Dossier : Réalisme(s) et Réalité(s)


Pour en finir avec l’impressionnisme littéraire. Un essai de métastylistique

Bernard Vouilloux

Université Paris IV-Sorbonne

Résumé :
À travers le cas de l’impressionnisme littéraire, cet article se propose d’interroger une forme de « réalisme » qui s’est construite sur « un rapport au référent orienté par la notion de fidélité » (selon les termes de l’argumentaire). Véritable mythe critique forgé sur le moment par Ferdinand Brunetière et Paul Bourget, amplifié par les approches psychologiques de la culture et repris une génération plus tard par la philologie allemande pour être systématisé par Charles Bally et son école à travers l’opposition entre expressionnisme et impressionnisme, cette notion en appelle à deux catégories de présupposés. D’une part, les présupposés sur le rapport entre le fait pictural et la perception visuelle qu’avait mis en place la doxa impressionniste (le discours des peintres et des critiques) : le peintre est à même de voir et de faire voir les choses comme il les perçoit et non comme il les conçoit. D’autre part, les présupposés sur l’articulation entre cognition et perception dans le langage, ou, comme on disait au XIXe siècle, entre la couche intellectuelle des « idées » et la couche préjugée brute des « sensations », tout se passant comme si l’expression verbale était à même elle aussi d’exprimer non ce qui est conçu, mais ce qui est perçu, senti. Que cette construction idéologique d’époque (qui eut sa nécessité sur un plan autojustificatif) puisse être alléguée encore aujourd’hui dans des histoires de la langue et des formes littéraires est pour le moins surprenant. Sa « révision » est donc plus que jamais à l’ordre du jour.

Abstract:
Through the case of the literary impressionism, this paper would questioning a sort of “realism” which built itself on “a relationship to the referent directed by the notion of accuracy” (according to the terms of the call for papers). As critical myth forged over the moment by Ferdinand Brunetière and Paul Bourget, amplified by the psychological approaches of the culture and reassumed a generation later by the german philology to be systematized by Charles Bally and his school through the opposition between expressionism and impressionism, this notion calls it to two categories of presuppositions. On one hand, the presuppositions on the relationship between the pictorial fact and the visual perception that had set up the impressionistic doxa (the speech of the painters and the critics): the painter is able to see and to show things as he perceives them and not as he conceives them. On the other hand, the presuppositions on the relationship between cognition and perception in the language, or, as man said in the XIXth century, between the intellectual layer of the “ideas” and the prejudged raw layer of the “sensations”, everything taking place as if the verbal expression was able too to express not what is conceived, but what is perceived, felt. That this ideological construction of period (which had its necessity on an autojustificatory plan) can be even adduced today in histories of language and literary forms is surprising at least. Its “revision” is thus more than ever for the agenda.

Une notion toujours active

La notion d’impressionnisme littéraire et celle d’écriture artiste, qui lui est souvent associée, ont été intronisées la même année, en 1879 : la première, par un critique – Ferdinand Brunetière dans un compte rendu des Rois en exil d’Alphonse Daudet [1] ; la seconde, par un écrivain – Edmond de Goncourt dans sa préface aux Frères Zemganno. Chacun, « dans son rôle », distribue les points : le critique ne cache pas son hostilité aux nouvelles tendances de la littérature telles qu’elles se font jour en particulier à travers l’œuvre des Goncourt ; quant au romancier, il cherche à démanteler l’équation que le naturalisme zolien a posée entre le réalisme et « ce qui est bas » :

Le Réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau, n’a pas en effet l’unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue, il est venu au monde aussi, lui, pour définir dans de l’écriture artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches [2].

Depuis 1879, les deux notions ont poursuivi une longue et féconde carrière dans les champs de la critique littéraire, des histoires de la littérature et de la langue françaises, ainsi que dans le domaine des études stylistiques et même linguistiques. C’est ainsi que le « moment impressionniste » a encore toute sa place dans l’ouvrage collectif publié sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat, La Langue littéraire [3], dont la thèse centrale est que la « recherche d’un lien entre formes grammaticales et processus mentaux » a structuré l’« autonomisation de la langue littéraire en France » [4]. Entre l’époque de Flaubert et celle de Claude Simon, les auteurs distinguent trois grandes séquences : le moment « impressionniste », entre 1850 et 1920, « qui voulut obtenir une langue capable de rendre compte du phénomène en tant qu’il apparaît à la conscience » ; le moment « endophasique », entre 1920 et 1940, tourné vers la transcription du discours intérieur, de ce flux mental dont l’écriture fictionnelle, et elle seule, peut chercher légitimement à produire, à travers le monologue intérieur, un analogon verbal ; le moment « phénoménologique », entre 1940 et 1980, qui tente de reconstruire les « opérations de l’esprit, qu’elles soient verbales ou non ».

Depuis les interventions des premiers critiques, tel Brunetière, et surtout depuis les travaux des premiers historiens, tel Louis Petit de Julleville [5], les observations recueillies, qu’elles l’aient été dans une perspective critique ou descriptive, historique ou monographique, ont fini par constituer un vaste corpus de « stylèmes ». Ces relevés ont commencé à être effectués de manière systématique dès la génération de Ferdinand Brunot, qui collabore à l’Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900 de Petit de Julleville, et il semble difficile d’y ajouter rien aujourd’hui qui puisse modifier substantiellement le profil proprement descriptif des faits observés. Recours aux constructions parataxiques et aux phrases sans verbe, « affaiblissement de la valeur processuelle du verbe au profit de sa valeur phénoménale », inversion du rapport entre caractérisé et caractérisant (dans des constructions nominales du type le nu de la chair), floutage du support référentiel par l’emploi de déterminants indéfinis, etc. : les traits de style mentionnés dans La Langue littéraire ont été identifiés de longue date. Aussi bien, si la notion d’impressionnisme littéraire mérite d’être interrogée aujourd’hui, c’est moins pour les données qu’elle subsume que pour le modèle explicatif d’ordre causal sur lequel elle repose et pour ce qu’elle présuppose quant à l’articulation entre l’expression linguistique et la perception.

Aux origines du modèle explicatif

Le modèle explicatif mis en jeu à l’apparition de la notion aura connu deux grandes variantes. La première repose sur l’hypothèse d’une modélisation de l’expression littéraire par cette peinture qui, dès les années 1870, est qualifiée d’« impressionniste » : le mot avait été lancé à titre de boutade en 1874 par le journaliste Eugène Leroy chroniquant dans Le Charivari la première exposition impressionniste, puis il avait été repris dès 1877 par les intéressés eux-mêmes, si bien que Brunetière put s’en emparer dans son article « L’impressionnisme dans le roman ». Rendant compte du roman récemment publié par Daudet, Les Rois en exil, il s’essaie à cerner les tendances dominantes de la littérature du jour. Les quelques faits de style qu’il épingle exemplifient pour lui la subordination de la littérature à la peinture de la nouvelle école. Il justifie ainsi son hypothèse :

Ouvrir les yeux d’abord, les habituer à voir la tache et habituer la main en même temps à rendre pour l’œil d’autrui ce premier aspect des choses : « Des deux femmes on ne voyait que des cheveux noirs, des cheveux fauves, et cette attitude de mère passionnée », ou bien encore : « Il se fit conduire à son cercle, y trouva quelques calvities absorbées sur de silencieuses parties de whist, et des sommeils majestueux autour de la grande table du salon de lecture » : voilà le premier point [6].

On remarquera que ce que Brunetière identifie à une « tache », ce sont les aspects physiques d’une personne (des cheveux noirs, des cheveux fauves, quelques calvities), voire l’état psychologique ou physiologique qui la caractérise (cette attitude de mère passionnée, des sommeils majestueux) : ce ne sont là que les vues partielles que découvre d’un être ou d’une chose un observateur placé en un certain point de l’espace. Il faudra y revenir. Quant au second point relevé par le critique, la décomposition analytique de l’événement ou du spectacle décrits, il y reconnaît un effet résultant de l’emploi de l’imparfait dit par les grammairiens « pittoresque » – et pour cause, car il y voit « un procédé de peintre ».

Brunetière ne fait pas mystère de son hostilité à l’« intention de peintre » qui animerait la littérature de Daudet et de quelques autres, ce pictorialisme ayant pour conséquence que « sentiments et pensées sont traduits dans le langage de la sensation » [7]. Héritier d’une psychologie toute classique, le critique, comme la plupart de ses contemporains, distingue et oppose, d’une part le cœur et l’esprit, d’autre part les sens – les « idées » et les « sensations », pour reprendre le titre d’un livre des Goncourt. La célèbre définition qu’il donne de l’impressionnisme littéraire, comme « transposition systématique des moyens d’expression d’un art, qui est l’art de peindre, dans le domaine d’un autre art, qui est l’art d’écrire » [8], outre qu’elle lui permet de remonter, via ladite « transposition », au moins jusqu’à Gautier, indique bien l’objection principielle qu’il élève contre ce style, même s’il se montre plus indulgent à l’égard de Daudet que des Goncourt. Brunetière en tient en effet pour la séparation des arts comme pour la distinction des genres. Assez proche sur ce point de Lessing, il n’hésite pas, comme son prédécesseur allemand, à sauter du descriptif (voici ce que fait l’écriture impressionniste) au prescriptif (et c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire). De même qu’un tableau sur lequel s’accumuleraient des objets en relief ne serait plus un tableau – avec quelques décennies d’avance, Brunetière définit les réfections de la forme « standard » du tableau par un trait « contre-standard », ce qui donnera les collages cubistes et surtout les combine paintings de Rauschenberg –, une littérature qui s’essaie non seulement à dire les sensations, mais à les faire sentir, à faire sensation, n’est plus de la littérature : « […] il n’y a plus de littérature si ce sont les choses elles-mêmes, et non plus les idées des choses que la langue s’efforce d’évoquer » [9]. L’invocation, dans les lignes qui suivent, de la distinction entre un art de l’espace et un art du temps, entre la simultanéité et la successivité, achève de faire de Brunetière, à l’heure de l’impressionnisme littéraire, une sorte de Lessing français, quand l’auteur du Laocoon réagissait lui au genre faux de la poésie descriptive.

Toute différente est la voie suivie par Paul Bourget dans son article « Paradoxe sur la couleur », qu’il publie en 1881 à l’occasion de la sixième exposition impressionniste [10]. Mesurant l’écart qui sépare les écrivains contemporains de ceux de la génération de 1830, il fait état d’un « changement », terme qu’il préfère à ceux d’« amélioration » ou de « déformation » :

Examinez nos écrivains actuels, par exemple, et comparez leurs descriptions à celles des auteurs de la génération de dix-huit cent trente, vous devinez du coup qu’ils ont appris à regarder à une autre école et que leur œil a subi, comment faut-il dire ? une amélioration ou une déformation ? À coup sûr un changement [11].

S’il est moins hostile que Brunetière à ce qu’il commente, c’est parce qu’il se situe sur un plan qui est celui du diagnostic psychologique et adopte un point de vue que déploient pleinement les articles réunis deux ans plus tard sous le titre d’Essais de psychologie contemporaine, ouvrage suivi d’une édition augmentée, en 1885, dans laquelle il consacre un long chapitre aux Goncourt [12]. Dans son article de 1881, contemporain de la rédaction des Essais, à l’argument de la modélisation, il en ajoute un autre, qui dessine la seconde variante du modèle explicatif et que l’on dira « culturaliste » (les cultural studies n’en sont en effet pas très éloignées). Les deux lignes argumentatives sont présentes tout au long de l’article. D’une part, après avoir cité la description d’un marché dans En ménage de Huysmans, Bourget commente :

N’est-il pas vrai que l’écrivain a vu des objets, non plus leur ligne, mais leur tache, l’espèce de trou criard qu’ils creusent sur le fond uniforme du jour, et qu’alors la décomposition presque barbare de l’adjectif et du substantif s’est faite comme d’elle-même : – les noirs de casquettes… les coups de rouge des gilets [13]… ?

De fait, la substantivation de l’adjectif épithète concret constitue l’un des traits majeurs de l’écriture impressionniste. L’explication qu’en donne Bourget est semblable à celle que Brunetière avançait à propos d’un trait similaire, mais distinct, qui était moins un fait de langue qu’un fait de sélection référentielle (d’un personnage, mentionner d’abord ses cheveux noirs ou fauves). D’autre part, cette « modification de l’organe » est mise au compte d’une « modification bien plus profonde dans la race ». Bourget en voit le signe dans la façon dont les physionomies contemporaines, telles qu’elles sont perçues et représentées, effacent le dessin, le type, la charpente au profit de la « vie changeante du teint ». On comprend donc que si la littérature, pour Bourget, semble modélisée par la peinture, c’est en vérité parce que l’une et l’autre témoignent d’un « changement » profond survenu dans les attitudes mentales du fait des conditions d’existence qui sont celles de l’homme moderne. On comprend du même coup que les deux hypothèses explicatives sont susceptibles de se combiner et que, de la sorte, littérature et peinture sont aptes à entrer dans au moins deux types de rapports : ou bien la littérature s’aligne purement et simplement sur le matérialisme de la peinture (c’est l’hypothèse de Brunetière) ; ou bien littérature et peinture, dans leur version impressionniste, sont les symptômes d’une même attitude caractérisée par la prédominance de la subjectivité (c’est l’hypothèse de Bourget).

Petite digression sur la subjectivité

Il y a subjectivité et subjectivité. Celle que vise Bourget, c’est celle qui conjoint l’impressionnisme, pictural ou littéraire, au réel de la sensation, et elle doit être différenciée, comme telle, de la subjectivité qui se marque à travers la représentation de la réalité. Le réel de la sensation n’est pas celui de la subjectivité en tant que foyer de la conscience individuelle, mais celui d’une subjectivité préconsciente, ou comme on aime à dire en ces années-là, avant Freud, « inconsciente », c’est-à-dire physiologique. Avant le stade impressionniste, il y a eu place en littérature pour un traitement subjectiviste des perceptions : l’exemple qui vient aussitôt à l’esprit est celui de Fabrice à la bataille de Waterloo, ou encore celui de Pierre Bezhoukhov à la bataille de Borodino. Mais ce subjectivisme-là est affaire de réglages narratifs, lié qu’il est à des dispositifs comme la focalisation interne ou le discours indirect libre, qui visent à restituer la réalité telle que la perçoit un individu singulier, et nul autre. Dans ce passage de La Chartreuse de Parme que cite Gérard Genette : « Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait ce cadavre d’une façon hideuse ; il était resté avec un œil ouvert » [14], si « la focalisation est parfaite », c’est parce que l’énoncé narratif « se contente de décrire ce que voit son héros » [15]. Les deux citations données par Brunetière entrent exactement dans ce cadre.

La subjectivité impressionniste, qui est susceptible de se combiner avec la précédente, s’ordonne à un tout autre enjeu : il s’agirait cette fois de la réalité telle que la percevrait tout individu indifféremment, en tant qu’elle serait réductible au processus physio-psychologique au gré duquel, comme dira Proust, les choses viennent avant leur nom (les conditionnels soulignent le caractère conjectural de cette reconstruction). Référée au schéma explicatif d’époque, cette subjectivité trans-individuelle ne transite plus par les cadres narratifs de la représentation, mais colore dans la masse le grain morphosyntaxique de la phrase ; elle n’est plus liée spécifiquement au récit, mais colonise le vers et toutes les sortes de prose. Soit la description qu’Edmond de Goncourt donne dans son Journal d’un kakémono de Ganku, qui représente un tigre : « Le féroce, dans son déboulement ventre à terre d’une colline, pareil au nuage noir d’un orage, est traité avec une furia de travail dans une noyade d’encre de Chine, qui lui donne une parenté avec les tigres de Delacroix » [16]. L’emploi remarquable qui est fait ici d’un dérivé en -ment construit sur une base verbale (consigné dans tous les relevés stylistiques depuis Brunot) pourrait s’autoriser d’une hypothèse linguistique qui a été avancée par Renan dans un passage de son livre intitulé De l’origine du langage, et qui n’est guère éloignée de celle sur laquelle s’étaya la notion d’une littérature impressionniste :

À la vue par exemple d’un cheval au galop, d’une plaine blanche de neige, l’homme se forme d’abord une image indivise : la course et le cheval ne faisaient qu’un ; la neige et la blancheur étaient inséparables. Mais par le langage l’acte de la course fut distingué de l’être qui court, la couleur fut séparée de la chose colorée. Chacun de ces deux éléments se trouva fixé dans un mot isolé, et le mot désigna ainsi un démembrement de l’idée complète [17].

À suivre Renan, le moment impressionniste de la prose française serait celui où l’écriture littéraire, à défaut de pouvoir retrouver l’initiale et originaire « image indivise » formée par la perception, endosse le caractère analytique de la langue tout en s’efforçant de privilégier la partie sensitive de l’idée sur la partie intelligible : en somme, parti pris de la sensation, compte tenu d’un état de langue. De manière a priori étrange, c’est du côté de Sartre qu’il faudrait aller chercher la clé de ce type de formule. Georges Raillard rappelle cette déclaration programmatique de l’entretien « L’écrivain et sa langue » : « L’articulation n’est pas faite pour exprimer le désir, mais le désir se glisse dans cette articulation » [18]. Cette immixtion insinuante du désir dans la langue, les écrits de Sartre en donnent plusieurs exemples – et il n’est pas indifférent que la perception visuelle, et plus précisément encore son traitement artistique soient à chaque fois en cause : « Voilà ce que Masson veut peindre à présent : ni l’envol, ni le faisan, ni l’envol du faisan : un envol qui devient faisan ; il passe dans le champ, une fusée éclate dans les buissons, éclate-faisan : voilà son tableau » [19]. Fort justement, Raillard met en rapport une autre formulation risquée par Sartre, « la nage poissonne », avec une proposition de Leiris, dans « Métaphore » : « Et si je vois un chien courir, c’est tout autant la course qui chienne » [20]. Tout cela serait affaire, selon Raillard, moins de nomenclature que de mouvements, et de mouvements « inimaginables hors le sujet ou l’objet qui les déterminent ». Des mouvements qui seraient trans-objectaux, comme ils sont trans-individuels (et non pas trans-subjectifs : il y a du sujet, mais il ne s’affecte pas à un individu particulier).

Si l’on peut rapporter cette recherche au « moment phénoménologique » de la langue littéraire distingué par Gilles Philippe et Julien Piat, c’est sous la condition expresse de marquer la filiation que celle-ci entretient avec le moment précédent (attestée autrement, quant à l’endophasie, par le lien bien connu entre Dujardin et Joyce ou Larbaud) ; il ne s’agit pas pour autant de faire de Leiris et de Sartre des émules de l’écriture artiste. Ce type de construction est en effet présent dans la prose des Goncourt, plus précisément dans le style ultime, la dernière manière d’Edmond. Si voir (et dire que l’on voit) un sanglier débouler en galopant dans la neige est certainement évocateur, combien plus l’est encore ce petit morceau de prose : « Un sanglier détalant dans la neige. Une merveille que ce déboulement galopant, où sont si bien dessinées, les délicates pattes en mouvement, du lourd animal » [21]. La phrase ne dit pas que l’animal galope, mais le montre : le « déboulement galopant », c’est la forme prise par la force quand celle-ci fuit sur la ligne à haute tension que parcourent tous ensemble l’animal, le pinceau et la phrase. Le mouvement du sanglier et celui du pinceau se confondent dans celui de la phrase. C’est ainsi que la description d’un « premier jet » de Hokusai emporte la phrase dans son mouvement en substantialisant les processus et en mettant cul par-dessus tête la séquence progressive du thème et du prédicat : « Et vraiment en la verve et la fièvre de ce dessin, vous avez de ce cheval, le cabrement, de cet oiseau, l’envolée, de ce singe, le prenant et l’agrippant de la patte » [22].

Le fondement psychologique

La ligne explicative développée par Bourget allait finir par s’imposer. Certes, la nature même d’entreprises de type encyclopédique comme l’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot s’accommode assez mal de ce genre d’arrière-plan culturaliste. En outre, sa méthode, comme celle de son disciple, Charles Bruneau, toute positiviste qu’elle soit, n’est pas exempte de jugements de valeur, en général dépréciatifs, étayés qu’ils sont par une approche normative du fait linguistique, comme c’est encore plus manifestement le cas, on le verra également, chez Gustave Lanson. L’approche psychologique va connaître un double destin, et celui-ci passe à chaque fois par l’Allemagne. D’une part, il y a la voie de la psychologie culturelle, et il faut souligner ici le rôle joué par Nietzsche, lecteur attentif des Essais de Bourget dont il reprend les thèses sur la décadence dans Le Cas Wagner (publié en 1888). Deux publications en particulier vont illustrer cette approche : c’est la petite monographie d’Erich Koehler, qui porte sur la « philosophie » du style des Goncourt et qui n’est donc pas un ouvrage de stylistique [23] ; et c’est surtout, de quelques années antérieure, l’ambitieuse synthèse de Richard Hamann [24], qui se réclame notamment de Jacob Burckhardt (Die Kultur der Renaissance in Italien, 1860) et de Heinrich Wölfflin (Renaissance und Barock, 1888 ; Die Klassische Kunst, 1898) pour hisser l’impressionnisme au rang de ces grands prédicats historico-esthétiques qui indexent une Weltanschauung. Pour Hamann, l’attitude psychologique impressionniste affecte aussi bien les modalités de l’exister que l’éthique, la philosophie et les formes littéraires et artistiques.

La deuxième voie va être frayée par les stylisticiens et les linguistes. Sur le plan théorique, l’avancée la plus significative est celle qu’opère Charles Bally dans son article « Impressionnisme et grammaire » [25]. Il y procède à une extrapolation de grande envergure, puisque l’impressionnisme caractérise désormais l’une des « deux tendances psychologiques opposées » qui, selon lui, « interviennent dans la perception des phénomènes et dans leur expression par le langage » [26]. Le socle épistémologique sur lequel le disciple de Saussure place son analyse est donc celui de la psychologie – qui forme l’horizon de la sémiologie saussurienne, mais qui est aussi très solidement implantée en Allemagne, notamment à travers les travaux du grand linguiste Karl Vossler. Selon la première tendance, « l’esprit reste attaché de préférence à l’impression initiale et s’y absorbe ». Ce mode d’aperception, que Bally nomme « phénoméniste » ou « impressionniste » (tout en précisant que ce dernier mot est pris « dans son sens strictement étymologique, sans arrière-goût artistique ou littéraire »), cette attitude, donc, « repose sur une tendance subjective, une manière habituelle de voir les choses ». La seconde tendance, qualifiée de « causale » ou « transitive », est caractérisée, elle, par le fait que « la pensée se porte d’instinct vers la recherche de la cause et de l’effet » et, à la différence de la première, « elle relève de pures habitudes de pensée ». Dans son étude, Bally s’appuie aussi bien sur des tournures idiomatiques prises dans différentes langues que sur des exemples littéraires, choisis, pour ce qui concerne l’attitude impressionniste (lato sensu), dans la littérature… impressionniste (stricto sensu). C’est ainsi qu’à propos des tours nominaux, dont il remarque que cette littérature fait une « orgie » [27], il analyse en ces termes le syntagme des blancheurs de colonnes :

[…] je n’ai d’abord qu’une vague impression de blancheur, peu à peu seulement je distingue des blancheurs ; puis je reconnais que ces blancheurs sont des colonnes, et seulement alors je juge que les colonnes ont ces blancheurs, sont blanches [28].

Entre des blancheurs de colonnes et des colonnes blanches, la différence serait celle qui passe entre, d’une part, la sensation pure que dénote l’autonomisation, par voie de substantivation, de ce qui est donné ordinairement pour une qualité accidentelle (celle que relaie l’adjectif) et, d’autre part, le concept (désigné par le substantif) qui est attaché à la substance des choses. La sensation contre l’idée, le devenir-substance des qualités : nous sommes là au cœur du discours sur l’impressionnisme, et même de ce qu’il faut bien appeler, nous le verrons, la doxa impressionniste.

C’est bien pour cette raison que l’article de Bally va servir de caution théorique aux travaux qui verront le jour dans les années suivantes, aussi bien en France qu’en Allemagne. Ces travaux, ce sont d’abord les études monographiques de corpus : la thèse de Marcel Cressot sur le style de Huysmans, publiée en 1938 [29], mais aussi une impressionnante série de thèses soutenues en Allemagne, dès 1919, dans le cadre des départements de romanistique [30]. Si beaucoup de ces thèses sont dirigées par le grand romaniste Eugen Lerch [31], la psychologie culturelle de Bourget et de Hamann et la psychologie linguistique de Bally forment l’essentiel de leur soubassement intellectuel. La ligne suivie par Bally reçoit dès 1927 un renfort de poids avec l’article d’Elise Richter, autre grande romaniste (elle est professeur de linguistique à l’université de Vienne) [32] : la tendance causale ou transitive de Bally y reçoit le nom d’« expressionnisme ». Le riche potentiel d’associations dont ce couple terminologique se trouvait désormais porteur ne pouvait que lui assurer le plein succès – comme on peut le vérifier avec la reprise des deux articles dans le volume collectif publié à Buenos Aires en 1936 [33] et avec l’utilisation qu’en fait Cressot dans sa thèse sur Huysmans et surtout dans son célèbre précis de stylistique, où il prend soin à chaque fois de dissocier l’impressionnisme psycho-linguistique de l’impressionnisme historique [34].

Dans le contexte des études littéraires, il n’est pas rare que des catégories originellement historiques, comme celles de baroque, de classique, de romantique ou d’impressionniste, fonctionnent de manière transhistorique : Ernst Robert Curtius proposait, par exemple, d’évider la notion de maniérisme de « tout son contenu historico-artistique » pour la constituer comme le « dénominateur commun de toutes les tendances littéraires opposées au classicisme, qu’elles soient pré- ou postclassiques, ou contemporaines de n’importe quel classicisme » [35]. En vérité, les historiens de la littérature n’ont fait qu’adapter à leur discipline un type de démarche qui a trouvé son premier champ d’application dans l’histoire de l’art. Dans cette dernière discipline, la périodicité cyclique repose sur l’extrapolation à d’autres tranches chronologiques et / ou à d’autres cultures de la matrice descriptive constituée à partir des traits définitoires d’un style d’époque donné. Cette logique conduit à segmenter des styles historiques et à y isoler des « moments » qui, d’une période à l’autre, traduisent des constantes : pour Henri Focillon, par exemple, tout style passe par un cycle faisant se succéder les phases de l’archaïsme, du classicisme et du baroque ; c’est ainsi qu’il y a un baroque classique et un gothique classique. Meyer Schapiro, qui a donné une analyse de ces schémas descriptifs, a fait observer justement qu’ils dérivent tous de l’histoire de l’art occidentale, articulés qu’ils sont sur la succession irréversible d’un nombre variable de phases, par exemple les styles archaïque, classique, baroque (comme chez Focillon), impressionniste et archaïsant : des historiens ont ainsi pu « retrouver » l’intégralité de cette séquence dans l’art grec, l’art romain, l’art de l’Inde ou celui de l’Extrême-Orient [36].

Permanence du schéma explicatif

Toutes les analyses produites depuis l’époque de Brunetière et de Bourget reprennent le même matériel d’observations et lui appliquent le schéma explicatif initial. Celui-ci y intervient soit sous sa forme extensive (avec ses motivations psychologiques), soit sous une forme restreinte au parallélisme avec la peinture (en particulier impressionniste, voire pointilliste), soit enfin sous la forme minimale des équivalences implicites induites par l’expression métaphorique (comme avec le mot touches transféré de la peinture à la littérature) ou par l’homonymie (par exemple, la juxtaposition des touches et la juxtaposition parataxique sont mises sur le même plan) : si touche est de ces mots qui permettent de passer sans crier gare d’un art à l’autre, les écrivains ayant eux-mêmes donné l’exemple [37], notation en est un autre, qui n’aura pas eu moins de succès [38]. D’un bout à l’autre de ce large corpus de commentaires stylistiques, la seule différence notable réside dans le fait que les analyses les plus récentes font l’économie des jugements normatifs qui orientaient le propos de Brunetière et qui marquaient encore, à des degrés divers, les observations de Lanson, de Brunot, de Bally et de Bruneau. Trois « postes » stylistiques peuvent être retenus à titre d’échantillons – la substantivation de l’adjectif, l’imparfait « pittoresque », la construction parataxique –, qui font apparaître la résilience du schéma explicatif, par-delà les inflexions axiologiques qu’il a pu subir, depuis la condamnation au nom de la norme jusqu’à la valorisation au nom du style, en passant par la description neutre au nom de la science.

Depuis l’observation de Bourget sur les noirs de casquettes de Huysmans, les commentateurs ont fait un sort, pour ne pas dire un triomphe, à ce type de tour. L’explication minimale consiste à indiquer que la « caractérisation impressionniste », comme dans l’agilité des poulains (Verlaine, dans Sagesse), repose sur un substantif abstrait [39] ; ou, plus précisément, que les abstraits issus de la substantivation des adjectifs ou des adverbes, comme dans le sombre des feuilles sur le gris des murs (Dujardin, dans Les Lauriers sont coupés), « mettent en valeur l’impression », tandis qu’inversement, le pluriel des déterminants indéfinis (des clartés) « concrétise l’abstrait et exprime la discontinuité » [40]. Déjà, dans sa thèse sur Huysmans, Cressot faisait du substantif abstrait, exemplifié par le groupe des blancheurs de femmes, le support de la « caractérisation par évocation », qu’il opposait à la caractérisation épithétique, tout en en dégageant le fondement psychologique :

[…] ce qu’éveille à l’esprit une sensation, c’est tout d’abord la représentation du phénomène par son appellatif, c’est-à-dire son classement dans une catégorie pratique : le substantif correspond à ce mode d’aperception immédiate, alors que l’adjectif suppose déjà une élaboration intellectuelle et le classement du phénomène dans une catégorie abstraite [41].

Dans son manuel, Cressot ira plus loin encore en faisant sienne l’analyse que Bally donnait du processus génétique à la faveur duquel s’effectue la montée sémiotique de la phase préconceptuelle à la phase conceptuelle. Tout se passerait comme si la sensation, flottante, ne pouvait être arrimée qu’après-coup à un objet :

Il vaudrait aussi la peine d’analyser les intentions d’un tour : des blancheurs chevalines. Le promeneur a remarqué dans un pré des taches blanches qu’il désigne par blancheurs. Il constate par la suite que ces blancheurs sont des chevaux. Blancheurs de chevaux ou blancheurs chevalines respecte la chronologie de la perception (impressionnisme) ; chevaux blancs implique une interprétation raisonnée, nous sommes dans l’expressionnisme [42].

C’est là la version extensive du schéma explicatif [43]. Elle est assumée par Joëlle Gardes-Tamine, qui se glisse dans les pas de Bally et de Cressot avant de commenter le groupe la moiteur de la peau (Huysmans, dans À rebours) :

Le phénomène est saisi dans ce qu’il a de plus frappant, et contrairement au mode d’organisation classique où les relations logiques sont clairement explicitées, chaque élément est présenté en lui-même sans que l’on se soucie de le relier à ses suites et à ses conséquences. On peut donc également parler de style impressionniste. […] Avec la construction substantivale, la phrase est censée reproduire le mouvement de la perception : d’abord une impression, qui n’est qu’ensuite analysée en termes rationnels [44].

En analysant elle aussi ce type de tour, à travers le groupe des blancheurs de femmes (il y aurait beaucoup à dire sur cette fixation chromatique ou achromatique), Françoise Gaillard semble prendre le contre-pied de l’approche grammaticale, puisqu’elle conteste l’identification usuelle de ces adjectifs substantivés à des abstraits : selon elle, de telles formations n’exemplifieraient pas une réduction essentialiste du phénomène à l’idée (qui l’a jamais prétendu ?), mais témoigneraient du primat de l’impression produite par les taches par rapport à l’objet ou à la substance qui la supporte. Sa décomposition du mouvement perceptif ne remet donc pas en cause le postulat qui était au fondement de l’analyse de Bally ou de Cressot, très clairement lisible chez ce dernier sous les dehors d’un bergsonisme rampant, bien d’époque : « L’impressionnisme, négligeant le rapport de cause à effet, s’en tient aux données immédiates de la sensation » [45]. Françoise Gaillard, elle aussi, différencie les deux moments, selon le principe du fusil à deux coups (au premier coup, je reçois le choc de la sensation ; au coup d’après, je reconnais l’objet qui en est la cause) : « Qu’est-ce qui, en effet, a été vu ? D’abord des taches blanches produisant sur l’œil un effet de blancheur presque aveuglant… Ensuite des formes ont été distinguées, puis identifiées comme étant des femmes » [46].

Dans l’imparfait dit « pittoresque », dont Daudet use (et abuse), Brunetière voyait, en toute logique littéraliste, un « procédé de peintre ». L’analyse grammaticale de ce type d’imparfait fait apparaître qu’il tire sa valeur de l’interférence entre l’aspect sécant attaché à l’imparfait et l’aspect perfectif du verbe employé, en sorte que « les deux limites temporelles du procès visé (pourtant très proches l’une de l’autre dans le réel) ne sont pas prises en compte : le procès, quoique bref, est présenté dans son déroulement » [47]. On sait que les Goncourt en firent grand usage (pour ne pas dire qu’ils en abusèrent) ; il domine, par exemple, tout le chapitre de Renée Mauperin sur la généalogie des Villacourt : « Jean-Marie de Villacourt s’attachait au service de France. Après la journée de Landrecies, le roi le faisait chevalier et lui donnait l’accolade. Il était ensuite fait capitaine de trois cents hommes de pied […] » [48]. L’emploi en est si systématique que Flaubert put s’en émouvoir, d’une manière faussement candide : « J’ai été irrité plusieurs fois par des imparfaits dans la narration. Sont-ce des fautes typographiques ou bien est-ce intentionnel ? » [49]. La description « objective » que les auteurs de La Grammaire d’aujourd’hui donnent de l’effet produit était déjà celle de Bourget dans ses Essais. S’attachant à l’« emploi de formules singulières » par lesquelles les Goncourt « donnent l’impression de la durée », il s’arrêtait à ce temps « qui procure le mieux l’idée de l’événement indéfini, en train de se réaliser et cependant inachevé ». Bourget, dont on ne soulignera jamais assez la lucidité remarquable qui était (alors) la sienne, ajoutait : « Pour me servir d’un terme de métaphysique allemande, l’imparfait est le temps du “devenir” » [50]. Cette dernière notion est au centre de l’analyse de Cressot :

L’impressionnisme considère le monde extérieur en perpétuel devenir ; aussi perçoit-il les faits surtout aspectivement dans leur durée et leur entourage, et ceci nous expliquera la faveur dont jouira l’imparfait à l’époque moderne, dont jouissent aussi chez les décadents les participes passés (a pâli, pali) qui indiquent le stade d’une évolution, alors que l’adjectif correspondant (pâle) est essentiellement statique [51].

À ces approches compréhensives, aux deux sens du terme, s’opposent celles de Brunetière et de Lanson. Selon ce dernier, « l’usage des romanciers naturalistes a conféré une valeur artistique à l’imparfait de l’indicatif » [52]. Pour Lanson, comme pour Brunetière, une telle valeur résulte d’un détournement illégitime des emplois « propres » (il s’appuie sur la Grammaire comparée de la langue française de Cyprien Ayer, publiée en 1876) :

On le détourne de ces emplois, et on l’applique à la description de façon que, retenant et comme fixant tous les détails successifs du récit par l’imparfait qui implique prolongement de durée et simultanéité, on les coordonne en un tableau [53].

Pour l’auteur de L’Art de la prose, autre prétendant au titre envié de Lessing français, l’imparfait pittoresque étend à la prose une prérogative de la peinture [54]. Là où les présents et les passés narratifs « donnent au style cette réalité pure que traduit l’image de la glace sans tain », l’imparfait dévoyé introduit une opacité : il « compose un réalisme artistique et fait voir les actions comme sur la toile d’un peintre. Il est le temps pittoresque de notre langue ». « Pittoresque », vraiment ? « Procédé de peintre », en vérité ? Les auteurs de La Grammaire d’aujourd’hui précisent que « l’effet produit est, mutatis mutandis, analogue à ce qu’est au cinéma le ralenti » : le changement de référence médiale (de la peinture au cinéma) en dit long sur les paradigmes qui structurent nos horizons d’intelligibilité et devrait nous mettre en garde contre les amalgames que favorisent les métaphores et les comparaisons [55].

La mise en garde devrait valoir également pour les nombreuses analyses dont a été l’objet la phrase impressionniste, caractérisée essentiellement par la parataxe. Ferdinand Brunot notait, en 1899, que les mots, pour les Goncourt, « doivent être placés là où les demande l’ordre des sensations » [56], et il en donnait cet exemple, tiré de l’Histoire de la société française pendant la Révolution : « Les voix du gynécée ne parlent pas en ces voix du forum, et ils agissent et ils passent, ces hommes puissants, seuls ». La présentation que Jules Marouzeau, en 1946, donne de la parataxe fait prévaloir plus nettement le point de vue normatif, puisqu’il la rattache à l’incapacité foncière dont témoigne sa structure de base, qui est la juxtaposition : « La juxtaposition pure et simple des membres de l’énoncé est caractéristique d’un esprit qui ne sait pas ordonner sa matière, qui exprime sa pensée au fur et à mesure qu’elle se forme, antérieure à toute fixation » [57]. La suite de l’analyse introduit la comparaison avec la peinture, en particulier avec celle des peintres pointillistes :

Cette construction, dite quelquefois paratactique, est caractéristique de certains écrivains qui procèdent dans un exposé par petits sauts, dans une description par touches de couleurs juxtaposées, et que l’on peut comparer de ce fait aux peintres dits « pointillistes ».

Le commentaire de Marouzeau donne un aperçu assez complet de l’état de la question. L’idée selon laquelle la construction parataxique « exprime » une pensée en formation était présente chez Bourget, pour qui cette « pensée » inchoative reste engagée dans les sensations : « La prose nouvelle, pour suivre de plus près les sensations, renverse l’ordre de la phrase », en sorte que celle-ci, chez les Goncourt, « se brise en mille petits effets de détails, en mille singularités de syntaxe et de vocabulaire » [58]. Si le parallélisme avec la peinture n’est pas nommément désigné, il est fortement suggéré par les sèmes spatiaux que développe la sélection lexicale. Brunetière n’avait pas de ces prudences. Fidèle à son hypothèse (la modélisation de la littérature par la peinture), il s’arrête aux phrases sans verbe et en réfère l’origine à cette « même intention de peintre » qui, selon lui, préside à l’emploi de l’imparfait pittoresque. À le lire, on ne sait trop ce qu’il y a de plus suppliciant pour lui, d’une peinture qui ne fait qu’esquisser ou d’une prose qui ne fait qu’esquiver :

À cette même intention de peintre rapportez aussi ces phrases suspendues, où le verbe manque, et par conséquent la construction logique. Le lecteur, involontairement, cherchera ce verbe qui manque, il l’attendra du moins, mais, tandis qu’il l’attendra, tous les traits, un à un, que le peintre a rassemblés se graveront dans l’esprit pour y former l’impression que le peintre a voulu susciter, et la vision durera jusqu’à ce qu’elle soit chassée par une autre [59].

La comparaison avec la peinture et le point de vue normatif commandent également la longue diatribe de Lanson dans les conseils qu’il prodigue aux jeunes personnes, qui n’en demandaient sans doute pas tant. Renouvelant l’exploit du marteau-piqueur contre la mouche, la phrase lansonienne, hyperconstruite, s’énonce en faisant le contraire de ce qu’elle dénonce :

On aime aujourd’hui à défaire ses phrases, à ne plus les construire, à braver l’antique et régulière structure des propositions, à jeter les sujets sans verbe au milieu d’une mer d’épithètes et de compléments, à greffer d’étranges et singulières incidentes sur le tronc des phrases, à faire chevaucher les prépositions les unes sur les autres, à supprimer toutes les articulations des périodes, tous les mots qui liaient les termes expressifs, et les assemblaient selon les exigences de la syntaxe, pour ne laisser subsister que ces termes expressifs, dépositaires de l’impression et du sentiment, qu’on plaque les uns à côté des autres comme des couleurs sur la toile, sans rien qui les assemble ou les sépare que les seules lois de l’accord et de l’opposition des tons [60].

Pour ceux qui n’eussent pas encore compris, il devait être clair que l’exemple à ne pas suivre était celui-là même « du style disloqué et de la phrase impressionniste ». Les mêmes préventions sont perceptibles dans L’Art de la prose, qui suggère le parallèle de la prose goncourtienne avec la peinture en filant les métaphores, en cultivant les homonymies (« mots intenses », « termes juxtaposés ») et surtout en recourant au terme pointillé, qui évoque, même aux lecteurs de l’époque, le pointillisme des néo-impressionnistes :

Ils [les Goncourt] pratiquaient avec constance un impressionnisme exaspéré, dont le principe est de n’employer que des mots intenses et de les juxtaposer dans la phrase en rejetant tout ce qui ne serait que liaison logique, tous les intermédiaires qui amortiraient et fondraient les tons ; c’est un pointillé violent où se mêlent les vibrations des termes juxtaposés, parfois avec un éclat heureux, parfois avec une durée criarde [61].

Une génération plus tard, Cressot, dans son ouvrage sur Huysmans, renoue avec l’approche objective de Bourget : pour lui aussi (comme pour Marouzeau, qui ne partage cependant pas cet objectivisme), la phrase impressionniste restitue l’« ordre de l’apparition des faits ou des sentiments » au gré d’une construction progressive (ou, mieux, processuelle) qu’il compare, sans plus de détours, au « pointillisme » et qu’il explique par une « parenté avec les peintres impressionnistes » [62]. Cette double ligne explicative, psycho-linguistique et intermédiale, sera maintenue dans le manuel de 1947 :

L’impressionnisme, négligeant d’établir les rapports de cause à effet, penchera tout naturellement pour une phrase courte ; il juxtapose les faits à mesure qu’ils arrivent à la conscience, laisse à chacun son individualité, d’où une ligne discontinue, ce qu’on appelle le pointillisme, et de fréquentes discordances rythmiques propres à noter ou à suggérer les incidents de la perception. Sans doute des phrases d’une certaine importance s’y pourront rencontrer : le débordement du cadre initial, l’absence de structure rigoureuse témoigneront de la même tendance [63].

Dans le corps de son ouvrage, Cressot n’hésite pas à tracer un continuum stylistique entre l’écriture artiste, certaines tournures mallarméennes et le surréalisme :

Il s’agit de substituer à l’ordre logique ou aux rapports explicitement marqués un ordre qui sera commandé par le désir d’exprimer immédiatement l’ordre réel des sensations ou des sentiments ou par la volonté de considérer d’abord l’agencement des sonorités et les rythmes [64].

Là où Cressot fait état d’une « parenté » entre les écrivains impressionnistes et les peintres de la même école, Henri Mitterand parle d’une « influence » de ceux-ci sur ceux-là et met en place un système analogique censé rendre compte des similitudes entre les deux arts :

La vision artiste, en effet, dissocie, désintègre, éparpille les ensembles en une multitude de touches ou de notations qui épuisent la totalité des éléments d’une impression, mais rendent en même temps le caractère fortuit et hétéroclite de leur rencontre [65].

Après avoir cité une page de Charles Demailly, le critique se sent fondé à conclure : « L’œil du lecteur papillote et s’éblouit devant un kaléidoscope déréglé […] ». C’est sur le même genre d’équivalences qu’un autre auteur peut comparer la phrase de Flaubert à la construction par juxtaposition de touches dans la peinture impressionniste :

À la manière des touches de peinture juxtaposées dans un tableau impressionniste, les pluriels, en particulier dans les descriptions, souvent associés à des articles indéfinis particularisateurs, traduisent l’émiettement et l’instabilité des impressions qui ne sont pas recomposées dans un tout logique [66].

Après quoi peut être réintroduite l’explication psychologique, inchangée elle aussi depuis l’époque de Bourget : « La phrase se développe par juxtaposition, par ajouts successifs, souvent de participes ou de relatives, et on parle parfois de phrase en escalier qui procède par paliers. Elle tente ainsi de reproduire l’inscription de la perception dans le temps ». Au terme de cette chaîne, plus d’un siècle après Brunetière et Bourget, la prédilection de l’écriture artiste pour la parataxe est imputée au fait que « celle-ci lui permet d’accumuler les sensations sans les hiérarchiser, en démembrant l’énoncé dans une sorte de pointillisme syntagmatique » [67]. Maintenant que le schéma explicatif s’est en quelque sorte naturalisé et a été complètement intériorisé, il n’est plus même nécessaire de faire état de son soubassement psychologique : des transferts métaphoriques sauvages permettent de construire un système analogique reposant ni plus ni moins sur l’assimilation de la fragmentation optique et de la fragmentation syntagmatique.

Un observateur non prévenu des faits de langue peut déjà avoir des doutes sur la pertinence de ces analogies et du schéma explicatif qui les sous-tend. Ainsi, Vendryès, lorsqu’il étudiait le langage affectif, le caractérisait par la disjonction des éléments que la phrase écrite tente d’organiser et par la dilution des limites de la phrase grammaticale, ainsi qu’il ressort de la comparaison entre ces deux phrases [68] :

L’homme que vous voyez là-bas assis sur la grève est celui que j’ai rencontré hier à la gare.

Vous voyez bien cet homme, – là-bas, – il est assis sur la grève, – eh bien ! je l’ai rencontré hier, il était à la gare.

Avec cette deuxième formulation, on est assurément très loin de l’écriture artiste et de la syntaxe impressionniste… Tous les commentateurs n’ont pas pris la précaution de démarquer des énoncés oraux inorganiques la phrase impressionniste, qui est et demeure un artefact littéraire, comme l’avaient bien vu Cressot et Marouzeau [69].

Quant à l’adjectif substantivé, il n’est pas, comme on l’a dit et répété depuis la fin du XIXe siècle, l’analogon verbal d’on ne sait quelle prédication anté-nominale des sensations : pas plus qu’aucune autre catégorie grammaticale, il n’échappe à la conceptualité que suppose le continuum mental auquel s’arriment par une face (le signifié) les mots du langage. S’il ne fait pas droit à une quelconque antériorité de la sensation sur le concept (celui-ci étant indûment identifié, pour les besoins de l’analyse, au nom de chose), du moins inscrit-il dans le discours le possible d’un autre découpage linguistique du monde, en indexant le lexique non sur le répertoire encyclopédique des noms de choses, mais sur la palette, en principe illimitée, des noms de qualités. Si, au lieu de dire d’un vieux bois qu’il est noueux, excorié, liégeux, j’évoque « le noueux, l’excorié, le liégeux d’un vieux bois » [70], ce n’est pas parce que je sentirais d’abord ces qualités (causalité « impressionniste »), mais c’est pour extraire du concept de bois les qualités perceptuelles par lesquelles il intègre de nouveaux ensembles, de nouvelles séries, celles des choses noueuses, excoriées, liégeuses (finalité « artiste »).

À pousser plus loin l’analyse, tout donne à penser que l’impressionnisme ou le phénoménisme littéraire est la réponse proprement littéraire à un état de la question qui met en jeu moins la représentation du réel des sensations, que la représentation de cette représentation. Avant même les auteurs de La Langue littéraire, Jacques Dubois se montrait extrêmement prudent dans le maniement de ce genre de corrélations, ainsi qu’en témoigne une formule comme celle-ci : « […] les Goncourt en restent à une notation analytique qui semble reproduire les étapes de la découverte du site par l’œil » [71]. On ne peut qu’approuver la démarche suivie par les auteurs de La Langue littéraire pour rendre compte de ce qu’ils nomment le « moment impressionniste » et trouver pleinement justifié qu’ils en reconduisent la compréhension à la formation de l’écriture littéraire. Mais il est regrettable qu’ils ne fassent pas état de l’arrière-plan de croyances qui a légitimé la construction de la notion d’impressionnisme littéraire [72]. Il est vrai qu’en poursuivant sur cette voie-là, on continue à « faire » non de la stylistique, mais de la métastylistique. C’est donc à cet arrière-plan qu’il faut enfin en venir.

Les présupposés théoriques

La notion d’impressionnisme littéraire, dans les années où elle se forme, reconduit les deux présupposés sur lesquels s’est construite la doxa de l’impressionnisme pictural telle qu’elle a cours chez les peintres, les critiques et les premiers historiens du mouvement [73]. Le premier de ces présupposés est phénocentriste : le peintre peint / l’écrivain décrit ce qu’ils voient. Autrement dit, l’expression se trouve subordonnée causalement et temporellement à la phénoménalité, le pictural ou le verbal au visuel. Ce présupposé repose donc sur une base réaliste-naturaliste, et celle-ci, s’agissant du rapport du verbal au visuel (pictural ou non), loin d’attester la factualité d’une genèse, témoigne d’une véritable croyance [74]. Le second présupposé est perceptiviste : le peintre ou l’écrivain voient ce qu’ils sentent, le phénomène étant caractérisé, à chaque fois, par le primat de la sensation. Ces deux présupposés opèrent donc dans chacun des deux domaines concernés, pictural et littéraire. Du côté de l’écriture, leur liaison est parfaitement mise en évidence dans l’article que Zola a consacré aux Goncourt, qui roule tout entier sur cette thématique, associée à une prédominance de leur nature nerveuse, voire névrosée. Leur « façon particulière de sentir » est ce qui fonde leur « expression originale » [75] :

MM. de Goncourt, pour leur part, ont apporté une sensation nouvelle de la nature. C’est là leur trait caractéristique. Ils ne sentent pas comme on a senti avant eux. Ils ont des nerfs d’une délicatesse excessive, qui décuplent les moindres impressions [76].

Pour cerner ce qui est en jeu dans le moment impressionniste tel que le comprennent les contemporains, il est nécessaire de remonter aux mythes qui circulent autour de l’impressionnisme pictural. Parmi beaucoup d’exemples, on n’en retiendra qu’une expression : c’est une déclaration de Monet, reproduite par Lilla Cabot Perry dans son témoignage sur le maître de Giverny, publié en 1927 :

Quand vous sortez pour aller peindre, essayez d’oublier les objets devant vous, l’arbre, la maison, le champ ou autre chose. Songez seulement : voici un petit carré de bleu, une tache oblongue de rose, un trait de jaune, et peignez-les juste comme vous les voyez, cette couleur et cette forme précises, jusqu’à ce que votre impression naïve de la scène soit rendue [77].

Toute la construction de ce texte repose sur l’articulation des deux présupposés, lesquels sont partagés non seulement par la plupart des peintres impressionnistes, mais aussi par des peintres antérieurs à l’impressionnisme, comme Courbet et Turner, ou extérieurs à lui, comme Cézanne, et se retrouvent jusque dans le discours de la critique d’art la plus avancée de l’époque, acquise aux idées de la nouvelle peinture (Jules-Antoine Castagnary, Philippe Burty, Ernest Chesneau, Edmond Duranty, Théodore Duret, entre autres, pour ne pas parler de Laforgue) [78]. D’une part, donc, le discours tend à écraser le fait pictural sur la perception de la nature par l’artiste : le tableau fait l’objet d’une sorte de déni, la peinture étant posée comme une affaire de vision. D’autre part, le discours des peintres et des critiques affirme le primat de la sensation sur l’idéation. Ces deux présupposés sous-tendent tout le travail d’explication rationalisante entrepris autour d’un stylème impressionniste comme la substantivation d’un adjectif concret, par exemple de couleur (des noirs de casquettes, des blancheurs de colonnes, etc.). D’après les analyses qui en ont été données depuis Bourget, cette construction ne serait pas autre chose que l’analogon verbal du système à double détente autour duquel se structure la perception : la sensation me touche au premier coup, quand la conceptualisation ne se ferait qu’après-coup. Je sens d’abord, je conçois ensuite. Plus encore que le propos de Monet, la délicieuse anecdote qui montre Courbet sur le motif donne à comprendre le mécanisme de cette reconstruction génétique qui, menant de la sensation à la conception, témoigne d’une confiance qu’il serait tentant de dire « aveugle » dans les pouvoirs d’une vision pure, d’un voir sans savoir. Elle est rapportée par Francis Wey :

Il me souvient qu’un jour, devant la pente au-delà de laquelle se relève le coteau de Mareil, il me désigna au loin un objet en disant : « Regardez donc là-bas, ce que je viens de faire ! ».

C’était un certain bloc grisâtre, dont à distance, je ne me rendis pas compte ; mais jetant les yeux sur la toile, je vis que c’était un massif de fagots. « Je n’avais pas besoin de le savoir, dit-il, j’ai fait ce que j’ai vu, sans m’en rendre compte », (puis, se reculant devant son tableau, il ajouta) : « Tiens, c’est vrai, c’étaient des fagots » [79].

Le présupposé perceptiviste connaît une version profane et une version scientifique, indépendantes l’une de l’autre, mais convergeant sur certains points. La version profane trouve sa formulation la plus éclatante, ce qui en explique la fortune ultérieure, dans la théorie de l’œil innocent exposée par Ruskin dans ses Elements of Drawing :

Toute la force évocatrice de la technique picturale dépend de la possibilité pour nous de retrouver ce que nous pourrions appeler l’innocence du regard ; c’est-à-dire une sorte de perception enfantine de ces taches plates et colorées, vues simplement en tant que telles, sans que nous prenions conscience de leur signification – comme pourrait les voir un aveugle qui, tout à coup, recouvrerait la vue [80].

Dans la suite de son texte, Ruskin évoque l’expérience que l’on peut avoir de la couleur de l’herbe et des primevères selon la lumière. Cette charmante expérience champêtre se retrouvera, comme on sait (mais par quelles voies ?), dans les apologues expérimentaux de Bally et de Cressot voyant des blancheurs avant d’y reconnaître, noblement, des colonnes ou, prosaïquement, des chevaux, quand d’autres (parfois les mêmes), libidinalement, y repèrent des femmes… Comme l’indique la référence de Ruskin à l’aveugle, il est permis de voir dans l’allégation d’« une sorte de perception enfantine » la résurgence de certaines des thèses de l’empirisme et du sensualisme du siècle précédent : c’est sans doute la raison pour laquelle les versions équivalentes que l’on en trouve en France ne sont pas toutes dues à la diffusion directe des écrits de Ruskin. Ce véritable mythe visuel est fondé sur l’idée selon laquelle il serait possible, sous certaines conditions, de « se refaire un œil naturel », selon l’expression de Laforgue [81], c’est-à-dire d’avoir accès à la sensation purement visuelle, à la sensation telle qu’elle se manifeste in statu nascendi, avant qu’elle ne soit relayée par les processus intellectuels et rapportée aux choses perçues, et donc sues, aux choses connaissables et nommables. Ce main stream de la doxa impressionniste va connaître une très large diffusion bien au-delà de l’impressionnisme : la trace s’en retrouve chez le Valéry de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci [82], chez Bergson [83], chez Proust [84], et il n’est pas jusqu’à la fameuse déclaration liminaire du Surréalisme et la Peinture – « L’œil existe à l’état sauvage » [85] – qui ne s’enroche sur ce soubassement anti-intellectualiste.

La version scientifique, c’est celle que livre la théorie associationniste de la perception, dominante entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du siècle suivant, moment où elle sera supplantée par la théorie de la Gestalt [86]. Le public français a pu se familiariser avec elle à travers l’ouvrage de Taine, De l’intelligence, publié en 1870, qui est l’un des actes fondateurs de la psychologie moderne. Parfaitement suggestif est le passage dans lequel Taine analyse la formation des sensations chromatiques et positionnelles, puis le travail associatif des images, étape nécessaire à la mise en place du « simulacre » perceptuel, dans lequel interviennent la nomination et l’interprétation :

Il y a devant moi, à trois pieds de distance, un livre relié en cuir brun, et j’ouvre les yeux. Dans mes centres optiques naît une certaine sensation de couleur brune ; dans d’autres centres naissent des sensations musculaires provoquées par l’accommodation de l’œil à la distance, par le degré de convergence des deux yeux, par la direction des deux yeux convergents ; celles-ci varient en même temps que la sensation de couleur brune, à mesure que l’œil, en se mouvant, suit le contour et les portions diversement éclairées du livre. Deux séries de sensations dont l’emplacement est dans la boîte du crâne : voilà les matériaux bruts. – Tout le travail ultérieur consiste en un accolement d’images. Grâce à l’image associée des sensations musculaires qui conduiraient le toucher explorateur jusqu’au livre et tout le long du livre, la sensation de couleur, qui est nôtre, cesse de nous sembler nôtre et nous paraît une tache étendue située à trois pieds de notre œil. – Grâce à l’image associée des sensations de contact et de résistance qu’éprouverait alors le toucher explorateur, la tache nous semble une étendue solide. – Grâce à l’image associée des sensations qu’éprouverait en tout temps tout être semblable à nous, qui recommencerait la même expérience, il nous semble qu’il y a à cet endroit un quelque chose permanent, indépendant, capable de provoquer des sensations, et que nous appelons matière. – Ainsi naît le simulacre interne, composé d’une sensation aliénée et située à faux, d’images associées, et, en outre, chez l’homme réfléchi, d’une interprétation et d’un nom qui isolent et posent à part un caractère permanent inclus dans le groupe. – Ce simulacre change à chaque instant avec les sensations qui lui servent de support. Sur chaque support nouveau, les images ajoutées construisent un nouveau simulacre, et l’esprit se remplit d’hôtes innombrables, population passagère à laquelle, pièce à pièce, correspond la population du dehors [87].

Le schéma descriptif de la théorie associationniste repose sur deux niveaux : le niveau des sensations élémentaires est constitué par les corrélats corticaux des influx transmis par les récepteurs, chaque sensation correspondant à un stimulus déterminé ; ces sensations élémentaires s’organisent en des ensembles structurés et fonctionnels sous l’action de processus d’association. La perception qui en résulte n’est que le produit de l’addition des sensations. Les opérations mentales, telles que les jugements et les inférences, n’interviennent qu’à ce second niveau. La théorie associationniste formalise donc le découplage entre les sensations et les opérations cognitives qui les prennent en charge. Il existe cependant une différence fondamentale avec la version profane : alors que le mythe de l’œil innocent dote la sensation visuelle d’une autonomie effective et accrédite l’idée qu’il serait possible de l’isoler et de la retrouver « à volonté » (comme Baudelaire le disait de l’enfance) [88], la théorie associationniste ne peut admettre une telle possibilité. Quoi qu’il en soit, cette théorie a été complètement abandonnée. La plupart des théories ultérieures ont mis l’accent sur les effets de feed-back qui lient entre eux les trois étages du sensoriel, du perceptif et du cognitif, lesquels ne sont plus distingués que pour les besoins de l’analyse : le niveau sensoriel couvre les relations entre stimuli, les mécanismes physiologiques qu’ils font jouer et les circuits nerveux par lesquels l’information est transmise ; le niveau perceptif est celui où se mettent en place les organisations perceptives complexes telles que la discrimination de la figure et du fond, l’opposition entre formes stationnaires et formes mobiles ou la distinction des objets en trois dimensions ; le niveau cognitif, enfin, est constitué par les représentations perceptives et par les significations données aux différentes organisations perceptives.

Même s’il a perdu la caution scientifique qui pouvait l’étayer, le mythe de l’œil innocent a continué de rallier les suffrages d’un certain nombre d’artistes, d’écrivains et de critiques d’art, et il est encore assumé par beaucoup de critiques littéraires et d’historiens de la littérature qui, étudiant l’impressionnisme littéraire, reprennent pratiquement tels quels les schémas explicatifs de leurs prédécesseurs [89]. En revanche, chez la majorité des historiens d’art, le mythe visuel ne remplit plus aucune fonction dans l’analyse de l’impressionnisme en tant que fait pictural [90], mais intervient exclusivement comme connaissance d’arrière-plan, au titre d’artefact critique mobilisé par les peintres et les critiques à des fins d’auto-justification, le discours historique devant intégrer « la perspective selon laquelle la vision innocente peut aujourd’hui encore être prise en considération comme postulat d’une théorie esthétique » [91]. Il est indéniable que la notion d’impressionnisme littéraire a joué un rôle crucial dans la prise de conscience par elle-même de la langue littéraire et qu’à ce titre une mise en perspective historique de celle-ci doive la prendre en compte « comme postulat d’une théorie esthétique ». Mais le schéma explicatif par lequel elle se justifiait et la théorie de la perception à laquelle celui-ci s’adossait ne sauraient être réassumés tels quels par l’analyse des faits littéraires correspondants. Encore une fois, ce n’est qu’à la faveur d’un travail métastylistique sur les postulats et les présupposés de l’analyse stylistique proprement dite que celle-ci peut être délestée de la charge d’impensé qu’elle véhicule, à l’instar de toutes les sciences humaines et sociales. En tant que système causal visant à renvoyer le phrasé au perçu et le perçu au senti, l’impressionnisme littéraire fait partie de ces constructions de pensée, de ces artefacts théoriques qui forment un paradigme.


1

Ferdinand Brunetière, « L’impressionnisme dans le roman » [1879], Le Roman naturaliste, 7e éd., Paris, Calmann-Lévy, 1896, p. 75-102.

2

Edmond de Goncourt, Les Frères Zemganno, Paris, G. Charpentier, 1879, préface, p. VIII.

3

La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), Paris, Fayard, 2009, en particulier p. 91-102, 156-159 et 367.

4

Ibid., p. 91, ainsi que les citations suivantes (dans le chapitre intitulé « La langue littéraire, le phénomène et la pensée », dû à Gilles Philippe).

5

Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, Louis Petit de Julleville (éd.), Paris, A. Colin, 1899, t. VIII, Dix-neuvième siècle. Période contemporaine (1850-1900). On se reportera aux deux sections suivantes : « L’impressionnisme », p. 183-202, par Georges Pellissier, auteur du chapitre sur le roman ; « Les impressionnistes », p. 776-782, par Ferdinand Brunot, auteur du chapitre sur la langue.

6

Ferdinand Brunetière, « L’impressionnisme dans le roman », p. 83 (les italiques sont de Brunetière), ainsi que la citation suivante.

7

Ibid., p. 86.

8

Ibid., p. 87.

9

Ibid., p. 97. Pour la notion de traits « standard » et « contre-standard », voir Kendall Walton, « Catégories de l’art » [1970], Claude Hary-Schaeffer (trad.), in Esthétique et poétique, Gérard Genette (éd.), Paris, Seuil (Points ; 249), 1992, p. 108-109.

10

Paul Bourget, « Paradoxe sur la couleur » [1881], in Les Écrivains devant l’impressionnisme, Denys Riout (éd.), Paris, Macula, 1989, p. 316-320. Le texte a été publié dans Le Parlement, jeudi 14 avril 1881.

11

Ibid., p. 318. Il faut rappeler que Bourget prête les idées exposées dans le texte à un interlocuteur qui a la « manie des idées générales ».

12

Paul Bourget, « Edmond et Jules de Goncourt », Essais de psychologie contemporaine [1883-1885], André Guyaux (éd.), Paris, Gallimard (Tel ; 233), 1993, p. 311-342. Dans son essai sur les Goncourt, sans faire référence à l’impressionnisme, Bourget met en évidence les éléments grammaticaux qui permettent selon lui de « suivre de plus près la sensation », d’en « égaler la singularité » et d’en « reproduire la vérité minutieuse » (ibid., p. 335 ; la notion de « transposition » est abordée p. 339).

13

Paul Bourget, « Paradoxe sur la couleur », p. 319, ainsi que la citation suivante.

14

Stendhal, La Chartreuse de Parme, Henri Martineau (éd.), Paris, Garnier frères, 1961, p. 38.

15

Gérard Genette, « Discours du récit », Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 209.

16

Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Robert Ricatte (éd.), Paris, R. Laffont (Bouquins), 1989, t. III, p. 1047 (14 décembre 1894).

17

Ernest Renan, De l’origine du langage [1857], 6e éd., Paris, Calmann-Lévy, 1883, p. 31-32.

18

Jean-Paul Sartre, « L’écrivain et sa langue » [1965], cité dans Georges Raillard, « La nage poissonne », Obliques, 24-25, 1981, Sartre et les arts, Michel Sicard (dir.), p. 33.

19

Jean-Paul Sartre, « Masson » [1948], cité dans Georges Raillard, « La nage poissonne », p. 33.

20

Michel Leiris, « Métaphore » [1929], cité dans Georges Raillard, « La nage poissonne », p. 34.

21

Edmond de Goncourt, Hokousaï, Paris, G. Charpentier, 1896, p. 294.

22

Ibid., p. 326.

23

Erich Koehler, Edmond und Jules de Goncourt. Die Begründer des Impressionismus. Eine stilgeschichtliche Studie zur Literatur und Malerei des 19. Jahrhunderts, Leipzig, Xenien-Verlag, 1912.

24

Richard Hamann, Der Impressionismus in Leben und Kunst, Cologne, M. Dumont-Schauberg, 1907.

25

Charles Bally, « Impressionnisme et grammaire », in Mélanges d’histoire littéraire et de philologie offerts à M. Bernard Bouvier, Genève, Éditions Sonor, 1920, p. 261-279.

26

Ibid., p. 261, ainsi que les citations suivantes.

27

Ibid., p. 277.

28

Ibid., p. 268.

29

Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans. Contribution à l’histoire de la langue française pendant le dernier quart du XIXe siècle, Genève, Droz, 1938, en particulier p. 14-18, sur les rapports entre impressionnisme et écriture artiste.

30

Georg Loesch, Die impressionistische Syntax der Goncourt (Eine synktatisch-stilistische Untersuchung), Nuremberg, B. Hilz, 1919 ; Daniel Wenzel, Der literarische Impressionismus dargestellt an der Prosa Alphonse Daudets, Munich, F. Straub, 1928 ; Alfons Wegener, Impressionismus und Klassizismus im Werke Marcel Prousts, Francfort-sur-le-Main, Carolus-Druckerei, 1930 ; Hans Hoppe, Impressionismus und Expressionismus bei Émile Zola, Münster, H. Pöppinghaus, 1933 ; Walter Melang, Flaubert als Begründer der literarischen « Impressionismus » in Frankreich, Emsdetten, H. et J. Lechte, 1933 ; Hans Schneider, Maupassant als Impressionist, Münster, H. Pöppinghaus, 1934 ; Karola Rost, Der impressionistische Stil Verlaines, Münster, H. Pöppinghaus, 1935 ; Elfriede Kleinholz, Impressionismus bei Pierre Loti, Münster, H. Pöppinghaus, 1938 (voir aussi Ernst Merian-Genast, « Pierre Lotis Impressionismus », Die neueren Sprachen, XXXV, 4, 1927, p. 289-297).

31

Voir Eugen Lerch, Hauptprobleme der französischen Sprache, Braunschweig, G. Westermann, 1930-1931, 2 vol.

32

Elise Richter, « Impressionismus, Expressionismus und Grammatik », Zeitschrift für romanische Philologie, 47, 1927, p. 348-371.

33

Charles Bally, Elise Richter, Amado Alonso et Raimundo Lida, El Impresionismo en el lenguaje, Buenos Aires, Facultad de filosofía y letras de la Universidad de Buenos Aires, Instituto de filología (Colección de estudios estilísticos ; vol. II), 1936.

34

Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans…, p. 14 ; et Le Style et ses techniques. Précis d’analyse stylistique [1947], 13e éd. mise à jour par Laurence James, Paris, PUF, 1996, p. 20-23.

35

Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin [1947], Jean Bréjoux (trad.), Paris, PUF (Agora ; 14), 1991, p. 428. Parmi les premiers travaux qui ont exploré cette piste de recherche, voir Gustav René Hocke, Manierismus in der Literatur. Sprach-Alchimie und Esoterische Kombinationskunst. Beiträge zur vergleichenden europäische Literaturgeschichte, Hambourg, Rowohlt, 1959 ; et, pour une étude centrée sur le maniérisme historique, Riccardo Scrivano, Il Manierismo nella letteratura del Cinquecento, Padoue, Liviana, 1959.

36

Meyer Schapiro, « La notion de style » [1953], Daniel Arasse (trad.), Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 53. La constitution de l’impressionnisme en moment périodique d’une histoire cyclique de l’art remonte à Werner Weisbach, Impressionismus. Ein Problem der Malerei in der Antiken und Neuzeit, Berlin, G. Grote, 1911.

37

« Je voudrais trouver des touches de phrases semblables à des touches de peintre dans une esquisse : des effleurements et des caresses, pour ainsi dire, des glacis de la chose écrite, qui échapperaient à la lourde, massive, bêtasse syntaxe des corrects grammairiens » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal…, t. II, p. 932 [22 mars 1882]).

38

Charles Bruneau, par exemple, parle à propos du Journal des Goncourt de « notations “impressionnistes” qui sont simplement juxtaposées » (dans Histoire de la langue française, Ferdinand Brunot (éd.), Paris, A. Colin, 1972, t. XIII, L’Époque réaliste, 2e partie, La Prose littéraire, « Edmond et Jules de Goncourt », p. 95). Voir aussi Charles Bruneau, Petite histoire de la langue française, 5e éd. revue et corrigée par Monique Parent et Gérard Poignet, Paris, A. Colin, 1970, t. II, De la Révolution à nos jours, p. 154-162.

39

Catherine Fromilhague et Anne Sancier, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Bordas, 1991, p. 174.

40

Anne Herschberg-Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin, 1993, p. 148 (dans un développement du commentaire sur l’écriture artiste).

41

Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans…, p. 16.

42

Marcel Cressot, Le Style et ses techniques…, p. 135. L’emploi des italiques est quelque peu anarchique ; je suis le texte.

43

La version restreinte est celle qu’adopte, par exemple, Alain Pagès, pour qui un tour du type des gaietés, ou des blancheurs, met en avant la qualité, tandis que le pluriel renforce la « notation de l’impression », en sorte que le syntagme « décompose la surface de l’objet en touches multiples – produisant des effets comparables à ceux qui sont nés dans la peinture de la même époque » (Alain Pagès, « L’écriture artiste », L’École des lettres, 8, mars 1992, p. 17).

44

Joëlle Gardes-Tamine, La Stylistique, Paris, A. Colin, 1992, p. 67 (dans un excursus sur « le style artiste et impressionniste »).

45

Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans…, p. 16.

46

Françoise Gaillard, « Les célibataires de l’art », in Les Frères Goncourt : art et écriture, Jean-Louis Cabanès (dir.), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 1997, p. 331.

47

Michel Arrivé, Françoise Gadet et Michel Galmiche, La Grammaire d’aujourd’hui. Guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion, 1986, p. 482.

48

Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin [1864], Nadine Satiat (éd.), Paris, Flammarion, 1990, p. 200. Georg Loesch cite le chapitre, XXXV, sur la généalogie des Villacourt (avec celui, II, sur la vie de Charles-Louis Mauperin) comme le premier emploi remarquable de l’imparfait pittoresque (Georg Loesch, Die impressionistische Syntax der Goncourt…, p. 110-111).

49

Gustave Flaubert, lettre aux Goncourt de fin février-début mars 1864, reproduite dans Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin, « Dossier critique », p. 264.

50

Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, p. 327.

51

Marcel Cressot, Le Style et ses techniques…, p. 22.

52

Gustave Lanson, L’Art de la prose [1908 ; articles parus en 1906-1907], Paris, La Table ronde, 1996, p. 307.

53

Ibid., p. 308, ainsi que la citation suivante.

54

Pour le lien de Lanson avec Brunetière, mais aussi Bourget, voir Michel Sandras, « La prose d’art selon Gustave Lanson », Littérature, 104, 1996, p. 103. Lanson invente la notion de « prose d’art », pour définir une tendance générale de la littérature du XIXe siècle qui s’ouvre avec Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand ; elle lui permet d’accabler d’autant plus lourdement cet avatar maniériste que constitue à ses yeux la prose artiste.

55

À ce propos, il est à noter que, dans la grande synthèse de 1899, Ferdinand Brunot recourt à une comparaison avec le « cinématographe » pour caractériser la succession des images dans la phrase des Goncourt (dans Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, t. VIII, Dix-neuvième siècle…, p. 778-779).

56

Ibid., p. 779.

57

Jules Marouzeau, Précis de stylistique française [1946], Paris, Masson, 1969, p. 134, ainsi que la citation suivante.

58

Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, p. 335.

59

Ferdinand Brunetière, « L’impressionnisme dans le roman », p. 85.

60

Gustave Lanson, Conseils sur l’art d’écrire [1890 ; rééd. de Principes de composition et de style à l’usage des jeunes filles, 1887], Paris, Hachette, 1918, p. 242-243, ainsi que la citation suivante. Cette dernière montre que l’on n’a pas attendu la publication de la thèse de Georg Loesch en 1919 (Die impressionistische Syntax der Goncourt…) pour parler d’une « syntaxe impressionniste », contrairement à ce qui est affirmé dans La Langue littéraire…, p. 95.

61

Gustave Lanson, L’Art de la prose…, p. 305-306. Il y a sans doute, de la part du digne professeur, quelque perversité à user du terme pointillé, attesté en 1765 avec un sens actif (« action de dessiner, de graver en pointillant ») sorti de l’usage, mais « conservé au sens métonymique d’“ouvrage d’art ainsi effectué” et courant pour désigner une surface couverte de petits points (1823) et une succession de points formant une ligne discontinue (1868) » (Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (éd.), 2e éd., Paris, Le Robert, 1994, t. II, p. 1562, s. v. « Point »). Les termes pointilliste et pointillisme sont en effet entrés dans la langue respectivement en 1892 et 1897 (après la mort de Seurat, donc), et ils étaient récusés par les « néo-impressionnistes », qui préféraient se présenter comme tels ou, à l’instar de Seurat, comme « chromo-luminaristes » : voir Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme [1899], Françoise Cachin (éd.), Paris, Hermann, 1978, p. 35, ainsi que « Le néo-impressionnisme. Documents » [1934], ibid., p. 171, où se trouve cette vigoureuse mise au… point : « […] ces peintres ont toujours répudié le mot pointilliste qui leur était presque aussi désagréable que celui plus péjoratif encore de confettiste ».

62

Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans…, p. 17-18.

63

Marcel Cressot, Le Style et ses techniques…, p. 22-23.

64

Ibid., p. 233.

65

Henri Mitterand, « De l’écriture artiste au style décadent », in Histoire de la langue française, Gérald Antoine et Robert Martin (éd.), Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 468 (la première publication de l’article remonte à 1969). Cela étant, le grand spécialiste de Zola est l’un des rares à tenir compte des différences sémiotiques entre les deux arts (ibid., p. 471).

66

Joëlle Gardes-Tamine, La Stylistique, p. 68, ainsi que la citation suivante.

67

Alain Pagès, « L’écriture artiste », p. 20. Dans un article publié un peu plus tôt la même année, l’auteur utilisait la même phrase, mais sans la circonstancielle qui la clôt (Alain Pagès, « À rebours et l’écriture artiste », L’Information grammaticale, 52, 1992, p. 37).

68

Jules Vendryès, Le Langage. Introduction linguistique à l’histoire, Paris, La Renaissance du livre, 1926, p. 172-173.

69

Marouzeau, par ses exemples et ses commentaires, suggère cependant que la phrase impressionniste n’est pas « littéraire », c’est-à-dire, et pour le moins, « mise en forme », comme le démontre a contrario ce passage : « L’énoncé mis en forme ne reproduit ni la chronologie des événements, ni le déroulement de la pensée ; il représente un arrangement très complexe des éléments du langage, une résultante d’habitudes prises, de démarches psychologiques, de dispositions affectives, de nécessités syntaxiques, de tendances rythmiques, que ce n’est pas ici le lieu d’analyser » (Jules Marouzeau, Précis de stylistique française, p. 134). Voir Marcel Cressot, Le Style et ses techniques…, p. 233.

70

Edmond de Goncourt, Hokousaï, p. 273. Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Le Tournant « artiste » de la littérature française. Écrire avec la peinture au XIXe siècle, Paris, Hermann, 2011, p. 385-455 (chapitre VIII, « Edmond de Goncourt en artiste »).

71

Jacques Dubois, Romanciers français de l’instantané au XIXe siècle, Bruxelles, Palais des Académies, 1963, p. 36 (je souligne).

72

Voir Bernard Vouilloux, « Pavane pour une infante défunte », Critique, 752-753, 2010, Du style !, Marielle Macé (dir.), p. 71-82. En fait, le système explicatif massivement mis en place à la fin du XIXe siècle est contourné par le recours à l’analyse sémantique : Gilles Philippe caractérise le moment impressionniste par la « référenciation “vague” qu’exige la représentation de l’“impression” » (La Langue littéraire…, p. 93) ; moyennant quoi, le système explicatif est tenu à distance, mais non explicité : « […] c’est la langue elle-même qu’on chercha à renouveler pour la plier à cette nécessité d’exprimer l’indéfini, le flou, le vague, qui seraient le propre de la “sensation”, c’est-à-dire de la relation de la conscience avec le réel, dès lors qu’elle ne transite pas par le concept » (ibid.). Cette réserve n’est cependant pas toujours tenue ; ainsi, le syntagme du nu de chair (Huysmans) est glosé par le fait que « c’est la nudité qui frappe d’abord la conscience de l’observateur » (ibid., p. 99).

73

Les pages qui suivent reprennent en la modifiant une section de ma contribution à un ouvrage collectif à paraître aux Publications des universités de Rouen et du Havre : Impressionnisme et littérature, Florence Naugrette, Yvan Leclerc et Gérard Gengembre (dir.) ; laquelle se fondait sur mon article « L’“impressionnisme littéraire” : une révision », Poétique, 121, 2000, p. 61-92 (« “Impressionismo literário” – uma revisão do conceito », trad. en portugais par Lourdes Câncio Martins et Maria Helena Silva, in Concerto das Artes, Kelly Benoudis Basílio (dir.), Porto, Campo das Letras, 2007, p. 339-379). Ce sont des fragments d’un travail en cours sur la notion de style d’époque, exemplifiée par le cas de l’impressionnisme : voir Bernard Vouilloux, « Les relations entre les arts et la question des “styles d’époque” », in Harmonias (Actes de la journée d’études « Inter-Arts » du 12 décembre 2000, Lisbonne), Kelly Benoudis Basílio (dir.), Faculdade de Letras de Lisboa, Centro de Estudos Comparatistas, Alameda da Universidade, Fundação para à Ciência e Tecnologia, Edições Colibri, 2001, p. 9-35, ainsi que « L’“écriture artiste” : enjeux et présupposés d’un manifeste littéraire », Revue des sciences humaines, 259, 2000, Les Frères Goncourt, Jean-Louis Cabanès (dir.), p. 217-238.

74

Comme le dit très bien Philippe Jousset, « le discours ne vient pas par après, mais concurrence la vue et coopère avec elle » (Philippe Jousset, Anthropologie du style. Propositions, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 28).

75

Émile Zola, « Edmond et Jules de Goncourt », Les Romanciers naturalistes, 2e éd., Paris, G. Charpentier, 1881, p. 229.

76

Ibid., p. 226. Même argumentaire chez Ferdinand Brunot : « C’est la revendication absolue d’une langue personnelle qui ne refuse rien au besoin. Et les besoins des Goncourt sont immenses, proportionnés à l’intensité et à la variété des visions que le passé et le présent font succéder dans leur esprit » (dans Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, t. VIII, Dix-neuvième siècle…, p. 776).

77

Lilla Cabot Perry, « Souvenirs sur Claude Monet, 1889-1909 » [1927], Dominique Taffin-Jouhaud (trad.), in Gustave Geffroy, Claude Monet : sa vie, son œuvre [2e éd. 1924], Claudie Judrin (éd.), Paris, Macula, 1980, p. 460.

78

On trouvera un choix de textes significatifs dans La Promenade du critique influent. Anthologie de la critique d’art en France 1850-1900, Jean-Paul Bouillon (dir.), Paris, Hazan, 1990.

79

Francis Wey, Notre maître-peintre Gustave Courbet, Frédérique Desbuissons (éd.), La Rochelle, Rumeur des âges, 2007, p. 28.

80

John Ruskin, The Elements of Drawing [1856], in The Works of John Ruskin, Edward Tyas Cook et Alexander Wedderburn (éd.), Londres, G. Allen, 1903-1912, t. XV, p. 27, cité dans Ernst Hans Gombrich, L’Art et l’Illusion. Psychologie de la représentation picturale [1960], Guy Durand (trad.), Paris, Gallimard, 1987, p. 369.

81

Jules Laforgue, « L’impressionnisme » [1883], Textes de critique d’art, Mireille Dottin (éd.), Lille, Presses universitaires de Lille, 1988, p. 168

82

Paul Valéry, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » [1894], Variété, Paris, Gallimard, 1953, en particulier p. 237-245.

83

Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique [1900], Paris, PUF, 1950, p. 117-121.

84

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, À la recherche du temps perdu, Pierre Clarac et André Ferré (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 100), 1954, t. I, en particulier p. 653, où se trouve la comparaison entre Elstir et Mme de Sévigné : celle-ci, en « présent[ant] les choses, dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer par leurs causes », aurait entrepris dans l’ordre du langage ce que le peintre tenterait ensuite dans l’ordre de la peinture.

85

André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, Paris, Gallimard, 1979, p. 1.

86

Pour les développements sur la psychologie associationniste et sur l’état récent de la question, voir Jean-Didier Bagot, Information, sensation et perception, Paris, A. Colin, 1996 (en particulier p. 6, 14, 145-146 et 173) ainsi que Gaetano Kanizsa, La Grammaire du voir. Essais sur la perception [1980], Antonin Chambolle (trad.), Paris, Diderot Éditeur, 1998 (en particulier p. 18-19) et Muriel Boucart, La Reconnaissance des objets, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1996. Rappelons que Wilhelm Wundt fut la figure centrale de la psychologie associationniste : fondateur de la psychologie expérimentale, il avait été l’assistant de Helmholtz à Heidelberg (1858-1864) et fut marqué par la psychophysique de Fechner.

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Hippolyte Taine, De l’intelligence, 8e éd., Paris, Hachette, 1897, t. II, p. 195-196.

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« […] le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté » (Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne [1863], in Œuvres complètes, Claude Pichois (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 7), 1975-1976, t. II, p. 690).

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Depuis les travaux de l’entre-deux-guerres et parallèlement aux approches proprement stylistiques, la tradition critique n’a pas connu de solution de continuité : voir notamment Beverly Jean Gibbs, « Impressionism as a Literary Movement », The Modern Language Journal, XXXVI, 4, 1952, p. 175-183 ; Ruth Moser, L’Impressionnisme français. Peinture – Littérature – Musique, Genève, Droz, 1952 ; Suzanne Bernard, « Rimbaud, Proust et les Impressionnistes », Revue des sciences humaines, 76, 1955, p. 257-262 ; Michel Décaudin, « Poésie impressionniste et poésie symboliste », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 12, 1960, p. 133-142 ; J. H. Matthews, « L’impressionnisme chez Zola : Le Ventre de Paris », Le Français moderne, XXIX, 3, 1961, p. 199-205 ; Enzo Caramaschi, Réalisme et impressionnisme dans l’œuvre des frères Goncourt, Pise, Editrice Libreria Goliardica, 1971. Voir aussi Helmut A. Hatzfeld, Literature through Art. A New Approach to French Literature, New York, Oxford University Press, 1952, p. 165-194 ; Wylie Sypher, Rococo to Cubism in Art and Literature, New York, Random House, 1960, p. 169-196. Depuis leur création (en 1955), Les Cahiers naturalistes ont publié plusieurs articles centrés sur la question (historique) des rapports de Zola avec la peinture impressionniste, et en particulier sur celle (sémiotique) de son impressionnisme supposé : voir notamment Joy Newton, « Émile Zola impressionniste », Les Cahiers naturalistes, 33, 1967, p. 124-138 ; Philippe Hamon, « À propos de l’impressionnisme de Zola », Les Cahiers naturalistes, 34, 1967, p. 139-147 ; Patricia Carles, « L’Assommoir : une destructuration impressionniste de l’espace descriptif », Les Cahiers naturalistes, 63, 1989, p. 117-125

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Et cela dès l’après-guerre : voir, par exemple, Pierre Francastel, « Destruction d’un espace plastique » [1952], Études de sociologie de l’art. Création picturale et société, Paris, Denoël – Gonthier (Médiations ; 74), 1977, p. 204. Voir déjà, Pierre Francastel, L’Impressionnisme. Les origines de la peinture moderne de Monet à Gauguin, Paris, Les Belles Lettres, 1937, p. 177 (dans la deuxième partie, p. 173-259, centrée sur « Impressionnisme et poésie »).

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Max Imdahl, Couleur. Les écrits des peintres français de Poussin à Delaunay [1987], Françoise Laroche (trad.), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 16.