Dossier : La Question de la nouveauté


La Jalousie de Robbe-Grillet :
d’une perception des paradoxes de la narration-description
à une approche de la modernité du sujet

Laurence Bougault

Université Rennes II, Lidile

bougault.laurence@gmail.com

Résumé :
La Jalousie de Robbe-Grillet apparaît souvent comme un récit paradoxal : paradoxes de la posture narratoriale à la fois effacée et omniprésente, paradoxe du récit-description souvent considéré comme trop « géométrique ». En observant le détail de ces paradoxes, nous aimerions tenter de montrer qu’il s’agit moins de contradictions que de la mise en place scripturale d’une nouvelle réalité du sujet, conforme à ce qu’il est devenu dans cette seconde moitié du XXe siècle.

Abstract :
Robbe-Grillet’s La Jalousie often appears as a paradoxical story: paradox of the narratorial stance that is both erased and ubiquitous, and paradox of the story-description that is often considered to be too “geometrical”. By observing the details of these paradoxes, I’d like to show that it’s less a matter of contradiction than it is of the writerly installation of a new reality of the subject, true to what it will become in the second half of the twentieth century.

Dans Préface à une vie d’écrivain, Robbe-Grillet rappelle avec ironie la réception critique de La Jalousie à sa sortie :

Quand j’ai commencé à écrire, on a peu vu les spectres et les fantômes dans mon écriture. On a plutôt voulu y voir du rationalisme. Un livre comme La Jalousie est passé pour le plus bel exemple de rigueur austère et les critiques ont appelé ça une « une écriture de géomètre », ce qui était l’injure suprême : un géomètre ! C’était peut-être une écriture de géomètre mais alors il s’agissait d’une géométrie non euclidienne comme on aurait dû s’en apercevoir assez rapidement [1].

Cet effet de géométrie, présent dès les premières pages du roman, et dont le paroxysme est sans doute la description de la bananeraie aurait dû inviter les premiers lecteurs à la méfiance. Ce qui a l’air trop évident cache peut-être autre chose. La description à outrance, envahissante, omniprésente, n’est qu’un leurre, l’objectivité n’existe pas, tout texte porte en lui son idéologie.

L’exacerbation de la description du visible est aussi l’exacerbation d’un regard subjectif. Le visible n’existe pas sans le voir et le voir est toujours déjà le sujet voyant.

De même, l’omniprésence de la description impose une remise en cause des catégories du roman, en particulier celles qui permettent d’opposer récit et discours ou récit et description.

Enfin, l’ère du soupçon, revendiquée par les théoriciens du Nouveau Roman, qu’il s’agisse de Sarraute ou de Robbe-Grillet est une conséquence esthétique de l’ère de la relativité d’une part, qui fait de tout géomètre un géomètre non euclidien, et de l’ère post Shoah qui est aussi l’ère de la mort des idéologies et donc de toute vision du monde cohérente et stable. Ce qui se fait jour dans l’esthétique de La Jalousie, c’est la coprésence du contradictoire, et la contradiction comme principe d’incertitude étendu à tout l’univers, donc au sujet lui-même.

Ce sont ces questions que j’aimerais aborder en observant les premières pages du roman (pages 9 à 14) [2].

Paradoxe du narrateur-voyeur

La posture narratoriale du roman apparaît extrêmement paradoxale dans la mesure où Robbe-Grillet s’est efforcé de faire disparaître la subjectivité du discours en même temps qu’il nous donne à voir le monde à travers le regard d’un seul personnage-narrateur.

Un narrateur effacé

Apparemment, le narrateur est invisible. Aucun élément n’est livré sur son identité, son sexe, ses liens avec les personnages, son rôle, hormis sa position d’« observateur ».

Effacement du sujet-personnage

L’observateur-narrateur est circonscrit et limité à sa fonction… regard et œil : « le regard » (J11), « l’observateur posté sur la terrasse » (J13), « l’œil » (J13). Cet énallage systématique de la personne 1 vers la personne 3 est encore renforcé par la présence d’un « on » qui apparaît trois fois dans l’ouverture du roman.

On

On, dans toutes les occurrences, a la valeur sémantique de son sens étymologique et peut être interprété comme un parasynonyme de « tout homme »… Dès lors le texte fonctionne comme un énoncé problématique et mathématique : « S’il existe un observateur placé dans une chambre de telle manière que le regard ne touche terre que beaucoup plus loin… ». Non seulement le sujet est posé sous la forme de la troisième personne, mais encore il est généralisé comme « tout un chacun qui », et pour tout dire quasi objectalisé, d’où l’effet d’une caméra subjective si présent d’un bout à l’autre de la lecture.

Détermination problématique

Enfin, il faut remarquer dans le passage que nous observons, l’emploi récurrent du déterminant défini qui pose un sérieux problème théorique : est-il déictique ou générique ?

– s’il est déictique, il renvoie au sujet parlant s’autodésignant ;

– s’il est générique, il renvoie à n’importe quel sujet en place d’observateur.

Il est à mon avis à la fois impossible et inutile de trancher. L’erreur de beaucoup d’interprètes est de vouloir faire un choix dans ces possibles pourtant disposés là intentionnellement. Le principe d’incertitude doit être le principe dominant de la lecture. En effet, ce qui est posé, c’est l’existence d’une position du regard : « du fond de la chambre ». À la limite, ce regard pourrait être celui d’une caméra. Mais déjà l’incertitude revient grâce au déterminant défini du GN « la chambre ». S’agit-il de la chambre de A… ou d’une autre chambre, rien ne permettra de le dire en définitive. Ce principe d’incertitude évoque la nouvelle posture scientifique qui émerge à partir des années trente, celle d’une impossibilité d’objectivité. De fait, la physique quantique entérine le fait que le regard de l’observateur modifie l’observation. Quelles que soient les précautions prises, le seul fait que la chose vue soit vue par un observateur la modifie. Générique et déictique seraient alors les deux faces d’une même médaille, subjectif et objectif ne seraient plus des notions antinomiques mais au contraire des notions complémentaires et corrélatives. C’est ce que les physiciens modernes appellent le concept de complémentarité et que Robbe-Grillet, en bon ingénieur, n’ignore évidemment pas.

La focalisation est pourtant interne, le lecteur ne semble avoir aucun autre point de vue que celui du narrateur

Le leurre commence donc ici, dans la tentative de limiter au maximum la subjectivité de ce regard tout en n’offrant au lecteur que ce seul regard. Car tout le point de vue est en vérité soumis à la position d’un Je à partir de quoi s’ordonnent l’espace et le temps de façon entièrement déictique.

Temps déictique du Maintenant

L’œuvre débute même par cette posture déictique puisque le premier mot du roman est justement Maintenant. Cette deixis est extrêmement problématique en contexte romanesque puisque :

1) il y a différance et non coprésence de l’émetteur et du récepteur ;

2) ce contexte est suspect d’inexistence.

On parlera donc plutôt d’un effet de deixis ou d’une pseudo-deixis romanesque. Pourtant, tout ce qui suit est soumis à cette relativité de la position de l’observateur qui va bien sûr infléchir l’observation… Cet état de fait – qui est celui des sciences physiques depuis les découvertes d’Einstein – est exhibé par la position première de l’adverbe. Il en découle que le présent de la narration est un présent actuel-ponctuel d’une durée extrêmement limitée, comme en atteste d’ailleurs la description de la position de l’ombre du pilier…

Maintenant est le prototype de l’adverbe déictique temporel, renvoyant au nunc latin. Il apparaît très souvent dans le corpus en tête de paragraphe si bien que sa répétition à la même place, sous la forme d’une anaphore macrostructurale, prend une importance concrète dans le déroulement de l’acte de lecture, créant à la fois un effet de rythme fort et un effet de successivité marqué.

<*Maintenant*> l’ombre du pilier – le pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit – divise en deux parties égales l’angle correspondant de la terrasse (J9).

<*Maintenant*>, A… est entrée dans la chambre […] (J10).

Elle s’est <*maintenant*> retournée vers la porte pour la refermer (J10).

[…] où le désordre a <*maintenant*> pris le dessus […] (J11-12).

Elle se tourne <*maintenant*> vers la lumière […] (J14).

Contrairement à ce qui se passe dans un cas similaire que j’ai déjà observé, celui de l’incipit du Ravissement de Lol V. Stein, où le repère déictique est explicité par une apposition : « ici, à S. Thala » ; dans La Jalousie, le repère temporel déictique maintenant n’est jamais circonscrit ou explicité. Le lecteur est mis face à un blanc sémiotique qui lui impose, s’il veut tenter de comprendre, de se mettre à la place du locuteur. Ce glissement de position lui permettra alors de construire sa temporalité lectoriale par la succession de points déictiques totalement intériorisés, le temps ne se dessinant que comme une suite de maintenant :

maintenant                                        maintenant               maintenant                     maintenant

----- !--------------------------- !------------------- !------------------ !---------→

Ces repères déictiques créent finalement la même chose que le passé simple tel que décrit par Roland Barthes : un enchaînement non pas temporel mais causal, à cette différence près, qui est de taille, qu’aucune évidence du lien causatif ne peut se construire. On pourrait donc dire que la suite des maintenant remplace un enchaînement causal par un enchaînement acausal, enchaînement qui plonge le sujet dans un monde difficilement signifiant et peu rassurant, très proche à mon avis du monde de l’absurde que crée Beckett.

D’autres marqueurs temporels renforcent cet effet de relativité, notamment à cet instant, encore, puis, ensuite, déjà, de nouveau ou une fois de plus.

L’espace relatif du ici

Cette situation déictique du temps est renforcée par la situation déictique de l’espace décrit :

l’angle correspondant de la terrasse (J9) => Cette terrasse (J9)

L’article défini qui introduit le lieu passe du générique au déictique dans la mesure où il est soutenu, dans la chaîne référentielle, par une reprise anaphorique au moyen du déterminant démonstratif qui accentue l’effet déictique, au sens étymologique, c’est-à-dire monstratif… Le procédé est repris à chaque nouvel élément spatial de la description, et s’oppose nettement au procédé classique consistant à introduire par l’article indéfini avant de reprendre, de manière anaphorique, par l’article défini.

au coin de la maison (J9) => ce coin de terrasse (J10)

l’épaisse barre d’appui (J11) => cette barre (J11)

le flanc opposé de la petite vallée (J11) => ce secteur (J11) => ce versant-ci de la vallée (J11)

la route (J12) => Cette route (J12)

la concession (J12) => celle-ci (J12)

un vaste espace dégagé (J12) => cette esplanade (J12)

certaines parcelles de replantation (J13) => celles où la terre… (J13)

Il est même aisé de suivre… (J13) => Cet exercice (J13)

l’endroit (J13) => celui (J13)

Comme aucune réelle deixis n’est possible dans l’écriture littéraire, l’auteur s’efforce de créer un très fort effet de deixis grâce à ces reprises anaphoriques par des démonstratifs. Ce procédé récurrent lui permet d’augmenter l’effet de présence du narrateur et l’impression d’une focalisation interne.

Le discours indirect libre : feinte de l’écrivain et résurgence de l’auteur

Mais là encore il y a un leurre, une feinte puisque le point de vue de A… et même le discours indirect libre, ne semblent pas absents du roman, bien au contraire (on serait naïf de croire qu’un admirateur de Flaubert comme Robbe-Grillet n’utilise pas ce puissant moyen de brouillage des instances énonciatives et des prises de position idéologiques). Ainsi dans cette phrase :

Mais A… s’est contenté de sourire : elle ne souffrait pas de la chaleur, elle avait connu des climats beaucoup plus chauds – en Afrique par exemple – et s’y était toujours bien porté. (J10)

Ce passage est particulièrement subtil : la présence des deux points, les formes verbales en -ai- laissent entendre qu’on est passé au discours indirect libre. Tout fonctionne comme si les deux points amenaient un décryptage explicatif du sourire de A… Il s’agirait donc des pensées de A… qui induisent ce sourire… Le narrateur outrepasse ainsi son propre point de vue extérieur pour pénétrer dans l’intériorité de son personnage.

Il récidive plus loin en notant à propos de A… qu’elle « regarde le bois dépeint » « sans y penser » (J14). Le narrateur sort ici subrepticement de la stricte notation objective de ce qu’il voit pour entrer dans la conscience de A… La focalisation interne est donc loin d’être totalement respectée. Le narrateur en sait plus que ce qu’il espère nous faire croire. À moins qu’il ne s’agisse de l’affleurement de l’auteur en deus ex machina, qui vient ironiquement nous rappeler que tout dans le texte littéraire est création et nous invite ainsi à adopter une posture de lecture à la fois suspicieuse et créative.

La position du narrateur est donc loin d’être simple. La focalisation interne glisse souvent de l’intériorité du sujet parlant vers son objet. Dès lors, on peut se demander comment fonctionne réellement le descriptif à la fois proliférant et excessivement précis.

Paradoxes de l’exacerbation de la description de l’espace

À première lecture, ce qui transparaît c’est une envahissante description du visible, apparemment très objective, d’autant plus que le narrateur s’efface comme instance énonciative sujet. Cette apparente objectivité tient d’abord essentiellement à la précision du vocabulaire descriptif selon deux axes : un axe architectural et un axe géométrique.

Une écriture de « géomètre »

Vocabulaire de l’architecture et de la géométrie surreprésenté

Si on fait un relevé par exemple sur le paragraphe 1, on peut aboutir au tableau suivant :

Architecture Géométrie
pilier (3 occurrences)
toit (4 occurrences)
terrasse (4 occurrences)
galerie couverte
maison (4 occurrences)
dalle
mur
bois
façade
sud-ouest
angle (4 occurrences)
parties égales
large
largeur
trois côtés
médiane
latérales
trait
projeté
coin
ligne
angle droit
faces verticales

On assiste donc à une sorte de mathématisation de la maison, les éléments architecturaux se transformant en éléments géométriques abstraits, ce qui n’est pas sans compliquer l’élaboration mentale d’une représentation de la chose vue dans l’esprit du lecteur.

Effet de précision

a. Les adverbes exactement, proprement et distinctement

Comme sa largeur est la même dans la portion médiane et dans les branches latérales, le trait d’ombre projeté par le pilier arrive <*exactement*> au coin de la maison (J9).

[…] l’ombre de l’extrême bord du toit coïncide <*exactement*> avec la ligne […] (J10).

[…] toit commun à la maison <*proprement*> dite et à la terrasse […] (J9-10).

[…] on y suit <*distinctement*> encore l’entrecroisement régulier des lignes de plants (J11).

b. Les reformulations au moyen de c’est-à-dire

Les murs, en bois, de la maison – <*c’est-à-dire*> la façade et le pignon ouest […] (J9-10).

[…] sur ce versant-ci de la vallée, <*c’est-à-dire*> de l’autre côté de la maison (J11-12).

c. La redondance comme effet de précision

De nombreux éléments de cette description sont répétés à outrance, imitant ainsi cette pseudo-clarté du discours technique.

Fixer le mouvant

Pourtant, si l’on réfléchit un peu à ce qui est réellement décrit dans les première et seconde pages, on constate qu’il s’agit davantage de la description d’une ombre que de la description de la maison. Il s’agit peut-être alors plus de fixer le mouvant et l’insaisissable que de rendre compte de ce qui est immuable.

Description non d’une maison mais d’une ombre

L’ombre, comme chose immatérielle et mobile est posée comme « objet » sous le regard.

Description du végétal : la bananeraie ou l’impossible rectitude

De même, plus loin, la description de la bananeraie est avant tout celle d’un monde en perpétuelle transformation, totalement insaisissable, mouvant, que l’homme semble tenter de maîtriser mais qui garde quelque chose d’impossiblement contrôlable. La rectitude de la plantation est ainsi sans cesse mise en péril par la vie des plantes, d’où le contraste entre la plantation récente, encore maîtrisée, et les plantations plus anciennes où la rectitude humaine est impossible. Le vivant semble donc être posé comme ce qui est à contrôler, à fixer, mais ce qui est aussi incontrôlable et infixable. Du coup, la précision apparaît comme un leurre.

Le leurre de la précision : aucune représentation ne naît dans l’esprit du lecteur

De fait, cet excès de précision et de détail, au lieu de permettre au lecteur de construire une représentation claire dans son esprit, inhibe en fait toute possibilité représentationnelle, si bien que le roman fait retour sur lui-même comme texte clos.

Inhibition de la représentation de l’objet décrit

L’excès de détails, auquel s’ajoute l’abstraction mathématique et le ressassement des répétitions, conduit non pas à la représentation précise de l’objet décrit mais au contraire, et paradoxalement, à l’inhibition de la représentation de cet objet.

Réflexivité textuelle

Cette inhibition a pour conséquence de faire valoir le textuel pour lui-même. L’accès au référent, même fictionnel, étant inhibé, le texte fait retour sur lui et exhibe son signifiant. Ce signifiant est essentiellement rythme et ressassement, et peut-être que ce rythme est le fond du sujet…

Maintenant en tête de paragraphe devient alors une structure rythmique (il peut être, par exemple, comparé au Et dans les vers de Molière).

On peut se demander si le texte ne recèle pas des alexandrins blancs : « le pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit », « c’est-à-dire la façade et le pignon ouest », etc. (il est à noter que ces membres de phrase de douze syllabes sont souvent mis entre tirets, comme pour attirer l’attention du lecteur sur leur forme particulière…).

Enfin les nombreuses répétitions créent un fort effet phonique de retour du même…

L’extrême précision de la description produit donc une forte réflexivité textuelle et une sorte d’annulation de l’espace extérieur lui-même. Inhibant la possibilité représentative par excès du descriptif, le dispositif textuel permet finalement de faire émerger la géométrie variable d’un sujet parlant.

Le sujet a la vie dure ou la résurgence du subjectif

Du visible, seulement du visible ?

Quelle que soit la tension objectivante (ou « objectalisante », si j’ose cet horrible néologisme) du texte, elle ne permet pas au sujet de disparaître, bien au contraire, elle lui ménage une place centrale.

Une description de l’espace ou une description du regard ?

Pour le lecteur, ce qui émerge est moins la description d’un paysage objet que la description d’un regard porté sur ce paysage. Ainsi page 13, des expressions permettent de poser des contrastes visuels de type flou / net : « empêche de bien voir » vs « s’impose au premier regard ».

Intrusion de l’invisible : ce que voit A…

Parfois, le texte quitte totalement l’objectivité pour mettre en scène non plus le regard du sujet parlant, mais le regard de A… :

A…, sans y penser, regarde le bois dépeint de la balustrade, plus près d’elle l’appui dépeint de la fenêtre, puis, plus près encore, le bois lavé du plancher (J14).

C’est alors l’insaisissable de l’autre qui est mis en scène, et, du même coup, tout le rapport du sujet à l’altérité, qui, si l’on en juge par le titre du roman, est bien le thème central de celui-ci.

Que le sujet est envahissant ou la mémoire comme éternel présent émotionnel

Le sujet semble finalement envahissant. Sa jalousie, ou, plus largement, son rapport à l’autre, est ce qui le définit et le structure comme être signifiant et parlant.

Que le moi revient à l’adverbe

L’extrême fréquence des adverbes dans La Jalousie permet à l’auteur de réintroduire à un second degré la subjectivité qu’il efface au premier plan en évitant l’emploi d’un je sujet.

Maintenant et ici organisent un cadre déictique et posent un sujet pris dans un hic et nunc toujours mouvant.

Beaucoup d’adverbes, notamment trop, beaucoup plus, même, naturellement, en effet, réintroduisent le narrateur comme évaluateur et porteur d’idéologie, comme par exemple dans une phrase telle que : « Cet exercice n’est pas beaucoup plus difficile, malgré la pousse plus avancée, pour les parcelles qui occupent le versant d’en face » (J13).

Temps verbaux

Les tiroirs verbaux reflètent aussi la forte subjectivité du discours.

a. Le passé composé

Le choix du passé composé, plutôt que du passé simple, permet de renvoyer à un présent du passé, ou à un passé encore présent, et trahit un repère chronologique qui n’a de sens que relativement au sujet de l’énonciation.

b. Le présent

Ces passés composés fonctionnent d’ailleurs en rapport à des présents. Temps émotionnel par excellence, le présent permet d’ailleurs de construire un temps de la conscience qui peut varier du ponctuel à l’omnitemporel.

Ainsi le présent va permettre de superposer des époques différentes : comme par exemple dans « Les boucles noires de ses cheveux se déplacent » (J10), qui fait coïncider le temps du déjeuner et le temps du maintenant, dans la chambre. Le lecteur a ainsi le sentiment qu’il se produit une sorte de « percutage » des présents dans la conscience du sujet parlant.

Le présent va aussi permettre de donner le sentiment d’une sorte d’éternisation du sujet, parfois renforcée par des adverbes comme partout ou toujours : « Elle conserve partout la même aisance » (J10). L’expression une fois de plus fonctionnera de la même façon.

Du coup, on peut se demander s’il existe une sorte d’éternel du sujet émotionnel.

c. Les temps en -ai

Les temps en -ai (J10) renforcent l’effet de superposition et de « percutage » de différents moments de la temporalité du sujet. Le souvenir et le moment vécu (le déjeuner et le moment où A… est dans sa chambre) se superposent en même temps que les points de vue de A…, du narrateur et de l’auteur s’imbriquent dans une conscience subjective unique.

Ainsi, on peut se demander si le sujet ne se raccroche pas à une archè extérieure stable qu’il tente de décrire et de fixer, pour pallier la mouvance, le kaosmos (Joyce) voire le chaos tout court de son être intérieur ? Si tel est le cas, il est la pure résultante du monde d’après la Seconde Guerre mondiale, un monde qui a perdu toutes ses certitudes concernant le sujet, la psychologie, les idéologies. L’archi-texture devient alors le seul rempart à une chute dans le tout relatif, une ultime tentative pour empêcher la catastrophe d’un moi effondré de plonger dans le vide.

Son effacement même est le signe de ce vide intérieur qui absorbe tout dans un regard dévorant, aussi bien le cadre du monde qui l’entoure où il cherche sa réassurance que l’autre passionnant vers lequel il se projette par le regard.

L’implication du sujet-lecteur

Dans ce monde extrêmement mouvant et fort peu rassurant, le sujet-lecteur est amené à prendre place.

Pseudo-deixis et effet de connivence

Dès la première ligne, la présence de l’adverbe de temps déictique invite le lecteur à réfléchir sur l’émergence d’un chronotope original. « Maintenant » pose en effet une pseudo-deixis dans un cadre (le roman) non déictique et avec une réception : 1) différée aussi bien dans le temps que dans l’espace, 2) présupposant la fictionnalité de l’espace-temps décrit. Le lecteur se trouve donc face à une situation de choix :

– ou bien il décide qu’il n’est pas maintenant ni ici et refuse d’entrer dans la fiction ;

– ou bien il entre en connivence avec le narrateur en acceptant le principe d’un « comme si j’y étais ».

Lecteur bâtisseur de son propre espace référentiel fictif

Dès lors, il co-érige cet espace décrit en bâtissant une représentation personnelle du lieu sans chercher à savoir si cette représentation est fidèle ou non puisque de toute façon la surdétermination du descriptif inhibe tout effet de réel…

Lecteur pisteur voyeur

Ainsi impliqué dans ce regard, voire à la place de ce regard, le lecteur EST le narrateur dans cet univers fictif. Dès lors, c’est lui qui devient voyeur-observateur de A… Il est donc totalement abusif et inutile de dire que le narrateur est probablement le mari de A… Ce qui importe au contraire, c’est que je dans l’acte de lecture est celui qui épie A… et tente de percer son intériorité.

Il me semble, suite à cette étude des premières pages de La Jalousie, que le roman de Robbe-Grillet est finalement moins paradoxal que moderne. L’approche que l’auteur propose vise à ajuster le langage à la nouvelle réalité du sujet, telle qu’elle est comprise à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Ce sujet d’après la Seconde Guerre mondiale hérite d’un certain nombre de contradictions. Il est issu du matérialisme du XIXe siècle, celui que déplorait amèrement Huysmans dans À rebours, et celui sur lequel Marx fonde sa philosophie. Mais il commence aussi à évoluer vers quelque chose de moins rassurant que la matière bien isolable de la thermodynamique, ce quelque chose, c’est à la fois la relativité d’Einstein et la théorie des quantas, qui acceptent l’idée d’une matière aux visages multiples, visages qui changent aussi en fonction du sujet observateur. Cette « révolution » a des répercutions aussi sur la perception de ce qu’est un sujet, répercutions qu’exacerbe par exemple la théorie lacanienne d’un sujet n’existant que dans son rapport à l’autre. L’ensemble est aussi permis par le triste bilan de la guerre, qui interdit tout retour à des systèmes rigides de représentations et à des idéologies rassurantes qui ont montré combien elles devaient finalement être destructrices. Autrement dit, ces paradoxes sont peut-être à résoudre sous la forme de l’émergence d’un sujet relatif inscrit dans une réalité elle-même relative et mouvante qui est encore source d’angoisse, laquelle angoisse est circonscrite par l’excès de la description.


1

Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d’écrivain, Paris, Seuil, 2005, p. 71.

2

Nous adoptons l’édition suivante : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Éditions de Minuit, 1957.