 185.

142

Alain Robbe-Grillet, Le Voyageur, p. 513.

143

Claude Simon, « Et à quoi bon inventer ? », entretien avec Marianne Alphant, Libération, 31 août 1989, p. 24-25.

144

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 131.

145

Ibid., p. 132.

146

Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées », Pour un nouveau roman, p. 31.

147

Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », p. 133.

148

Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 53.

149

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 77.

150

Alain Robbe-Grillet, « Sartre et le Nouveau Roman », p. 262.

151

Alain Robbe-Grillet, « L’exercice problématique de la littérature », Le Voyageur, p. 271.

152

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 177-178.

153

Ibid., p. 84.

154

Ibid., p. 179.

155

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 12.

156

Nathalie Depraz, Comprendre la phénoménologie, Paris, A. Colin, 2006, p. 204.

157

Ibid., p. 6 : « Ainsi la phénoménologie se propose-t-elle de demeurer dans cette attitude d’ouverture, où le sens n’est pas donné ».

158

Jean-François Lyotard, La Phénoménologie [1re éd. 1954], Paris, PUF (Que sais-je), 2007, p. 5.

159

Ibid., p. 5.

160

Nathalie Depraz, Comprendre la phénoménologie, p. 18.

161

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Tel), 2005, p. 9

162

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe [1re éd. 1942], Paris, Gallimard (Folio essais), 2008, p. 65.

163

Ibid., p. 45.

164

Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », p. 141.

165

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 167.

166

Ibid., p. 168.

167

Ibid., p. 169.

168

Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, p. 74.

169

Laurent Joumier, « Husserl, la naissance de la phénoménologie », Sciences Humaines, hors série spécial n° 9, mai-juin 2009, p. 54.

170

Alain Robbe-Grillet, L’Immortelle, p. 9.

171

Jean-François Lyotard, La Phénoménologie, p. 52.

172

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, p. 170.

173

Cf. Alain Robbe-Grillet, « Monde trop plein, conscience vide », « Sartre et le Nouveau Roman », Le Voyageur, p. 239-249, p. 251-262.

174

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Situations [1re éd. 1947], Paris, Gallimard (Folio essais), 2005, t. I, p. 31-32.

175

Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, traduit par Paul Ricœur, Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1950, p. 67.

176

Ibid., p. 355.

177

Jean-Michel Salanskis, Husserl, Paris, Les Belles lettres (Figures du Savoir), 2004, p. 51.

178

Jean-François Lyotard, La Phénoménologie, p. 11.

179

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, p. 10.

180

Avec tous mes remerciements à Thérèse Lechipey pour avoir relu et amendé cet article.