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Pour en finir avec
l’impressionnisme littéraire. Un essai de métastylistique
Bernard
Vouilloux
Université Paris
IV-Sorbonne
Résumé : À
travers le cas de l’impressionnisme littéraire, cet article se propose
d’interroger une forme de « réalisme » qui s’est construite sur « un
rapport au référent orienté par la notion de fidélité » (selon les
termes de l’argumentaire). Véritable mythe critique forgé sur le
moment par Ferdinand Brunetière et Paul Bourget, amplifié par les
approches psychologiques de la culture et repris une génération plus
tard par la philologie allemande pour être systématisé par Charles
Bally et son école à travers l’opposition entre expressionnisme et
impressionnisme, cette notion en appelle à deux catégories de
présupposés. D’une part, les présupposés sur le rapport entre le fait
pictural et la perception visuelle qu’avait mis en place la
doxa impressionniste (le discours des peintres et des
critiques) : le peintre est à même de voir et de faire voir les choses
comme il les perçoit et non comme il les conçoit. D’autre part, les
présupposés sur l’articulation entre cognition et perception dans le
langage, ou, comme on disait au XIXe siècle, entre la couche
intellectuelle des « idées » et la couche préjugée brute des
« sensations », tout se passant comme si l’expression verbale était à
même elle aussi d’exprimer non ce qui est conçu, mais ce qui est
perçu, senti. Que cette construction idéologique d’époque (qui eut sa
nécessité sur un plan autojustificatif) puisse être alléguée encore
aujourd’hui dans des histoires de la langue et des formes littéraires
est pour le moins surprenant. Sa « révision » est donc plus que jamais
à l’ordre du jour.
Abstract: Through
the case of the literary impressionism, this paper would questioning a
sort of “realism” which built itself on “a relationship to the
referent directed by the notion of accuracy” (according to the terms
of the call for papers). As critical myth forged over the moment by
Ferdinand Brunetière and Paul Bourget, amplified by the psychological
approaches of the culture and reassumed a generation later by the
german philology to be systematized by Charles Bally and his school
through the opposition between expressionism and impressionism, this
notion calls it to two categories of presuppositions. On one hand, the
presuppositions on the relationship between the pictorial fact and the
visual perception that had set up the impressionistic
doxa (the speech of the painters and the critics): the
painter is able to see and to show things as he perceives them and not
as he conceives them. On the other hand, the presuppositions on the
relationship between cognition and perception in the language, or, as
man said in the XIXth century, between the intellectual layer of the
“ideas” and the prejudged raw layer of the “sensations”, everything
taking place as if the verbal expression was able too to express not
what is conceived, but what is perceived, felt. That this ideological
construction of period (which had its necessity on an
autojustificatory plan) can be even adduced today in histories of
language and literary forms is surprising at least. Its “revision” is
thus more than ever for the agenda.
Une notion
toujours active
La notion
d’impressionnisme littéraire et celle d’écriture artiste, qui lui
est souvent associée, ont été intronisées la même année, en 1879 :
la première, par un critique – Ferdinand Brunetière dans un compte
rendu des Rois en exil d’Alphonse Daudet [1] ; la seconde, par un écrivain – Edmond de Goncourt
dans sa préface aux Frères Zemganno. Chacun, « dans son
rôle », distribue les points : le critique ne cache pas son
hostilité aux nouvelles tendances de la littérature telles qu’elles
se font jour en particulier à travers l’œuvre des Goncourt ; quant
au romancier, il cherche à démanteler l’équation que le naturalisme
zolien a posée entre le réalisme et « ce qui est bas » :
Le Réalisme, pour
user du mot bête, du mot drapeau, n’a pas en effet l’unique mission
de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue, il est
venu au monde aussi, lui, pour définir dans de l’écriture
artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent
bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres
raffinés et des choses riches [2].
Depuis 1879, les
deux notions ont poursuivi une longue et féconde carrière dans les
champs de la critique littéraire, des histoires de la littérature et
de la langue françaises, ainsi que dans le domaine des études
stylistiques et même linguistiques. C’est ainsi que le « moment
impressionniste » a encore toute sa place dans l’ouvrage collectif
publié sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat, La
Langue littéraire [3], dont la thèse centrale est que la
« recherche d’un lien entre formes grammaticales et processus
mentaux » a structuré l’« autonomisation de la langue littéraire en
France » [4]. Entre
l’époque de Flaubert et celle de Claude Simon, les auteurs
distinguent trois grandes séquences : le moment « impressionniste »,
entre 1850 et 1920, « qui voulut obtenir une langue capable de
rendre compte du phénomène en tant qu’il apparaît à la
conscience » ; le moment « endophasique », entre 1920 et 1940,
tourné vers la transcription du discours intérieur, de ce flux
mental dont l’écriture fictionnelle, et elle seule, peut chercher
légitimement à produire, à travers le monologue intérieur, un
analogon verbal ; le moment « phénoménologique »,
entre 1940 et 1980, qui tente de reconstruire les « opérations de
l’esprit, qu’elles soient verbales ou non ».
Depuis les
interventions des premiers critiques, tel Brunetière, et surtout
depuis les travaux des premiers historiens, tel Louis Petit de
Julleville [5], les
observations recueillies, qu’elles l’aient été dans une perspective
critique ou descriptive, historique ou monographique, ont fini par
constituer un vaste corpus de « stylèmes ». Ces relevés ont commencé
à être effectués de manière systématique dès la génération de
Ferdinand Brunot, qui collabore à l’Histoire de la langue et
de la littérature française des origines à 1900 de Petit de
Julleville, et il semble difficile d’y ajouter rien aujourd’hui qui
puisse modifier substantiellement le profil proprement descriptif
des faits observés. Recours aux constructions parataxiques et aux
phrases sans verbe, « affaiblissement de la valeur processuelle du
verbe au profit de sa valeur phénoménale », inversion du rapport
entre caractérisé et caractérisant (dans des constructions nominales
du type le nu de la chair), floutage du support
référentiel par l’emploi de déterminants indéfinis, etc. : les
traits de style mentionnés dans La Langue littéraire
ont été identifiés de longue date. Aussi bien, si la notion
d’impressionnisme littéraire mérite d’être interrogée aujourd’hui,
c’est moins pour les données qu’elle subsume que pour le modèle
explicatif d’ordre causal sur lequel elle repose et pour ce qu’elle
présuppose quant à l’articulation entre l’expression linguistique et
la perception.
Aux origines du
modèle explicatif
Le modèle
explicatif mis en jeu à l’apparition de la notion aura connu deux
grandes variantes. La première repose sur l’hypothèse d’une
modélisation de l’expression littéraire par cette peinture qui, dès
les années 1870, est qualifiée d’« impressionniste » : le mot avait
été lancé à titre de boutade en 1874 par le journaliste Eugène Leroy
chroniquant dans Le Charivari la première exposition
impressionniste, puis il avait été repris dès 1877 par les
intéressés eux-mêmes, si bien que Brunetière put s’en emparer dans
son article « L’impressionnisme dans le roman ». Rendant compte du
roman récemment publié par Daudet, Les Rois en exil, il
s’essaie à cerner les tendances dominantes de la littérature du
jour. Les quelques faits de style qu’il épingle exemplifient pour
lui la subordination de la littérature à la peinture de la nouvelle
école. Il justifie ainsi son hypothèse :
Ouvrir les yeux
d’abord, les habituer à voir la tache et habituer la main en même
temps à rendre pour l’œil d’autrui ce premier aspect des choses :
« Des deux femmes on ne voyait que des cheveux noirs,
des cheveux fauves, et cette attitude de mère
passionnée », ou bien encore : « Il se fit conduire à son cercle, y
trouva quelques calvities absorbées sur de silencieuses
parties de whist, et des sommeils majestueux autour de
la grande table du salon de lecture » : voilà le premier point [6].
On remarquera que
ce que Brunetière identifie à une « tache », ce sont les aspects
physiques d’une personne (des cheveux noirs, des
cheveux fauves, quelques calvities), voire
l’état psychologique ou physiologique qui la caractérise
(cette attitude de mère passionnée, des sommeils
majestueux) : ce ne sont là que les vues partielles que
découvre d’un être ou d’une chose un observateur placé en un certain
point de l’espace. Il faudra y revenir. Quant au second point relevé
par le critique, la décomposition analytique de l’événement ou du
spectacle décrits, il y reconnaît un effet résultant de l’emploi de
l’imparfait dit par les grammairiens « pittoresque » – et pour
cause, car il y voit « un procédé de peintre ».
Brunetière ne
fait pas mystère de son hostilité à l’« intention de peintre » qui
animerait la littérature de Daudet et de quelques autres, ce
pictorialisme ayant pour conséquence que « sentiments et pensées
sont traduits dans le langage de la sensation » [7]. Héritier d’une psychologie toute classique, le
critique, comme la plupart de ses contemporains, distingue et
oppose, d’une part le cœur et l’esprit, d’autre part les sens – les
« idées » et les « sensations », pour reprendre le titre d’un livre
des Goncourt. La célèbre définition qu’il donne de l’impressionnisme
littéraire, comme « transposition systématique des moyens
d’expression d’un art, qui est l’art de peindre, dans le domaine
d’un autre art, qui est l’art d’écrire » [8], outre qu’elle lui
permet de remonter, via ladite « transposition », au
moins jusqu’à Gautier, indique bien l’objection principielle qu’il
élève contre ce style, même s’il se montre plus indulgent à l’égard
de Daudet que des Goncourt. Brunetière en tient en effet pour la
séparation des arts comme pour la distinction des genres. Assez
proche sur ce point de Lessing, il n’hésite pas, comme son
prédécesseur allemand, à sauter du descriptif (voici ce que fait
l’écriture impressionniste) au prescriptif (et c’est précisément ce
qu’il ne faut pas faire). De même qu’un tableau sur lequel
s’accumuleraient des objets en relief ne serait plus un tableau
– avec quelques décennies d’avance, Brunetière définit les
réfections de la forme « standard » du tableau par un trait
« contre-standard », ce qui donnera les collages cubistes et surtout
les combine paintings de Rauschenberg –, une
littérature qui s’essaie non seulement à dire les sensations, mais à
les faire sentir, à faire sensation, n’est plus de la
littérature : « […] il n’y a plus de littérature si ce sont les
choses elles-mêmes, et non plus les idées des choses que la langue
s’efforce d’évoquer » [9]. L’invocation, dans
les lignes qui suivent, de la distinction entre un art de l’espace
et un art du temps, entre la simultanéité et la successivité, achève
de faire de Brunetière, à l’heure de l’impressionnisme littéraire,
une sorte de Lessing français, quand l’auteur du
Laocoon réagissait lui au genre faux de la poésie
descriptive.
Toute différente
est la voie suivie par Paul Bourget dans son article « Paradoxe sur
la couleur », qu’il publie en 1881 à l’occasion de la sixième
exposition impressionniste [10]. Mesurant
l’écart qui sépare les écrivains contemporains de ceux de la
génération de 1830, il fait état d’un « changement », terme qu’il
préfère à ceux d’« amélioration » ou de « déformation » :
Examinez nos
écrivains actuels, par exemple, et comparez leurs descriptions à
celles des auteurs de la génération de dix-huit cent trente, vous
devinez du coup qu’ils ont appris à regarder à une autre école et
que leur œil a subi, comment faut-il dire ? une amélioration ou une
déformation ? À coup sûr un changement [11].
S’il est moins
hostile que Brunetière à ce qu’il commente, c’est parce qu’il se
situe sur un plan qui est celui du diagnostic psychologique et
adopte un point de vue que déploient pleinement les articles réunis
deux ans plus tard sous le titre d’Essais de psychologie
contemporaine, ouvrage suivi d’une édition augmentée, en
1885, dans laquelle il consacre un long chapitre aux Goncourt [12]. Dans son article de
1881, contemporain de la rédaction des Essais, à
l’argument de la modélisation, il en ajoute un autre, qui dessine la
seconde variante du modèle explicatif et que l’on dira
« culturaliste » (les cultural studies n’en sont en
effet pas très éloignées). Les deux lignes argumentatives sont
présentes tout au long de l’article. D’une part, après avoir cité la
description d’un marché dans En ménage de Huysmans,
Bourget commente :
N’est-il pas vrai
que l’écrivain a vu des objets, non plus leur ligne, mais leur
tache, l’espèce de trou criard qu’ils creusent sur le fond uniforme
du jour, et qu’alors la décomposition presque barbare de l’adjectif
et du substantif s’est faite comme d’elle-même : – les noirs de
casquettes… les coups de rouge des gilets [13]… ?
De fait, la
substantivation de l’adjectif épithète concret constitue l’un des
traits majeurs de l’écriture impressionniste. L’explication qu’en
donne Bourget est semblable à celle que Brunetière avançait à propos
d’un trait similaire, mais distinct, qui était moins un fait de
langue qu’un fait de sélection référentielle (d’un personnage,
mentionner d’abord ses cheveux noirs ou fauves). D’autre part, cette
« modification de l’organe » est mise au compte d’une « modification
bien plus profonde dans la race ». Bourget en voit le signe dans la
façon dont les physionomies contemporaines, telles qu’elles sont
perçues et représentées, effacent le dessin, le type, la charpente
au profit de la « vie changeante du teint ». On comprend donc que si
la littérature, pour Bourget, semble modélisée par la peinture,
c’est en vérité parce que l’une et l’autre témoignent d’un
« changement » profond survenu dans les attitudes mentales du fait
des conditions d’existence qui sont celles de l’homme moderne. On
comprend du même coup que les deux hypothèses explicatives sont
susceptibles de se combiner et que, de la sorte, littérature et
peinture sont aptes à entrer dans au moins deux types de rapports :
ou bien la littérature s’aligne purement et simplement sur le
matérialisme de la peinture (c’est l’hypothèse de Brunetière) ; ou
bien littérature et peinture, dans leur version impressionniste,
sont les symptômes d’une même attitude caractérisée par la
prédominance de la subjectivité (c’est l’hypothèse de Bourget).
Petite digression
sur la subjectivité
Il y a
subjectivité et subjectivité. Celle que vise Bourget, c’est celle
qui conjoint l’impressionnisme, pictural ou littéraire, au
réel de la sensation, et elle doit être différenciée,
comme telle, de la subjectivité qui se marque à travers la
représentation de la réalité. Le réel de la sensation
n’est pas celui de la subjectivité en tant que foyer de la
conscience individuelle, mais celui d’une subjectivité
préconsciente, ou comme on aime à dire en ces années-là, avant
Freud, « inconsciente », c’est-à-dire physiologique. Avant le stade
impressionniste, il y a eu place en littérature pour un traitement
subjectiviste des perceptions : l’exemple qui vient aussitôt à
l’esprit est celui de Fabrice à la bataille de Waterloo, ou encore
celui de Pierre Bezhoukhov à la bataille de Borodino. Mais ce
subjectivisme-là est affaire de réglages narratifs, lié qu’il est à
des dispositifs comme la focalisation interne ou le discours
indirect libre, qui visent à restituer la réalité telle que la
perçoit un individu singulier, et nul autre. Dans ce passage de
La Chartreuse de Parme que cite Gérard Genette : « Une
balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et
défigurait ce cadavre d’une façon hideuse ; il était resté avec un
œil ouvert » [14], si « la focalisation est
parfaite », c’est parce que l’énoncé narratif « se contente de
décrire ce que voit son héros » [15]. Les deux citations
données par Brunetière entrent exactement dans ce cadre.
La subjectivité
impressionniste, qui est susceptible de se combiner avec la
précédente, s’ordonne à un tout autre enjeu : il s’agirait cette
fois de la réalité telle que la percevrait tout individu
indifféremment, en tant qu’elle serait réductible au processus
physio-psychologique au gré duquel, comme dira Proust, les choses
viennent avant leur nom (les conditionnels soulignent le caractère
conjectural de cette reconstruction). Référée au schéma explicatif
d’époque, cette subjectivité trans-individuelle ne transite plus par
les cadres narratifs de la représentation, mais colore dans la masse
le grain morphosyntaxique de la phrase ; elle n’est plus liée
spécifiquement au récit, mais colonise le vers et toutes les sortes
de prose. Soit la description qu’Edmond de Goncourt donne dans son
Journal d’un kakémono de Ganku, qui représente un
tigre : « Le féroce, dans son déboulement ventre à terre d’une
colline, pareil au nuage noir d’un orage, est traité avec une
furia de travail dans une noyade d’encre de Chine, qui
lui donne une parenté avec les tigres de Delacroix » [16]. L’emploi remarquable qui est fait ici
d’un dérivé en -ment construit sur une base verbale
(consigné dans tous les relevés stylistiques depuis Brunot) pourrait
s’autoriser d’une hypothèse linguistique qui a été avancée par Renan
dans un passage de son livre intitulé De l’origine du
langage, et qui n’est guère éloignée de celle sur laquelle
s’étaya la notion d’une littérature impressionniste :
À la vue par
exemple d’un cheval au galop, d’une plaine blanche de neige, l’homme
se forme d’abord une image indivise : la course et le cheval ne
faisaient qu’un ; la neige et la blancheur étaient inséparables.
Mais par le langage l’acte de la course fut distingué de l’être qui
court, la couleur fut séparée de la chose colorée. Chacun de ces
deux éléments se trouva fixé dans un mot isolé, et le mot désigna
ainsi un démembrement de l’idée complète [17].
À suivre Renan,
le moment impressionniste de la prose française serait celui où
l’écriture littéraire, à défaut de pouvoir retrouver l’initiale et
originaire « image indivise » formée par la perception, endosse le
caractère analytique de la langue tout en s’efforçant de privilégier
la partie sensitive de l’idée sur la partie intelligible : en somme,
parti pris de la sensation, compte tenu d’un état de langue. De
manière a priori étrange, c’est du côté de Sartre qu’il
faudrait aller chercher la clé de ce type de formule. Georges
Raillard rappelle cette déclaration programmatique de l’entretien
« L’écrivain et sa langue » : « L’articulation n’est pas faite pour
exprimer le désir, mais le désir se glisse dans cette
articulation » [18]. Cette immixtion insinuante du désir dans la langue,
les écrits de Sartre en donnent plusieurs exemples – et il n’est pas
indifférent que la perception visuelle, et plus précisément encore
son traitement artistique soient à chaque fois en cause : « Voilà ce
que Masson veut peindre à présent : ni l’envol, ni le faisan, ni
l’envol du faisan : un envol qui devient faisan ; il passe dans le
champ, une fusée éclate dans les buissons, éclate-faisan : voilà son
tableau » [19]. Fort justement, Raillard met en rapport
une autre formulation risquée par Sartre, « la nage poissonne »,
avec une proposition de Leiris, dans « Métaphore » : « Et si je vois
un chien courir, c’est tout autant la course qui chienne » [20]. Tout cela serait affaire, selon Raillard, moins de
nomenclature que de mouvements, et de mouvements « inimaginables
hors le sujet ou l’objet qui les déterminent ». Des mouvements qui
seraient trans-objectaux, comme ils sont trans-individuels (et non
pas trans-subjectifs : il y a du sujet, mais il ne
s’affecte pas à un individu particulier).
Si l’on peut
rapporter cette recherche au « moment phénoménologique » de la
langue littéraire distingué par Gilles Philippe et Julien Piat,
c’est sous la condition expresse de marquer la filiation que
celle-ci entretient avec le moment précédent (attestée autrement,
quant à l’endophasie, par le lien bien connu entre Dujardin et Joyce
ou Larbaud) ; il ne s’agit pas pour autant de faire de Leiris et de
Sartre des émules de l’écriture artiste. Ce type de construction est
en effet présent dans la prose des Goncourt, plus précisément dans
le style ultime, la dernière manière d’Edmond. Si voir (et dire que
l’on voit) un sanglier débouler en galopant dans la neige est
certainement évocateur, combien plus l’est encore ce petit morceau
de prose : « Un sanglier détalant dans la neige. Une merveille que
ce déboulement galopant, où sont si bien dessinées, les délicates
pattes en mouvement, du lourd animal » [21]. La phrase ne dit
pas que l’animal galope, mais le montre : le
« déboulement galopant », c’est la forme prise par la
force quand celle-ci fuit sur la ligne à haute tension
que parcourent tous ensemble l’animal, le pinceau et la phrase. Le
mouvement du sanglier et celui du pinceau se confondent dans celui
de la phrase. C’est ainsi que la description d’un « premier jet » de
Hokusai emporte la phrase dans son mouvement en substantialisant les
processus et en mettant cul par-dessus tête la séquence progressive
du thème et du prédicat : « Et vraiment en la verve et la fièvre de
ce dessin, vous avez de ce cheval, le cabrement, de cet oiseau,
l’envolée, de ce singe, le prenant et l’agrippant de la patte » [22].
Le fondement
psychologique
La ligne
explicative développée par Bourget allait finir par s’imposer.
Certes, la nature même d’entreprises de type encyclopédique comme
l’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot
s’accommode assez mal de ce genre d’arrière-plan culturaliste. En
outre, sa méthode, comme celle de son disciple, Charles Bruneau,
toute positiviste qu’elle soit, n’est pas exempte de jugements de
valeur, en général dépréciatifs, étayés qu’ils sont par une approche
normative du fait linguistique, comme c’est encore plus
manifestement le cas, on le verra également, chez Gustave Lanson.
L’approche psychologique va connaître un double destin, et celui-ci
passe à chaque fois par l’Allemagne. D’une part, il y a la voie de
la psychologie culturelle, et il faut souligner ici le rôle joué par
Nietzsche, lecteur attentif des Essais de Bourget dont
il reprend les thèses sur la décadence dans Le Cas
Wagner (publié en 1888). Deux publications en particulier
vont illustrer cette approche : c’est la petite monographie d’Erich
Koehler, qui porte sur la « philosophie » du style des Goncourt et
qui n’est donc pas un ouvrage de stylistique [23] ; et
c’est surtout, de quelques années antérieure, l’ambitieuse synthèse
de Richard Hamann [24], qui se réclame notamment
de Jacob Burckhardt (Die Kultur der Renaissance in
Italien, 1860) et de Heinrich Wölfflin (Renaissance und
Barock, 1888 ; Die Klassische Kunst, 1898) pour
hisser l’impressionnisme au rang de ces grands prédicats
historico-esthétiques qui indexent une Weltanschauung.
Pour Hamann, l’attitude psychologique impressionniste affecte aussi
bien les modalités de l’exister que l’éthique, la philosophie et les
formes littéraires et artistiques.
La deuxième voie
va être frayée par les stylisticiens et les linguistes. Sur le plan
théorique, l’avancée la plus significative est celle qu’opère
Charles Bally dans son article « Impressionnisme et grammaire » [25]. Il y procède à une
extrapolation de grande envergure, puisque l’impressionnisme
caractérise désormais l’une des « deux tendances psychologiques
opposées » qui, selon lui, « interviennent dans la perception des
phénomènes et dans leur expression par le langage » [26]. Le socle épistémologique
sur lequel le disciple de Saussure place son analyse est donc celui
de la psychologie – qui forme l’horizon de la sémiologie
saussurienne, mais qui est aussi très solidement implantée en
Allemagne, notamment à travers les travaux du grand linguiste Karl
Vossler. Selon la première tendance, « l’esprit reste attaché de
préférence à l’impression initiale et s’y absorbe ». Ce mode
d’aperception, que Bally nomme « phénoméniste » ou
« impressionniste » (tout en précisant que ce dernier mot est pris
« dans son sens strictement étymologique, sans arrière-goût
artistique ou littéraire »), cette attitude, donc, « repose sur une
tendance subjective, une manière habituelle de voir les choses ». La
seconde tendance, qualifiée de « causale » ou « transitive », est
caractérisée, elle, par le fait que « la pensée se porte d’instinct
vers la recherche de la cause et de l’effet » et, à la différence de
la première, « elle relève de pures habitudes de pensée ». Dans son
étude, Bally s’appuie aussi bien sur des tournures idiomatiques
prises dans différentes langues que sur des exemples littéraires,
choisis, pour ce qui concerne l’attitude impressionniste (lato
sensu), dans la littérature… impressionniste (stricto
sensu). C’est ainsi qu’à propos des tours nominaux, dont il
remarque que cette littérature fait une « orgie » [27], il analyse en ces termes le syntagme des
blancheurs de colonnes :
[…] je n’ai
d’abord qu’une vague impression de blancheur, peu à peu seulement je
distingue des blancheurs ; puis je reconnais que ces
blancheurs sont des colonnes, et seulement alors je juge que les
colonnes ont ces blancheurs, sont
blanches [28].
Entre des
blancheurs de colonnes et des colonnes blanches,
la différence serait celle qui passe entre, d’une part, la sensation
pure que dénote l’autonomisation, par voie de substantivation, de ce
qui est donné ordinairement pour une qualité accidentelle (celle que
relaie l’adjectif) et, d’autre part, le concept
(désigné par le substantif) qui est attaché à la
substance des choses. La sensation contre l’idée, le
devenir-substance des qualités : nous sommes là au cœur du discours
sur l’impressionnisme, et même de ce qu’il faut bien appeler, nous
le verrons, la doxa impressionniste.
C’est bien pour
cette raison que l’article de Bally va servir de caution théorique
aux travaux qui verront le jour dans les années suivantes, aussi
bien en France qu’en Allemagne. Ces travaux, ce sont d’abord les
études monographiques de corpus : la thèse de Marcel Cressot sur le
style de Huysmans, publiée en 1938 [29], mais aussi une
impressionnante série de thèses soutenues en Allemagne, dès 1919,
dans le cadre des départements de romanistique [30]. Si beaucoup de
ces thèses sont dirigées par le grand romaniste Eugen Lerch [31], la psychologie culturelle
de Bourget et de Hamann et la psychologie linguistique de Bally
forment l’essentiel de leur soubassement intellectuel. La ligne
suivie par Bally reçoit dès 1927 un renfort de poids avec l’article
d’Elise Richter, autre grande romaniste (elle est professeur de
linguistique à l’université de Vienne) [32] : la tendance causale ou transitive de
Bally y reçoit le nom d’« expressionnisme ». Le riche potentiel
d’associations dont ce couple terminologique se trouvait désormais
porteur ne pouvait que lui assurer le plein succès – comme on peut
le vérifier avec la reprise des deux articles dans le volume
collectif publié à Buenos Aires en 1936 [33] et avec l’utilisation qu’en fait Cressot dans
sa thèse sur Huysmans et surtout dans son célèbre précis de
stylistique, où il prend soin à chaque fois de dissocier
l’impressionnisme psycho-linguistique de l’impressionnisme
historique [34].
Dans le contexte
des études littéraires, il n’est pas rare que des catégories
originellement historiques, comme celles de baroque, de classique,
de romantique ou d’impressionniste, fonctionnent de manière
transhistorique : Ernst Robert Curtius proposait, par exemple,
d’évider la notion de maniérisme de « tout son contenu
historico-artistique » pour la constituer comme le « dénominateur
commun de toutes les tendances littéraires opposées au classicisme,
qu’elles soient pré- ou postclassiques, ou contemporaines de
n’importe quel classicisme » [35]. En vérité,
les historiens de la littérature n’ont fait qu’adapter à leur
discipline un type de démarche qui a trouvé son premier champ
d’application dans l’histoire de l’art. Dans cette dernière
discipline, la périodicité cyclique repose sur l’extrapolation à
d’autres tranches chronologiques et / ou à d’autres cultures de la
matrice descriptive constituée à partir des traits définitoires d’un
style d’époque donné. Cette logique conduit à segmenter des styles
historiques et à y isoler des « moments » qui, d’une période à
l’autre, traduisent des constantes : pour Henri Focillon, par
exemple, tout style passe par un cycle faisant se succéder les
phases de l’archaïsme, du classicisme et du baroque ; c’est ainsi
qu’il y a un baroque classique et un gothique classique. Meyer
Schapiro, qui a donné une analyse de ces schémas descriptifs, a fait
observer justement qu’ils dérivent tous de l’histoire de l’art
occidentale, articulés qu’ils sont sur la succession irréversible
d’un nombre variable de phases, par exemple les styles archaïque,
classique, baroque (comme chez Focillon), impressionniste et
archaïsant : des historiens ont ainsi pu « retrouver » l’intégralité
de cette séquence dans l’art grec, l’art romain, l’art de l’Inde ou
celui de l’Extrême-Orient [36].
Permanence du
schéma explicatif
Toutes les
analyses produites depuis l’époque de Brunetière et de Bourget
reprennent le même matériel d’observations et lui appliquent le
schéma explicatif initial. Celui-ci y intervient soit sous sa forme
extensive (avec ses motivations psychologiques), soit sous une forme
restreinte au parallélisme avec la peinture (en particulier
impressionniste, voire pointilliste), soit enfin sous la forme
minimale des équivalences implicites induites par l’expression
métaphorique (comme avec le mot touches transféré de la
peinture à la littérature) ou par l’homonymie (par exemple, la
juxtaposition des touches et la
juxtaposition parataxique sont mises sur le même
plan) : si touche est de ces mots qui permettent de
passer sans crier gare d’un art à l’autre, les écrivains ayant
eux-mêmes donné l’exemple [37],
notation en est un autre, qui n’aura pas eu moins de
succès [38]. D’un bout à
l’autre de ce large corpus de commentaires stylistiques, la seule
différence notable réside dans le fait que les analyses les plus
récentes font l’économie des jugements normatifs qui orientaient le
propos de Brunetière et qui marquaient encore, à des degrés divers,
les observations de Lanson, de Brunot, de Bally et de Bruneau. Trois
« postes » stylistiques peuvent être retenus à titre d’échantillons
– la substantivation de l’adjectif, l’imparfait « pittoresque », la
construction parataxique –, qui font apparaître la résilience du
schéma explicatif, par-delà les inflexions axiologiques qu’il a pu
subir, depuis la condamnation au nom de la norme jusqu’à la
valorisation au nom du style, en passant par la description neutre
au nom de la science.
Depuis
l’observation de Bourget sur les noirs de casquettes de
Huysmans, les commentateurs ont fait un sort, pour ne pas dire un
triomphe, à ce type de tour. L’explication minimale consiste à
indiquer que la « caractérisation impressionniste », comme dans
l’agilité des poulains (Verlaine, dans
Sagesse), repose sur un substantif abstrait [39] ; ou, plus précisément, que les
abstraits issus de la substantivation des adjectifs ou des adverbes,
comme dans le sombre des feuilles sur le gris des murs
(Dujardin, dans Les Lauriers sont coupés), « mettent en
valeur l’impression », tandis qu’inversement, le pluriel des
déterminants indéfinis (des clartés) « concrétise
l’abstrait et exprime la discontinuité » [40]. Déjà, dans sa thèse sur
Huysmans, Cressot faisait du substantif abstrait, exemplifié par le
groupe des blancheurs de femmes, le support de la
« caractérisation par évocation », qu’il opposait à la
caractérisation épithétique, tout en en dégageant le fondement
psychologique :
[…] ce qu’éveille
à l’esprit une sensation, c’est tout d’abord la représentation du
phénomène par son appellatif, c’est-à-dire son classement dans une
catégorie pratique : le substantif correspond à ce mode
d’aperception immédiate, alors que l’adjectif suppose déjà une
élaboration intellectuelle et le classement du phénomène dans une
catégorie abstraite [41].
Dans son manuel,
Cressot ira plus loin encore en faisant sienne l’analyse que Bally
donnait du processus génétique à la faveur duquel s’effectue la
montée sémiotique de la phase préconceptuelle à la phase
conceptuelle. Tout se passerait comme si la sensation, flottante, ne
pouvait être arrimée qu’après-coup à un objet :
Il vaudrait aussi
la peine d’analyser les intentions d’un tour : des blancheurs
chevalines. Le promeneur a remarqué dans un pré des taches
blanches qu’il désigne par blancheurs. Il constate par la suite que
ces blancheurs sont des chevaux. Blancheurs de chevaux
ou blancheurs chevalines respecte la chronologie de la
perception (impressionnisme) ; chevaux blancs implique une
interprétation raisonnée, nous sommes dans l’expressionnisme [42].
C’est là la
version extensive du schéma explicatif [43]. Elle est assumée par Joëlle
Gardes-Tamine, qui se glisse dans les pas de Bally et de Cressot
avant de commenter le groupe la moiteur de la peau
(Huysmans, dans À rebours) :
Le phénomène est
saisi dans ce qu’il a de plus frappant, et contrairement au mode
d’organisation classique où les relations logiques sont clairement
explicitées, chaque élément est présenté en lui-même sans que l’on
se soucie de le relier à ses suites et à ses conséquences. On peut
donc également parler de style impressionniste. […] Avec la
construction substantivale, la phrase est censée reproduire le
mouvement de la perception : d’abord une impression, qui n’est
qu’ensuite analysée en termes rationnels [44].
En analysant elle
aussi ce type de tour, à travers le groupe des blancheurs de
femmes (il y aurait beaucoup à dire sur cette fixation
chromatique ou achromatique), Françoise Gaillard semble prendre le
contre-pied de l’approche grammaticale, puisqu’elle conteste
l’identification usuelle de ces adjectifs substantivés à des
abstraits : selon elle, de telles formations n’exemplifieraient pas
une réduction essentialiste du phénomène à l’idée (qui l’a jamais
prétendu ?), mais témoigneraient du primat de l’impression produite
par les taches par rapport à l’objet ou à la substance qui la
supporte. Sa décomposition du mouvement perceptif ne remet donc pas
en cause le postulat qui était au fondement de l’analyse de Bally ou
de Cressot, très clairement lisible chez ce dernier sous les dehors
d’un bergsonisme rampant, bien d’époque : « L’impressionnisme,
négligeant le rapport de cause à effet, s’en tient aux données
immédiates de la sensation » [45]. Françoise Gaillard, elle
aussi, différencie les deux moments, selon le principe du fusil à
deux coups (au premier coup, je reçois le choc de la sensation ; au
coup d’après, je reconnais l’objet qui en est la cause) :
« Qu’est-ce qui, en effet, a été vu ? D’abord des taches blanches
produisant sur l’œil un effet de blancheur presque aveuglant…
Ensuite des formes ont été distinguées, puis identifiées comme étant
des femmes » [46].
Dans l’imparfait
dit « pittoresque », dont Daudet use (et abuse), Brunetière voyait,
en toute logique littéraliste, un « procédé de peintre ». L’analyse
grammaticale de ce type d’imparfait fait apparaître qu’il tire sa
valeur de l’interférence entre l’aspect sécant attaché à l’imparfait
et l’aspect perfectif du verbe employé, en sorte que « les deux
limites temporelles du procès visé (pourtant très proches l’une de
l’autre dans le réel) ne sont pas prises en compte : le procès,
quoique bref, est présenté dans son déroulement » [47]. On sait que les Goncourt en firent grand usage
(pour ne pas dire qu’ils en abusèrent) ; il domine, par exemple,
tout le chapitre de Renée Mauperin sur la généalogie
des Villacourt : « Jean-Marie de Villacourt s’attachait au service
de France. Après la journée de Landrecies, le roi le faisait
chevalier et lui donnait l’accolade. Il était ensuite fait capitaine
de trois cents hommes de pied […] » [48]. L’emploi en est si
systématique que Flaubert put s’en émouvoir, d’une manière
faussement candide : « J’ai été irrité plusieurs fois par des
imparfaits dans la narration. Sont-ce des fautes typographiques ou
bien est-ce intentionnel ? » [49]. La description « objective » que les auteurs de
La Grammaire d’aujourd’hui donnent de l’effet produit
était déjà celle de Bourget dans ses Essais.
S’attachant à l’« emploi de formules singulières » par lesquelles
les Goncourt « donnent l’impression de la durée », il s’arrêtait à
ce temps « qui procure le mieux l’idée de l’événement indéfini, en
train de se réaliser et cependant inachevé ». Bourget, dont on ne
soulignera jamais assez la lucidité remarquable qui était (alors) la
sienne, ajoutait : « Pour me servir d’un terme de métaphysique
allemande, l’imparfait est le temps du “devenir” » [50]. Cette dernière
notion est au centre de l’analyse de Cressot :
L’impressionnisme
considère le monde extérieur en perpétuel devenir ; aussi perçoit-il
les faits surtout aspectivement dans leur durée et leur entourage,
et ceci nous expliquera la faveur dont jouira l’imparfait à l’époque
moderne, dont jouissent aussi chez les décadents les participes
passés (a pâli, pali) qui indiquent le stade d’une évolution, alors
que l’adjectif correspondant (pâle) est essentiellement
statique [51].
À ces approches
compréhensives, aux deux sens du terme, s’opposent celles de
Brunetière et de Lanson. Selon ce dernier, « l’usage des romanciers
naturalistes a conféré une valeur artistique à l’imparfait de
l’indicatif » [52]. Pour
Lanson, comme pour Brunetière, une telle valeur résulte d’un
détournement illégitime des emplois « propres » (il s’appuie sur la
Grammaire comparée de la langue française de Cyprien
Ayer, publiée en 1876) :
On le détourne de
ces emplois, et on l’applique à la description de façon que,
retenant et comme fixant tous les détails successifs du récit par
l’imparfait qui implique prolongement de durée et simultanéité, on
les coordonne en un tableau [53].
Pour l’auteur de
L’Art de la prose, autre prétendant au titre envié de
Lessing français, l’imparfait pittoresque étend à la prose une
prérogative de la peinture [54]. Là où les présents et
les passés narratifs « donnent au style cette réalité pure que
traduit l’image de la glace sans tain », l’imparfait dévoyé
introduit une opacité : il « compose un réalisme artistique et fait
voir les actions comme sur la toile d’un peintre. Il est le temps
pittoresque de notre langue ». « Pittoresque », vraiment ? « Procédé
de peintre », en vérité ? Les auteurs de La Grammaire
d’aujourd’hui précisent que « l’effet produit est,
mutatis mutandis, analogue à ce qu’est au cinéma le
ralenti » : le changement de référence médiale (de la peinture au
cinéma) en dit long sur les paradigmes qui structurent nos horizons
d’intelligibilité et devrait nous mettre en garde contre les
amalgames que favorisent les métaphores et les comparaisons [55].
La mise en garde
devrait valoir également pour les nombreuses analyses dont a été
l’objet la phrase impressionniste, caractérisée essentiellement par
la parataxe. Ferdinand Brunot notait, en 1899, que les mots, pour
les Goncourt, « doivent être placés là où les demande l’ordre des
sensations » [56], et il en donnait
cet exemple, tiré de l’Histoire de la société française
pendant la Révolution : « Les voix du gynécée ne parlent pas
en ces voix du forum, et ils agissent et ils passent, ces hommes
puissants, seuls ». La présentation que Jules Marouzeau, en 1946,
donne de la parataxe fait prévaloir plus nettement le point de vue
normatif, puisqu’il la rattache à l’incapacité foncière dont
témoigne sa structure de base, qui est la juxtaposition : « La
juxtaposition pure et simple des membres de l’énoncé est
caractéristique d’un esprit qui ne sait pas ordonner sa matière, qui
exprime sa pensée au fur et à mesure qu’elle se forme, antérieure à
toute fixation » [57].
La suite de l’analyse introduit la comparaison avec la peinture, en
particulier avec celle des peintres pointillistes :
Cette
construction, dite quelquefois paratactique, est caractéristique de
certains écrivains qui procèdent dans un exposé par petits sauts,
dans une description par touches de couleurs juxtaposées, et que
l’on peut comparer de ce fait aux peintres dits
« pointillistes ».
Le commentaire de
Marouzeau donne un aperçu assez complet de l’état de la question.
L’idée selon laquelle la construction parataxique « exprime » une
pensée en formation était présente chez Bourget, pour qui cette
« pensée » inchoative reste engagée dans les sensations : « La prose
nouvelle, pour suivre de plus près les sensations, renverse l’ordre
de la phrase », en sorte que celle-ci, chez les Goncourt, « se brise
en mille petits effets de détails, en mille singularités de syntaxe
et de vocabulaire » [58]. Si le parallélisme avec la peinture n’est pas
nommément désigné, il est fortement suggéré par les sèmes spatiaux
que développe la sélection lexicale. Brunetière n’avait pas de ces
prudences. Fidèle à son hypothèse (la modélisation de la littérature
par la peinture), il s’arrête aux phrases sans verbe et en réfère
l’origine à cette « même intention de peintre » qui, selon lui,
préside à l’emploi de l’imparfait pittoresque. À le lire, on ne sait
trop ce qu’il y a de plus suppliciant pour lui, d’une peinture qui
ne fait qu’esquisser ou d’une prose qui ne fait qu’esquiver :
À cette même
intention de peintre rapportez aussi ces phrases suspendues, où le
verbe manque, et par conséquent la construction logique. Le lecteur,
involontairement, cherchera ce verbe qui manque, il l’attendra du
moins, mais, tandis qu’il l’attendra, tous les traits, un à un, que
le peintre a rassemblés se graveront dans l’esprit pour y former
l’impression que le peintre a voulu susciter, et la vision durera
jusqu’à ce qu’elle soit chassée par une autre [59].
La comparaison
avec la peinture et le point de vue normatif commandent également la
longue diatribe de Lanson dans les conseils qu’il prodigue aux
jeunes personnes, qui n’en demandaient sans doute pas tant.
Renouvelant l’exploit du marteau-piqueur contre la mouche, la phrase
lansonienne, hyperconstruite, s’énonce en faisant le contraire de ce
qu’elle dénonce :
On aime
aujourd’hui à défaire ses phrases, à ne plus les construire, à
braver l’antique et régulière structure des propositions, à jeter
les sujets sans verbe au milieu d’une mer d’épithètes et de
compléments, à greffer d’étranges et singulières incidentes sur le
tronc des phrases, à faire chevaucher les prépositions les unes sur
les autres, à supprimer toutes les articulations des périodes, tous
les mots qui liaient les termes expressifs, et les assemblaient
selon les exigences de la syntaxe, pour ne laisser subsister que ces
termes expressifs, dépositaires de l’impression et du sentiment,
qu’on plaque les uns à côté des autres comme des couleurs sur la
toile, sans rien qui les assemble ou les sépare que les seules lois
de l’accord et de l’opposition des tons [60].
Pour ceux qui
n’eussent pas encore compris, il devait être clair que l’exemple à
ne pas suivre était celui-là même « du style disloqué et de la
phrase impressionniste ». Les mêmes préventions sont perceptibles
dans L’Art de la prose, qui suggère le parallèle de la
prose goncourtienne avec la peinture en filant les métaphores, en
cultivant les homonymies (« mots intenses », « termes juxtaposés »)
et surtout en recourant au terme pointillé, qui évoque,
même aux lecteurs de l’époque, le pointillisme des
néo-impressionnistes :
Ils [les
Goncourt] pratiquaient avec constance un impressionnisme exaspéré,
dont le principe est de n’employer que des mots intenses et de les
juxtaposer dans la phrase en rejetant tout ce qui ne serait que
liaison logique, tous les intermédiaires qui amortiraient et
fondraient les tons ; c’est un pointillé violent où se mêlent les
vibrations des termes juxtaposés, parfois avec un éclat heureux,
parfois avec une durée criarde [61].
Une génération
plus tard, Cressot, dans son ouvrage sur Huysmans, renoue avec
l’approche objective de Bourget : pour lui aussi (comme pour
Marouzeau, qui ne partage cependant pas cet objectivisme), la phrase
impressionniste restitue l’« ordre de l’apparition des faits ou des
sentiments » au gré d’une construction progressive (ou, mieux,
processuelle) qu’il compare, sans plus de détours, au
« pointillisme » et qu’il explique par une « parenté avec les
peintres impressionnistes » [62]. Cette double ligne
explicative, psycho-linguistique et intermédiale, sera maintenue
dans le manuel de 1947 :
L’impressionnisme,
négligeant d’établir les rapports de cause à effet, penchera tout
naturellement pour une phrase courte ; il juxtapose les faits à
mesure qu’ils arrivent à la conscience, laisse à chacun son
individualité, d’où une ligne discontinue, ce qu’on appelle le
pointillisme, et de fréquentes discordances rythmiques propres à
noter ou à suggérer les incidents de la perception. Sans doute des
phrases d’une certaine importance s’y pourront rencontrer : le
débordement du cadre initial, l’absence de structure rigoureuse
témoigneront de la même tendance [63].
Dans le corps de
son ouvrage, Cressot n’hésite pas à tracer un continuum
stylistique entre l’écriture artiste, certaines tournures
mallarméennes et le surréalisme :
Il s’agit de
substituer à l’ordre logique ou aux rapports explicitement marqués
un ordre qui sera commandé par le désir d’exprimer immédiatement
l’ordre réel des sensations ou des sentiments ou par la volonté de
considérer d’abord l’agencement des sonorités et les rythmes [64].
Là où Cressot
fait état d’une « parenté » entre les écrivains impressionnistes et
les peintres de la même école, Henri Mitterand parle d’une
« influence » de ceux-ci sur ceux-là et met en place un système
analogique censé rendre compte des similitudes entre les deux
arts :
La vision
artiste, en effet, dissocie, désintègre, éparpille les ensembles en
une multitude de touches ou de notations qui épuisent la totalité
des éléments d’une impression, mais rendent en même temps le
caractère fortuit et hétéroclite de leur rencontre [65].
Après avoir cité
une page de Charles Demailly, le critique se sent fondé
à conclure : « L’œil du lecteur papillote et s’éblouit devant un
kaléidoscope déréglé […] ». C’est sur le même genre d’équivalences
qu’un autre auteur peut comparer la phrase de Flaubert à la
construction par juxtaposition de touches dans la peinture
impressionniste :
À la manière des
touches de peinture juxtaposées dans un tableau impressionniste, les
pluriels, en particulier dans les descriptions, souvent associés à
des articles indéfinis particularisateurs, traduisent l’émiettement
et l’instabilité des impressions qui ne sont pas recomposées dans un
tout logique [66].
Après quoi peut
être réintroduite l’explication psychologique, inchangée elle aussi
depuis l’époque de Bourget : « La phrase se développe par
juxtaposition, par ajouts successifs, souvent de participes ou de
relatives, et on parle parfois de phrase en escalier qui procède par
paliers. Elle tente ainsi de reproduire l’inscription de la
perception dans le temps ». Au terme de cette chaîne, plus d’un
siècle après Brunetière et Bourget, la prédilection de l’écriture
artiste pour la parataxe est imputée au fait que « celle-ci lui
permet d’accumuler les sensations sans les hiérarchiser, en
démembrant l’énoncé dans une sorte de pointillisme
syntagmatique » [67]. Maintenant que le
schéma explicatif s’est en quelque sorte naturalisé et a été
complètement intériorisé, il n’est plus même nécessaire de faire
état de son soubassement psychologique : des transferts
métaphoriques sauvages permettent de construire un système
analogique reposant ni plus ni moins sur l’assimilation de la
fragmentation optique et de la fragmentation syntagmatique.
Un observateur
non prévenu des faits de langue peut déjà avoir des doutes sur la
pertinence de ces analogies et du schéma explicatif qui les
sous-tend. Ainsi, Vendryès, lorsqu’il étudiait le langage affectif,
le caractérisait par la disjonction des éléments que la phrase
écrite tente d’organiser et par la dilution des limites de la phrase
grammaticale, ainsi qu’il ressort de la comparaison entre ces deux
phrases [68] :
L’homme que vous
voyez là-bas assis sur la grève est celui que j’ai rencontré hier à
la gare.
Vous voyez bien
cet homme, – là-bas, – il est assis sur la grève, – eh bien ! je
l’ai rencontré hier, il était à la gare.
Avec cette
deuxième formulation, on est assurément très loin de l’écriture
artiste et de la syntaxe impressionniste… Tous les commentateurs
n’ont pas pris la précaution de démarquer des énoncés oraux
inorganiques la phrase impressionniste, qui est et demeure un
artefact littéraire, comme l’avaient bien vu Cressot et
Marouzeau [69].
Quant à
l’adjectif substantivé, il n’est pas, comme on l’a dit et répété
depuis la fin du XIXe siècle, l’analogon
verbal d’on ne sait quelle prédication anté-nominale des
sensations : pas plus qu’aucune autre catégorie grammaticale, il
n’échappe à la conceptualité que suppose le continuum mental auquel
s’arriment par une face (le signifié) les mots du langage. S’il ne
fait pas droit à une quelconque antériorité de la sensation sur le
concept (celui-ci étant indûment identifié, pour les besoins de
l’analyse, au nom de chose), du moins inscrit-il dans le discours le
possible d’un autre découpage linguistique du monde, en indexant le
lexique non sur le répertoire encyclopédique des noms de choses,
mais sur la palette, en principe illimitée, des noms de qualités.
Si, au lieu de dire d’un vieux bois qu’il est noueux, excorié,
liégeux, j’évoque « le noueux, l’excorié, le liégeux d’un vieux
bois » [70], ce n’est pas parce que
je sentirais d’abord ces qualités (causalité « impressionniste »),
mais c’est pour extraire du concept de bois les
qualités perceptuelles par lesquelles il intègre de nouveaux
ensembles, de nouvelles séries, celles des choses noueuses,
excoriées, liégeuses (finalité « artiste »).
À pousser plus
loin l’analyse, tout donne à penser que l’impressionnisme ou le
phénoménisme littéraire est la réponse proprement littéraire à un
état de la question qui met en jeu moins la représentation du
réel des sensations, que la représentation de cette
représentation. Avant même les auteurs de La Langue
littéraire, Jacques Dubois se montrait extrêmement prudent
dans le maniement de ce genre de corrélations, ainsi qu’en témoigne
une formule comme celle-ci : « […] les Goncourt en restent à une
notation analytique qui semble reproduire les étapes de
la découverte du site par l’œil » [71].
On ne peut qu’approuver la démarche suivie par les auteurs de
La Langue littéraire pour rendre compte de ce qu’ils
nomment le « moment impressionniste » et trouver pleinement justifié
qu’ils en reconduisent la compréhension à la formation de l’écriture
littéraire. Mais il est regrettable qu’ils ne fassent pas état de
l’arrière-plan de croyances qui a légitimé la construction de la
notion d’impressionnisme littéraire [72].
Il est vrai qu’en poursuivant sur cette voie-là, on continue à
« faire » non de la stylistique, mais de la métastylistique. C’est
donc à cet arrière-plan qu’il faut enfin en venir.
Les présupposés
théoriques
La notion
d’impressionnisme littéraire, dans les années où elle se forme,
reconduit les deux présupposés sur lesquels s’est construite la
doxa de l’impressionnisme pictural telle qu’elle a
cours chez les peintres, les critiques et les premiers historiens du
mouvement [73]. Le
premier de ces présupposés est phénocentriste : le peintre
peint / l’écrivain décrit ce qu’ils
voient. Autrement dit, l’expression se trouve
subordonnée causalement et temporellement à la phénoménalité, le
pictural ou le verbal au visuel. Ce présupposé repose donc sur une
base réaliste-naturaliste, et celle-ci, s’agissant du rapport du
verbal au visuel (pictural ou non), loin d’attester la factualité
d’une genèse, témoigne d’une véritable croyance [74]. Le second présupposé est
perceptiviste : le peintre ou l’écrivain voient ce
qu’ils sentent, le phénomène étant caractérisé, à
chaque fois, par le primat de la sensation. Ces deux présupposés
opèrent donc dans chacun des deux domaines concernés, pictural et
littéraire. Du côté de l’écriture, leur liaison est parfaitement
mise en évidence dans l’article que Zola a consacré aux Goncourt,
qui roule tout entier sur cette thématique, associée à une
prédominance de leur nature nerveuse, voire névrosée. Leur « façon
particulière de sentir » est ce qui fonde leur « expression
originale » [75] :
MM. de Goncourt,
pour leur part, ont apporté une sensation nouvelle de la nature.
C’est là leur trait caractéristique. Ils ne sentent pas comme on a
senti avant eux. Ils ont des nerfs d’une délicatesse excessive, qui
décuplent les moindres impressions [76].
Pour cerner ce
qui est en jeu dans le moment impressionniste tel que le comprennent
les contemporains, il est nécessaire de remonter aux mythes qui
circulent autour de l’impressionnisme pictural. Parmi beaucoup
d’exemples, on n’en retiendra qu’une expression : c’est une
déclaration de Monet, reproduite par Lilla Cabot Perry dans son
témoignage sur le maître de Giverny, publié en 1927 :
Quand vous sortez
pour aller peindre, essayez d’oublier les objets devant vous,
l’arbre, la maison, le champ ou autre chose. Songez seulement :
voici un petit carré de bleu, une tache oblongue de rose, un trait
de jaune, et peignez-les juste comme vous les voyez, cette couleur
et cette forme précises, jusqu’à ce que votre impression naïve de la
scène soit rendue [77].
Toute la
construction de ce texte repose sur l’articulation des deux
présupposés, lesquels sont partagés non seulement par la plupart des
peintres impressionnistes, mais aussi par des peintres antérieurs à
l’impressionnisme, comme Courbet et Turner, ou extérieurs à lui,
comme Cézanne, et se retrouvent jusque dans le discours de la
critique d’art la plus avancée de l’époque, acquise aux idées de la
nouvelle peinture (Jules-Antoine Castagnary, Philippe Burty, Ernest
Chesneau, Edmond Duranty, Théodore Duret, entre autres, pour ne pas
parler de Laforgue) [78]. D’une part, donc, le discours tend à écraser le fait
pictural sur la perception de la nature par l’artiste : le tableau
fait l’objet d’une sorte de déni, la peinture étant posée comme une
affaire de vision. D’autre part, le discours des peintres et des
critiques affirme le primat de la sensation sur l’idéation. Ces deux
présupposés sous-tendent tout le travail d’explication
rationalisante entrepris autour d’un stylème impressionniste comme
la substantivation d’un adjectif concret, par exemple de couleur
(des noirs de casquettes, des blancheurs de
colonnes, etc.). D’après les analyses qui en ont été données
depuis Bourget, cette construction ne serait pas autre chose que
l’analogon verbal du système à double détente autour
duquel se structure la perception : la sensation me touche au
premier coup, quand la conceptualisation ne se ferait qu’après-coup.
Je sens d’abord, je conçois ensuite. Plus encore que le propos de
Monet, la délicieuse anecdote qui montre Courbet sur le motif donne
à comprendre le mécanisme de cette reconstruction génétique qui,
menant de la sensation à la conception, témoigne d’une confiance
qu’il serait tentant de dire « aveugle » dans les pouvoirs d’une
vision pure, d’un voir sans savoir. Elle est rapportée par Francis
Wey :
Il me souvient
qu’un jour, devant la pente au-delà de laquelle se relève le coteau
de Mareil, il me désigna au loin un objet en disant : « Regardez
donc là-bas, ce que je viens de faire ! ».
C’était un
certain bloc grisâtre, dont à distance, je ne me rendis pas compte ;
mais jetant les yeux sur la toile, je vis que c’était un massif de
fagots. « Je n’avais pas besoin de le savoir, dit-il, j’ai fait ce
que j’ai vu, sans m’en rendre compte », (puis, se reculant devant
son tableau, il ajouta) : « Tiens, c’est vrai, c’étaient des
fagots » [79].
Le présupposé
perceptiviste connaît une version profane et une version
scientifique, indépendantes l’une de l’autre, mais convergeant sur
certains points. La version profane trouve sa formulation la plus
éclatante, ce qui en explique la fortune ultérieure, dans la théorie
de l’œil innocent exposée par Ruskin dans ses Elements of
Drawing :
Toute la force
évocatrice de la technique picturale dépend de la possibilité pour
nous de retrouver ce que nous pourrions appeler l’innocence du
regard ; c’est-à-dire une sorte de perception enfantine de
ces taches plates et colorées, vues simplement en tant que telles,
sans que nous prenions conscience de leur signification – comme
pourrait les voir un aveugle qui, tout à coup, recouvrerait la
vue [80].
Dans la suite de
son texte, Ruskin évoque l’expérience que l’on peut avoir de la
couleur de l’herbe et des primevères selon la lumière. Cette
charmante expérience champêtre se retrouvera, comme on sait (mais
par quelles voies ?), dans les apologues expérimentaux de Bally et
de Cressot voyant des blancheurs avant d’y reconnaître, noblement,
des colonnes ou, prosaïquement, des chevaux, quand d’autres (parfois
les mêmes), libidinalement, y repèrent des femmes… Comme l’indique
la référence de Ruskin à l’aveugle, il est permis de voir dans
l’allégation d’« une sorte de perception enfantine » la résurgence
de certaines des thèses de l’empirisme et du sensualisme du siècle
précédent : c’est sans doute la raison pour laquelle les versions
équivalentes que l’on en trouve en France ne sont pas toutes dues à
la diffusion directe des écrits de Ruskin. Ce véritable mythe visuel
est fondé sur l’idée selon laquelle il serait possible, sous
certaines conditions, de « se refaire un œil naturel », selon
l’expression de Laforgue [81], c’est-à-dire
d’avoir accès à la sensation purement visuelle, à la sensation telle
qu’elle se manifeste in statu nascendi, avant qu’elle
ne soit relayée par les processus intellectuels et rapportée aux
choses perçues, et donc sues, aux choses connaissables et nommables.
Ce main stream de la doxa impressionniste
va connaître une très large diffusion bien au-delà de
l’impressionnisme : la trace s’en retrouve chez le Valéry de
l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci [82], chez
Bergson [83], chez Proust [84], et il n’est pas jusqu’à
la fameuse déclaration liminaire du Surréalisme et la
Peinture – « L’œil existe à l’état sauvage » [85] – qui ne s’enroche sur ce soubassement
anti-intellectualiste.
La version
scientifique, c’est celle que livre la théorie associationniste de
la perception, dominante entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du
siècle suivant, moment où elle sera supplantée par la théorie de la
Gestalt [86]. Le public français
a pu se familiariser avec elle à travers l’ouvrage de Taine,
De l’intelligence, publié en 1870, qui est l’un des
actes fondateurs de la psychologie moderne. Parfaitement suggestif
est le passage dans lequel Taine analyse la formation des sensations
chromatiques et positionnelles, puis le travail associatif des
images, étape nécessaire à la mise en place du « simulacre »
perceptuel, dans lequel interviennent la nomination et
l’interprétation :
Il y a devant
moi, à trois pieds de distance, un livre relié en cuir brun, et
j’ouvre les yeux. Dans mes centres optiques naît une certaine
sensation de couleur brune ; dans d’autres centres naissent des
sensations musculaires provoquées par l’accommodation de l’œil à la
distance, par le degré de convergence des deux yeux, par la
direction des deux yeux convergents ; celles-ci varient en même
temps que la sensation de couleur brune, à mesure que l’œil, en se
mouvant, suit le contour et les portions diversement éclairées du
livre. Deux séries de sensations dont l’emplacement est dans la
boîte du crâne : voilà les matériaux bruts. – Tout le travail
ultérieur consiste en un accolement d’images. Grâce à l’image
associée des sensations musculaires qui conduiraient le toucher
explorateur jusqu’au livre et tout le long du livre, la sensation de
couleur, qui est nôtre, cesse de nous sembler nôtre et nous paraît
une tache étendue située à trois pieds de notre œil. – Grâce à
l’image associée des sensations de contact et de résistance
qu’éprouverait alors le toucher explorateur, la tache nous semble
une étendue solide. – Grâce à l’image associée des sensations
qu’éprouverait en tout temps tout être semblable à nous, qui
recommencerait la même expérience, il nous semble qu’il y a à cet
endroit un quelque chose permanent, indépendant, capable de
provoquer des sensations, et que nous appelons matière. – Ainsi naît
le simulacre interne, composé d’une sensation aliénée et située à
faux, d’images associées, et, en outre, chez l’homme réfléchi, d’une
interprétation et d’un nom qui isolent et posent à part un caractère
permanent inclus dans le groupe. – Ce simulacre change à chaque
instant avec les sensations qui lui servent de support. Sur chaque
support nouveau, les images ajoutées construisent un nouveau
simulacre, et l’esprit se remplit d’hôtes innombrables, population
passagère à laquelle, pièce à pièce, correspond la population du
dehors [87].
Le schéma
descriptif de la théorie associationniste repose sur deux niveaux :
le niveau des sensations élémentaires est constitué par les
corrélats corticaux des influx transmis par les récepteurs, chaque
sensation correspondant à un stimulus déterminé ; ces sensations
élémentaires s’organisent en des ensembles structurés et
fonctionnels sous l’action de processus d’association. La perception
qui en résulte n’est que le produit de l’addition des sensations.
Les opérations mentales, telles que les jugements et les inférences,
n’interviennent qu’à ce second niveau. La théorie associationniste
formalise donc le découplage entre les sensations et les opérations
cognitives qui les prennent en charge. Il existe cependant une
différence fondamentale avec la version profane : alors que le mythe
de l’œil innocent dote la sensation visuelle d’une autonomie
effective et accrédite l’idée qu’il serait possible de l’isoler et
de la retrouver « à volonté » (comme Baudelaire le disait de
l’enfance) [88],
la théorie associationniste ne peut admettre une telle possibilité.
Quoi qu’il en soit, cette théorie a été complètement abandonnée. La
plupart des théories ultérieures ont mis l’accent sur les effets de
feed-back qui lient entre eux les trois étages du
sensoriel, du perceptif et du cognitif, lesquels ne sont plus
distingués que pour les besoins de l’analyse : le niveau sensoriel
couvre les relations entre stimuli, les mécanismes physiologiques
qu’ils font jouer et les circuits nerveux par lesquels l’information
est transmise ; le niveau perceptif est celui où se mettent en place
les organisations perceptives complexes telles que la discrimination
de la figure et du fond, l’opposition entre formes stationnaires et
formes mobiles ou la distinction des objets en trois dimensions ; le
niveau cognitif, enfin, est constitué par les représentations
perceptives et par les significations données aux différentes
organisations perceptives.
Même s’il a perdu
la caution scientifique qui pouvait l’étayer, le mythe de l’œil
innocent a continué de rallier les suffrages d’un certain nombre
d’artistes, d’écrivains et de critiques d’art, et il est encore
assumé par beaucoup de critiques littéraires et d’historiens de la
littérature qui, étudiant l’impressionnisme littéraire, reprennent
pratiquement tels quels les schémas explicatifs de leurs
prédécesseurs [89]. En
revanche, chez la majorité des historiens d’art, le mythe visuel ne
remplit plus aucune fonction dans l’analyse de l’impressionnisme en
tant que fait pictural [90], mais intervient
exclusivement comme connaissance d’arrière-plan, au titre d’artefact
critique mobilisé par les peintres et les critiques à des fins
d’auto-justification, le discours historique devant intégrer « la
perspective selon laquelle la vision innocente peut aujourd’hui
encore être prise en considération comme postulat d’une théorie
esthétique » [91]. Il est
indéniable que la notion d’impressionnisme littéraire a joué un rôle
crucial dans la prise de conscience par elle-même de la langue
littéraire et qu’à ce titre une mise en perspective historique de
celle-ci doive la prendre en compte « comme postulat d’une théorie
esthétique ». Mais le schéma explicatif par lequel elle se
justifiait et la théorie de la perception à laquelle celui-ci
s’adossait ne sauraient être réassumés tels quels par l’analyse des
faits littéraires correspondants. Encore une fois, ce n’est qu’à la
faveur d’un travail métastylistique sur les postulats et les
présupposés de l’analyse stylistique proprement dite que celle-ci
peut être délestée de la charge d’impensé qu’elle véhicule, à
l’instar de toutes les sciences humaines et sociales. En tant que
système causal visant à renvoyer le phrasé au perçu et le perçu au
senti, l’impressionnisme littéraire fait partie de ces constructions
de pensée, de ces artefacts théoriques qui forment un paradigme.
1 | Ferdinand Brunetière,
« L’impressionnisme dans le roman » [1879], Le Roman
naturaliste, 7e éd., Paris, Calmann-Lévy, 1896,
p. 75-102. | 2 | Edmond de Goncourt, Les Frères Zemganno,
Paris, G. Charpentier, 1879, préface, p. VIII. | 3 | La Langue littéraire. Une histoire de la prose
en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Gilles Philippe
et Julien Piat (dir.), Paris, Fayard, 2009, en particulier
p. 91-102, 156-159 et 367. | 4 | Ibid., p. 91, ainsi que les citations
suivantes (dans le chapitre intitulé « La langue littéraire, le
phénomène et la pensée », dû à Gilles Philippe). | 5 | Histoire
de la langue et de la littérature française des origines à 1900, Louis Petit de Julleville (éd.), Paris, A. Colin, 1899,
t. VIII, Dix-neuvième siècle. Période contemporaine
(1850-1900). On se reportera aux deux sections suivantes :
« L’impressionnisme », p. 183-202, par Georges Pellissier, auteur du
chapitre sur le roman ; « Les impressionnistes », p. 776-782, par
Ferdinand Brunot, auteur du chapitre sur la langue. | 6 | Ferdinand Brunetière,
« L’impressionnisme dans le roman », p. 83 (les italiques sont de
Brunetière), ainsi que la citation suivante. | 7 | Ibid.,
p. 86. | 8 | Ibid., p. 87. | 9 | Ibid., p. 97. Pour la notion de traits
« standard » et « contre-standard », voir Kendall Walton,
« Catégories de l’art » [1970], Claude Hary-Schaeffer (trad.), in
Esthétique et poétique, Gérard Genette (éd.), Paris,
Seuil (Points ; 249), 1992, p. 108-109. | 10 | Paul Bourget, « Paradoxe sur la couleur » [1881], in
Les Écrivains devant l’impressionnisme, Denys Riout
(éd.), Paris, Macula, 1989, p. 316-320. Le texte a été publié dans
Le Parlement, jeudi 14 avril 1881. | 11 | Ibid., p. 318. Il faut rappeler que
Bourget prête les idées exposées dans le texte à un interlocuteur
qui a la « manie des idées générales ». | 12 | Paul Bourget, « Edmond et Jules
de Goncourt », Essais de psychologie contemporaine
[1883-1885], André Guyaux (éd.), Paris, Gallimard (Tel ;
233), 1993, p. 311-342. Dans son essai sur les Goncourt, sans faire
référence à l’impressionnisme, Bourget met en évidence les éléments
grammaticaux qui permettent selon lui de « suivre de plus près la
sensation », d’en « égaler la singularité » et d’en « reproduire la
vérité minutieuse » (ibid., p. 335 ; la notion de
« transposition » est abordée p. 339). | 13 | Paul Bourget, « Paradoxe sur la couleur », p. 319,
ainsi que la citation suivante. | 14 | Stendhal,
La Chartreuse de Parme, Henri Martineau (éd.), Paris,
Garnier frères, 1961, p. 38. | 15 | Gérard Genette, « Discours du récit », Figures
III, Paris, Seuil, 1972, p. 209. | 16 | Edmond et Jules de Goncourt,
Journal. Mémoires de la vie littéraire, Robert Ricatte
(éd.), Paris, R. Laffont (Bouquins), 1989, t. III, p. 1047
(14 décembre 1894). | 17 | Ernest Renan, De l’origine du langage
[1857], 6e éd., Paris, Calmann-Lévy, 1883,
p. 31-32. | 18 | Jean-Paul
Sartre, « L’écrivain et sa langue » [1965], cité dans Georges
Raillard, « La nage poissonne », Obliques, 24-25, 1981,
Sartre et les arts, Michel Sicard (dir.),
p. 33. | 19 | Jean-Paul
Sartre, « Masson » [1948], cité dans Georges Raillard, « La nage
poissonne », p. 33. | 20 | Michel Leiris, « Métaphore »
[1929], cité dans Georges Raillard, « La nage poissonne »,
p. 34. | 21 | Edmond de Goncourt, Hokousaï, Paris,
G. Charpentier, 1896, p. 294. | 22 | Ibid.,
p. 326. | 23 | Erich Koehler, Edmond und
Jules de Goncourt. Die Begründer des Impressionismus. Eine
stilgeschichtliche Studie zur Literatur und Malerei des
19. Jahrhunderts, Leipzig, Xenien-Verlag, 1912. | 24 | Richard
Hamann, Der Impressionismus in Leben und Kunst,
Cologne, M. Dumont-Schauberg, 1907. | 25 | Charles Bally,
« Impressionnisme et grammaire », in Mélanges d’histoire
littéraire et de philologie offerts à M. Bernard Bouvier,
Genève, Éditions Sonor, 1920, p. 261-279. | 26 | Ibid., p. 261,
ainsi que les citations suivantes. | 27 | Ibid.,
p. 277. | 28 | Ibid., p. 268. | 29 | Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de
J.-K. Huysmans. Contribution à l’histoire de la langue française
pendant le dernier quart du XIXe siècle,
Genève, Droz, 1938, en particulier p. 14-18, sur les rapports entre
impressionnisme et écriture artiste. | 30 | Georg Loesch, Die
impressionistische Syntax der Goncourt (Eine
synktatisch-stilistische Untersuchung), Nuremberg, B. Hilz,
1919 ; Daniel Wenzel, Der literarische Impressionismus
dargestellt an der Prosa Alphonse Daudets, Munich, F. Straub,
1928 ; Alfons Wegener, Impressionismus und Klassizismus im
Werke Marcel Prousts, Francfort-sur-le-Main,
Carolus-Druckerei, 1930 ; Hans Hoppe, Impressionismus und
Expressionismus bei Émile Zola, Münster, H. Pöppinghaus,
1933 ; Walter Melang, Flaubert als Begründer der literarischen
« Impressionismus » in Frankreich, Emsdetten,
H. et J. Lechte, 1933 ; Hans Schneider, Maupassant als
Impressionist, Münster, H. Pöppinghaus, 1934 ; Karola Rost,
Der impressionistische Stil Verlaines, Münster,
H. Pöppinghaus, 1935 ; Elfriede Kleinholz, Impressionismus bei
Pierre Loti, Münster, H. Pöppinghaus, 1938 (voir aussi Ernst
Merian-Genast, « Pierre Lotis Impressionismus », Die neueren
Sprachen, XXXV, 4, 1927, p. 289-297). | 31 | Voir Eugen Lerch,
Hauptprobleme der französischen Sprache, Braunschweig,
G. Westermann, 1930-1931, 2 vol. | 32 | Elise Richter, « Impressionismus, Expressionismus und
Grammatik », Zeitschrift für romanische Philologie, 47,
1927, p. 348-371. | 33 | Charles Bally, Elise Richter, Amado Alonso et
Raimundo Lida, El Impresionismo en el lenguaje, Buenos
Aires, Facultad de filosofía y letras de la Universidad de Buenos
Aires, Instituto de filología (Colección de estudios estilísticos ;
vol. II), 1936. | 34 | Marcel Cressot,
La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans…, p. 14 ;
et Le Style et ses techniques. Précis d’analyse stylistique
[1947], 13e éd. mise à jour par Laurence
James, Paris, PUF, 1996, p. 20-23. | 35 | Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne
et le Moyen Âge latin [1947], Jean Bréjoux (trad.), Paris,
PUF (Agora ; 14), 1991, p. 428. Parmi les premiers travaux qui ont
exploré cette piste de recherche, voir Gustav René Hocke,
Manierismus in der Literatur. Sprach-Alchimie und
Esoterische Kombinationskunst. Beiträge zur
vergleichenden europäische Literaturgeschichte, Hambourg,
Rowohlt, 1959 ; et, pour une étude centrée sur le maniérisme
historique, Riccardo Scrivano, Il Manierismo nella letteratura
del Cinquecento, Padoue, Liviana, 1959. | 36 | Meyer Schapiro, « La notion de style » [1953], Daniel
Arasse (trad.), Style, artiste et société, Paris,
Gallimard, 1982, p. 53. La constitution de l’impressionnisme en
moment périodique d’une histoire cyclique de l’art remonte à Werner
Weisbach, Impressionismus. Ein Problem der
Malerei in der Antiken und Neuzeit, Berlin, G. Grote,
1911. | 37 | « Je voudrais trouver des touches de phrases
semblables à des touches de peintre dans une esquisse : des
effleurements et des caresses, pour ainsi dire, des glacis de la
chose écrite, qui échapperaient à la lourde, massive, bêtasse
syntaxe des corrects grammairiens » (Edmond et Jules de Goncourt,
Journal…, t. II, p. 932 [22 mars 1882]). | 38 | Charles Bruneau,
par exemple, parle à propos du Journal des Goncourt de
« notations “impressionnistes” qui sont simplement juxtaposées »
(dans Histoire de la langue française, Ferdinand Brunot
(éd.), Paris, A. Colin, 1972, t. XIII, L’Époque
réaliste, 2e partie, La Prose
littéraire, « Edmond et Jules de Goncourt », p. 95). Voir
aussi Charles Bruneau, Petite histoire de la langue
française, 5e éd. revue et corrigée par Monique
Parent et Gérard Poignet, Paris, A. Colin, 1970, t. II, De la
Révolution à nos jours, p. 154-162. | 39 | Catherine Fromilhague et Anne
Sancier, Introduction à l’analyse stylistique, Paris,
Bordas, 1991, p. 174. | 40 | Anne Herschberg-Pierrot, Stylistique de la
prose, Paris, Belin, 1993, p. 148 (dans un développement du
commentaire sur l’écriture artiste). | 41 | Marcel
Cressot, La Phrase et le vocabulaire de
J.-K. Huysmans…, p. 16. | 42 | Marcel Cressot, Le Style
et ses techniques…, p. 135. L’emploi des italiques est
quelque peu anarchique ; je suis le texte. | 43 | La version restreinte est celle qu’adopte, par
exemple, Alain Pagès, pour qui un tour du type des
gaietés, ou des blancheurs, met en avant la
qualité, tandis que le pluriel renforce la « notation de
l’impression », en sorte que le syntagme « décompose la surface de
l’objet en touches multiples – produisant des effets comparables à
ceux qui sont nés dans la peinture de la même époque » (Alain Pagès,
« L’écriture artiste », L’École des lettres, 8,
mars 1992, p. 17). | 44 | Joëlle Gardes-Tamine, La Stylistique,
Paris, A. Colin, 1992, p. 67 (dans un excursus sur « le style
artiste et impressionniste »). | 45 | Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de
J.-K. Huysmans…, p. 16. | 46 | Françoise
Gaillard, « Les célibataires de l’art », in Les Frères
Goncourt : art et écriture, Jean-Louis Cabanès (dir.),
Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 1997,
p. 331. | 47 | Michel Arrivé, Françoise Gadet
et Michel Galmiche, La Grammaire d’aujourd’hui. Guide
alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion,
1986, p. 482. | 48 | Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin
[1864], Nadine Satiat (éd.), Paris, Flammarion, 1990, p. 200.
Georg Loesch cite le chapitre, XXXV, sur la généalogie des
Villacourt (avec celui, II, sur la vie de Charles-Louis Mauperin)
comme le premier emploi remarquable de l’imparfait pittoresque
(Georg Loesch, Die impressionistische Syntax der
Goncourt…, p. 110-111). | 49 | Gustave Flaubert, lettre aux Goncourt de fin
février-début mars 1864, reproduite dans Edmond et Jules de
Goncourt, Renée Mauperin, « Dossier critique »,
p. 264. | 50 | Paul Bourget, Essais de
psychologie contemporaine, p. 327. | 51 | Marcel Cressot,
Le Style et ses techniques…, p. 22. | 52 | Gustave
Lanson, L’Art de la prose [1908 ; articles parus en
1906-1907], Paris, La Table ronde, 1996, p. 307. | 53 | Ibid., p. 308, ainsi que la citation
suivante. | 54 | Pour le lien de Lanson avec Brunetière, mais aussi
Bourget, voir Michel Sandras, « La prose d’art selon Gustave
Lanson », Littérature, 104, 1996, p. 103. Lanson
invente la notion de « prose d’art », pour définir une tendance
générale de la littérature du XIXe siècle qui s’ouvre avec Rousseau,
Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand ; elle lui permet
d’accabler d’autant plus lourdement cet avatar maniériste que
constitue à ses yeux la prose artiste. | 55 | À ce propos, il est à noter
que, dans la grande synthèse de 1899, Ferdinand Brunot recourt à une
comparaison avec le « cinématographe » pour caractériser la
succession des images dans la phrase des Goncourt (dans
Histoire de la langue et de la littérature française des
origines à 1900, t. VIII, Dix-neuvième siècle…,
p. 778-779). | 56 | Ibid., p. 779. | 57 | Jules
Marouzeau, Précis de stylistique française [1946],
Paris, Masson, 1969, p. 134, ainsi que la citation suivante. | 58 | Paul
Bourget, Essais de psychologie contemporaine,
p. 335. | 59 | Ferdinand Brunetière,
« L’impressionnisme dans le roman », p. 85. | 60 | Gustave Lanson, Conseils sur l’art
d’écrire [1890 ; rééd. de Principes de composition et
de style à l’usage des jeunes filles, 1887], Paris, Hachette,
1918, p. 242-243, ainsi que la citation suivante. Cette dernière
montre que l’on n’a pas attendu la publication de la thèse de Georg
Loesch en 1919 (Die impressionistische Syntax der
Goncourt…) pour parler d’une « syntaxe impressionniste »,
contrairement à ce qui est affirmé dans La Langue
littéraire…, p. 95. | 61 | Gustave Lanson, L’Art de la prose…,
p. 305-306. Il y a sans doute, de la part du digne professeur,
quelque perversité à user du terme pointillé, attesté
en 1765 avec un sens actif (« action de dessiner, de graver en
pointillant ») sorti de l’usage, mais « conservé au sens métonymique
d’“ouvrage d’art ainsi effectué” et courant pour désigner une
surface couverte de petits points (1823) et une succession de points
formant une ligne discontinue (1868) » (Dictionnaire
historique de la langue française, Alain Rey (éd.), 2e éd., Paris, Le Robert,
1994, t. II, p. 1562, s. v. « Point »). Les termes
pointilliste et pointillisme sont en effet
entrés dans la langue respectivement en 1892 et 1897 (après la mort
de Seurat, donc), et ils étaient récusés par les
« néo-impressionnistes », qui préféraient se présenter comme tels
ou, à l’instar de Seurat, comme « chromo-luminaristes » : voir Paul
Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme
[1899], Françoise Cachin (éd.), Paris, Hermann, 1978, p. 35, ainsi
que « Le néo-impressionnisme. Documents » [1934],
ibid., p. 171, où se trouve cette vigoureuse mise au…
point : « […] ces peintres ont toujours répudié le mot
pointilliste qui leur était presque aussi désagréable
que celui plus péjoratif encore de
confettiste ». | 62 | Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de
J.-K. Huysmans…, p. 17-18. | 63 | Marcel Cressot, Le Style et ses
techniques…, p. 22-23. | 64 | Ibid.,
p. 233. | 65 | Henri Mitterand, « De
l’écriture artiste au style décadent », in Histoire de la
langue française, Gérald Antoine et Robert Martin (éd.),
Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 468 (la première publication de
l’article remonte à 1969). Cela étant, le grand spécialiste de Zola
est l’un des rares à tenir compte des différences sémiotiques entre
les deux arts (ibid., p. 471). | 66 | Joëlle
Gardes-Tamine, La Stylistique, p. 68, ainsi que la
citation suivante. | 67 | Alain
Pagès, « L’écriture artiste », p. 20. Dans un article publié un peu
plus tôt la même année, l’auteur utilisait la même phrase, mais sans
la circonstancielle qui la clôt (Alain Pagès, « À
rebours et l’écriture artiste », L’Information
grammaticale, 52, 1992, p. 37). | 68 | Jules Vendryès,
Le Langage. Introduction linguistique à l’histoire,
Paris, La Renaissance du livre, 1926, p. 172-173. | 69 | Marouzeau, par
ses exemples et ses commentaires, suggère cependant que la phrase
impressionniste n’est pas « littéraire », c’est-à-dire, et pour le
moins, « mise en forme », comme le démontre a contrario
ce passage : « L’énoncé mis en forme ne reproduit ni la chronologie
des événements, ni le déroulement de la pensée ; il représente un
arrangement très complexe des éléments du langage, une résultante
d’habitudes prises, de démarches psychologiques, de dispositions
affectives, de nécessités syntaxiques, de tendances rythmiques, que
ce n’est pas ici le lieu d’analyser » (Jules Marouzeau, Précis
de stylistique française, p. 134). Voir Marcel Cressot,
Le Style et ses techniques…, p. 233. | 70 | Edmond de Goncourt,
Hokousaï, p. 273. Pour plus de détails, je me permets
de renvoyer à mon ouvrage Le Tournant « artiste » de la
littérature française. Écrire avec la peinture au XIXe siècle,
Paris, Hermann, 2011, p. 385-455 (chapitre VIII, « Edmond de
Goncourt en artiste »). | 71 | Jacques Dubois, Romanciers français de
l’instantané au XIXe siècle,
Bruxelles, Palais des Académies, 1963, p. 36 (je souligne). | 72 | Voir Bernard Vouilloux, « Pavane pour une infante
défunte », Critique, 752-753, 2010, Du
style !, Marielle Macé (dir.), p. 71-82. En fait, le système
explicatif massivement mis en place à la fin du XIXe siècle est contourné par le
recours à l’analyse sémantique : Gilles Philippe caractérise le
moment impressionniste par la « référenciation “vague” qu’exige la
représentation de l’“impression” » (La Langue
littéraire…, p. 93) ; moyennant quoi, le système explicatif
est tenu à distance, mais non explicité : « […] c’est la langue
elle-même qu’on chercha à renouveler pour la plier à cette nécessité
d’exprimer l’indéfini, le flou, le vague, qui seraient le propre de
la “sensation”, c’est-à-dire de la relation de la conscience avec le
réel, dès lors qu’elle ne transite pas par le concept »
(ibid.). Cette réserve n’est cependant pas toujours
tenue ; ainsi, le syntagme du nu de chair (Huysmans)
est glosé par le fait que « c’est la nudité qui frappe d’abord la
conscience de l’observateur » (ibid., p. 99). | 73 | Les pages qui
suivent reprennent en la modifiant une section de ma contribution à
un ouvrage collectif à paraître aux Publications des universités de
Rouen et du Havre : Impressionnisme et littérature,
Florence Naugrette, Yvan Leclerc et Gérard Gengembre (dir.) ;
laquelle se fondait sur mon article « L’“impressionnisme
littéraire” : une révision », Poétique, 121, 2000,
p. 61-92 (« “Impressionismo literário” – uma revisão do conceito »,
trad. en portugais par Lourdes Câncio Martins et Maria Helena Silva,
in Concerto das Artes, Kelly Benoudis Basílio (dir.),
Porto, Campo das Letras, 2007, p. 339-379). Ce sont des fragments
d’un travail en cours sur la notion de style d’époque, exemplifiée
par le cas de l’impressionnisme : voir Bernard Vouilloux, « Les
relations entre les arts et la question des “styles d’époque” », in
Harmonias (Actes de la journée d’études « Inter-Arts »
du 12 décembre 2000, Lisbonne), Kelly Benoudis Basílio (dir.),
Faculdade de Letras de Lisboa, Centro de Estudos Comparatistas,
Alameda da Universidade, Fundação para à Ciência e Tecnologia,
Edições Colibri, 2001, p. 9-35, ainsi que « L’“écriture artiste” :
enjeux et présupposés d’un manifeste littéraire », Revue des
sciences humaines, 259, 2000, Les Frères
Goncourt, Jean-Louis Cabanès (dir.), p. 217-238. | 74 | Comme le dit très bien Philippe
Jousset, « le discours ne vient pas par après, mais concurrence la
vue et coopère avec elle » (Philippe Jousset, Anthropologie du
style. Propositions, Pessac, Presses universitaires de
Bordeaux, 2007, p. 28). | 75 | Émile Zola,
« Edmond et Jules de Goncourt », Les Romanciers
naturalistes, 2e éd., Paris, G. Charpentier, 1881,
p. 229. | 76 | Ibid., p. 226. Même argumentaire chez
Ferdinand Brunot : « C’est la revendication absolue d’une langue
personnelle qui ne refuse rien au besoin. Et les besoins des
Goncourt sont immenses, proportionnés à l’intensité et à la variété
des visions que le passé et le présent font succéder dans leur
esprit » (dans Histoire de la langue et de la littérature
française des origines à 1900, t. VIII, Dix-neuvième
siècle…, p. 776). | 77 | Lilla
Cabot Perry, « Souvenirs sur Claude Monet, 1889-1909 » [1927],
Dominique Taffin-Jouhaud (trad.), in Gustave Geffroy,
Claude Monet : sa vie, son œuvre [2e éd. 1924], Claudie Judrin (éd.),
Paris, Macula, 1980, p. 460. | 78 | On
trouvera un choix de textes significatifs dans La Promenade du
critique influent. Anthologie de la critique d’art en France
1850-1900, Jean-Paul Bouillon (dir.), Paris, Hazan,
1990. | 79 | Francis Wey,
Notre maître-peintre Gustave Courbet, Frédérique
Desbuissons (éd.), La Rochelle, Rumeur des âges, 2007,
p. 28. | 80 | John Ruskin, The
Elements of Drawing [1856], in The Works of John
Ruskin, Edward Tyas Cook et Alexander Wedderburn (éd.),
Londres, G. Allen, 1903-1912, t. XV, p. 27, cité dans Ernst Hans
Gombrich, L’Art et l’Illusion. Psychologie de la
représentation picturale [1960], Guy Durand (trad.), Paris,
Gallimard, 1987, p. 369. | 81 | Jules Laforgue, « L’impressionnisme » [1883],
Textes de critique d’art, Mireille Dottin (éd.), Lille,
Presses universitaires de Lille, 1988, p. 168 | 82 | Paul Valéry, « Introduction à
la méthode de Léonard de Vinci » [1894], Variété,
Paris, Gallimard, 1953, en particulier p. 237-245. | 83 | Henri Bergson,
Le Rire. Essai sur la signification du comique [1900],
Paris, PUF, 1950, p. 117-121. | 84 | Marcel Proust, À l’ombre
des jeunes filles en fleur, À la recherche du temps
perdu, Pierre Clarac et André Ferré (éd.), Paris, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade ; 100), 1954, t. I, en particulier
p. 653, où se trouve la comparaison entre Elstir et Mme de Sévigné :
celle-ci, en « présent[ant] les choses, dans l’ordre de nos
perceptions, au lieu de les expliquer par leurs causes », aurait
entrepris dans l’ordre du langage ce que le peintre tenterait
ensuite dans l’ordre de la peinture. | 85 | André Breton, Le
Surréalisme et la Peinture, Paris, Gallimard, 1979,
p. 1. | 86 | Pour
les développements sur la psychologie associationniste et sur l’état
récent de la question, voir Jean-Didier Bagot, Information,
sensation et perception, Paris, A. Colin, 1996 (en
particulier p. 6, 14, 145-146 et 173) ainsi que Gaetano Kanizsa,
La Grammaire du voir. Essais sur la perception [1980],
Antonin Chambolle (trad.), Paris, Diderot Éditeur, 1998 (en
particulier p. 18-19) et Muriel Boucart, La Reconnaissance des
objets, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1996.
Rappelons que Wilhelm Wundt fut la figure centrale de la psychologie
associationniste : fondateur de la psychologie expérimentale, il
avait été l’assistant de Helmholtz à Heidelberg (1858-1864) et fut
marqué par la psychophysique de Fechner. | 87 | Hippolyte Taine,
De l’intelligence, 8e éd., Paris, Hachette, 1897, t. II,
p. 195-196. | 88 | « […] le génie
n’est que l’enfance retrouvée à volonté » (Charles Baudelaire,
Le Peintre de la vie moderne [1863], in Œuvres
complètes, Claude Pichois (éd.), Paris, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade ; 7), 1975-1976, t. II, p. 690). | 89 | Depuis les
travaux de l’entre-deux-guerres et parallèlement aux approches
proprement stylistiques, la tradition critique n’a pas connu de
solution de continuité : voir notamment Beverly Jean Gibbs,
« Impressionism as a Literary Movement », The Modern Language
Journal, XXXVI, 4, 1952, p. 175-183 ; Ruth Moser,
L’Impressionnisme français.
Peinture – Littérature – Musique, Genève, Droz, 1952 ;
Suzanne Bernard, « Rimbaud, Proust et les Impressionnistes »,
Revue des sciences humaines, 76, 1955, p. 257-262 ;
Michel Décaudin, « Poésie impressionniste et poésie symboliste »,
Cahiers de l’Association internationale des études
françaises, 12, 1960, p. 133-142 ; J. H. Matthews,
« L’impressionnisme chez Zola : Le Ventre de Paris »,
Le Français moderne, XXIX, 3, 1961, p. 199-205 ; Enzo
Caramaschi, Réalisme et impressionnisme dans l’œuvre des
frères Goncourt, Pise, Editrice Libreria Goliardica, 1971.
Voir aussi Helmut A. Hatzfeld, Literature through Art. A New
Approach to French Literature, New York, Oxford University
Press, 1952, p. 165-194 ; Wylie Sypher, Rococo to Cubism in
Art and Literature, New York, Random House, 1960, p. 169-196.
Depuis leur création (en 1955), Les Cahiers
naturalistes ont publié plusieurs articles centrés sur la
question (historique) des rapports de Zola avec la peinture
impressionniste, et en particulier sur celle (sémiotique) de son
impressionnisme supposé : voir notamment Joy Newton, « Émile Zola
impressionniste », Les Cahiers naturalistes, 33, 1967,
p. 124-138 ; Philippe Hamon, « À propos de l’impressionnisme de
Zola », Les Cahiers naturalistes, 34, 1967,
p. 139-147 ; Patricia Carles, « L’Assommoir : une
destructuration impressionniste de l’espace descriptif », Les
Cahiers naturalistes, 63, 1989, p. 117-125 | 90 | Et
cela dès l’après-guerre : voir, par exemple, Pierre Francastel,
« Destruction d’un espace plastique » [1952], Études de
sociologie de l’art. Création picturale et société, Paris,
Denoël – Gonthier (Médiations ; 74), 1977, p. 204. Voir déjà, Pierre
Francastel, L’Impressionnisme. Les origines de la peinture
moderne de Monet à Gauguin, Paris, Les Belles Lettres, 1937,
p. 177 (dans la deuxième partie, p. 173-259, centrée sur
« Impressionnisme et poésie »). | 91 | Max Imdahl,
Couleur. Les écrits des peintres français de Poussin à
Delaunay [1987], Françoise Laroche (trad.), Paris, Éditions
de la Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 16. |
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