Dossier : Réalisme(s) et Réalité(s)


Lagarce.
Juste le début de Juste la fin du monde

Stéphane Gallon

Université Rennes II

Lidile

Résumé :
Une lecture stylistique de juste le début de Juste la fin du monde révèle que si l’écriture de Lagarce est réaliste, ce n’est pas parce qu’elle contient des traits d’oralité ou parce qu’elle se nourrit d’anecdotes ou de références autobiographiques mais parce qu’elle est d’une part expansion, amplification, rhétorique et, d’autre part, contraction, rétraction et silence. Empruntée au processus langagier, cette ambivalence fondamentale, qui aide Lagarce à se représenter le monde plus finement, révèle qu’il voit son « Moi » comme un lieu où Éros et Thanatos se combattent en un corps à corps effréné et que, dans les pas de l’existentialisme, il perçoit la condition humaine comme tragique, moins tragique cependant que se la représentaient ses grands prédécesseurs.

Abstract:
A stylistic reading of just the beginning of Juste la fin du monde shows that if Lagarce’s writing is realistic, it is not because it contains features of oral speech or is nourished by anecdotes or autobiographical references, but because it is partly expansion, amplification, rhetoric, and also contraction, retraction and silence. Borrowed from the linguistic process, this fundamental ambivalence that helps Lagarce achieve a more nuanced representation of the world reveals that he sees the Self as a place where Eros and Thanatos are in a furious hand-to-hand combat, and that he follows in the footsteps of existentialism to perceive the human condition as tragic, although less tragic in his view than that of his great predecessors.

Non seulement Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman écrit que « Tous les écrivains pensent être réalistes » [1] mais il revendique cet adjectif pour ses propres textes. Dans la même période, ce réalisme, Ricardou le théorise et y voit pour une œuvre le fait de se représenter elle-même. Qu’en est-il une trentaine d’années plus tard ? Les écrivains cherchent-ils toujours à représenter le réel ? Une pièce comme Juste la fin du monde peut-elle être qualifiée de réaliste, donne-t-elle encore raison à Robbe-Grillet et à Ricardou ? Pour tenter de répondre à ces questions, fions-nous au seul témoin sûr, la phrase, et analysons… juste le début de Juste la fin du monde [2].

Juste la phrase fin du monde

À la lecture du prologue de cette pièce de Jean-Luc Lagarce, un premier constat s’impose assez rapidement : le texte est comme tiraillé entre d’une part une propension à l’expansion, à l’amplification, à la rhétorique et d’autre part une tendance à la contraction, à la rétraction, au silence.

Expirer

Un simple regard suffit pour en prendre conscience. Par le jeu des vers libres, ce qui ne pourrait occuper qu’une vingtaine de lignes s’étend sur une bonne page et demie et donne donc raison au nouveau gouverneur du Retour à la citadelle qui, après avoir admonesté sa sœur, conclut : « Toujours ce petit goût excessif pour les longues phrases » [3]. Une analyse plus précise de la disposition typographique des composants internes des phrases en question confirme cette propension à l’allongement. Programmatiquement, le prologue débute en effet par une gradation spatiale. Le premier vers se divise en deux syntagmes croissants ; le second vers est plus long d’une syllabe que celui qui le précède mais plus court que celui qui le suit. Les gradations de ce type sont loin d’être rares dans le prologue. On en trouve aux vers 4 et 5, 7 et 8, 9 et 10, 13 et 14, 15 à 17, 19 à 21, 23 à 26, 27 à 28 et enfin 29 à 31. L’écart étant parfois de quatre mots à deux lignes (v. 19 à 21) voire de deux mots à trois lignes (v. 9 et 10), l’amplification n’en est que plus ressentie. Puisque les groupes de trois vers sont de plus en plus nombreux, le relevé ci-dessus montre aussi que le phénomène tend à s’accroître. Cette observation est à relier au fait que, dans la première moitié du monologue, les phrases longues voient aussi leur taille augmenter progressivement : « j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai » (v. 3), « de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir » (v. 5), « devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt » (v. 10).

Le lu confirme le vu. Le mot « PROLOGUE » qui trône en haut de la page annonce déjà en soi une suite, une longue suite, la présence d’au moins plusieurs scènes voire de plusieurs actes. De plus, le prologue s’ouvre sur un vers qui, s’il induit un avant, « Plus tard », induit aussi un futur, « l’année d’après ». Autrement dit, dès les premiers mots, le texte est temporellement débordant. Les tiroirs verbaux en sont d’ailleurs la meilleure preuve. Loin de se limiter au présent de l’énonciation (« j’ai près de trente-quatre ans »), les dix premiers vers nous font voyager dans le passé (« de nombreux mois que j’attendais à ne rien faire ») mais aussi dans le futur proche (« j’allais mourir à mon tour ») et le futur plus lointain (« je mourrai »). Celui-ci est d’ailleurs évoqué tout au long de la première moitié du prologue via la litanie lancinante et obsessionnelle des termes « l’année d’après » (v. 1, v. 4, v. 7, v. 11, v. 16). La répartition de ce refrain conduit exactement à la même conclusion. Si, au début, il revient tous les quatre vers, son retour est ensuite à chaque fois plus espacé (cinq vers, six vers), ce qui tend à montrer que les séquences sont de plus en plus longues.

Elles sont de plus en plus longues car, autre trace d’expansion, Lagarce n’est pas avare en accumulations. On pourrait même dire que toute la première moitié du prologue est une longue accumulation de compléments de phrase. Si le texte commence en effet par deux circonstants de temps, une des multiples analyses syntaxiques possibles serait de voir dans les propositions et groupes prépositionnels qui suivent des causes pré-assertées, des circonstants de concession, des circonstants de manière, etc. On pourrait en effet paraphraser le prologue par « Plus tard, l’année d’après, puisque (alors que, comme) j’ai près de trente-quatre ans maintenant, puisque (alors que, comme) c’est à cet âge que je mourrai, puisque (alors que, comme) cela faisait de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire […], puisque (alors que, comme) cela faisait de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini […], malgré tout, malgré la peur, prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre […], je décidai de retourner les voir ». Confirmation de cette expansion généralisée, un des circonstants en question contient lui-même une accumulation de circonstanciels : « j’attendais d’en avoir fini, l’année d’après, comme on ose bouger parfois […] ». Inutile de préciser que cette dernière comparative contient elle aussi une accumulation de circonstanciels de manière : « comme on ose bouger parfois, / à peine, / […] imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit » (v. 8-10).

Cependant, bien plus que ces emboîtements d’accumulations, le principal générateur d’expansion du texte est bien sûr la répétition. Elle prend dans le prologue mille formes. Tantôt elle porte sur le signifiant (« mourir », v. 2 ; « mourrai », v. 3), tantôt sur le signifié (« mourir », v. 2 ; « en avoir fini », v. 6). Tantôt elle est simple anaphore (« de nombreux mois déjà que j’attendais », v. 5, v. 6 ; « malgré tout », v. 12, v. 15 ; « et paraître », v. 27, v. 29 ; « me donner et donner aux autres », v. 30, v. 31), tantôt elle prend une forme proche de l’épizeuxe (« peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu », v. 28 ; « avec soin, avec soin », v. 18 ; « me donner et donner », v. 30), tantôt celle d’un polyptote ou d’un isolexisme : « mourir » (v. 2), « mourrai » (v. 4), « mort » (v. 25). Quelquefois ce sont des phonèmes qui sont répétés : « l’année d’après » (v. 1), « lentement, calmement » (v. 20). On peut aussi repérer çà et là des expolitions comme par exemple « j’allais mourir à mon tour » (v. 2) redoublé un vers plus loin par « et c’est à cet âge que je mourrai » ou « lentement, avec soin, avec soin et précision » (v. 18) redoublé par « lentement, calmement, d’une manière posée » (v. 20). S’il est bien aussi une figure de répétition qui est présente dans le prologue, c’est évidemment l’épanorthose : « Plus tard, l’année d’après » (v. 1), « à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir » (v. 5), « je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage » (v. 17), « lentement, calmement, d’une manière posée » (v. 20), « dire, seulement dire » (v. 23-24). Toutes ces répétitions contribuent au processus d’expansion non seulement parce qu’elles allongent le texte mais aussi et surtout parce qu’elles servent constamment à le relancer, à le faire comme rebondir, repartir. Elles créent également un indéniable effet d’attente, qui fait que le lecteur au lieu d’être dans le présent, est comme tendu vers la suite du texte. Pour Jouanneau, on a là « un ressassement qui va de l’avant. Un art de la répétition qui n’est jamais en boucle, qui construit toujours une histoire » [4] ; pour Py, « une écriture singulière », « extrêmement vivante, gourmande, […] voluptueuse, chevillée au corps, très sensuelle » [5].

Notons qu’un dernier stylème participe au processus d’expansion : les incidentes. Elles surgissent dès le deuxième vers et sont aussitôt doublement surmarquées, d’une part par un retour à la ligne, d’autre part par l’utilisation de tirets : « – j’allais mourir à mon tour – » (v. 2). La suite ne fait que confirmer l’importance et l’accroissement de cette figure dans le texte : « – ce que je crois – » (v. 19), « – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ? » (v. 21), « – peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu et décidé, en toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me souvenir – » (v. 28). Et encore faudrait-il ajouter à ce recensement un grand nombre de syntagmes au statut ambigu puisque pouvant être analysés aussi bien comme des circonstants de phrase que comme des incidentes.

La tonalité ne dément ni les tiroirs verbaux ni les procédés rhétoriques. Si les premiers vers peuvent sembler pathétiques voire tragiques (puisque l’avenir est présenté, via un futur catégorique, comme inéluctable), très vite est mise en place une tout autre tonalité, la tonalité épique. À grand renfort d’hyperboles, la situation est en effet présentée comme des plus dramatiques : « un danger extrême » (v. 10), « prenant ce risque » (v. 14). Parallèlement, Louis se métamorphose en homme d’action. Une savante gradation le fait en effet passer du statut d’être passif et timoré (« on ose bouger parfois », v. 8 ; « commettre un geste », v. 10) au statut de personnage volontaire et entreprenant (« je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage », v. 17), et ce au point d’utiliser un lexique des plus guerriers : « un geste trop violent », « réveillerait l’ennemi », « détruirait aussitôt » (v. 11). En fait, nous assistons en direct à une véritable auto-héroïsation du protagoniste. La première personne abonde : cinq occurrences dès les six premiers vers (qui, rappelons-le, sont majoritairement courts), neuf « je » ou « j’ », cinq déterminants possessifs (« à mon tour », v. 2 ; « sur mes pas », v. 17 ; « mes traces », v. 17 ; « ma mort », v. 25 ; « mon propre maître », v. 31) et surtout deux formes disjointes toniques à chaque fois redoublées par l’adjectif « même » : « l’annoncer moi-même » (v. 26), « être responsable de moi-même » (v. 31). Adverbes (« jamais », v. 14 ; « toujours », v. 27) et verbes de volonté (« je décidai », v. 17 ; « voulu, voulu et décidé », v. 27) nous le présentent aussi comme déterminé et inflexible. La solennité des propos, l’absence de points d’exclamation, le refus de tout sentimentalisme comme la réitération de l’adjectif « posé » et de l’adverbe « calmement » ou les multiples retardements, prouvent aussi que malgré la situation il contrôle parfaitement ses émotions et est encore capable de prendre du recul et d’agir sans précipitation. Plus que cela, il semble l’abnégation personnifiée. Le vers 14, « prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre », cerné par deux syntagmes très courts (« la peur », « malgré tout ») qui tout en résumant la situation mettent en valeur son courage, emphatise d’autant plus la grandeur de son acte qu’il est lui-même constitué d’une gradation. Au vers 30, le remplacement de la première personne du singulier par la troisième du pluriel ensuite discriminée en une longue accumulation et le retardement du complément d’objet au dernier vers du texte font aussi du protagoniste un modèle d’altruisme : « me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elles, ceux-là encore que je ne connais pas » (v. 30).

Inspirer

Et pourtant, et pourtant… En structure profonde, un mouvement sourd et lancinant contrecarre celui que nous venons de décrire. Si le texte est expansion et amplification, il est aussi, indéniablement, comme annoncé plus haut, contraction et rétrécissement, rétraction et recroquevillement. Et, là encore, un simple regard suffit pour s’en apercevoir. Le jeu des retours à la ligne, s’il allonge le texte, a aussi pour conséquence de le rendre moins dense, moins compact, plus squelettique, plus fragile, plus volatile et cela d’autant plus que la disposition en question fait ressortir des syntagmes comme « à peine » (v. 9), « et paraître » (v. 27), qui accentuent par leur sémantisme l’impression de faiblesse et d’évanescence. La page n’en est aussi que plus blanche et donc le silence que plus présent. De plus, si nous pouvons repérer un peu partout des séquences de longueur croissante, le texte n’en contient pas moins de multiples séquences décroissantes. Le vers trois nous fait par exemple passer d’un peu plus d’une ligne à seulement quatre mots : « j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai, / l’année d’après ». Ce phénomène est loin d’être marginal, nous le retrouvons des vers 5 à 7, 8 à 9, 10 à 13, 14 à 15, 17 à 19, 21 à 23, 26 à 27, 28 à 29 : il apparaît donc tout de même neuf fois au total dans ce prologue. Nous avons même droit au milieu du texte à une série de quatre vers nous faisant glisser de presque trois lignes à deux mots, deux mots, qui plus est, monosyllabiques : « devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt, / l’année d’après, / malgré tout, / la peur » (v. 10-13).

Comme ci-dessus, le lu confirme le vu. Une lexie comme la lexie « PROLOGUE » n’appelle-t-elle pas en soi une lexie comme la lexie « Épilogue » ? Le fait que la pièce commence par un monologue ne révèle-t-il pas aussi que Louis est un être qui a du mal à dialoguer, qui a tendance à se refermer sur lui-même ? On peut analyser de la même manière les ellipses du texte. Dès le vers 1, aucun repère n’est posé. Le lecteur-spectateur ne sait pas si « plus tard » fait référence au moment de l’énonciation, et désigne donc une période qui adviendra dans un an, ou si Louis évoque un événement qui a eu lieu, il y a un an, et qui fait donc de « plus tard » le moment présent. De même, au vers 5, Louis ne prend pas la peine d’énoncer, via un présentatif ou un syntagme du type « cela faisait », « comme cela faisait », « puisque cela faisait », le thème de son énoncé et passe directement au rhème (« de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire »). Jamais n’est non plus nommée ou caractérisée la maladie de Louis. Il faut aussi attendre la suite de la pièce pour identifier qui se cache derrière le pronom personnel « les » du vers 17 (« je décidai de retourner les voir ») ou pour pouvoir interpréter l’accumulation des pronoms du vers 30 : « donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas ». Par ces ellipses, les blancs typographiques se trouvent comme redoublés de blancs syntaxiques et sémantiques. Plus que cela, si l’absence de conjonctions de cause ou de concession dans la longue accumulation du prologue rend ambiguë la construction syntaxique et n’aide donc pas le lecteur à bien comprendre la situation, elle fait aussi que la phrase, plutôt que de tendre vers « je décidai » et donc d’être l’équivalent d’un ressort si compressé que l’action ne peut qu’en jaillir, semble trouver sa résolution dès le troisième vers, une résolution qui ne débouche pas sur un véritable procès mais plutôt sur des constats (« j’ai près de trente-quatre ans », v. 3) ou sur des faits passés (« de nombreux mois que j’attendais », v. 6). À cause de ce fonctionnement elliptique, la phrase semble même parfois se refermer sur elle-même. La deuxième occurrence de « l’année d’après » en est un bon exemple. La présentation typographique invite à l’analyser comme la première occurrence et donc à y voir un circonstant temporel de « je décidai ». Dans ce cas, elle est signe d’expansion, de relance de la phrase. Mais l’absence de connecteurs et le fait que certains circonstants contiennent eux aussi des circonstanciels peuvent tout autant amener à lire cette occurrence comme un complément du verbe « mourir ». Dans ce cas, l’expansion se révèle rétraction.

Les tiroirs verbaux sont tout aussi révélateurs. Si, en un bel élan, le texte s’envole vers le futur (« j’allais mourir », v. 2 ; « je mourrai », v. 3), c’est pour aussitôt retomber dans le passé : « j’attendais » (v. 5). Pas une fois dans le texte un futur de l’indicatif non modalisé ne réapparaîtra. Le message est clair : Louis n’a plus d’avenir.

Par un paradoxe désespérant, c’est même ce qui fait que la phrase progresse et se développe qui fait qu’elle piétine. Répéter la même chose, ressasser les mêmes mots, c’est en effet empêcher la suite du discours d’advenir, c’est bégayer, c’est ne pas réussir à parler, c’est faire du sur place, c’est ne plus avancer. On peut lire exactement de la même façon les épanorthoses. Elles révèlent une difficulté à dire, à trouver le bon mot, et sont donc synonymes de stagnation, d’insatisfaction, d’échec, de quête vaine. Armelle Talbot l’a parfaitement compris :

Là où cette figure implique normalement de prêter foi aux pouvoirs du langage et ne ménage un déséquilibre que pour assurer, in fine, la jonction stabilisatrice du mot et de la chose mais aussi bien celle du locuteur et du destinataire, l’épanorthose lagarcienne s’avère profondément déceptive [6].

Répétitions et épanorthoses ont aussi pour effet d’appuyer là où cela fait mal, de surmarquer la proximité de l’échéance (« l’année d’après ») ou de rappeler et rappeler ce que sera cette échéance, cette déchéance : « j’allais mourir à mon tour » (v. 2), « c’est à cet âge que je mourrai » (v. 3), « d’en avoir fini » (v. 6).

Pire que ce piétinement, pire que ce bégaiement, le texte semble même sans cesse régresser. Constamment, nous avons en effet droit à la succession euphorique / dysphorique. À peine le « Plus tard, l’année d’après » du début du prologue invite-t-il à imaginer des projets… que surgit « j’allais mourir à mon tour ». À peine avons-nous eu le temps de nous dire que Louis est sans doute plus vieux que nous ne le pensions, plus vieux que l’acteur que nous avons devant les yeux… que le mouvement dysphorique se poursuit : « j’ai près de trente-quatre ans ». Nous reprenons un peu espoir avec « et c’est à cet âge » qui induit une réaction, une révélation… mais c’est pour, une nouvelle fois, mieux retomber puisque, dernier coup du glas, arrive, en fin de vers, le terrifiant : « que je mourrai ». Pour nous déprimer encore un peu plus, suit une gradation descendante : « j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir ». Et comme s’il craignait que reste en nous encore un peu trop de joie de vivre, Lagarce continue sa phrase par un définitif et péremptoire : « en avoir fini ». Même jeu ou presque deux lignes plus loin. Non seulement l’infinitif « bouger » est comme neutralisé par le verbe qui le précède (« ose ») et par l’adverbe qui le suit (« parfois »), mais l’enjambement d’après vient éradiquer nos derniers espoirs de réaction : « à peine ». Belle façon de nous montrer que Louis est en train de se recroqueviller sur lui-même, en train de redevenir simple « étant ». L’analyse des syntagmes contenant un déterminant possessif est tout aussi réjouissante. Se succèdent dans le texte : « mes pas » (v. 17), « mes traces » (v. 17), « ma mort » (v. 25). Cette fois, la disparition se fait comme en direct. Et d’ailleurs, symptomatiquement, si la première personne est, comme nous l’avons dit plus haut, très présente au début du prologue, à partir du vers 7, elle se fait beaucoup plus rare. Un timide « on » inclusif résiste encore au vers 9 mais les huit vers suivants la voient totalement disparaître.

Voilà évidemment qui fait vaciller la belle tonalité épique repérée plus haut et amène à se poser la question que l’on croise dans Noce : « feuilleton ou épopée ? » [7]. En fait, la réponse se trouve au tout début du prologue. C’est même dès le deuxième vers que la situation de Louis est ramenée à sa juste mesure : « à mon tour », peut-on y lire. En trois mots, l’exceptionnel se trouve rabaissé au rang de l’ordinaire. N’avons-nous pas aussi vu que le grand héros courageux et volontaire est en fait terriblement passif, hésitant, doutant de tout et même, comme le surmarque un des vers les plus courts du texte, complètement timoré : « la peur » (v. 13) ? Quant à la grande décision, non seulement elle est à l’infinitif, mode du virtuel, et est neutralisée par les verbes qui la modalisent (« paraître pouvoir là encore décider », v. 29), mais, comme le souligne l’épanorthose, elle ne consiste pas à aller de l’avant, bien au contraire : « je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas » (v. 17). Tout aussi symptomatique, le solennel et grandiloquent groupe prépositionnel infinitif « pour annoncer » devient au vers suivant un bien modeste « dire ». « [S]eulement dire » commente lui-même Louis. C’est qu’il n’est bien sûr pas dupe du portrait romantique qu’il campe de lui-même : un beau ténébreux guetté par la mort se relevant avec courage et droiture pour annoncer aux hommes la vérité… Tout est cliché dans sa posture et la chute finale, par son côté dérisoire, ne montre que mieux l’ironie destructrice du regard que Louis porte sur lui-même : « donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même » (v. 31). Nous le voyons, nous avons là en germe, tout le sens du titre de Nous, les héros. Rien de changé depuis le Voyage de Mme Knipper vers la Prusse orientale où les fuyards qui quittaient la ville essayaient de même, en vain, de se faire croire qu’ils étaient des grands :

Je disais que nous ne serions pas dérangés par des tribus de barbares sauvages et sanguinaires. J’ai lu quantité de romans d’aventures et il est désormais de notoriété publique dans mon esprit que lorsque les héros… Et ne sommes-nous pas les héros ?… lorsque les héros se retrouvent isolés à des dizaines… des centaines de kilomètres de la première habitation [8]…

Expirer

Devons-nous pour autant en déduire que la vague de contraction balaie la vague de l’expansion, que le silence éradique le dire ? Loin s’en faut. Talbot a tout à fait raison quand elle écrit : « à employer tant d’énergie à neutraliser son propre surgissement, la parole se trouve investie d’une présence décuplée ; à soumettre le passé au vertige de l’inaccompli, elle en agrège les forces » [9]. Un examen plus approfondi de l’ensemble du prologue tend même à montrer que le processus d’expansion repart de plus belle à partir du vers 16, c’est-à-dire au moment où Louis passe d’une attitude passive à une attitude plus active, ce qui en soi est déjà significatif. Le nombre de séries décroissantes (quatre) est par exemple moins important dans la deuxième partie que dans la première (cinq). De plus, alors que dans la première partie une des séries décroissantes était de quatre vers d’affilée (v. 10 à 13), aucune n’a cette longueur dans la deuxième. Inversement, alors que dans la première partie nous n’avions que deux vers de deux lignes et un seul de plus de deux lignes, dans la seconde nous en avons trois de deux lignes et trois de trois lignes. De même, dans la première partie, sur quinze vers, dix sont de six mots et moins, et quatre de deux mots. Dans la deuxième, sur seize vers, neuf sont de six mots et moins, et trois de deux mots. Nous le voyons, à chaque fois la tendance est à l’accroissement. Confirmant ces remarques, nous pouvons aussi tout simplement constater que si la première partie contient une bonne centaine de mots, la deuxième en comptabilise plus de cent cinquante.

Au sein même de cette deuxième partie, la même tendance ressort. Non seulement les trois vers les plus longs sont à la fin du prologue, mais le troisième des vers en question est plus long que le deuxième qui est lui-même plus long que le premier. Nous pouvons aussi noter que ce troisième vers est beaucoup plus fluide que celui qui le précède. Alors que le vers 30 est entrecoupé par sept virgules, le dernier vers n’en contient plus que deux : la fragmentation se résorbe, le vers retrouve son unité.

L’analyse des pronoms et déterminants de la première personne conduit exactement aux mêmes conclusions. Si, comme nous l’avons vu, ils tendent progressivement à disparaître tout au long de la première moitié du prologue, à partir du vers 17 nous les voyons réapparaître et ce graduellement puisque les quatre derniers vers contiennent à eux seuls huit occurrences dont une forme tonique : « être responsable de moi-même ».

Joli symbole, au cœur du prologue, à son milieu précis, trône un vers qui résume parfaitement les deux lames de fond que nous sommes en train de pointer du doigt : « malgré tout ».

Expirer, inspirer, expirer

Ce qui est vrai pour le prologue est vrai pour l’ensemble de la pièce. Déjà, le titre Juste la fin du monde est en soi porteur du double processus repéré ci-dessus. D’une part les concepts de « Monde » ou de « fin du Monde », par leur dimension généralisante, grandiose, dramatique, nous ramènent à l’hyperbolique et à l’épique ; d’autre part, la situation évoquée comme le thème de la fin conduisent à une vision négative, régressive, tragique, pourrait-on dire. Si, de même, l’évocation du Monde en général et les connotations apocalyptiques afférentes à un tel titre donnent à celui-ci une dimension universelle, notre bon sens, parallèlement, nous fait tout de suite comprendre qu’il ne peut s’agir que d’une fin personnelle, qu’il n’y aura sans doute « fin du monde » que pour un et un seul individu. La polysémie de l’adverbe « juste » renforce ces premières ambivalences. Si l’on prend l’acception « exactement », « précisément » que l’on trouve par exemple dans « juste à ce moment-là », la situation semble d’autant plus extraordinaire, inéluctable et dramatique. Si, en revanche, l’on estime que « juste » est un restrictif synonyme de « seulement » ou « tout au plus », comme dans « juste un petit verre de plus », l’événement extraordinaire est soudain « dégonflé », remis à sa juste place. Il devient étonnamment banal et cela d’autant plus qu’il n’est pas sans évoquer certains lieux communs du type « ce n’est pas la fin du monde ». Le titre dans son ensemble peut donc en fait être lu tantôt comme un euphémisme tentant de relativiser la situation, « ce n’est pas si grave, c’est juste… », tantôt comme une litote ironique et désespérée montrant toute l’atrocité de la situation : « ce n’est rien, tout est pour le mieux dans le meilleur des univers possibles, c’est juste la fin du monde, à part cela tout va bien Madame la Marquise » [10]. L’ellipse du présentatif « c’est » contribue exactement au même effet. Le message n’en paraît que moins emphatisé, comme prononcé rapidement au détour d’une conversation, mais par la même occasion l’attention du lecteur n’en est que plus focalisée sur l’adverbe et ne perçoit donc que mieux son incongruité et donc sa potentielle valeur antiphrastique. Puisque l’expansif et euphorisant Quelques éclaircies s’est peu à peu mué dans le beaucoup plus contracté et dysphorique Juste la fin du monde [11], notons que même le changement de titre opéré par Lagarce ramène à l’ambivalence que nous sommes en train d’étudier.

La structure de l’œuvre témoigne aussi de cette tension expansion / rétraction. La première partie accumule les soliloques, les scènes y sont nombreuses, leur longueur graduelle : trois pages et demie, six pages, sept pages. De même, les quatre premières scènes de l’intermède ou les trois scènes de la deuxième partie sont de plus en plus longues. Il n’en reste cependant pas moins que de partie en partie le texte passe inexorablement de onze scènes à neuf, de neuf scènes à trois et que les scènes de l’intermède sont beaucoup plus courtes que celles de la première partie. Et pourtant, comme dans le prologue, il serait certainement hâtif d’en déduire que le processus de rétraction l’emporte sur le processus d’expansion : la deuxième partie est bien plus longue que l’intermède, les scènes s’y rallongent et, nous venons de le voir, elles sont à chaque fois un peu plus longues.

Il est possible d’analyser exactement de la même façon les personnages. Tous, à un moment ou à un autre, sont traversés par un désir, une envie, d’aller de l’avant, de réagir, de mordre la vie. Comme le dit Louis, « c’est comme un sursaut, / parfois, je m’agrippe encore, je deviens haineux » [12]. Ses voyages à travers le monde en sont sans doute la meilleure preuve. Même constat chez Suzanne, « Je voudrais partir » [13], ou son frère, « Lui, Antoine, il voudrait plus de liberté » [14]. Pourtant, pourtant… ces mêmes personnages, quelques pages plus loin, sont comme envahis par une pulsion opposée. Louis non seulement, signe de régression, finit par revenir sur les pas de son enfance, mais son sursaut rageur ne tarde pas à se muer en lassitude et découragement :

« À quoi bon ? » / ce « à quoi bon » / rabatteur de la Mort / – elle m’avait enfin retrouvé sans m’avoir cherché –, / ce « à quoi bon » me ramena à la maison, m’y renvoya, m’encourageant à revenir de mes dérisoires et vaines escapades / et m’ordonnant désormais de cesser de jouer. / Il est temps. / Je traverse à nouveau le paysage en sens inverse [15].

Suzanne, sous ce point de vue, ne diffère guère : « peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner, bon » [16]. Quant à Antoine, ne l’entend-on pas prononcer : « depuis longtemps, je pense ça, je suis devenu un homme fatigué » [17] ? Et leur mère de conclure : « Nous ne bougeons presque plus » [18].

Dans la pièce de Lagarce, une multitude d’autres stylèmes et d’autres éléments du référentiel pourraient être rattachés à la tension que nous étudions. En vrac et trop rapidement : l’absence d’action, la rareté des didascalies, la quantité et la longueur des soliloques, le fait que les personnages racontent plus qu’ils ne dialoguent, que les commentaires sur les récits ou sur le dire l’emportent presque sur le dit, la multitude de parenthèses, de tirets, de guillemets autonymiques, de « paroles gelées », de clichés qui révèlent un retour passéiste et passif sur le déjà-dit, la chambre de Louis devenue un débarras plein de vieilleries, le pavillon minable d’Antoine situé à deux pas d’une piscine couverte omnisports, l’ironie mais aussi l’humour, le grandiose paysage montagnard final, « la réussite de la parole poétique dans son ensemble » [19], etc., etc., etc.

 

On pourrait bien sûr élargir les remarques qui précèdent à toute l’œuvre de Lagarce, en commençant d’ailleurs par l’oxymore « Solitaires intempestifs ». En lui, s’opposent introversion et extraversion mais aussi le singulier inhérent à l’étymon de la lexie « solitude » et le fait que ce même substantif est au pluriel. Quelle que soit l’acception que l’on retienne, l’adjectif « intempestifs » est, quant à lui, de même, en tension avec le nom qu’il accompagne. Comment peut-on « être à contretemps », comment peut-on « ne pas agir à propos », « n’être pas convenable » si l’on est seul, si l’on est soi-même l’unique norme ? À noter que dans le monologue final de la pièce d’Handke censée être à l’origine de cette expression (Par les villages), on retrouve le même type d’ambivalence, la même tendance à désespérer… tout en refusant le désespoir :

[…] dans vos crises de désespoir vous avez peut-être constaté que vous n’êtes pas du tout désespérés. Désespérés, vous seriez déjà morts. On ne peut pas renoncer ; ne jouez donc pas les solitaires intempestifs : car si vous continuez à avoir de l’inclination pour vous-mêmes, ne voyez-vous pas dans l’abandon où vous êtes une lueur des dieux ?

Même constat dans le titre qui a été choisi pour réunir les articles de Lagarce, Du luxe et de l’impuissance, comme dans les articles en question. Sans cesse, Lagarce revient en effet sur le fait que le théâtre est marginalisé, inutile, sans pouvoir réel et que pourtant il est la part d’imprévu, la marge qui peut permettre à la société d’éviter sa propre mort [20]. Sans cesse, il insiste sur la vanité de son œuvre pour mieux ensuite en souligner l’importance [21]. Et par un beau paradoxe, déjà rencontré plusieurs fois, cette force d’expansion qu’est le luxe est en soi… rétraction : « Nous devons conserver au centre de notre monde le lieu de nos incertitudes, le lieu de notre fragilité, de nos difficultés à dire et à entendre. Nous devons rester hésitants et résister ainsi, dans l’hésitation » [22].

Si nous abandonnons les articles critiques pour les pièces, le même constat ne tarde pas à s’imposer. Hélène, dans La Photographie, a tout à fait raison : à chaque fois, « [c]’est la même histoire que la dernière fois, à quelques détails près » [23]. Dans toutes les pièces ou presque, si l’intrigue progresse (expansion), c’est pour aller non vers l’avenir des personnages mais vers leur passé (rétraction) ; si elle tend vers la fin (expansion), c’est pour nous conduire à ce qui était annoncé ou sous-entendu dès les premières lignes (rétraction). Une bonne part de ce qui est écrit dans Théâtre et pouvoir en Occident sur le théâtre russe de la fin du XIXe siècle pourrait en fait être transposé mot pour mot au théâtre de Lagarce : les personnages attendent, espèrent, sont tendus vers l’avenir (expansion) mais « l’intrigue disparaît au profit d’une atmosphère », « le temps reste en suspens, et “l’action” toute relative qui sous-tendait la représentation cesse comme elle a commencé » [24] (rétraction) ; ce « théâtre donne l’image […] d’un mouvement » (expansion), il n’en met pas moins en scène « le statisme des vies » [25] (rétraction). De même, le si prégnant thème du fils prodigue (Vagues souvenirs de l’année de la peste ; Retour à la citadelle ; De Saxe, roman ; Derniers remords avant l’oubli ; Juste la fin du monde) ne met-il pas en scène d’une part un désir, une envie, un besoin de partir, de découvrir le monde (expansion) et d’autre part un désir, une envie, un besoin, une obligation de retourner dans l’univers clos, maternel, utérin, étouffant, régressif de l’enfance (rétraction) ? C’est particulièrement net dans De Saxe, roman :

Le jeune duc, duc ou prince, ou rien, inutilement anobli désormais, « ancien acteur » à son tour, s’en retourna vivre chez lui, « à la maison naturellement », s’endormant dans sa petite chambre… ils ne lui demandèrent rien de son escapade sur les planches, ils ne lui demandèrent rien mais lui laissèrent peu de chose… Il vivait là, éternellement endormi, se souvenant de cette histoire-là [26]…

Ce sont en fait tous les personnages de Lagarce qui sont écartelés entre l’expansion et la rétraction. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle, comme l’a fait remarquer Hersant, nous pouvons les diviser en « sédentaires » et « nomades » [27], mais aussi en « désespérés » et « espérants », en « régressants » et « progressants », en « acceptants » et « refusants », en « non désirants » et « désirants », etc. :

Je me suis mis à avoir si peur, de tout et de tout le monde, je me suis mis à avoir si peur que plus rien ne pouvait me faire bouger, j’étais sur place en quelque sorte et je ne pouvais plus bouger [28].

[…] si le désir devait soudainement me reprendre, / si la volonté de l’amour, la volonté d’aimer et d’être aimée me traversait, le désir que quelqu’un vienne à son tour, enfin, et m’emporte [29].

Sous cet angle, M. et Mme Tschissik pourraient bien être à eux deux une terrifiante allégorie de la condition humaine :

Sans attendre rien, ni personne, il dévorait […], il dévorait tous les mets sur la table sans attendre et sans jouir jamais, et sans que rien ne puisse le retenir ou le calmer. […] l’homme qui mange le plus vite et le plus mal et les choses les plus lourdes et les plus indigestes et sa femme, exsangue à ses côtés. Un numéro, là encore de music-hall, l’avaleur de saucisses et son anorexique épouse, l’estomac le plus solide du monde et la fragile buveuse de thé [30].

En fait, c’est peut-être finalement une des didascalies de La Place de l’autre qui résume le mieux toute l’œuvre de Lagarce : « Pendant les quelques répliques qui suivent, elle mimera sans cesse la scène, paraissant devoir s’asseoir, à chaque fois, et se relevant, à chaque fois » [31]. Dès cette pièce, tout est là : le désir d’agir, de prendre sa vie à pleines mains, de vivre, qui est symbolisé par le personnage qui refuse de s’asseoir ; la difficulté de rester debout, la terrible tentation de se laisser aller, de s’allonger, la peur de ne pas pouvoir se relever, qui est symbolisée par le personnage qui est assis ; le fait enfin que celle qui était debout finit par s’asseoir et que celui qui était assis finit par se relever.

 

Terminons en faisant remarquer que ce qui est vrai au niveau de chaque œuvre est vrai au niveau de toute l’œuvre. Si Lagarce essaie sans cesse d’aller de l’avant, d’innover, de trouver de nouvelles idées, de nouvelles pistes, s’il nous fait passer d’Ionesco, à Duras puis Vinaver, s’il nous plonge tour à tour dans le monde d’Hollywood, au cœur du Moyen Âge londonien ou dans les tréfonds d’un centre culturel de province, parallèlement il monte des spectacles ramenant au théâtre d’hier, La Cantatrice chauve, voire à celui d’avant-avant-hier, Le Malade imaginaire. Non content de mettre en scène cette pièce des plus classiques et des moins subversives, il se tourne ensuite vers des œuvres symbolisant la bourgeoisie dans toute sa splendeur : On purge bébé de Feydeau, La Cagnotte de Labiche. Même sa création littéraire n’échappe pas à cette tension. Histoire d’amour (repérages) annonce par plus d’un aspect Derniers remords avant l’oubli qui, quatre ans plus tard, deviendra Histoire d’amour (derniers chapitres). Et sa dernière pièce, Le Pays lointain, n’est-elle pas un véritable retour à Juste la fin du monde qui est, elle-même, rappelons-le, une version remaniée des Adieux ?

JEUDI 11 FÉVRIER 1988
[…] Je vais m’atteler très vite à une pièce. Une pièce courte qui me trottait dans la tête depuis quelque temps. / Cela s’appelle Les Adieux. / Cinq personnages, la mère, le père, la sœur, le fils et l’ami du fils. Le fils vient, revient. Il va mourir, il est encore jeune. Il n’a jamais vraiment parlé. Il vient écouter. Il est avec un homme. Ils passent une journée là à ne pas faire grand-chose. Ils écoutent. / La mère parle tout le temps. Éviter le silence, faire comme si de rien n’était. / On ne le dit pas, mais on sait que l’on ne se reverra jamais [32].

Juste la réalité du monde

Propension à l’expansion, à l’amplification, à la rhétorique, tendance à la contraction, à la rétraction, au silence et ce, dans la phrase, dans la pièce, dans les pièces, dans toute l’œuvre, certes, mais qu’en déduire par rapport à la difficile question du réalisme ? Doit-on ou non voir dans cette tension une trace, une intention de réalisme, une description, une représentation du monde ou d’un élément du monde ?

Un retour à la phrase du prologue permet d’esquisser un premier élément de réponse : si le prologue est à la fois expansion et rétraction, ne serait-ce pas parce que la poétique de Lagarce n’est pas sans rapport avec ce qui depuis au moins le XIXe siècle est considéré comme un des plus grands marqueurs de réalité, à savoir le discours oral ?

Juste le discours du monde

Lagarce est le premier à reconnaître qu’il est très intéressé par le parlé. En 1995, citant Cioran, il affirme par exemple : « “On n’habite pas un pays. On habite une langue. Une patrie, c’est cela, et rien d’autre”. […] je crois que je suis très porté vers la parole. Les mots, mais les mots parlés… Les mots avec leurs sons, leurs rythmes » [33] ; et, un peu plus loin : « je suis fasciné par la manière dont, dans la vie, les conversations, les gens – et moi en particulier – essaient de préciser leur pensée à travers mille tâtonnements… au-delà du raisonnable » [34]. Son journal révèle aussi que peu avant la rédaction de Juste la fin du monde, il lit un Dictionnaire du français parlé [35].

 

Or, qui dit discours oral, dit expansion, amplification, allongement. Blanche-Benvéniste montre par exemple que « le langage des conversations » est particulièrement prolixe en accumulations. « En parlant, chacun de nous cherche ses mots, et en énumère souvent plusieurs avant de trouver le bon » [36], explique-t-elle. C’est bien ce que fait Louis lorsqu’il évoque son retour (« je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage », v. 17) ou lorsqu’il tente de caractériser sa future annonce : « lentement, avec soin, avec soin et précision […], lentement, calmement, d’une manière posée ». N’avons-nous pas aussi vu plus haut que tout le début du prologue de Louis est une accumulation de compléments de phrase et que plusieurs des compléments de phrase en question sont « simplement juxtaposés sans marque de fonction syntaxique » [37] ? Nous retrouvons là ce que Morel et Danon-Boileau appellent le phénomène de « décondensation », un phénomène caractéristique des préambules de paragraphes oraux. De plus, selon Blanche-Benvéniste, « lorsque plusieurs temporels sont […] placés en tête, [les circonstants] tendent à s’organiser en série d’inclusions, le plus incluant venant en premier et le plus inclus en dernier » [38]. N’est-ce pas aussi exactement ce qui se passe dans les premiers vers ? Non seulement « Plus tard » est un circonstant de temps placé en préfixe de la phrase, mais il est suivi d’un autre circonstant de temps qu’il inclut et précise : « l’année d’après ». « Une autre tendance typique des temporels placés en tête d’un énoncé oral est d’englober des éléments introduits par comme ou puisque, dénotant des causes pré-assertées : ((lorsqu’il y a un sujet à faire (comme les permanents parfois ont trop de boulot ou c’est c’est pas leur leur domaine)) on fait appel à des pigistes (91-3 Journ 11, 9) » [39]. Là encore, même si la longueur de la phrase tend à le faire oublier, même si le « puisque » ou le « comme » causatif en question est elliptique, nous avons vu précédemment qu’il est possible de proposer une analyse syntaxique du prologue correspondant presque trait pour trait à cette description.

Nous pourrions tenir exactement les mêmes propos sur les répétitions. La pensée se faisant en direct, le locuteur cherchant ses mots, ne trouvant pas immédiatement la lexie voulue, ayant besoin de temps pour élaborer la suite de sa phrase, cette figure surgit un peu partout en langue orale et tout particulièrement, rappelle Blanche-Benvéniste, dans les récits autobiographiques, surtout si l’énonciateur est âgé [40]. Certes, ce n’est pas le cas ici, mais Louis, puisque sur le point de mourir, se trouve dans une situation qui finalement n’est pas sans rappeler celle de cette tranche d’âge. À l’oral, lorsqu’il y a répétition, l’expansion se fait assez souvent par étoffement et correction, ajoute la linguiste. On a étoffement lorsqu’« un locuteur fournit d’abord une version courte d’un syntagme nominal, […] puis […] reprend cette version pour y insérer un élément supplémentaire » [41]. On a dans le prologue un exemple de ce procédé aux vers 23 et 24 : « dire, / seulement dire ». Les corrections quant à elles se manifestent bien sûr via les épanorthoses. Blanche-Benvéniste précise cependant qu’en langage oral, « [p]our corriger un élément, on reprend généralement depuis le début du syntagme » [42]. Le prologue de Juste la fin du monde là encore ne déroge pas. Non satisfait par sa première tentative de complémentation (« de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir », v. 5), plutôt que de la continuer, Louis réitère au vers 6 d’après le début de son syntagme : « de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini ».

Une « [a]utre caractéristique essentielle des productions en langue parlée », omniprésente dans le prologue et grande source d’expansion, est, nous dit encore Blanche-Benvéniste, « la facilité à faire des incidentes » [43]. En toute cohérence avec ce que nous pouvons observer dans le texte que nous étudions, elle précise qu’« [u]ne forme d’incise fréquemment attestée en français parlé est celle qui ajoute une précision qui aurait pu être fournie plus tôt […] et qui pourrait former un énoncé à elle seule » [44]. N’en a-t-on pas un parfait exemple dès le vers 2 du prologue : « – j’allais mourir à mon tour – » ? Non seulement l’incidente en question permet de comprendre la situation et explique le surmarquage temporel du début, mais elle forme bien « un énoncé à elle seule ». Souvent, en discours oral, les incidentes sont aussi, nous disent les linguistes, des paroles rapportées : « [i]l s’agit [alors] de souvenirs, de pensées ou de raisonnements racontés » [45]. Là encore le prologue est parfaitement en accord avec la théorie. Au vers 21, le lecteur détecte effectivement derrière l’incidente, via la question rhétorique, un savant jeu de polyphonie, une reprise distanciée et ironique de la parole d’autrui : « – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ? » (v. 21). Notons enfin que dans le prologue, encore une fois comme dans la plupart des discours oraux, « [i]l est remarquable de voir que les locuteurs parviennent dans la majorité des cas, à reprendre le fil de l’énoncé, après les interruptions parfois spectaculaires que provoquent les incises » [46].

 

Cependant, si la langue orale tend à l’expansion grâce aux accumulations, aux répétitions et aux incidentes, elle tend aussi, exactement comme le texte de Lagarce, à un mouvement inverse. Syntaxiquement, les variations y sont par exemple bien moindres qu’à l’écrit :

Les règles de rédaction habituelles de l’écrit, telles que nous les apprenons à l’école demandent qu’on varie les formes syntaxiques des énoncés, en évitant les séries de phrases bâties sur le même modèle. La tendance générale, par oral, tous genres confondus, est plutôt d’accumuler plusieurs constructions identiques avant d’en changer. […] Chaque schéma syntaxique est répété en moyenne trois fois pour un total d’une dizaine d’énoncés, ce qui est une proportion assez usuelle [47].

Dans le prologue de Juste la fin du monde, les mêmes constructions syntaxiques reviennent effectivement constamment. Nous avons par exemple sans cesse droit à des structures infinitives : « j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir » (v. 5), « je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces » (v. 17), « paraître pouvoir là encore décider, / me donner et donner » (v. 29-30). À plusieurs reprises, nous pouvons aussi repérer l’insertion d’adverbes : « devant un danger extrême, imperceptiblement » (v. 10), « pour annoncer, lentement » (v. 18), « lentement, calmement » (v. 20), « et à eux, tout précisément » (v. 30). Sur le plan lexical, à cause des limites de la mémoire, du manque de temps, de l’impossibilité de consulter un dictionnaire, le discours oral se caractérise de même par une certaine simplicité ; or, dans la tirade de Louis, nul terme rare mais au contraire un vocabulaire plutôt commun et usuel (« j’ai », v. 3 ; « faire », v. 5 et 17 ; « voir », v. 17 ; « aller », v. 17 ; « dire », v. 23, 24) correspondant parfaitement aux observations de terrain : « Dans les conversations, le stock lexical de verbes est souvent limité à dire, demander, répondre, et à une variante faire, jugée vulgaire » [48]. Dans le texte de Lagarce, nous sommes même parfois à la limite du familier. Un puriste s’offusquerait sans doute de l’utilisation au vers 8 de l’indéfini « on » et lui préférerait le pronom personnel « nous ». Quant au « tant pis » du vers 30, il est indéniablement connoté diaphasiquement.

Le parlé tend donc à la rétraction, à la contraction, par une certaine simplicité, il y tend aussi par la stagnation. À l’oral, les accumulations et répétitions font en effet que le syntagmatique est constamment contesté par le paradigmatique. Le résultat est que le discours ne progresse plus, bégaie et a tendance à faire du sur place :

Dans l’exemple du brevet de secouriste, le… le brevet… le… le diplôme de secouriste… le brevet de secouriste, le locuteur a produit cinq syntagmes commençant par le, avant d’arriver à celui qu’il estime le bon. On peut aller jusqu’à sept, sans que cela soit notable [49].

Ces énumérations, qui ne font pas avancer le discours, mais le laissent sur un même emplacement paradigmatique, sont exaspérantes à lire si on les fournit dans l’ordre ordinaire de la lecture en lignes suivies [50].

On pourrait même aller jusqu’à dire que le discours régresse :

Une autre caractéristique très remarquable est que, lorsqu’il parle, un locuteur peut revenir en arrière sur un syntagme déjà énoncé, soit pour le compléter, soit pour le modifier. Dans l’exemple suivant, le locuteur retouche un syntagme nominal, des systèmes nouveaux, pour venir y insérer l’adjectif mécaniques : « Il a pour but de donner, euh de créer des systèmes nouveaux, des systèmes mécaniques nouveaux (Legio 1, 15) » [51].

Le phénomène d’étoffement repéré plus haut est un bon exemple de ce type de régression. Autre bon exemple, que ce soit du point de vue communicationnel ou du point de vue syntaxique, un vers comme le vers 4 ramène le lecteur là où il en était au vers 1. Il en est de même des vers 23 et 29 qui, respectivement, font reculer le texte aux vers 18 et 27.

Simplicité, stagnation, régression… En fait, par un étonnant paradoxe, la langue orale semble même tendre, d’une certaine manière, au silence. La faible présence des adjectifs souligne déjà en soi le fait que la caractérisation y est plutôt atrophiée :

En comparant les comptages faits sur le français écrit des romans (G. Engwall, 1984) et sur le français parlé des conversations, nous avions pu voir (F. Cloutier, 1984) que les adjectifs représentent en moyenne 25 % de l’ensemble des mots écrits, alors qu’ils ne sont que 2 % pour les conversations [52].

Si l’on s’en tient à ce seul angle, le prologue de Juste la fin du monde est manifestement « oral ». Sur les presque deux cent quatre-vingts mots qu’il contient, on ne repère que douze adjectifs, soit seulement un peu plus de 4 % de l’ensemble des lexies. Même les noms paraissent « attaqués » en langue orale. Non seulement, il semblerait qu’ils soient en moindre nombre dans les propos oraux que dans les textes écrits [53] mais :

[c]ertaines conversations orales à bâtons rompus n’ont aucun syntagme nominal pour sujet, tous les sujets étant des pronoms […]. Le taux de substantifs nominaux sujets est, comme en anglais, un indice assez net du formalisme du langage. En français, dans les conversations en face à face, ce taux ne dépasse pas en moyenne 15 % [54].

Le prologue de Lagarce est là encore très parlé : pas une fois, on ne peut y détecter un substantif en position de sujet. On pourrait certes alléguer pour expliquer ce fait la dimension autobiographique ou autofictionnelle du texte et en tous les cas la forte présence de la première personne, sauf que… les statistiques tendent à prouver le contraire. Le taux moyen de 15 % établi ci-dessus « peut atteindre, dans d’autres genres de langue parlée, nous disent les linguistes, des taux beaucoup plus élevés. Il y en a 24 % dans un récit autobiographique » [55]. Enfin et surtout, comme l’indique un des titres de l’essai de Blanche-Benvéniste, la langue orale n’est-elle pas, par essence, « [i]nachèvements » [56] ? N’est-elle pas « bribes, hésitations » [57], « ellipses », « interruptions », « blancs » ? Quand nous parlons, combien de phrases s’interrompent avant leur fin ? Combien de phrases contiennent de longs silences ? De ce point de vue encore, Juste la fin du monde est décidément une pièce très orale. Les retours à la ligne révèlent une grande quantité de silences et même quand Louis parle, nous n’avons droit, à de nombreuses reprises, qu’à un ou deux mots : « malgré tout » (v. 12), « la peur » (v. 13), « dire » (v. 23), « seulement dire » (v. 24), « et paraître » (v. 27).

 

Pourtant, pourtant… face à cette kyrielle d’arguments, n’a-t-on pas envie de bondir et de répliquer du tac au tac : « personne ne parle comme cela » ? Et n’aurait-on pas d’ailleurs raison de le faire ? Qui s’exprime dans le réel comme Louis ? Qui se lance dans un long monologue avant de sonner à la porte de sa mère ou de sa sœur ? Qui est capable de déclamer tout de go un texte aussi construit et travaillé que celui du prologue ? De plus, comme le fait remarquer Rannoux,

certaines des caractéristiques fortes de l’oral sont absentes du texte de Lagarce : si l’on rencontre bien l’emploi de particules énonciatives (Bon), nulle trace dans cette écriture de bribes (je je je ne savais plus où aller) ni de recherches de mots qui laisseraient des syntagmes ouverts (sous les sous leurs pieds il y a une plaque). De même, si l’ellipse est une pratique courante de l’oral, certains énoncés construits par ellipse (notamment celle du présentatif c’est), très fréquents chez Lagarce, vont manifestement à rebours de toute imitation d’un parler naturaliste [58].

On pourrait même aller jusqu’à dire que, parfois, Lagarce semble même aller à rebours des observations des linguistes. Blanche-Benvéniste fait par exemple remarquer que dans les discours oraux :

les répétitions sont concentrées dans la partie centrale du récit et dans la conclusion. Elles touchent le vocabulaire du noyau macro-syntaxique, verbes et compléments, mais pas du tout les préfixes, parties initiales des énoncés [59].

Dans le « préfixe » du prologue, ne serait-ce que par le syntagme « l’année d’après », les répétitions au contraire abondent. Mais alors, qu’en conclure ? La parole de Lagarce est-elle ou n’est-elle pas réaliste ?

Si être « réaliste », c’est reproduire, c’est pasticher la parole parlée, la parlure, de son époque, la réponse est simple, elle ne l’est pas. Si en revanche, être réaliste, c’est exploiter les schèmes et processus sublinguistiques du langage dans le but d’arriver à un nouveau découpage du réel et donc à une représentation plus fidèle de celui-ci, alors Lagarce est un auteur réaliste.

Être écrivain, c’est en effet sentir, percevoir, savoir que, comme l’a théorisé Guillaume, la fonction première du langage n’est pas de communiquer mais de représenter le réel et que représenter le réel est une tâche jamais finie, une tâche qui demande toujours plus de caractérisations, toujours plus de mots, toujours plus de précisions. Cependant, il faut bien à un moment ou à un autre s’arrêter, car décrire toujours plus, diviser le réel toujours plus, c’est diluer l’observé, c’est se perdre dans l’infiniment petit et ne plus voir l’infiniment grand. Si l’on veut proposer une nouvelle représentation du réel, une représentation qui semble plus adéquate à la réalité perçue que les précédentes, en un mot une représentation réaliste, il faut donc passer le perçu par le tamis du processus expansion / rétraction, il faut découper toujours plus le réel puis à un moment stopper le découpage en question. Or, le meilleur outil jamais inventé par l’homme pour une telle tâche est le langage. Depuis toujours, les écrivains le sentent et d’ailleurs Blanche-Benvéniste, la première, souligne dans son essai le parallèle existant entre la langue orale et la pratique des poètes :

Il n’y a pas de grande différence de forme entre la recherche du mot comportant des étapes erronées et l’effet de style qui consiste à passer d’une caractéristique à une autre, pour affiner le trait. Les poètes exploitent depuis longtemps le procédé [60].

La plupart des écrivains cependant ne sont pas conscients de leur démarche et donc la voilent sous de multiples autres préoccupations esthétiques ou idéologiques ; or voiler le découpage originel, voiler la représentation plus réaliste du réel, c’est risquer de fausser le réel :

Si tu dis bien, tu tricheras. La lucidité sera en fuite et reviendront alors, joliment, habilement fabriquées, les élégantes phrases de la souffrance. Tu croiras parler avec netteté de secrets indicibles, tu croiras parler mais tu seras juste en train de t’accommoder avec toi-même [61].

Un Lagarce, au contraire, ne cesse de souligner, de surmarquer, de magnifier le processus linguistique qui lui permet d’accéder à la réalité. Si son dit n’est cependant pas pure oralité, c’est parce que l’oral ne disposant pas de temps, se faisant dans l’immédiat, propose fatalement un découpage insuffisant, trop grossier. L’écrit permet d’affiner, de nuancer, d’exploiter plus à fond les potentialités du processus linguistique.

En résumé, si la parole de Lagarce rappelle la parole orale, c’est parce que voulant décrire le réel, elle revendique comme appui le meilleur outil jamais inventé pour atteindre ce but, le processus expansion / rétraction, processus qui est justement à la base du langage. Si elle s’en distingue, c’est parce qu’elle systématise et affine le processus originel pour lui donner plus de rendement et amener à un découpage plus fin du réel.

Même s’il est donc bien loin de conduire à une parole mimétique de la parole orale, le processus expansion / rétraction repéré dans le prologue est bien réaliste, doublement réaliste même. Il l’est par le fait qu’il reproduit le processus cognitivo-linguistique de découpage du réel et d’arrêt nécessaire du découpage. Il l’est également car il rend manifeste le désir de l’Homme de comprendre, d’analyser, de creuser toujours plus le réel, mais aussi l’échec inévitable de cette entreprise.

Juste le moi du monde

Mais alors, si Lagarce est un auteur réaliste cherchant par le processus expansion / rétraction à représenter le réel, quelle réalité représente-t-il ?

 

Un premier élément de réponse se trouve dans une de ses œuvres intitulée Portrait. Dans cette vidéo, « sur fond d’épreuve d’un texte dactylographié défilent des portraits photographiques de Jean-Luc Lagarce de son plus jeune âge jusqu’au moment de la réalisation » [62]. Comment mieux dire que la réalité qui est au cœur de son texte, c’est son propre « Moi » ? D’ailleurs, ne le confirme-t-il pas lui-même dans son dernier entretien ? N’y explique-t-il pas qu’il suit deux « pentes » : « La pente de l’écriture à base de collages ou de références directes à des textes préexistants […]. Et puis l’autre pente, où je pars de moi ou de ce que j’observe, où donc je laisse parler de choses plus personnelles » [63] ? De même, dans son journal, alors qu’il évoque son travail, on peut lire « Dire la vérité, vraiment » [64] et quelques mois auparavant :

[…] je devrais écrire le récit de mes relations avec l’Enfant de François et de Christine. Tout ce qui s’est passé dans ma tête durant ces longs mois. / Et par là dire mes relations avec les enfants des autres, et par là encore, avec les autres. Ma fuite systématique. / Mais surtout terriblement, dire la vérité. Cesser de mentir [65].

Les critiques n’ont évidemment pas été sans relever mille et un points communs entre le Louis de Juste la fin du monde et le Jean-Luc de juste la fin du siècle. L’un et l’autre sont des provinciaux qui quittent leur famille pour se consacrer à la littérature, l’un et l’autre ont un frère et une sœur ayant à peu près le même écart d’âge, l’un et l’autre ont dépassé la trentaine au moment de la rédaction de la pièce, l’un et l’autre connaissent la joie des week-ends en famille [66] et le plaisir des déchirements privés :

VENDREDI 23 MAI 1986
Paris. 20 h 30.
Ai lu un livre magnifique et terrible à la fois, Mes parents de Hervé Guibert. / Cela me laissa abasourdi, écrasé et puis comme rassuré des choses lues (et comme dites). / Combien de « points communs » il est vrai, entre cet amour et cette haine à la fois de Guibert pour ses parents et ce refus et cette tendresse que j’éprouve pour les miens [67].

D’ailleurs Delaigue ne s’y trompe pas. Il parle à ce propos de « rapport tout à fait rapace » et va jusqu’à évoquer une « cannibalisation du réel » [68]. Il faudrait bien sûr rajouter que Louis comme Jean-Luc ont du mal à communiquer avec leurs proches et de ce fait connaissent les affres de la solitude :

JEUDI 2 AVRIL 1987
[…] Je téléphone à ma mère. Je pourrais avoir des bubons plein la figure, avoir été torturé par la Gestapo (les temps sont durs !) ou plus simplement (sic !) ne pas être en forme, ça donne : / « C’est toi. Je me disais, justement, il va m’appeler (l’instinct maternel comme moyen de communication), j’en parlais à ton père (fin du chapitre sur le sujet). Tu ne sais pas ce qui nous arrive ?… » / Hier, ils devaient changer leur voiture de un an d’âge contre une neuve (« ce n’était plus possible… »). C’est leur activité favorite. / Suit un chapitre consacré à ma sœur, sa vie, son œuvre, ses amours, l’argent qu’elle gagne, la nouvelle voiture qu’elle s’est achetée (héritière pleine de gratitude…), etc. Sans se rendre compte qu’elle n’est pas un modèle d’équilibre… / Cela se termine : « Et toi, ça va ?… / – Ça va… / – Tant mieux, alors… » [69].

L’un et l’autre, enfin, sont bien sûr frappés d’une maladie mortelle :

SAMEDI 23 JUILLET 1988
Paris. 23 h 35.
La nouvelle du jour, de la semaine, du mois, de l’année, etc., comme il était « à craindre et à prévoir » (à craindre, vraiment ?). // Je suis séropositif // mais il est probable que vous le savez déjà. // Regarde (depuis ce matin) les choses autrement. Probable, je ne sais pas. // Être plus solitaire encore, si cela est envisageable. // Ne croire à rien, non plus, ne croire à rien. // Vivre comme j’imagine que vivent les loups et toutes ces sortes d’histoires. // Ou bien plutôt tricher, continuer de plus belle, à tricher. // Sourire, faire le bel esprit. Et taire la menace de la mort – parce que tout de même… – comme le dernier sujet d’un dandysme désinvolte [70].

Pourtant, la vraie dimension autobiographique de l’œuvre de Lagarce ne serait-elle pas ailleurs, ne serait-elle pas précisément dans l’ambivalence mise à jour dans le prologue ? Ce prologue ne serait-il pas pétri d’expansions et de rétractions parce que Lagarce est déchiré, écartelé par une terrible tension interne, parce que la réalité autobiographique que Lagarce représente est d’une part énergie, désir, soif d’absolu et de vérité, d’autre part découragement, désespoir et silence ?

C’est très net si l’on relie les passages du Journal évoquant la rédaction de Juste la fin du monde. Tantôt Lagarce y croit, se félicite, écoute avec plaisir les compliments, reprend la plume, recommence et rerecommence :

VENDREDI 11 MAI 1990
[…] Percée significative – page 8 – sur Quelques éclaircies. On verra [71].

MERCREDI 6 JUIN 1990
[…] Avancée, percée assez décisive sur Juste la fin du monde (ex-Quelques éclaircies). Je ne dis pas que c’est gagné, c’en est loin, mais il y a là comme le début de quelque chose, la trace même imparfaite de mon projet [72].

JEUDI 14 JUIN 1990
[…] Ai bien travaillé hier soir et cet après-midi encore [73].

VENDREDI 24 AOÛT 1990
[…] Je lui [François] ai donné un peu soudainement Juste la Fin du Monde qu’il a – le moins qu’on puisse dire – beaucoup, beaucoup aimé. Il parle d’une maturité et de mon plus beau travail [74].

MERCREDI 26 DÉCEMBRE 1990
[…] Relecture de Juste la fin du Monde. Cela se tient, c’est sinistre, mais cela se tient [75].

DIMANCHE 22 DÉCEMBRE 1991
[…] Me suis remis au travail. Retoucher Juste la fin du monde et mettre diverses choses au propre (scénario, textes…) [76].

Tantôt au contraire, il semble totalement déçu par ce qu’il écrit, complètement désespéré et ce au point de ne plus vouloir faire la moindre correction voire d’arrêter totalement d’écrire :

MERCREDI 2 MAI 1990
[…] cela ne vient pas, mais alors pas du tout – sur Quelques éclaircies [77].

JEUDI 17 MAI 1990
[…] ce n’est pas ça, pas ça du tout. (Complètement délétère, sans raison.) [78].

VENDREDI 11 MAI 1990
[…] Hervé Guibert tient une place énorme, immense dans mes pensées. […] J’y songe en travaillant encore (et à Koltès encore) sur l’air de « à quoi bon ? », d’autres l’ont fait et écrit mieux que moi [79].

SAMEDI 9 JUIN 1990
[…] ce n’est pas ça, non, ce n’est pas ça [80].

DIMANCHE 8 JUILLET 1990
[…] Ai terminé – et me suis offert cette balade de fait – Juste la fin du Monde. Mais c’est très décevant [81].

LUNDI 14 OCTOBRE 1991
[…] Je n’écris plus. Je n’essaie pas. Comme quelque chose de cassé […] [82].

Conformément à ce que nous avons vu plus haut, constamment le double mouvement expansion / rétraction se condense en un seul jour voire en une seule phrase. Apothéose de cette ambivalence, le samedi 21 janvier 1989, nous pouvons lire : « Et moi ? Écrire une pièce pour me sortir de mon incapacité à en écrire une ? » [83].

Ce que nous venons de constater sur la genèse de Juste la fin du monde pourrait être en fait généralisé à toute l’œuvre et à toute la vie de Lagarce. Là encore le journal est un sûr témoin. Comme dans le prologue, on y retrouve à plusieurs reprises de l’épique tourné en ridicule :

DIMANCHE 26 FÉVRIER 1989
[…] Aussitôt de retour, notre héros s’en alla traînailler du côté de la rue du Roi-de-Sicile où le beau Ron semble tenir boutique. […] Notre héros « passait » par hasard […]. Le héros s’en va rougissant à son tour. Ayant une fois de plus triché plus qu’il n’est permis [84].

LUNDI 11 JUIN 1990
[…] malgré les nombreuses voies de la conscience […] je suis rentré à 4 heures du matin et voilà l’état du héros [85].

Et surtout, même bien avant sa maladie, tristesse, désespoir et mort y règnent en maîtres absolus :

JANVIER 1981
[…] … Je ne cesse de me complaire depuis une semaine ou deux dans l’idée ô combien satisfaisante que je vais mourir lentement d’une maladie terrible… Cela satisfait mon égocentrisme et ma vanité. Si c’était vrai, mourir d’une longue maladie, à chaque moment, à chaque instant, est-ce que cela ne suffirait pas à remplir ma vie, à me rendre intéressant à mes propres yeux [86].

SAMEDI 13 AOÛT 1988
[…] Très difficile, tout compte fait cette histoire de « séro-positif ». / « La place de l’euphémisme dans l’œuvre de Lagarce » [87].

JEUDI 20 OCTOBRE 1988
[…] Et nous sommes à notre point de départ. Moi, si je ne meurs pas, je ne pense plus qu’à ça [88].

LUNDI 24 OCTOBRE 1988
[…] Il a fallu que je m’éloigne. Les larmes venaient mais je pus revenir très vite à la surface. / Deux valiums – dans le train avant Dole, je dors [89].

DIMANCHE 30 OCTOBRE 1988
[…] Je ne cherche qu’à être seul, à l’abri, être silencieux, ne presque plus bouger (la Dépression bêtement) [90].

SAMEDI 17 DÉCEMBRE 1988
[…] Moi, je pensais à la mort prochaine [91].

VENDREDI 13 JANVIER 1989
[…] Suis un peu perdu. Égaré. Abandonné [92].

JEUDI 22 SEPTEMBRE 1994
[…] Le sentiment d’être exclu. Du « à quoi bon » aussi. Travailler et lire, toujours et lorsque je ne tiendrai plus, s’arrêter dans l’indifférence générale. L’autre soir, cela m’a pris : s’activer ainsi sans but, vraiment ? Est-ce qu’il ne faut pas renoncer, décider de renoncer ? Ce n’est pas une question nouvelle [93].

D’ailleurs, symptomatiquement, lancinante et inexorable, nous avons droit à une véritable litanie de morts :

MARDI 14 MARS 1989
[…] Robert Mapplethorpe est mort. 42 ans. De quoi ? On vous laisse supposer. Mettez ça sur votre liste. Portrait de l’artiste, six mois avant la fin, regardant la salope en face [94].

JEUDI 20 AVRIL 1989
[…] Mort de Bernard-Marie Koltès. 40 ans. De quoi on vous le laisse deviner. Cela me bouleversa totalement et me laissa sur le flanc toute la journée [95].

Nous retrouvons même un peu partout ce que nous pourrions appeler une atmosphère « fin du monde » :

DIMANCHE 31 JUILLET 1988
[…] Vendredi il pleuvait. J’étais d’une nostalgie à mourir comme si tout était « la dernière fois » [96].

VENDREDI 11 MAI 1990
[…] J’ai déménagé. J’ai rarement vu un endroit plus désespérant. Je ne paie presque rien et je ne manque pas de place, mais est-ce que je suis venu ici pour être à ce point « au bout du Monde » [97] ?

SAMEDI 26 MAI 1990
[…] J’ai un peu avancé sur Quelques éclaircies que je songe à rebaptiser Juste à la fin du monde. Bon. Ça vous fascine ? / Et puis, je bute à nouveau, je pense qu’il y a là quelque chose d’important, tout près que je n’arrive pas à atteindre. C’est la première fois que je prends les choses avec autant de clairvoyance, ceci dit. Ce n’est pas bien, je recommence, je recommence. Appliqué. (Trop ?) C’est ma dernière pièce aussi, ou encore, si on veut être plus optimiste : après celle-là, si je la termine, les choses seront différentes [98].

MERCREDI 13 JUIN 1990
[…] C’est un cimetière terrible et plus qu’un cimetière encore, c’est le cimetière d’un Monde entièrement disparu [99].

VENDREDI 20 JUILLET 1990
[…] Mais Gary est épuisé, il est très affaibli. Il dit au téléphone, avant qu’on se voie : « C’est la fin, tu sais… » […] Ai donné Juste la fin du Monde à Théâtre Ouvert [100].

Et pourtant, paradoxalement, exactement comme dans le prologue où les vers longs combattent les vers courts, où les accumulations contestent les ellipses, cette force de mort est constamment contredite par une incroyable force de vie. C’est d’ailleurs un des traits qui semble avoir le plus marqué ceux qui ont bien connu Lagarce. Minyana, par exemple, rapporte qu’alors qu’il était quasi mourant, lui et ses compagnons de restaurant le virent soudain apparaître plus vivant que jamais :

Et le voilà qui arrive, inchangé, animé, bavard. Nous étions médusés. Il a parlé, comme à son habitude, de façon un peu hautaine, un peu logorrhéique, abordant les sujets qui préoccupent les artistes : l’institution, les rumeurs, la presse. Il a mangé, il a parlé, nous étions toujours médusés. Je ne me souviens pas qu’il ait fait allusion à sa maladie, à moins que ce ne soit ce soir-là qu’il ait évoqué cette fameuse histoire des cerises : sortant de l’hôpital, il avait acheté des cerises, avait redécouvert le plaisir que c’est de manger des fruits frais, et c’est ce plaisir-là semble-t-il qui l’avait ramené à la vie [101].

Godard dans Le Monde dresse un constat comparable :

La force de vie était quelque chose d’admirable chez ce grand garçon mince à la voix douce, un peu brisée, cet homme discret jusqu’au secret au sourire timide, tellement chaleureux. D’aspect fragile, Jean-Luc Lagarce a toujours fait preuve d’une formidable énergie [102].

Le Journal de Lagarce loin de démentir ces propos les confirme mille fois. Une page comme celle du lundi 13 février 1989 révèle une boulimie digne d’un Gargantua :

LUNDI 13 FÉVRIER 1989
[…] Plan pour l’année qui vient (si les petits cochons ne me mangent pas, mais devraient-ils me manger que je pourrais finir, tant bien que mal ce plan). / (Ceci n’est pas un euphémisme béat, on en est loin, mais une mise au point.)
– Espère reprendre Jouhandeau ce printemps encore. Mais m’efforcerai de le reprendre à Paris à l’automne.
– Même si je reprends Jouhandeau au printemps, répétitions de Music-hall et représentations en avril-mai.
– Où ? À Planoise, petite salle, ou si refus (possible) dans n’importe quel boui-boui de Besançon.
– Création – mais je n’y suis pour rien – de Quichotte en avril.
– Version définitive de Music-hall, rendre aux Attoun en mars (France Culture).
Quelques éclaircies, je me comprends, terminé en été.
– Refonte totale de Les Adieux pour dans un an même époque. J’aurai 33 ans, l’âge du Christ, wahou ! (Épisodes supplémentaires probables.)
– Adaptation des Mutilés pour l’été.
– Répétitions en février 90. Représentations mars-avril 90.

Faire moins l’imbécile [103].

De même, constamment dans le Journal, nous pouvons constater la succession passivité / action, découragement / reprise en main, pessimisme / optimisme, désespoir / espoir :

DIMANCHE 18 JANVIER 1987
[…] Énormes difficultés financières. […] Énergie pourtant, malgré tout ça. À cause de tout ça [104].

SAMEDI 7 MARS 1987
[…] Difficultés d’argent angoissantes. / Difficultés de distribution (on n’en sort pas). / Difficultés affectives-sensuelles, etc. Absence de passion amoureuse. / Et pourtant : / Dynamisme, vraiment, vraiment et cela mérite d’être signalé [105].

VENDREDI 22 FÉVRIER 1991
[…] Le matin, je me réveille, épuisé de ma propre solitude, accablé de tristesse que je ne saurais pas dire, sans talent. / Deux heures plus tard, on peut me voir, énergique et brillant et spirituel, etc [106].

À noter qu’en toute cohérence nous retrouvons dans le Journal les mêmes caractéristiques scripturales que celles observées dans le prologue. Par exemple, le 20 octobre 1988, nous avons droit à des retours à la ligne inattendus, à la succession de vers courts et de vers longs, à des anaphores, à des parallélismes syntaxiques, à des épanorthoses, à des incidentes, à des phrases qui s’allongent puis se raccourcissent, à des traits oraux, etc. :

Ça ne va pas. Pas du tout. C’est dur et difficile. Les sanglots sont au fond de ma gorge et ne veulent pas sortir […].
Alors de fait le début de la Désolation – chant 28, psaume 14 – de midi se trouve singulièrement compromis.
Cela n’allait pas, donc.
L’envie de pleurer. Et puis ensuite, on répète. On répond à mille questions. On essaie d’avancer. On avance. Ce n’est pas fini, disparu mais enfoui.
Les autres admirent en moi – le mot n’est pas fort – cette capacité à avancer, passer « au-dessus », « au-delà ». Et souvent – à midi – je souhaite m’arrêter, me poser là, que quelqu’un me parle, me prenne dans ses bras, mais cela encore participe du jeu et pour cela encore, on suppose, qu’on m’admire.
Bref [107].

Bien sûr, on pourrait alléguer que souvent la réaction positive n’est qu’apparence, n’est que façade, ce qui d’ailleurs n’est pas non plus sans rappeler le prologue :

SAMEDI 21 FÉVRIER 1987
[…] Je pleure. / Le lendemain, qu’on se rassure, je triche à nouveau [108].

VENDREDI 4 NOVEMBRE 1988
[…] 18 heures. […] Ce matin […] je me laisse aller à pleurer et rien n’arrive plus à me consoler […]. J’ai trop bu pendant le repas de première. / Et brillant et drôle, je l’ai été, et parfait là à faire ce que l’on attend de moi [109].

SAMEDI 11 NOVEMBRE 1989
[…] je me suis retrouvé malade comme un animal, hier soir, épuisé, claquant des dents et sanglotant dans mon lit. / « Mais le lendemain, il était souriant, etc. » [110].

Certes, on pourrait aussi voir dans cette alternance les simples symptômes d’un dépressif et Lagarce n’est pas sans y penser :

VENDREDI 30 OCTOBRE 1986 [sic]
[…] Difficultés d’argent. Moral de type cyclothymique [111].

JEUDI 5 NOVEMBRE 1987
[…] Alternance de déprime et de sautes d’énergie (?). Symptômes de maniacodépressif, non [112] ?

Mais, n’en déplaise à Lagarce lui-même, réduire son écriture à ces deux caractéristiques serait certainement se tromper, serait certainement passer à côté de l’essentiel :

MARDI 4 MAI 1993
[…] Déprime. / Le médecin m’explique : « La déprime, ce n’est pas ça. La déprime, c’est quand on abandonne. Vous n’abandonnez pas… » / Ouais (dubitatif) [113].

Ce serait occulter que si même au seuil de la mort il avance, que s’il se redresse toujours, que s’il reprend à chaque fois la plume, c’est qu’en lui bouillonne une incroyable force de vie :

MERCREDI 12 OCTOBRE 1988
[…] Et disons-le – mais nous y reviendrons – l’essentiel de mes préoccupations ne porte pas tant sur la Mort que sur l’utilisation (pas d’autres mots) que je fis jusque-là de ma propre vie [114].

Une force de vie qui explique qu’il ait écrit plus d’une vingtaine de pièces et monté spectacle sur spectacle, qui explique aussi sans doute son désir insatiable d’expériences sexuelles et que jusqu’à la veille de sa mort ou presque il croie encore au grand amour :

SAMEDI 11 DÉCEMBRE 1993
[…] – Oui, je pensais au-delà du raisonnable qu’il pouvait m’arriver encore quelqu’un que j’aime et qui m’aime, que je puisse avoir la douceur, un secret… / – Ah oui ? / – Je me serais déjà donné la Mort froidement, calmement, d’une manière réfléchie si j’avais pu déjà me convaincre qu’il ne m’arriverait plus rien [115].

Comme le révélaient déjà les expansions / rétractions du prologue, ce qui fait donc que Lagarce est un auteur réaliste, au-delà des similitudes biographiques entre lui et Louis, similitudes que le Proust du Contre Sainte-Beuve rejetterait certainement d’un revers de main, c’est que son écriture est la matérialisation des forces de mort et de vie qui bataillent en lui. Si son écriture est à la fois silence et poésie, à la fois assèchement et éjaculation, c’est qu’en fait elle synthétise en elle une des représentations du réel les plus prégnantes du XXe siècle, une représentation dont le deuxième Freud s’est fait le chantre, une représentation qui met à bas la rassurante unité du Moi et les belles valeurs morales de la vision du monde bourgeoise, à savoir que Louis – que Lagarce – est bousculé, tiraillé, écartelé entre Éros et Thanatos. Et, là où la phrase de Lagarce est particulièrement intéressante, c’est qu’elle révèle un découpage du réel qui n’est pas duel, une représentation du monde où les deux forces en présence s’entremêlent l’une et l’autre dans un corps à corps fusionnel :

DIMANCHE 9 OCTOBRE 1994
[…] Ai fait un rêve. Rêve érotique et même morbide, mais c’est toujours un peu la même chose, non ? (Non ?) [116].

Juste la tragédie du monde

Si ce corps à corps Éros / Thanatos est particulièrement net chez Louis, chez Lagarce, l’un et l’autre sont cependant bien loin d’être les seuls à y être confrontés et si Lagarce est auteur réaliste, n’est-ce pas aussi avant tout parce qu’en représentant une caractéristique particulièrement criante de son « Moi », il représente ce qui est larvé, mais bien vivant, au fond de tous les hommes et de toutes les femmes qui le lisent ou qui viennent voir ses pièces ?

On se rappelle qu’évoquant le théâtre de Lagarce, Jean-Pierre Vincent oppose « réalité » et « abstraction » :

Une question rassemble les deux pièces (et tout Lagarce) avant d’en établir les différences : celle du délicat dosage entre réalité et abstraction. Sans ancrage dans le réel, un rapport précis et engagé avec les choses, les textes de Jean-Luc Lagarce peuvent rester un élégant bavardage. Mais il ne s’agit pas ici de réalisme. Il faut choisir, concentrer et poétiser les éléments de réel. Mais pas non plus jusqu’à symboliser, abstractiser. Dangereux funambulisme entre ces deux écueils [117].

Mais ne serait-ce pas justement à cause de leur dimension abstractive que les pièces de Lagarce sont réalistes ? Ne serait-ce pas par l’abstraction que Lagarce, plutôt que de peindre le contingent, le superficiel, le vernis, atteint à la fois l’essentiel (au sens étymologique du terme) et l’universel ?

Si le prologue est si elliptique, s’il ne contient aucun nom propre, aucune présentation des personnages (« je décidai de retourner les voir », v. 18), aucun renseignement précis sur le lieu et l’année de l’action (« plus tard »), c’est parce que ce n’est pas sa famille en particulier, son histoire en particulier que veut représenter Lagarce, mais bel et bien la situation des hommes et femmes de la fin du XXe siècle. Le prologue est, en fait, de ce point de vue, sans ambiguïté. Dès le début, la thématique abordée est universelle : « j’allais mourir ». La précision qui suit, « à mon tour », nous décentre de Louis et nous ramène de même à l’Homme en général. Le « je » qui devient « on » n’est pas un « je » personnel et égotiste mais un « je lyrique transpersonnel », un « je universel », une « autoallégorisation du sujet empirique ». Le cortège des pronoms cataphoriques indéfinis et personnels de la fin du prologue a le même sens : « me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle, ceux-là » (v. 31). Ce n’est pas seulement à sa mère, à son frère ou sa sœur que Louis s’adresse. Le déictique final « ceux-là » qui intègre les spectateurs présents en est la meilleure preuve. Même le prénom Louis pourrait bien trouver là son origine. Outre le fait que tout « moi » se prend pour le centre du monde et se comporte donc bien souvent en véritable petit roi égotiste, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne nous apprend que ce prénom, pour Lagarce, signifie : « qui s’y connaît en hommes » [118]. L’incroyable quantité d’infinitifs prouve, de la même manière, que le propos ne se veut pas actuel mais virtuel, pas seulement applicable à l’« ici-maintenant » mais à tous les « ici », à tous les « maintenant », à toutes les situations. On peut d’ailleurs noter que la plupart des infinitifs en question se réfèrent justement à des thématiques universelles et ont des résonances souvent philosophiques : « mourir » (v. 2), « tricher » (v. 5), « savoir » (v. 5), « avoir fini » (v. 7), « commettre » (v. 11), « survivre » (v. 15), « être » (v. 27), « paraître » (v. 27), « souvenir » (v. 29), « pouvoir » (v. 30). Le fait que tous les personnages parlent de la même façon, évoquent les mêmes thèmes (le manque de reconnaissance, le manque d’amour, la difficulté à dire, la tricherie, la souffrance, la solitude, la culpabilité, la jalousie, le désir de liberté, etc.) et que sans indices référentiels et sans connaissance préalable de la pièce il serait la plupart du temps bien difficile d’attribuer tel ou tel passage à tel ou tel personnage, montre encore que ce n’est pas la dimension psychologique qui intéresse le plus Lagarce, que ce ne sont pas Louis, Antoine, Suzanne ou la mère qui ici s’expriment mais, à chaque intervention, une facette différente de cet être extrêmement complexe et pluriel qu’on appelle Homme. Notons, pour terminer, que dans plusieurs des pièces qui suivent Juste la fin du monde, cette tendance à l’universalisation est accentuée. Histoire d’amour (derniers chapitres) commence aussi par un prologue ; cependant, cette fois, le protagoniste ne s’appelle plus Louis mais « Le premier homme » et la présentation qu’en fait Lagarce invite à la généralisation : « Le prologue, c’est principalement l’histoire du Premier Homme, son départ, la fin de ses illusions » [119]. La dernière pièce de Lagarce, Le Pays lointain, fait même un pas de plus. On n’y trouve nulle didascalie, nulle référence à un espace et un temps précis et surtout, puisque même les morts ont droit à la parole, le texte s’y fait fable.

 

Soit, mais comment alors interpréter, à ce niveau d’analyse, l’incessante alternance expansion / rétraction ? Faut-il vraiment n’y voir qu’une tentative désespérée de représenter le réel en s’appuyant sur les mécanismes fondamentaux du langage ? Faut-il seulement y voir la tension Éros / Thanatos qui vivifie l’Homme tout en le détruisant ou détruit l’Homme tout en le vivifiant ?

Pour faire un pas de plus, il est nécessaire de retourner au prologue et de remarquer que dans la deuxième moitié de celui-ci la périphrase laudative « l’unique messager » (v. 26) fait de Louis non seulement un être hors du commun mais tend à le mythifier, à le transformer en un nouveau Théramène ou plutôt en un Ulysse ou un Énée s’apprêtant à redescendre pour une ultime fois aux Enfers (« la peur, / prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre, / malgré tout, / l’année d’après, / je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage », v. 17), en un Christ au pied de sa croix (« j’ai près de trente-quatre ans »), en une malheureuse victime racinienne connaissant à l’avance le sort qui l’attend (« et c’est à cet âge que je mourrai », v. 3), en un mot, en un… héros tragique. Or chaque fois, quelles que soient l’époque et la conceptualisation sous-tendant le tragique en question, s’il est bien une caractéristique qui revient toujours, c’est que tout en étant accablé par une situation qui le dépasse et l’opprime, tout en étant acculé à l’enfer, à l’absurde ou au néant, le héros redresse l’échine et tente de marcher tête haute. Il n’abandonne pas. Il continue. Il lutte. Autrement dit, la tension expansion / rétraction que nous sommes en train d’étudier n’est pas seulement réaliste par le fait qu’elle reproduit le processus langagier ou concrétise le combat de l’Éros et du Thanatos, elle l’est aussi parce qu’elle représente, bien plus que tous les atermoiements du monde ou toutes les isotopies de la tristesse et du désespoir réunies, la condition tragique de l’Homme. La phrase de Lagarce qui brille de mille feux pour s’éteindre et de nouveau se rallumer, ce n’est rien de moins que Sisyphe qui pousse sa pierre, qui, tout en sachant que son acte est désespéré, continue sa tâche, persévère, persévère, abandonne et aussitôt recommence et recommence. La phrase de Lagarce qui se recroqueville sur elle-même pour aussitôt s’élargir et se recontracter n’est rien de moins que le Christ qui cherche à transcender sa mort en sacrifice et en même temps s’écrie sur le mont des Oliviers : « Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La phrase de Lagarce, c’est encore Racine qui, persuadé au fond de lui-même que se consacrer au théâtre c’est perdre son âme et se damner à tout jamais, se détourne pourtant de Port-Royal et écrit des vers incomparables.

Encore faut-il cependant préciser le tragique en question. Et pour cela, il n’est peut-être pas inutile de se rappeler que pendant ses années de maturation, parallèlement à ses cours de théâtre au conservatoire de Besançon, Lagarce suit des études de philosophie, lit les essais de Camus [120], obtient une licence en « histoire de la philosophie moderne et contemporaine » [121], que son premier roman, Le Motif, a pour épigraphe une citation des Mains sales, que son oral de maîtrise porte sur un article de Situations intitulé « Un terme essentiel chez Husserl : l’intentionnalité » [122], qu’avant de choisir pour sujet de doctorat « L’Esprit de système dans la philosophie de Sade » [123], il songe à travailler sur « Sartre et l’engagement » [124], qu’en 1987, dans son journal, nous pouvons lire « Réflexion sur une histoire de la philosophie (sic !) » [125], qu’un peu avant de commencer Juste la fin du monde, il procède à une lecture « [s]tudieuse (souvenirs, souvenirs) de la biographie fort épaisse de Jean-Paul Sartre par Annie Cohen-Solal » [126] et que, enfin, nous retrouvons dans Nous, les héros une citation des plus sartriennes : « Comme tout l’univers me donne la nausée ! » [127]. Nous le voyons, s’il est une « sensibilité contemporaine » qui imprègne toute son œuvre, c’est l’existentialisme.

 

Le prologue de Juste la fin du monde en est la confirmation. Plus d’un vers y ramène le lecteur-spectateur à cette « rétraction » par excellence que Sartre nomme « l’en-soi » et Heidegger la « vie impropre ». La fameuse « mauvaise foi » de Sartre qui consiste à s’enfermer dans un rôle, à se réifier, à refuser de se confronter à ses possibles, n’y apparaît-elle pas, par exemple, via l’héroïsation constatée plus haut ? Certes, on pourrait objecter qu’à la fin du prologue, Louis, en explicitant l’isotopie du paraître ou de l’illusion, semble retrouver un peu de lucidité mais ce serait oublier que, pour Sartre, la sincérité peut être synonyme de mauvaise foi :

La sincérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on se libère de soi par l’acte même par lequel on se fait objet pour soi. Dresser l’inventaire perpétuel de ce qu’on est, c’est se renier constamment et se réfugier dans une sphère où l’on n’est plus rien qu’un pur et libre regard. La mauvaise foi, disions-nous, a pour but de se mettre hors d’atteinte, c’est une fuite. Nous constatons, à présent, qu’il faut user des mêmes termes pour définir la sincérité [128].

Lagarce, qui dans son Journal et ses pièces assassinait à tour de bras sa famille tout en accourant à tel ou tel anniversaire, ou qui dans son mémoire de maîtrise dénonçait et regrettait l’institutionnalisation du théâtre et était pourtant sans cesse obligé de courir après les décideurs, devait évidemment être particulièrement sensible à cette thématique. À noter que nous avons sans doute là aussi un des traits qui explique que le théâtre de Lagarce est si proche de celui de Racine. Plus d’une ligne de Théâtre et pouvoir en Occident concernant cet auteur pourrait en effet être transposée mot pour mot à sa propre situation :

Ce qui gouverne l’époque, c’est le paraître et l’illusion. […] ce faux érigé en principe de vie sociale. […] La société se copie d’elle-même, se nourrit peu à peu, au jour le jour, de sa propre mise en place : elle vit des « manières », des « modes » qu’elle instaure et qu’elle reprend aussitôt comme d’anciennes traditions [129].

L’époque et le théâtre […] taisent et dissimulent la précarité de leur installation. Ils mentent et falsifient la réalité : c’est à ce prix que se maintiennent l’ordre et la relative stabilité [130].

[…] l’âge d’or du trompe-l’œil, du faux et de l’illusion. Les disciplines plastiques s’en donnent à cœur joie pour représenter sous les angles les plus divers leur vision plane du monde. Le politique se satisfait également de cette illusion systématique. L’ordre y règne plus facilement encore, et les défauts, les paradoxes et les horreurs d’un monde qui se cherche n’y apparaissent pas. […] L’Europe tout entière s’installe dans l’illusion d’une ordonnance parfaite [131].

Autre trace de l’existentialisme, autre trace de l’impropre et donc de la rétraction : l’impossibilité de communiquer avec l’Autre, l’impossibilité de connaître l’Autre, l’impossibilité de rencontrer l’Autre :

Suzanne ne sait pas qui tu es [132].

[…] il te connaît mais à sa manière […], s’en faisant une idée et ne voulant plus en démordre [133].

[…] tu ne me connais pas, tu crois me connaître mais tu ne me connais pas, tu me connaîtrais parce que je suis ton frère ? Ce sont aussi des sottises, tu ne me connais plus, il y a longtemps que tu ne me connais plus, / tu ne sais pas qui je suis, tu ne l’as jamais su, ce n’est pas de ta faute et ce n’est pas de la mienne, non plus, moi non plus je ne te connais pas / – mais moi, je ne prétends rien – / on ne se connaît pas [134].

Symptomatiquement, dans Derniers remords avant l’oubli, même les plus proches sont désignés par le syntagme « l’autre » :

HÉLÈNE. – […] je ne t’ai pas prévenu, mais je n’ai pas douté que lui, là, l’autre, n’allait pas manquer aussitôt de te l’écrire, te téléphoner, télégramme, pneu… / Il continue à tout te rapporter, jamais un pas l’un sans l’autre… / PIERRE. – Ne l’appelle pas l’autre [135].

ANTOINE. – Mais c’est dommage que vous ne l’ayez jamais vue car elle est plutôt jolie fille. Elle, l’autre, de ce point de vue-là, on ne peut pas dire le contraire… / HÉLÈNE. – Ne l’appelle pas l’autre. […] / ANTOINE. – La seconde. Lise. « L’autre », ce n’est pas méchant. J’ai dit cela machinalement [136].

PAUL. – Pourquoi est-ce que tu dis ça ? C’est vrai, c’est lui là, l’autre… / ANNE. – Ne l’appelle pas l’autre. / ANTOINE. – J’allais le dire [137].

Ce n’est donc pas pour rien que Juste la fin du monde commence et termine par un monologue, que trois fois revient dans ce monologue l’indéfini « autres », et que, si le désir d’aller vers l’autre y est exprimé haut et fort, finalement Louis n’a l’intention de donner à « toi, vous, elle, ceux-là » qu’une… « illusion ». C’est que, comme chez Camus, l’autre est un étranger [138]. Comme chez Sartre, le « Moi » chosifie « l’autre » et « l’autre » chosifie le « Moi » : « et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ? ». Il suffit de relire – la pièce – les pièces de Lagarce pour s’apercevoir que même le fameux « L’enfer, c’est les autres » de Sartre n’est pas bien loin : « […] ne me regarde pas comme ça ! » [139] ; « Voilà, bras d’honneur ! » [140] ; « Ne me touche pas […]. Tu me touches : je te tue » [141]. Tout est en fait là dès La Place de l’autre et le très hobbesien « L’HOMME EST UN HOMME POUR L’HOMME » [142].

S’il est enfin une thématique profondément existentialiste dans le prologue, c’est bien sûr celle du temps et plus particulièrement celle du futur impropre, celle de l’« attendance ». Cette attitude fondamentale face à l’existence, théorisée par Heidegger, consiste à attendre passivement un futur qui, une fois atteint, ne changera rien à rien et qui en fait sert de prétexte pour ne pas agir dans le présent : « L’attendance préoccupée ne trouve rien à quoi elle pourrait s’entendre, elle est en prise sur le rien du monde » [143]. Cette attitude, c’est celle de Louis dans la première moitié du prologue, prologue qui, rappelons-le, commence par « plus tard » et contient justement deux fois le syntagme « j’attendais ». Cette attitude, c’est celle de Louis pendant toute la pièce, Louis qui, comme si cela allait changer le cours des événements, attend le grand moment de la révélation. Cette attitude, c’est enfin celle de tous les protagonistes de toutes les pièces de Lagarce : « Et nous attendons encore et encore et encore toujours » [144] ; « Des jours que je suis là à attendre que l’on passe et que l’on s’arrête… Des jours ? Non, pas des jours, des mois, des années ! » [145] ; « Ce qui surtout, pour nous, devait être important… à cette époque-là, je veux dire… c’était attendre. Laisser passer les choses » [146]. Les dernières pièces de Lagarce se caractérisent même par une recrudescence de cette attendance. Non seulement celle-ci est au cœur d’un des derniers titres, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, mais elle est omniprésente dans la pièce en question :

J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne. / […] / j’étais là, debout, et j’attendais que la pluie vienne […] // J’attendais. // Est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? // (Et dans ma tête, encore, je pensais cela : est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? […]) / Je regardais la route et je songeais aussi, comme j’y songe souvent, le soir, lorsque je suis sur le pas de la porte et que j’attends que la pluie vienne […] [147].

[…] nous devrons attendre encore / – cela ne finira jamais, et je serai vieille à mon tour et tu seras morte déjà que j’attendrai encore – […] [148].

Un peu auparavant, dans Nous, les héros, comme le prouve la collusion du dernier substantif et du verbe final, le thème de l’attente prenait déjà une tonalité des plus existentialistes : « Elle attend, elle subit mais elle ne se défend pas et nous ne pourrons pas toujours donner l’illusion qu’elle existe » [149].

Ce futur impropre, cette attendance, explique Heidegger, n’est en fait que refus d’admettre sa mort prochaine, sa finitude. Et, là encore, cela nous ramène au prologue et à toute l’œuvre de Lagarce. De même que dans le Journal de Lagarce « La maladie […] est le plus souvent désignée par “ce que vous savez”, et la mort par “ce que vous savez déjà” » [150], dans le prologue les euphémismes abondent : « en avoir fini » (v. 7), « un danger extrême » (v. 20), « l’ennemi » (v. 12). Nous l’avons dit, pas une fois dans la pièce n’est non plus évoqué le nom de la maladie de Louis. Les incidentes qui retardent sans cesse la révélation, qui éloignent toujours plus le mot qui fâche, peuvent être lues de la même façon. Si au vers 19 Louis indique le but de sa visite (« pour annoncer »), ne faut-il pas attendre le vers 26 pour connaître l’objet de cette annonce, pour voir enfin apparaître sans fioritures, sans précaution, sans atermoiements, le syntagme : « ma mort » (v. 26) ? Ne seraient-ce pas en fait, comme tend à le dire Méreuze, tous les stylèmes recensés plus haut qui crient ce refus d’admettre la finitude humaine : « Les phrases s’entrechoquent et se répètent à l’infini, roulant sur elles-mêmes, comme s’il fallait à tout prix combler le bruit du silence, charger de trop-plein le vide des années perdues qui ne se rattraperont jamais » [151]. Et même quand Lagarce appelle un chat un chat, même quand il utilise enfin le substantif « mort », c’est dans le but de rendre plus dramatique cette mort, de rendre plus grandiose son combat et donc d’augmenter ses chances de survivre dans les consciences de ceux qui se souviendront de lui. Nier aveuglément, jusqu’au bout, l’inéluctabilité de la mort, la retarder toujours plus… : n’aurions-nous pas là un des thèmes principaux de la pièce, n’aurions-nous pas là une situation qui rappelle celle de Lagarce et sans doute celle de tout créateur ? Il est en tous les cas tout à fait possible de réexaminer la plupart des textes de Lagarce sous cet éclairage. Ne pourrions-nous pas voir par exemple dans Les Serviteurs une allégorie de ce refus de mourir : « Faire semblant donc, pour vivre encore un peu… Le temps de nous remettre de cette disparition… Il fallait retarder leurs morts pour reculer notre échéance » [152] ? Quant au grand repas de Noce, n’y trouvons-nous pas toutes les caractéristiques d’une noce funèbre : « On nous expliqua que cela n’était pas un événement grave, mais que nous ne pouvions nous y soustraire » [153] ; « je ne pouvais rien espérer de plus… rien espérer d’autre… J’étais au bout de la table… » [154] ; « Condoléances, condoléances » [155] ? Même le récit de Vagues souvenirs de l’année de la peste n’est finalement rien d’autre – les euphémismes et aposiopèses en sont comme un témoignage – qu’une tentative de fuir la Mort : « En quittant la ville de Londres, ville charmante au demeurant… ce que nous cherchions par-dessus tout à éviter… c’est évident… ce que nous cherchions par-dessus tout à éviter, c’était la peste et ses tristes conséquences, dont la plus connue et la plus déplaisante aussi est, sans aucun doute… comment dire ?… » [156]. Tentative qui, bien sûr, ne fait que reculer l’échéance et s’avère donc totalement vaine : « parce que, tout compte fait… ce devait être la dernière nuit… je ne vois pas ce qu’il y a de drôle… La dernière nuit… » [157]. De même, les femmes de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne refusent de voir l’évidence : « Vous ne voulez pas l’admettre, aujourd’hui, un jour comme celui-ci, vous ne voulez pas l’admettre, c’est trop tôt, / regarder son cadavre, car déjà c’était son cadavre » [158]. Plusieurs passages d’Ici ou ailleurs semblent même de véritables transpositions philosophiques. « Le Dasein factif existe à l’état naissant et c’est dès la naissance qu’il meurt déjà aussi au sens où son être est d’être vers la mort » [159], écrit Heidegger. « J’attends la Mort. Je commence à comprendre qu’elle ne viendra pas d’un seul coup… Elle est là. Elle est déjà là depuis le début de tout ceci. Elle attend à côté de moi » [160], traduit Lagarce.

 

Pourtant, pourtant… à cette rétraction sur soi, à cet enfermement dans le paraître qu’est la mauvaise foi, Lagarce, en militant, jusque dans sa direction d’acteur, pour un théâtre qui ne triche pas, oppose un mouvement inverse :

En tant que spectateur, je n’arrive pas à croire au présent du théâtre : non, ça ne se passe pas là, devant moi, en ce moment ! Je ne peux pas m’empêcher de considérer ce qui a lieu sur la scène comme ayant déjà eu lieu, comme étant répété, comme ayant déjà été entendu… Et les spectateurs qui prétendent ne pas tenir compte de cela ne me paraissent pas justes. Je n’aime pas les acteurs qui jouent en feignant de ne pas savoir comment l’histoire va finir [161].

Au futur impropre, il oppose surtout ce qu’Heidegger appelle le futur propre, à savoir une pleine et totale reconnaissance de notre condition mortelle : « Il ne faut pas se faire d’illusions, finiront tous, autant qu’ils sont, finiront tous par nous oublier, de toutes les manières » [162]. La présence au début du prologue, par deux fois, du verbe « mourir » est déjà en soi une première étape vers ce futur propre, étape confirmée quelques vers plus loin par le surgissement de la lexie « mort ». Notons au passage que la précision « ce que je crois » (v. 19) prend soudain tout son sens. Si l’on s’en tient à un point de vue strictement réaliste, est présenté comme croyance étonnante, comme révélation incroyable, ce qui n’est qu’évidence : quand on est atteint du sida, on risque de mourir. Si, en revanche, nous lisons ce passage philosophiquement, il y a bel et bien credo, credo dans la « doctrine » du futur propre. Avec une telle lecture s’explique aussi la décision de Louis de retourner sur les lieux de son enfance. En effet, si dans Être et temps, le futur propre est la reconnaissance de sa condition de mortel, le passé propre est, lui, la « répétition », c’est-à-dire le fait de se nourrir de son passé pour mieux vivre le présent : « Dans la marche d’avance, le Dasein se répète dans le pouvoir-être le plus propre par avance. Le propre être-été nous l’appelons la répétition » [163]. De même, la décision de ne rien dire, de ne pas annoncer aux autres sa mort prend sens. Comme nous l’avons vu plus haut, agir ainsi, c’est refuser que son souvenir dure dans la mémoire des autres, c’est donc accepter son sort, admettre sa condition de mortel.

Enfin et surtout, cette lecture permet de comprendre pourquoi la première personne réapparaît à la fin du monologue, pourquoi les deux « paraître » de ce même monologue (v. 27, v. 29) font soudain place à deux « être » (v. 31), pourquoi ces derniers surgissent dans l’ultime vers, pourquoi graphiquement et phonologiquement parlant ce vers est saturé d’« être » : « me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette extrémi, mon propre maître ». Ne retrouvons-nous pas là tout l’enjeu de l’existentialisme : passer de l’« étant » à l’« être », ou en termes plus sartriens, du statut d’« en-soi » au statut de « pour-soi » ? La question n’est pas neuve chez Lagarce, elle traverse toute son œuvre : « Le seul but des serviteurs était d’être serviteurs… je veux dire… ce n’était pas vraiment un but, pas vraiment. La seule raison des serviteurs en fait… Ne plus être cela, c’était ne plus jamais rien être. Il faut comprendre, c’est si difficile… » [164] ; « Il aurait suffi de faire sonner le téléphone, / le tirer de son sommeil et lui dire, lui rappeler énergiquement, / lui dire que tu existais » [165] ; « Je voulais ma part de gâteau… “J’existe” » [166] ; « et remplissons le temps, / faisons semblant d’exister, / et jouons quand même – j’en pleurerais » [167]. « Propre », le très heideggérien avant-dernier mot du prologue n’en prend évidemment que plus de poids.

 

La place d’avant-dernier mot n’est cependant pas la place de dernier mot. Et si la forme « être » est présente deux fois à suivre dans le dernier vers, elle n’apparaît cependant pas à la toute fin du prologue. D’ailleurs, un joli jeu d’attente et de suspension lui fait comme perdre un peu de son poids. La fin de la phrase n’est pas « donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette extrémité », mais « d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître ». Ce qui s’annonçait verbe essentiel se révèle simple copule et fait ressurgir fanfaronnade et tricherie. Nous pouvons certes y lire une annonce de la suite de la pièce, une transition vers une période (la première partie) où Louis est encore tout gonflé de sa mauvaise foi, mais ne pouvons-nous pas aussi y voir un résumé de toute la pièce, de toute l’œuvre, de toute la vie de Lagarce, voire de la représentation que se fait Lagarce de la condition humaine, à savoir, n’en déplaise à Heidegger et Sartre, que la découverte du temps propre, la reconquête de l’être, ne change pas grand-chose au tragique de notre situation, que chercher à atteindre de haute lutte le temps propre n’est qu’une illusion de plus, qu’une nouvelle forme de la mauvaise foi, que tous nos efforts d’amplification et d’expansion n’empêcheront en rien la contraction ou la rétraction finale ? Toute l’œuvre de Lagarce crie d’ailleurs cette terrible « réalité » : « Je ne crois rien. C’est une de mes théories les plus importantes » [168] ; « Je n’ai rien à dire. Il suffit de me regarder. Le reste, tout le reste n’est que littérature ! Pour ma part, j’attends la mort. Ce n’est pas un choix, pas vraiment, mais c’est une raison comme une autre pour être là » [169] ; « Rien d’autre que ça, la vie ! J’ai pleuré un peu » [170] ; « la désespérante absurdité de l’existence » [171] ; « On voulait la tragédie, la belle famille tragique mais nous n’aurons pas cela, juste la mort d’un garçon dans une maison de filles. / Tu peux sourire, rien d’autre » [172].

Mais alors que reste-t-il à l’homme ? La réponse de Lagarce semble assez proche de celle d’un Camus, assez proche aussi de celle d’un Romain Gary, et ramène une dernière fois, contre vents et marées, à l’expansion : la dignité.

MERCREDI 19 JUILLET 1995
[…] Ai terminé Fin d’une jeunesse de Roger Stéphane. Beau livre. […] / Et les dernières lignes : // (…) plus qu’absurde ou inintelligible, la vie est surtout tragique et que c’est en surmontant cette tragédie que l’homme devient un homme, et qu’il peut mourir sans crainte, ni honte. (page 261) [173].

Ne pas être amnésiques, ce n’est pas juste regarder le passé s’éloigner doucement de nous, notre belle convalescence, ne pas être amnésiques, c’est regarder en face le jour d’aujourd’hui, ce jour-ci et regarder encore demain, droit devant, ne rien voir, bien évidemment, ne pas le prétendre, cesser d’affirmer, mais marcher tout de même, garder le regard clair, la démarche lente et sourire encore, paisiblement, d’être mal assurés [174].

 

L’analyse stylistique de juste le début de Juste la fin du monde révèle donc que si l’écriture de Lagarce est réaliste, ce n’est ni, n’en déplaise à Ricardou, parce qu’elle est autonymique ni, n’en déplaise à certains critiques actuels, parce qu’elle contient des traits d’oralité ou parce qu’elle se nourrit d’anecdotes ou de références autobiographiques, mais parce qu’elle est d’une part expansion, amplification, rhétorique et, d’autre part, contraction, rétraction et silence. Empruntée au processus langagier, cette ambivalence fondamentale, qui permet à Lagarce de se représenter le monde plus finement, révèle qu’il voit son Moi comme un lieu où Éros et Thanatos se combattent en un corps à corps effréné et que, dans les pas de l’existentialisme, il perçoit la condition humaine comme terriblement tragique : programmé à l’expansion et à l’amplification, condamné à la contraction et à la rétraction, l’Homme dès qu’il va de l’avant est forcé d’arrêter sa course, l’Homme dès qu’il ouvre la bouche est contraint au silence.

On comprend soudain le pourquoi du signe de ponctuation fétiche de Lagarce. Si parenthèses et points de suspension révèlent une parole qui veut continuer, qui veut s’étendre, l’absence de mot entre les parenthèses et avant les points en question est la manifestation d’une parole qui n’arrive plus à dire, d’une parole qui se rétracte. Puisque tout cri retenu est à la fois expansion et rétraction, on comprend aussi que Juste la fin du monde se termine sur ce motif et que Lagarce cite Cioran en épigraphe d’un des cahiers de son journal : « S’il me fallait renoncer à mon dilettantisme, c’est dans le hurlement que je me spécialiserais » [175].

Et pourtant… si le cri, retenu ou non, est bien souvent ce qu’on profère au moment de la mort, il est aussi ce qu’on laisse échapper au moment de la naissance. Il est le signe d’une vie qui commence, il est le premier moyen que l’homme a de dire qu’il est. Et voilà qu’une nouvelle fois le couple expansion / rétraction se meut en rétraction / expansion. Et voilà qu’une nouvelle fois le verbe « expirer » appelle le verbe « inspirer ». Voilà aussi qui amène à voir dans Lagarce beaucoup plus qu’un succédané de Beckett ou Ionesco. Alors que chez ces derniers tout est contraction et rétraction, que même les logorrhées tendent au silence, que Sisyphe laisse sa pierre, s’assied et attend… Godot, Lagarce est celui qui, pris d’une envie de plus en plus irrépressible de crier, à chaque page, exactement comme dans La Place de l’autre, ne peut s’empêcher de se redresser, de se relever. Beau paradoxe, c’est sans doute dans Le Pays lointain, pièce finie quelques semaines avant sa mort, que cette perpétuelle renaissance est la plus nette. Parce que la disparition de l’amant est posée comme point de référence [176] et que les destinataires du « message » sont nommés [177], la temporalité y est moins ambiguë et le monologue moins égocentré. Le lecteur s’en trouve moins perdu. Par la présence du Garçon et du Guerrier, par la litanie des aventures sexuelles et sentimentales de Louis, l’homosexualité y semble un peu plus assumée. Par le fait que l’exposition ne commence pas par un monologue mais par un dialogue, la communication avec l’autre, aussi imparfaite soit-elle, paraît redevenir possible. Par l’appellation donnée à ses amis, par le regard compatissant porté à quelques très rares occasions sur elle, même la famille, malgré toutes ses imperfections et limites, y est revalorisée. Parce que Longue Date l’accompagne dans son voyage et « se tient à ses côtés et le protège de tous et de tout et de lui-même » [178], Louis est aussi bien moins seul que dans Juste la fin du monde. Par la présence de l’amant et du père, la mort y est à nouveau discutée. Parce qu’à la dimension farcesque du théâtre de l’absurde fait place un humour plus léger, moins grinçant, voire quelques rares instants de sérénité [179], le pessimisme y est moins désespéré. Ne serait-ce enfin que par l’épigraphe, une piste de survie est enfin esquissée [180].

Avec Lagarce, et l’on trouve peut-être là un des fondements du débat actuel sur la dimension tragique ou non de son œuvre, c’est donc, même s’il est infime, un renouveau de la littérature qui s’amorce ici. Sans que son auteur en ait sans doute eu conscience, Juste la fin du monde pourrait donc bien être « Juste la fin du théâtre de l’absurde », juste le début d’un nouveau théâtre, juste le début d’une nouvelle représentation du réel, « juste le début d’un monde » un peu moins tragique [181].


1

Alain Robbe-Grillet, « Du réalisme à la réalité » [1961], Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit (Critique), 2006, p. 135.

2

Édition de référence : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde [1990], in Théâtre complet III, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 206-280.

3

Jean-Luc Lagarce, Retour à la citadelle [1984], in Théâtre complet II, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2000, p. 176.

4

Joël Jouanneau, Journal de Genève et de Lausanne, 27 février 1997, cité dans Lire un classique du XXe siècle : Jean-Luc Lagarce, Besançon, SCEREN-CRDP de Franche-Comté – Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 62.

5

Olivier Py, Ex-aequo, avril 1997, cité dans Lire un classique du XXe siècle…, p. 62.

6

Armelle Talbot, « L’épanorthose : de la parole comme expérience du temps », in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette (dir.), Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008, p. 255-269.

7

Jean-Luc Lagarce, Noce [1982], in Théâtre complet I, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2000, p. 229.

8

Jean-Luc Lagarce, Voyage de Mme Knipper vers la Prusse orientale [1980], in Théâtre complet I, p. 140.

9

Armelle Talbot, « L’épanorthose : de la parole… », p. 255-268.

10

Geneviève Jolly et Julien Rault, Jean-Luc Lagarce, « Derniers remords avant l’oubli », « Juste la fin du monde », Neuilly, Atlande, 2011, p. 192.

11

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, « Cahier XV », p. 543-544.

12

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, p. 244.

13

Ibid., p. 222.

14

Ibid., p. 237.

15

Ibid., p. 246-247.

16

Ibid., p. 223.

17

Ibid., p. 268.

18

Ibid., p. 271.

19

Gilles Scaringi, « Une proposition de lecture de Juste la fin du monde », in Lire un classique du XXe siècle…, p. 137.

20

Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008, p. 22.

21

Jean-Luc Lagarce, « Du luxe à l’impuissance », Revue d’esthétique, n° 26, 1994.

22

Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance, p. 19.

23

Jean-Luc Lagarce, La Photographie [1986], in Théâtre complet II, p. 247.

24

Jean-Luc Lagarce, Théâtre et pouvoir en Occident, Besançon, Les Solitaires intempestifs (Essais), 2000, p. 133.

25

Ibid.

26

Jean-Luc Lagarce, De Saxe, roman, in Théâtre complet II, p. 239.

27

Céline Hersant, « Nomades et sédentaires », Europe, n° 969-970, janvier-février 2010, article cité par Aurélie Coulon, « L’espace des possibles : analyse comparée du hors-scène dans Derniers remords avant l’oubli et Juste la fin du monde », in Lectures de Lagarce, « Derniers remords avant l’oubli », « Juste la fin du monde », Catherine Douzou (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Didact Français), 2011, p. 204.

28

Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain [1995], in Théâtre complet IV, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2010, p. 333.

29

Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne [1994], in Théâtre complet IV, p. 267.

30

Jean-Luc Lagarce, Nous, les héros [1993], in Théâtre complet IV, p. 92.

31

Jean-Luc Lagarce, La Place de l’autre [1979], in Théâtre complet I, p. 88.

32

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XII », p. 320.

33

Emil Michel Cioran, Aveux et anathèmes, cité par Jean-Luc Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie » [1995], entretien avec Lucien Attoun et Jacques Gayot, Gennevilliers, Théâtre / Public, n° 129, mai-juin 1996, p. 5.

34

Ibid., p. 7.

35

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XV », « Vendredi 3 novembre 1989 », p. 497.

36

Claire Blanche-Benvéniste, Approches de la langue parlée en français, Paris, Ophrys, 2010, p. 26-27.

37

Mary-Annick Morel et Laurent Danon-Boileau, Grammaire de l’intonation, ouvrage cité par Catherine Rannoux, « Le théâtre de la parole : oralité et polyphonie dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce », L’Information grammaticale, n° 131, octobre 2011, p. 34.

38

Claire Blanche-Benvéniste, Approches de la langue parlée…, p. 129-130.

39

Ibid., p. 130.

40

Ibid., p. 140.

41

Ibid., p. 101.

42

Ibid., p. 60.

43

Ibid., p. 31.

44

Ibid., p. 134.

45

Ibid., p. 120-121.

46

Ibid., p. 135.

47

Ibid., p. 141-142.

48

Ibid., p. 121.

49

Ibid., p. 28-29.

50

Ibid., p. 26-27.

51

Ibid., p. 30.

52

Ibid., p. 86.

53

« M. Halliday a montré qu’en anglais certains registres écrits emploient systématiquement des formes nominales là ou l’oral de conversation emploie des verbes. Ses exemples peuvent être transposés en français » (ibid., p. 73).

54

Ibid., p. 118.

55

Ibid.

56

Ibid., p. 56.

57

Ibid., p. 99.

58

Catherine Rannoux, « Le théâtre de la parole… », p. 34.

59

Claire Blanche-Benvéniste, Approches de la langue parlée…, p. 141.

60

Ibid., p. 28-29.

61

Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain, p. 375.

62

Julie Valéro, « Jean-Luc Lagarce ou les heureux ratés d’un espace autobiographique », in Lectures de Lagarce…, p. 71.

63

Jean-Luc Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie », p. 7, cité par Marion Boudier, « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel : le réalisme suspendu de Derniers remords avant l’oubli et Juste la fin du monde », in Lectures de Lagarce…, p. 94.

64

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XII », « Lundi 3 août 1987 », p. 282.

65

Ibid., « Cahier XI », « Jeudi 18 décembre 1986 », p. 235.

66

Ibid., « 1957-1977 », p. 19.

67

Ibid., « Cahier XI », p. 204.

68

Philippe Delaigue, 2002 (théâtre de la Fabrique, Valence), cité dans Lire un classique du XXe siècle…, p. 168.

69

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XII », p. 265.

70

Ibid., « Cahier XIII », p. 373-374.

71

Ibid., « Cahier XV », p. 540.

72

Ibid., p. 548.

73

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008, « Cahier XVI », p. 12.

74

Ibid., p. 29.

75

Ibid., p. 54.

76

Ibid., p. 103.

77

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XV », p. 538.

78

Ibid., p. 541.

79

Ibid., p. 540.

80

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XVI », p. 9.

81

Ibid., p. 20.

82

Ibid., p. 95.

83

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XIV », p. 445.

84

Ibid., p. 457.

85

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XVI », p. 10.

86

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier V », p. 54.

87

Ibid., « Cahier XIII », p. 382.

88

Ibid., « Cahier XIV », p. 415.

89

Ibid.

90

Ibid., p. 418.

91

Ibid., « Cahier XIV », p. 434.

92

Ibid., p. 441.

93

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XXII », p. 467.

94

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XIV », p 459.

95

Ibid., p. 464.

96

Ibid., « Cahier XIII », p. 376.

97

Ibid., « Cahier XV », p. 540.

98

Ibid., p. 543-544.

99

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XVI », p. 12.

100

Ibid., « Cahier XVI », p. 21.

101

Philippe Minyana, cité dans Lire un classique du XXe siècle…, p. 9.

102

Colette Godard, Le Monde, mercredi 4 octobre 1995, « Carnet », citée dans Lire un classique du XXe siècle…, p. 193.

103

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XIV », p. 450-451.

104

Ibid., « Cahier XII », p. 247.

105

Ibid., p. 255.

106

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XVI », p. 65.

107

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XIV », p. 414.

108

Ibid., « Cahier XII », p. 253.

109

Ibid., « Cahier XIV », p. 421.

110

Ibid., « Cahier XV », p. 498.

111

Ibid., « Cahier XII », p. 294. N.D.E. : la date est indiquée comme erronée dans l’édition originale reproduite ici.

112

Ibid., p. 298.

113

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XVIII », p. 194.

114

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XIV », p. 412.

115

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XIX », p. 272.

116

Ibid., « Cahier XXII », p. 473.

117

Jean-Pierre Vincent, « Des textes où souffle le vent », entretien avec Armelle Talbot, Paris, Europe, n° 969-970, janvier-février 2010, p. 131.

118

Jean-Luc Lagarce, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne [1993], in Théâtre complet IV, p. 18.

119

Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (derniers chapitres) [1991], in Théâtre complet III (édition de 1999), p. 291.

120

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier I », p. 26.

121

Jean-Pierre Thibaudat, Le Roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 35.

122

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier IV », p. 50.

123

Ibid., p. 50.

124

Ibid., « Cahier III », p. 44.

125

Ibid., « Cahier XII », p. 247.

126

Ibid., « Cahier XIV », p. 478.

127

Jean-Luc Lagarce, Nous, les héros, p. 78.

128

Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard (Tel), 2007, p. 100.

129

Jean-Luc Lagarce, Théâtre et pouvoir en Occident, p. 89.

130

Ibid., p. 90.

131

Ibid., p. 107-108.

132

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, p. 235.

133

Ibid.

134

Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain, p. 400-401.

135

Jean-Luc Lagarce, Derniers remords avant l’oubli [1987], in Théâtre complet III, p. 24.

136

Ibid., p. 44.

137

Ibid., p. 48.

138

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, p. 245.

139

Ibid., p. 214.

140

Ibid., p. 241.

141

Ibid., p 268.

142

Jean-Luc Lagarce, La Place de l’autre, p. 99.

143

Martin Heidegger, Être et temps [1927], Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 2007, p. 405.

144

Jean-Luc Lagarce, Carthage encore [1978], in Théâtre complet I, p. 76.

145

Jean-Luc Lagarce, La Place de l’autre, p. 98.

146

Jean-Luc Lagarce, Voyage de Mme Knipper vers la Prusse orientale, p. 115.

147

Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, p. 227-229.

148

Ibid., p. 233.

149

Jean-Luc Lagarce, Nous, les héros, p. 73.

150

Geneviève Jolly et Julien Rault, Jean-Luc Lagarce…, p. 20.

151

Didier Méreuze, La Croix, 24 novembre 2000, cité dans Lire un classique du XXe siècle…, p. 166.

152

Jean-Luc Lagarce, Les Serviteurs [1981], in Théâtre complet I, p. 196.

153

Jean-Luc Lagarce, Noce, p. 220.

154

Ibid., p. 232.

155

Ibid., p. 240.

156

Jean-Luc Lagarce, Vagues souvenirs de l’année de la peste [1982], in Théâtre complet II, p. 18.

157

Ibid., p. 38.

158

Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, p. 266.

159

Martin Heidegger, Être et temps, p. 438-439.

160

Jean-Luc Lagarce, Ici ou ailleurs [1981], in Théâtre complet I, p. 172.

161

Jean-Luc Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie ».

162

Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain, p. 294.

163

Martin Heidegger, Être et temps, p. 400-401.

164

Jean-Luc Lagarce, Les Serviteurs, p. 212.

165

Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (derniers chapitres), p. 292.

166

Jean-Luc Lagarce, Noce, p. 223.

167

Jean-Luc Lagarce, Music-hall [1988], in Théâtre complet III , p. 102.

168

Jean-Luc Lagarce, La Place de l’autre, p. 96.

169

Jean-Luc Lagarce, Ici ou ailleurs, p. 160.

170

Jean-Luc Lagarce, Noce, p. 232.

171

Jean-Luc Lagarce, Vagues souvenirs de l’année de la peste, p. 15.

172

Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, p. 260.

173

Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XXII », p. 535.

174

Jean-Luc Lagarce, « Nous devons préserver les lieux de la création », Du luxe et de l’impuissance, p. 18.

175

Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XV », p. 487.

176

Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain, p. 302.

177

« [M]e donner, et donner aux autres, et à eux, tout précisément, mes parents, ma mère, mon frère, toi et eux encore, et tous ceux-là que je croisai » (ibid., p. 304).

178

Ibid., p. 293.

179

« Cela fait longtemps que cela ne m’était plus arrivé, me réveiller calme et apaisé, j’en étais étonné. J’en ai été étonné » (ibid., p. 374).

180

« …reste ce sentiment de n’être rien dans un monde où rien ne subsiste, si ce n’est l’amour des vivants et l’amour des morts… CLAUDE MAURIAC, Le Temps immobile » (ibid., p. 275).

181

Avec tous mes remerciements à Thérèse Lechipey pour avoir relu cet article.