Le poème en prose
avant le poème en prose
Jean-François
Castille
Université de Caen
Basse-Normandie
jean-francois.castille@unicaen.fr
Résumé :
À la
faveur de la parution des Aventures de Télémaque de
Fénelon, le poème en prose, véritable emblème d’une nouvelle poétique
aux yeux des Modernes, conquiert peu à peu sa légitimité dans le champ
de la création littéraire. Mais peut-on vraiment parler de genre
littéraire à propos de cette expérience d’écriture au XVIIIe siècle ? Et quelle
signification peut-on donner à l’émergence et à l’essor de ce type de
création ? Ce sont ces deux questions que cette contribution se
propose d’examiner.
Abstract :
With
the publication of Les Aventures de Télémaque by
Fénelon, the french prose poem, which is the
symbol of a new poetics, according to the
Moderns, becomes more and more important in the literary
creation of the eighteenth century. But can we consider this new
experience as a literary genre ? And what is the meaning of the rise
of prose poem in eighteenth century ? This contribution will examine
this two questions.
Depuis l’ouvrage
inaugural de Suzanne Bernard sur le poème en prose au XIXe siècle [1], on rattache volontiers l’étude de cette production
poétique à une problématique de l’héritage et de la filiation. On date
ainsi son acte de naissance à la parution des Aventures de
Télémaque de Fénelon et on remonte le fil de l’évolution
jusqu’au recueil d’Aloysus Bertrand, Gaspard de la Nuit.
La monographie de Vista Clayton, The Prose Poem in French
Literature of the Eighteenth Century, ayant recensé l’ensemble
des publications susceptibles d’illustrer l’essor de ce genre, il est
fréquent que des œuvres telles que Les Incas de Marmontel
ou Les Ruines de Volney soient mentionnées. Cette
approche de la genèse du genre pose en fait plus de problèmes qu’elle
n’apporte de réponse sur l’origine du poème en prose.
Après avoir pris
acte de l’impossibilité d’une définition du genre au XVIIIe siècle, Clayton soutient
la thèse selon laquelle peut être classé « poème en prose » toute
production revendiquée explicitement comme tel par son auteur ou
identifiée comme tel par son lectorat (savant ou non). Bref, le
croisement des paramètres d’intention créatrice et de réception
suffirait à circonscrire les bornes du genre. Elle présente ainsi
l’objectif de son étude :
On se propose
d’examiner ces ouvrages qui s’efforcent, de leur propre aveu ou de
façon manifeste, d’adopter une écriture littéraire intermédiaire entre
la prose et le vers. Cet effort délibéré pour composer dans une prose
lyrique et pour créer un style artistique intermédiaire entre la prose
et le vers, joue indubitablement un rôle important dans l’évolution de
la prose française au XVIIIe siècle. Les ouvrages communément
perçus comme poèmes en prose constituent un corpus de textes où cet
effort peut être commodément étudié [2].
On mesure toute la
complexité du problème : outre qu’il est certainement très difficile
de circonscrire un champ d’écriture qui se veut intermédiaire entre
une forme et une autre (la condition étant que ces formes soit
elles-mêmes clairement définies), il est évidemment hautement
problématique de prétendre définir un genre, qui, non seulement ne se
rattache lui-même à aucune forme matrice constitutive de la tradition
des genres littéraires (le vers ou la prose), mais dont l’existence
est subordonnée à une intention d’auteur ou à une reconnaissance de
lecteur. En somme, est-ce parce que nous y percevons l’écriture
intermédiaire que nous l’identifions comme poème en prose, ou bien
parce que l’auteur et/ou le lecteur l’identifient comme poème en prose
que nous sommes amenés à y percevoir une écriture intermédiaire
révélatrice du genre ? On constate enfin que l’intersection entre
prose poétique et poème en prose complique encore les choses, dans la
mesure où ces deux champs d’écriture ne se superposent pas
nécessairement.
Les difficultés
soulevées par la démarche de Vista Clayton sont inhérentes à la
problématique générique, dès lors, du moins, que les croisements de
critères traditionnels tels que les pratiquait Aristote deviennent
inopérants. Son ouvrage tente de rassembler sous une même étiquette
générique une constellation de textes très hétérogènes, mais elle ne
parvient pas à sortir de l’impasse méthodologique induite par son
approche. Est-il suffisant pour valider l’existence d’un genre « poème
en prose » au XVIIIe siècle que l’auteur ou le lecteur le
reconnaissent ? Sinon, le marquage stylistique d’une écriture
intermédiaire entre le vers et la prose ou d’une prose lyrique peut-il
attester l’existence d’un tel genre ? Consciente de cette impasse,
Suzanne Bernard préfère opérer une distinction entre le supposé
« poème en prose » du XVIIIe siècle et le poème en prose moderne,
ou le petit poème en prose, comme l’appelle Baudelaire. Cette
disjonction entre ces deux expériences d’écriture peut paraître
légitime, du fait même de l’absence de points communs manifestes entre
ces deux expériences d’écriture. Du coup, on en arrive à une
distinction entre un genre improbable que la culture littéraire du
XVIIIe siècle appelle
« poème en prose » et le « poème en prose » authentique du XIXe siècle. Distinction qui
confère une consistance générique au second, et relègue l’agrégat des
prétendus poèmes en prose du XVIIIe siècle à demeurer dans les ténèbres
des œuvres inclassables. Et Suzanne Bernard de conclure sur cette
nébuleuse littéraire en affirmant, qu’à l’exception de
Télémaque, tous ces prétendus poèmes en prose sont
médiocres.
Mais ce type
d’évaluation stylistique, quand bien même elle peut paraître fondée,
n’éclaire pas vraiment le statut de ce genre de production dans le
champ littéraire du XVIIIe siècle. Pour disqualifier les poèmes
en prose incriminés, il faut nécessairement les évaluer par rapport à
une norme, qui postule un modèle d’accomplissement et de perfection
dans le genre littéraire considéré, c’est-à-dire
Télémaque de Fénelon. Or, instituer l’œuvre de
l’académicien en référence insurpassable d’une nouvelle expérience
d’écriture qui marque la fin de la suprématie du vers dans la poésie,
c’est simplement reprendre le discours des Modernes, de ceux qui sous
le magistère de Fontenelle et de son lieutenant Houdar de La Motte,
avaient pour objectif la liquidation de l’autorité de l’Antiquité. Au
fond, le problème de la recherche des sources ou de l’héritage
générique, c’est qu’elle conduit à appréhender sous les espèces d’un
genre littéraire du poème en prose fondé après coup au XIXe siècle ce qui n’était, au
XVIIIe siècle, qu’un
mot d’ordre. Ce que les auteurs, les critiques, les savants appellent
« poème en prose » correspond à la manifestation d’une crise, plutôt
qu’à l’émergence d’un genre littéraire. Il est donc vain de s’appuyer
sur le jugement des contemporains pour instituer l’existence d’un
genre du poème en prose au XVIIIe siècle, car une telle catégorie est
davantage un foyer polémique qu’une nouvelle norme d’écriture
intermédiaire entre le vers et la prose. L’étude de l’émergence de ces
formes d’écriture ne saurait se borner à l’exploration d’une invention
formelle. Avant même d’aborder cet aspect, il est bon de prendre en
compte l’ensemble des données.
Si le
Télémaque de Fénelon s’impose comme une référence
inaugurale de l’émergence et de l’essor du poème en prose au XVIIIe siècle, c’est moins parce
que cette œuvre fixerait une norme esthétique d’un nouveau genre, que
parce qu’elle consacre le triomphe des thèses inspirées par les
Modernes. Même si l’auteur a toujours pris ses distances vis-à-vis de
cette querelle, il n’en restait pas moins aux yeux des « géomètres »
celui qui avait stigmatisé tous les vices de la versification
française dans sa Lettre à l’Académie
française [3]. De là à en faire le
nouveau chantre de la prose poétique, il n’y avait qu’un pas. Plus
concrètement, l’œuvre de Fénelon présente des caractéristiques
organiques qui expliquent qu’elle fonctionne comme modèle pour les
lettrés de l’époque. Par sa genèse d’abord : il ne faut pas, en effet,
perdre de vue qu’avant de composer une suite de
l’Odyssée, le prélat avait traduit l’épopée d’Homère. Or,
les rapprochements entre sa prose de traducteur et sa prose d’auteur
montrent une influence manifeste de l’une sur l’autre. Il s’agit là
d’une donnée essentielle, car bon nombre des auteurs que l’on rattache
à l’essor de cette nouvelle prose lyrique, ainsi que la nomme Clayton,
sont savants et traducteurs, avant d’être écrivains. La question de la
légitimité de la prose pour la traduction des poètes ne date certes
pas du XVIIIe siècle,
mais elle occupe le champ critique tout au long du siècle. Du côté des
conservateurs, l’abbé Desfontaines [4], célèbre pour le conflit
qui l’opposa à Voltaire, revendique déjà le recours à une prose
poétique dans ses traductions de Virgile. Avant lui, la traductrice
d’Homère, Anne Dacier [5], avait dénoncé les faiblesses de la versification
française et jugeait que seule la prose pouvait imparfaitement
restituer les beautés de la langue d’Homère. C’est à la faveur de la
parution des traductions françaises du Paradis perdu de
Milton par Dupré de Saint-Maur, des Idylles de Gessner
par Turgot, des poésies gaéliques du prétendu barde Ossian [6] et des Nuits d’Young par
Le Tourneur (traducteur de Shakespeare), que le débat en faveur d’une
prose musicale et mesurée occupe à nouveau le devant de la scène. De
sorte que deux grandes tendances se dégagent : l’une pour qui le
recours à une prose poétique n’est qu’une compensation imparfaite aux
faiblesses structurelles de la versification et à la pauvreté poétique
de la langue française (Fénelon, Dacier, Desfontaines) ; l’autre qui,
sous l’impulsion des Modernes, promeut la prose, non pas en raison des
infirmités structurelles de la langue et du vers français, mais bien
parce que la prose est porteuse d’une poéticité équivalente à celle du
vers. C’est bien sûr l’enracinement de ces deux tendances dans le
débat littéraire qui explique l’essor d’expériences d’écriture parfois
rattachées à cette désignation problématique de poèmes en prose.
Désignation
d’autant plus problématique qu’elle est, dans la première moitié du
XVIIIe siècle, à la
fois défendue et contestée sans avoir jamais été réellement définie.
Loin de contribuer à clarifier le débat, les tentatives visant à
attester l’existence du poème en prose ne font qu’alimenter la
perplexité. Ainsi l’abbé Du Bos établit un parallèle entre les
estampes qui sont des tableaux, « à l’exception du coloris », et les
poèmes en prose, qui sont des poèmes à l’exception de la rime et de la
mesure. Définition ambiguë comme on le voit : le poème en prose est
une sorte d’imitation de la poésie, une reproduction que l’on
identifie à ce qui lui manque (comme on reconnaît une estampe par
l’absence de coloris), mais en même temps il est investi d’une
dimension poétique. C’est seulement à la découverte des exemples
mentionnés par Du Bos, à savoir La Princesse de Clèves et
Télémaque, que nous comprenons que la désignation « poème
en prose » n’est pour lui qu’une périphrase descriptive, et non un
genre littéraire à part entière. Dans un premier temps, en effet,
c’est bien ainsi que fonctionne cette expression : Boileau pour les
Anciens, puis Fontenelle pour les Modernes, parleront de poèmes en
prose pour désigner les romans. Ce faisant, ils disent deux choses :
ils adoubent le roman en lui conférant l’étiquette de poème (au même
titre que la tragédie ou l’épopée) ; et ils reconnaissent une valeur
littéraire à la prose. De là à affirmer qu’ils lui reconnaissent une
valeur poétique, il y a certes un pas, que s’empressèrent aussitôt de
franchir Houdar de La Motte et ses disciples : pour eux, avaliser
l’existence du poème en prose, c’est conférer un pouvoir poétique à la
prose et la promouvoir comme rivale du vers. À la lumière de ces
divergences, on voit mieux quel rôle fédérateur a pu jouer l’œuvre de
Fénelon. Les Aventures de Télémaque étant une épopée
rédigée en prose, la périphrase descriptive « poème en prose » pouvait
donc lui être appliquée objectivement. C’est en somme avec cette
valeur minimale que Du Bos en parle : comme tant d’autres à la même
époque, il entérine simplement le fait qu’il y a un style poétique
identifiable dans la prose de Fénelon. Étant donné le désastre
esthétique que représente, aux yeux des savants de l’époque, l’épopée
versifiée au XVIIe siècle, il pouvait, sans risque,
avancer l’idée que la contrainte du vers eût été un obstacle à la
création de Télémaque. Sa conclusion est d’un ton tout
aussi modéré : « Il est de beaux poèmes sans vers, comme il est de
beaux vers sans poésie » [7]. De ce relativisme esthétique, conforme du reste à une
doxa poétique en vigueur depuis l’Antiquité, il est
délicat d’inférer que la prose de Fénelon correspond à l’idée que Du
Bos se fait de la poésie. Là est précisément la différence avec les
Modernes qui n’auront de cesse d’exploiter cette équivoque. La
réaction d’hostilité des institutions officielles des belles-lettres
ne se fit pas attendre : les voix de Louis Racine et de l’abbé
Fraguier, tous deux de l’Académie des inscriptions et belles-lettres,
s’accordent pour dénier toute légitimité à cette monstruosité du poème
en prose. Et ils trouveront un écho dans les commentaires assez
dépréciatifs que Voltaire formule à l’encontre de
Télémaque. Pourtant, en dépit de ces critiques, l’épopée
de Fénelon demeure un texte séminal pour l’essor du poème en prose,
car ce qui n’était qu’une périphrase descriptive pour désigner les
deux grands genres narratifs du XVIIe siècle, le roman et l’épopée,
devient, avec cette œuvre, une forme littéraire dotée d’une
consistance esthétique, une forme novatrice d’écriture, bref une forme
poétique à part entière – du moins, aux yeux de ses défenseurs. En ce
sens, la catégorie du poème en prose se présente davantage au départ
comme un artefact critique promu par des savants, un mot d’ordre,
disions-nous, qui n’a de portée que dans le contexte polémique de
cette époque. Pour les Modernes, en effet, le poème en prose est une
réponse à cette question centrale qui est l’enjeu même de la querelle,
à savoir : en quoi consiste l’essence de la poésie ?
Au cœur d’une telle
question, nous trouvons un paradoxe constitutif de la pensée poétique
depuis l’Antiquité : bien que la forme (c’est-à-dire le vers) ne soit
pas par elle-même garante de la poéticité de la poésie (ce que la
pensée classique résume en disant qu’un habile versificateur n’est pas
nécessairement un poète authentique), le problème du choix de la forme
n’en occupe pas moins un espace privilégié dans tous les débats
littéraires. Autrement dit, il est entendu, depuis Aristote et Horace,
que le vers n’est pas la poésie, mais qu’est-ce que peut être la
poésie sans le vers ? En faveur du vers, les deux arguments
systématiquement invoqués par les Anciens sont empruntés à la
tradition rhétorique. La versification se justifie, selon eux, par les
vertus de la contrainte, et parce qu’elle est gage d’harmonie. La
première justification tire son autorité de l’Antiquité, qui
distinguait le discours assujetti à la chaîne d’un rythme défini
(oratio stricta) de celui qui est libéré de toute entrave
(oratio soluta). Ainsi que le rappelle Jules Brody, dans
son ouvrage sur Boileau et Longin, « la latinité conçoit la
versification comme une forme de prison qui enchaîne les mots à
l’intérieur d’une configuration métrique ». La rime jouant le même
rôle dans notre versification, « il fut admis [qu’elle] était au
service d’un objectif esthétique suffisamment élevé pour justifier les
difficultés qui lui sont propres » [8]. De sorte
que la contrainte, loin d’être un obstacle, devient, pour les
défenseurs du vers, un puissant stimulant de la créativité poétique.
La seconde justification relative à l’harmonie vient tout droit
d’Aristote et de Cicéron. Bien qu’ils reconnaissent que l’harmonie
n’est pas l’apanage exclusif du mètre, c’est du moins l’harmonie du
vers qu’ils jugent la plus appropriée à l’expression de la poésie.
Ce sont précisément
ces deux arguments que les Modernes battent en brèche. Pour eux,
Télémaque administre la preuve que la contrainte n’est en
rien indispensable à l’expression de la poésie et que l’harmonie de la
prose est rivale de celle du vers. S’il est vrai, comme le pensait
Fénelon et d’autres savants qui en dénonçaient les limites
structurelles, que la versification française est imparfaite, qu’elle
ne peut rivaliser avec l’harmonie des langues anciennes, alors le
poème en prose s’impose comme une réponse à la crise du poétique.
Telle est la position des Modernes dans la controverse sur l’essence
de la poésie. De sorte que tout ce qui s’inscrit dans le sillage de
l’œuvre inaugurale peut se réclamer du poème en prose, mais
l’équivoque de départ sur le sens de l’expression n’est nullement
dissipée. Les glissements successifs qui ont permis de passer d’épopée
en prose à poème en prose, puis de poème en prose à prose poétique
sont une donnée importante dans l’étude de la genèse de cette forme
littéraire. Quoique combattue par les académies, l’idée que poème en
prose et prose poétique participent d’un même principe esthétique
s’impose progressivement au tournant des années 1720, et pas seulement
dans le camp des Modernes, ainsi qu’en témoignent les articles de
journalistes comme Desfontaines ou Fréron, peu suspects de sympathie
vis-à-vis de Houdar de La Motte ou de ses disciples.
Entre autres
exemples, l’article « Épopée » de Marmontel dans
l’Encyclopédie (1753-1757) apporte un témoignage éloquent
de l’évolution des esprits sur cette question et de la légitimité
lentement conquise par cette forme littéraire du poème en prose dans
les milieux littéraires. Dans la définition liminaire qu’il procure de
l’épopée, le rédacteur des articles « belles-lettres » ne mentionne pas la
forme versifiée traditionnellement attachée à ce genre. Il est vrai
que dans la partie consacrée à la forme, il parle de la versification,
sans toutefois faire prévaloir franchement le vers. Il rappelle qu’il
existe deux sortes d’harmonie : « l’harmonie contrainte et l’harmonie
libre », référence à la distinction mentionnée ci-dessus entre
oratio stricta et soluta. Puis il
ajoute :
Rien n’est donc
plus rare dans nos vers qu’une harmonie qui nous rappelle l’harmonie
des vers latins. Ils en ont une cependant qui leur est propre, et qui,
du moins pour notre oreille, est très sensible dans nos bons poètes,
mais dont les avantages ne me semblent pas tels qu’il ne fût possible
à une belle prose de nous en faire oublier le charme [9].
La clausule,
quoiqu’en forme de litote, apporte la confirmation qu’au milieu du
siècle, il est admis que la prose est investie d’un pouvoir
d’expression qui la hisse à la même dignité poétique que le vers.
D’autres grandes figures de la critique littéraire rejoignent
Marmontel dans cette démarche de promotion de la prose poétique. On
voit par conséquent que loin d’être une forme littéraire librement
choisie par un créateur, le poème en prose au XVIIIe siècle est avant tout une réalité du
discours critique dont la légitimité est principalement fondée par des
poéticiens ou des savants.
Le problème
spécifique que soulève cette forme est donc celui de la discordance
entre les deux statuts qu’elle occupe : tandis que le poème en prose
tel qu’il est promu dans le discours critique peut passer pour une
forme novatrice susceptible d’élargir le champ de l’expressivité
poétique, il devient sous la plume des créateurs qui l’adoptent une
expérience d’écriture décevante, suspecte d’artificialité, voire
totalement inconsistante. À la limite, on peut le considérer comme une
forme d’écriture expérimentale élaborée par des savants, mais sans
doute trop expérimentale pour s’imposer comme une forme d’authentique
création littéraire. De cette faiblesse, bon nombre d’œuvres recensées
par Clayton témoignent. Elle souligne du reste opportunément que ces
textes sont indissociables d’une esthétique de l’imitation et de la
transposition, elle-même reliée organiquement à la pratique de la
traduction.
Dans la mesure où
un nombre important de textes revendiquent l’héritage de Fénelon, nous
ne nous attacherons qu’à deux orientations significatives. Nous
n’aborderons pas ici le massif de textes qui s’inscrivent dans une
logique de pastiche du Télémaque. C’est le cas des
Aventures de Périphas de Puget de Saint-Pierre (1761),
des Îles fortunées ou les Aventures de Bathylle et de Cléobule
de Moutonnet-Clairfons (Julien-Jacques) (1771), et de
Télèphe de Jean de Pechméja (1784), qui forment un corpus
de « poèmes en prose » – ou du moins identifiés comme tels par la
critique – ayant pour inspiration commune l’imaginaire grec. On notera
que les auteurs sont avant tout des savants : essayiste et philosophe
pour le premier, helléniste et traducteur pour le second, professeur
d’éloquence pour le troisième. Au-delà même de l’impersonnalité
inhérente à ce genre d’expérience d’écriture, on constate que c’est ce
type de mystification littéraire qui assure la survie du poème en
prose à la Fénelon, et qui, par la multiplication des tentatives, en
légitime l’identité générique.
L’inspiration
biblique n’est pas moins révélatrice des orientations que peut prendre
ce type de poème en prose, pour ne prendre exemple que sur une œuvre
très représentative de ce type d’inspiration, Joseph du
traducteur d’Homère Paul-Jérémie Bitaubé (1767), qui se présente comme
un exemple typique d’exercice rhétorique d’amplification à partir du
livre de la Genèse. Dans sa préface, l’auteur se justifie de ses choix
d’une manière quelque peu paradoxale : il se défend d’avoir voulu
composer un poème, mais insiste plus loin sur son observance des lois
de la composition. Comme beaucoup de « poètes en prose », il
revendique le patronage de Gessner et Milton, et se montre très
explicite sur ses orientations stylistiques :
Les sentiments que
ce récit inspire m’ont fait prendre une marche poétique, et employer
une prose soutenue, qui retrace quelques-unes des couleurs de la
poésie : la prose a peut-être plus de naturel pour des sujets simples,
tels que celui-ci, qui peint des scènes champêtres et des mœurs
patriarcales [10].
Le choix d’une
prose poétique est donc associé au sentiment d’édification morale que
le texte biblique inspire et au climat bucolique qui s’en dégage. Bien
qu’il s’en défende, l’auteur a bien l’intention de transformer le
récit biblique en poème épique, et d’exalter, à la suite de Desmarets
de Saint-Sorlin au siècle précédent, la dimension du merveilleux
chrétien. Nous retrouvons à travers le personnage de Joseph, vendu par
ses frères, la figure du berger opprimé, qui a sa correspondante
grecque dans la figure du prince déchu. Les vicissitudes de son destin
vont alimenter le registre pathétique et le lyrisme élégiaque qui
transpirent dans les différents tableaux qui se succèdent. D’autre
part, les marques signalétiques du poème épique apparaissent dès le
début à travers la formule homérique rituelle : « Je célèbre cet homme
vertueux… », ou bien encore dans la traduction d’un « homérisme » tel
que : « Il dit, et dès ce moment… ». D’une manière générale, nulle
prose n’accumule autant de poncifs que celle de Bitaubé, à tel point
que l’impression d’impersonnalité devient, chez lui,
paroxystique :
Tous les jours,
cherchant la solitude, il conduisait son troupeau au bord du Nil dans
un endroit écarté. Le cours majestueux de ce fleuve, ces campagnes
décorées d’arbres, de plantes et de fleurs d’une espèce pour lui
nouvelle, et où paissaient des troupeaux si supérieurs en beauté à
ceux des autres climats ; ces palais, ces jardins, le riche aspect de
Memphis, et ces pyramides qui se confondaient avec les tours de cette
ville superbe, tous ces objets n’attiraient pas l’attention de Joseph,
et ne dissipaient point sa douleur ; ils erraient devant ses yeux
ainsi que ces songes légers qui, sans laisser d’impression, flottent
comme sur la surface de l’âme [11].
Il s’agit là d’un
échantillon révélateur d’une tendance particulièrement accentuée à
multiplier, de façon ostentatoire, les procédés les plus convenus de
poétisation de la prose dans l’évocation stéréotypée d’un locus
amoenus : étirement spectaculaire de la période au moyen de
l’asyndète, recours aux épithétismes, amplification des masses
syllabiques. Ailleurs, l’inflexion très artificielle de l’effet
poétique vire à la caricature. Ainsi, de cette comparaison imitée
d’Homère et de Virgile :
Comme une fleur
entourée de ses compagnes au milieu d’une prairie, et reposant sur
elle sa tige encore chancelante, recevait la douce influence de leurs
parfums et les vœux caressants du zéphyr, quand soudain l’aquilon
l’arrache à ses compagnes, au zéphyr et au gazon qui fut berceau ; de
même Joseph était éloigné de son père [12].
La volonté de
composer en style périodique et d’imposer une cadence majeure est
poussée à un tel degré d’artifice qu’elle débouche sur une structure
totalement alambiquée. Plus prononcée que chez d’autres, la tendance à
la prose versifiée est régulièrement sensible. Cette tendance se
prolonge évidemment dans les narrations homodiégétiques, mais d’une
manière plus spectaculaire encore. Ainsi, dans ce monologue intérieur
de l’épouse de Putiphar :
Où t’égarent tes
transports ? Ne te rappelles-tu point que ton cœur n’est plus à toi,
que tu viens de le donner ; que l’honneur, que la vertu t’ordonnent
d’étouffer de tels feux ? Mais quoi ! ma flamme ne peut-elle être
innocente ? Est-ce être criminelle que d’aimer ? […]
Que dis-je ?
as-tu donc oublié qu’il adore un autre être que toi ? Lui que je
croyais insensible, comme il me faisait à moi-même l’aveu de son
amour ! Mais sait-il que je l’aime [13] ? […]
Impossible de ne
pas reconnaître dans ces lignes un pastiche en prose d’un monologue de
tragédie. Cet emprunt au registre théâtral de la tragédie classique
fait beaucoup moins penser à Fénelon qu’aux épopées laborieuses du
XVIIe siècle. À n’en
pas douter, Joseph est, de tous les textes dont nous
parlons, celui qui manifeste le plus haut degré d’artificialité dans
la recherche des effets poétiques. Qu’il s’agisse du référent
hellénique ou chrétien, l’exploitation qui est faite de ce genre
nouveau – aux yeux des Modernes – du poème en prose, se révèle
régressive. Il s’agit de maintenir artificiellement la survivance d’un
genre, l’épopée, en réalité disparu du champ de l’expression
littéraire, du moins sous sa forme académique. Le poème en prose
devient, sous la plume de ces savants traditionalistes, une arme de
résistance contre le nouveau genre narratif qui s’impose toujours plus
dans l’esprit des Lumières, à savoir le roman.
C’est précisément
ce qui rend paradoxal le choix de Marmontel. Par son statut de
poéticien, de traducteur, de rédacteur de l’Encyclopédie
et d’académicien, il est sans doute la figure la plus emblématique de
ces « poètes en prose » dont nous avons parlé. En tant que poéticien
de l’Encyclopédie, l’auteur de La Poétique
française a développé une réflexion extrêmement féconde sur
l’harmonie et, plus largement, sur le statut des normes définissant le
poétique ; en tant que créateur, il a contribué à donner au genre du
poème en prose, sinon une légitimité, du moins une reconnaissance et
un rayonnement tout particulier. C’est du reste à ce titre qu’il est
régulièrement cité comme référence dans les monographies consacrées à
ce genre littéraire.
Les Incas
ou la Destruction de l’Empire du Pérou, évocation
de la persécution du peuple Incas par les colons espagnols, se
présente également comme un poème épique, inspiré par la lecture de
Las Casas. L’œuvre consiste en une succession de tableaux qui
dépeignent les mœurs, les coutumes et les rites de cette civilisation.
La convention narrative adoptée par Marmontel emprunte beaucoup à la
tradition du poème en prose : récits subjectifs de
personnages-narrateurs, scènes de batailles, descriptifs d’espaces
enchanteurs. Pourtant il parvient à échapper à ces travers
stylistiques les plus navrants de ces prédécesseurs que sont les
clichés, les épithètes homériques, les descriptions stéréotypées,
l’onctuosité de l’édification morale. Bref, sa prose poétique ne donne
pas l’impression d’être un idiome de traducteur transféré sur un sujet
épique moderne, pas plus qu’elle ne cultive la solennité moralisante
pour elle-même. Cela étant, il privilégie d’autres formes tout aussi
conventionnelles, et ne parvient pas vraiment à éviter un certain
collage de morceaux spectaculaires. Ainsi, l’ouverture du premier
chapitre s’impose-t-elle d’emblée par sa dimension théâtrale et
picturale : au tableau flamboyant de l’aurore succèdent les hymnes
rituels de l’invocation au dieu Soleil :
Bientôt l’azur du
ciel pâlit vers l’orient ; des flots de pourpre et d’or peu à peu s’y
répandent, la pourpre à son tour se dissipe, l’or seul, comme une mer
brillante, inonde les plaines du ciel […].
Soudain la lumière
à grands flots s’élance de l’horizon vers les voûtes du firmament,
l’astre qui la répand s’élève, et la cime du Cayambur est couronnée de
ses rayons. C’est alors que le temple s’ouvre, et que l’image du
soleil, en lames d’or, placée au fond du sanctuaire, devient elle-même
resplendissante à l’aspect du dieu qui la frappe de son immortelle
clarté. […]
CHŒUR DES INCAS
Âme de l’univers !
Toi qui du haut des cieux, ne cesses de verser au sein de la nature,
dans un océan de lumière, la chaleur et la vie, et la fécondité,
soleil, reçois les vœux de tes enfants et d’un peuple heureux qui
t’adore.
Le lyrisme de la
prose n’a ici d’autre finalité que d’exalter et de magnifier la
splendeur d’une civilisation appelée à disparaître. De tous les
auteurs de poèmes en prose, Marmontel est, en outre, celui qui a
contribué à développer toutes les potentialités de la prose versifiée.
On peut même aller jusqu’à dire qu’il donne corps aux hypothèses de
Louis Pierre de Longue sur le caractère naturel du vers
octosyllabique [14]. La prose des
Incas apparaît, en effet, régulièrement segmentée en
octosyllabes, en alternance contrastive avec d’autres vers réguliers.
C’est le cas dans ce passage :
Bientôt l’azur du
ciel // pâlit vers l’orient ; (12)
des flots de pourpre et
d’or // peu à peu s’y répandent ; (12)
la pourpre à son tour se
dissipe ; (8)
l’or seul, comme une mer brillante, (8)
inonde
les plaines du ciel [15]. (8)
La disposition
typographique fait ici clairement apparaître l’effet poétique
sciemment recherché par l’auteur. À la majesté d’un distique
d’alexandrins, succèdent trois octosyllabes qui combinent la souplesse
et la régularité. On a pu parler, à propos de ce type de passages, de
« prose lyrique », dans la mesure où les choix expressifs et
harmoniques sont ici ceux de la poésie versifiée. Dans l’esthétique du
poème en prose, ce type d’écriture fonde sa légitimité sur la
nécessaire harmonie entre la forme et le contenu. Autrement dit, la
prose versifiée se justifie d’autant plus que son harmonie reflète
celle du paysage dépeint. Mais cette tendance au vers octosyllabique
se manifeste bien au-delà des exigences d’une écriture mimétique du
sens. Ainsi, dans ce passage concernant les lois de la civilisation
inca :
La seconde
loi / s’adresse au monarque : (5+5)
elle lui fait un devoir
d’être équitable comme le soleil,
qui dispense à tous sa
lumière ; (8)
d’étendre comme lui son heureuse influence,
(12)
et de communiquer à ce qui l’environne (12)
sa
bienfaisante activité ; (8)
de voyager dans son empire,
(8)
car la terre fleurit sous les pas d’un bon roi ;
(12)
d’être accessible et populaire, (8)
afin que, sous son
règne, (6)
l’homme injuste ne dise pas : (8)
que
m’importent les cris du foible ? (8)
de ne point détourner
la vue (8)
à l’approche des malheureux ; (8)
car s’il est
affligé d’en voir, (8)
il se reprochera d’en faire : (8)
et
celui-là craint d’être bon, (8)
qui ne veut pas être attendri [16].
(8)
Nombreux sont les
adversaires du poème en prose qui, faisant grief à Marmontel d’avoir
abusé du vers blanc octosyllabique, ont stigmatisé l’artificialité de
ce type d’écriture. Cette inflexion rythmique donnée à la prose a pu
paraître d’autant plus injustifiée qu’elle contaminait des passages
étrangers à toute dimension lyrique ou à toute forme de sublimation
poétique.
De cette épopée de
Marmontel, on peut dire qu’elle actualise toutes les virtualités
esthétiques du poème en prose, et qu’elle en révèle en même temps
toutes les limites. À la différence de ses prédécesseurs, il a joué
volontairement sur l’instabilité de la frontière qui sépare le roman
du poème épique. Le récit des Incas multiplie les
péripéties et les rebondissements à travers une trame narrative
parfois un peu alambiquée. Les différents retournements de situation
appartiennent du reste à la nomenclature traditionnelle du genre
romanesque : enlèvements, coups de foudre, etc. À cette inspiration
romanesque, il combine à la fois la représentation épique du destin
d’une civilisation et l’étude ethnographique des mœurs. Mais en
accomplissant ainsi le programme esthétique complet du poème en prose,
il a également contribué à en révéler tous les artifices stylistiques.
La prose poétique qu’il contribue à promouvoir n’est guère différente
en nature de celle de Houdar de La Motte : elle n’a, en réalité,
d’autre modèle expressif que la poésie versifiée. Là est précisément
le paradoxe de sa démarche : alors que Marmontel poéticien, après
Batteux, s’efforçait de penser l’esthétique de la prose en dehors du
clivage normatif entre écriture versifiée et écriture non versifiée,
Marmontel créateur, certes plus habilement et de façon moins
outrancière que Houdar de La Motte, versifie la prose dans l’espoir de
l’élever à la dignité poétique, prolongeant, en cela, un credo
artistique qui fut celui de tous les « poètes en prose ». Par
là, il confirme un paradoxe qui était déjà constitutif du discours des
Modernes : ils militent volontiers pour la rupture avec la tradition,
ils s’affichent comme des novateurs, mais cette volonté d’émancipation
n’enfante le plus souvent que des œuvres plus académiques encore – et
souvent plus inconsistantes – que celles qu’ils prétendent
disqualifier.
Ce qui distingue
encore notre auteur des autres poètes en prose, c’est l’orientation
idéologique qui motive l’ouvrage. Elle s’inscrit dans un programme
caractéristique de l’esprit des Lumières, à savoir le plaidoyer
voltairien pour la tolérance et la condamnation du fanatisme, notion
que l’auteur définit précisément dans la préface : « Par le fanatisme,
j’entends l’esprit d’intolérance et de persécution, l’esprit de haine
et de vengeance, pour la cause d’un Dieu que l’on croit irrité » [17]. Faut-il
voir dans le choix du poème en prose l’expression d’un tiraillement
personnel entre le poéticien Marmontel et l’encyclopédiste ? Ou bien
encore faut-il lire dans les Incas une rupture avec un
programme d’écriture encyclopédiste fondé sur l’ironie et la distance,
rupture correspondant à l’émergence d’une autre sensibilité, que
certains commentateurs ont qualifiée de préromantique ? Il est certain
en tout cas que l’auteur des Incas apparaît comme une
figure emblématique des contradictions qui ont hypothéqué la valeur
littéraire de ce nouveau genre poétique.
En conclusion, loin
de correspondre à un genre pleinement cohérent et circonscrit, le
poème en prose du XVIIIe siècle se présente davantage comme
une forme qui cristallise les tensions propres au champ de l’écriture
littéraire après la seconde querelle des Anciens et des Modernes :
tension entre vers et prose, entre épopée et roman, entre sujets
académiques et improbable forme nouvelle.