Réalisme(s) et Réalité(s)

On voit souvent associés, dans les manuels d’histoire littéraire, la notion de réalisme à une période historique – le XIXe siècle – et à un genre – le roman. Au point qu’un auteur comme Balzac serait le représentant même de la notion, le « classique » du réalisme. Et de fait, l’extraordinaire engouement de cette époque pour les arts picturaux semble conforter le lien que suppose la notion entre littérature et réalité. En effet, comme le rappelle Bernard Vouilloux, la peinture fournirait un modèle théorique de base, selon lequel le peintre voit, et peint ce qu’il voit. Cette extrême simplification, à la limite de la négation de l’activité artistique en tant que telle, et reposant sur le mythe du « regard innocent », permet à la littérature de prétendre à son tour décrire les choses si ce n’est telles qu’elles sont, du moins dans un rapport de fidélité au référent qui serait le garant de sa valeur, et qui définirait, précisément, la notion de réalisme. Mais Bernard Vouilloux s’attache à montrer les impensés de cette conception ainsi que son caractère profondément historique, qui fait que la notion de réalisme n’est jamais qu’une certaine conception de la représentation. Elle reflète davantage en ce sens le substrat de pensée d’une époque, que « la réalité ».

C’est bien ce que montre également Gérard Gengembre à propos de Balzac. Certes, tout lecteur trouvera dans La Comédie humaine une masse de renseignements factuels, d’éléments référentiels, et « l’effet de réel » est dans cette œuvre indéniable. Pourtant, la valeur du visible chez Balzac est largement subsumée par l’importance du lisible : il s’agit bien de donner sens à ce que l’on voit, ce qui présuppose un soubassement interprétatif, d’ordre philosophique, et explique le caractère si profondément didactique et argumentatif des textes de Balzac.

Or, si la notion de « réalisme » ne relève pas d’une simple intégration dans le texte de formes référentielles – ne relève ni de la copie conforme des objets du monde, ni de la reproduction mimétique des parlures d’époque –, mais bien de la proposition par le texte d’un redécoupage du monde conforme à la pensée de l’époque, on ne s’étonnera pas que Stéphane Gallon voie dans le théâtre de Lagarce, une forme de réalisme. Il lit en effet dans ces textes un constant phénomène – très stylisé – d’expansion et de rétraction, dicté moins par la contingence factuelle de tel individu, que par le déchirement fondamental de l’homme entre Éros et Thanatos. Abstraction et stylisation, plus que pittoresque et sens du détail permettraient alors de donner du corps à cette notion décidément bien difficile.

 

De fait, l’étude dans un second temps de certaines procédures textuelles, toute époque confondue, participe à faire voler en éclats cette conception mimétique du réalisme. Isabelle Chanteloube s’intéresse aux formes de discours rapporté chez Saint-Simon, au lien qu’elles entretiennent avec la notion de témoignage. La valeur de vérité du discours repose bien sur la caution qu’est implicitement la participation même à la scène, qui permettrait de rapporter ce qu’on a vu, et d’utiliser pour cela la gamme des discours (du discours direct au discours narrativisé). Mais Isabelle Chanteloube montre bien que dans la gamme des discours s’insinue précisément la place de l’observateur, et la déformation de son regard, ou de sa mémoire.

Cette question de la parole directe est particulièrement cruciale au théâtre, où le réalisme peut s’entendre, par-delà la conformité à la réalité de la teneur des propos, comme une réflexion sur le lien que la langue du théâtre, langue essentiellement dialoguée, peut entretenir avec l’équivalent réel que seraient les conversations de la quotidienneté. À travers l’étude des formes de l’interrogation, Laure Himy et Joël July montrent que, certes, certaines répliques entrent dans le cadre traditionnel du fonctionnement conversationnel, et participent ainsi à la progression thématique de la pièce ; mais les auteurs montrent également que ces interrogatives sont plutôt le lieu des difficultés du dire, d’un enfermement dans la solitude du moi et de la perte de transitivité du langage adressé. Les interrogatives prennent alors la forme privilégiée d’incidentes détournant le fil du discours, de questions sans appel, ou sans réponse, d’actes de langage indirect. On retrouverait là un trait de l’écriture moderne, qui se fait fiction en ce qu’elle représente ce qui précisément n’existe pas matériellement : la vie intérieure, des formes non verbalisées et objectivées de pensée.

Les incongruités que Raphaël Cappellen relève dans l’étude de Rabelais sont du même ordre. Selon lui en effet, si les realia sont bien présents dans le texte rabelaisien, c’est dans une mise en relation avec des comparaisons, ou des énoncés de véridiction parfaitement incongrus, qui ne saurait assurer un quelconque renvoi à un référent stable. Ce que Rabelais viserait bien au contraire, c’est l’enrichissement de l’étroitesse référentielle, sa mise en question par l’ouverture textuelle d’« univers de croyance », et de « mondes possibles ».

La langue dispose d’ailleurs d’un véritable arsenal pour envisager les mondes possibles, en particulier avec le très complexe morphème si, sur lequel se penche Laurence Bougault. L’auteur part, sur la base des théories guillaumiennes, d’un signifié de puissance du morphème, en lequel elle voit un mouvement orienté du thétique vers l’hypothétique. La typologie des emplois de si permet alors de parcourir un véritable continuum, qui creuse, dans les Fables, la catégorie du récit au profit de celle de l’apologue, et inscrit bien encore une fois le dépassement du réalisme par l’idée, dans toute anecdote ou tout élément factuel.

Les incongruités logiques, les modalités phrastiques, les formes du discours rapporté, l’étude de certains morphèmes spécifiques, tout confirme la difficulté de la notion de réalisme, et la fait éclater. Allant plus loin encore, Jean-François Castille montre que le séquençage en paragraphes lui-même, dans « l’écriture réaliste » de Flaubert et Maupassant, par exemple, ne respecte pas l’homogénéité des séquences narratives et thématiques, que la conformité à la copie de l’extériorité qu’est le monde réel aurait pourtant exigée. On voit souvent des blancs, dès lors pourvus d’une valeur hautement signifiante, dramatiser la linéarité du narratif, ou en couper la continuité en y introduisant une valeur contemplative résolument étrangère au référent.

Et de fait, pour reprendre une formulation de Philippe Dufour, quel serait l’intérêt d’une « doublure du visible », à quoi serait ramené le réalisme étroitement compris ? De cela donc, il n’a jamais été question, au fond. Ou plutôt, si reproduction du réel il y a dans l’écriture réaliste, ce réel est celui des représentations d’une époque, de son état de connaissances encyclopédiques et esthétiques ; ramenant tout art à ce qu’il est : un medium, et même un double medium, reproduisant indirectement les conceptions peut-être même inconscientes qui président à telle époque au découpage du réel par l’homme, et à sa possibilité d’en rendre compte.

Sommaire

Bernard Vouilloux

Pour en finir avec l’impressionnisme littéraire. Un essai de métastylistique
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Gérard Gengembre

Quelques notes sur l’écriture réaliste et la philosophie chez Balzac, à propos de La Recherche de l’Absolu
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Stéphane Gallon

Lagarce. Juste le début de Juste la fin du monde
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Isabelle Chanteloube

Bruits et mouvements de cabales dans l’Intrigue du mariage de M. le duc de Berry : état du discours rapporté dans les Mémoires de Saint-Simon (avril-juillet 1710)
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Joël July et Laure Himy

Questions de Lagarce
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Raphaël Cappellen

« Croyez le, si voulez : si ne voulez, allez y veoir » : réalisme sceptique et poétique de l’incongru dans le Quart Livre de Rabelais
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Laurence Bougault

Le morphème si dans les Fables I à VI de La Fontaine
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Jean-François Castille

La poétique du paragraphe dans l’écriture réaliste de Flaubert et Maupassant
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