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Lagarce. Juste
le début de Juste la fin du monde
Stéphane Gallon
Université Rennes
II
Lidile
Résumé : Une
lecture stylistique de juste le début de Juste la fin du monde
révèle que si l’écriture de Lagarce est réaliste, ce n’est pas
parce qu’elle contient des traits d’oralité ou parce qu’elle se
nourrit d’anecdotes ou de références autobiographiques mais parce
qu’elle est d’une part expansion, amplification, rhétorique et,
d’autre part, contraction, rétraction et silence. Empruntée au
processus langagier, cette ambivalence fondamentale, qui aide Lagarce
à se représenter le monde plus finement, révèle qu’il voit son « Moi »
comme un lieu où Éros et Thanatos se combattent en un corps à corps
effréné et que, dans les pas de l’existentialisme, il perçoit la
condition humaine comme tragique, moins tragique cependant que se la
représentaient ses grands prédécesseurs.
Abstract: A
stylistic reading of just the beginning of Juste la fin du monde
shows that if Lagarce’s writing is realistic, it
is not because it contains features of oral speech or is nourished by
anecdotes or autobiographical references, but because it
is partly expansion, amplification,
rhetoric, and also contraction, retraction
and silence. Borrowed from the linguistic process, this
fundamental ambivalence that helps Lagarce achieve a more nuanced
representation of the world reveals that he sees the Self as a place
where Eros and Thanatos are in a furious hand-to-hand
combat, and that he follows in the footsteps of
existentialism to perceive the human condition as tragic,
although less tragic in his view than that of his great
predecessors.
Non seulement
Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman écrit que « Tous
les écrivains pensent être réalistes » [1] mais il revendique cet adjectif pour
ses propres textes. Dans la même période, ce réalisme, Ricardou le
théorise et y voit pour une œuvre le fait de se représenter elle-même.
Qu’en est-il une trentaine d’années plus tard ? Les écrivains
cherchent-ils toujours à représenter le réel ? Une pièce comme
Juste la fin du monde peut-elle être qualifiée de
réaliste, donne-t-elle encore raison à Robbe-Grillet et à Ricardou ?
Pour tenter de répondre à ces questions, fions-nous au seul témoin
sûr, la phrase, et analysons… juste le début de Juste la fin du
monde [2].
Juste la phrase
fin du monde
À la lecture du
prologue de cette pièce de Jean-Luc Lagarce, un premier constat
s’impose assez rapidement : le texte est comme tiraillé entre d’une
part une propension à l’expansion, à l’amplification, à la
rhétorique et d’autre part une tendance à la contraction, à la
rétraction, au silence.
Expirer
Un simple
regard suffit pour en prendre conscience. Par le jeu des vers
libres, ce qui ne pourrait occuper qu’une vingtaine de lignes
s’étend sur une bonne page et demie et donne donc raison au
nouveau gouverneur du Retour à la citadelle qui,
après avoir admonesté sa sœur, conclut : « Toujours ce petit goût
excessif pour les longues phrases » [3]. Une analyse plus
précise de la disposition typographique des composants internes
des phrases en question confirme cette propension à l’allongement.
Programmatiquement, le prologue débute en effet par une gradation
spatiale. Le premier vers se divise en deux syntagmes croissants ;
le second vers est plus long d’une syllabe que celui qui le
précède mais plus court que celui qui le suit. Les gradations de
ce type sont loin d’être rares dans le prologue. On en trouve aux
vers 4 et 5, 7 et 8, 9 et 10, 13 et 14, 15 à 17, 19 à 21, 23 à 26,
27 à 28 et enfin 29 à 31. L’écart étant parfois de quatre mots à
deux lignes (v. 19 à 21) voire de deux mots à trois lignes (v. 9
et 10), l’amplification n’en est que plus ressentie. Puisque les
groupes de trois vers sont de plus en plus nombreux, le relevé
ci-dessus montre aussi que le phénomène tend à s’accroître. Cette
observation est à relier au fait que, dans la première moitié du
monologue, les phrases longues voient aussi leur taille augmenter
progressivement : « j’ai près de trente-quatre ans maintenant et
c’est à cet âge que je mourrai » (v. 3), « de nombreux mois déjà
que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir »
(v. 5), « devant un danger extrême, imperceptiblement, sans
vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui
réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt » (v. 10).
Le lu confirme
le vu. Le mot « PROLOGUE » qui trône en haut de la page annonce
déjà en soi une suite, une longue suite, la présence d’au moins
plusieurs scènes voire de plusieurs actes. De plus, le prologue
s’ouvre sur un vers qui, s’il induit un avant, « Plus tard »,
induit aussi un futur, « l’année d’après ». Autrement dit, dès les
premiers mots, le texte est temporellement débordant. Les tiroirs
verbaux en sont d’ailleurs la meilleure preuve. Loin de se limiter
au présent de l’énonciation (« j’ai près de trente-quatre ans »),
les dix premiers vers nous font voyager dans le passé (« de
nombreux mois que j’attendais à ne rien faire ») mais aussi dans
le futur proche (« j’allais mourir à mon tour ») et le futur plus
lointain (« je mourrai »). Celui-ci est d’ailleurs évoqué tout au
long de la première moitié du prologue via la litanie
lancinante et obsessionnelle des termes « l’année d’après » (v. 1,
v. 4, v. 7, v. 11, v. 16). La répartition de ce refrain conduit
exactement à la même conclusion. Si, au début, il revient tous les
quatre vers, son retour est ensuite à chaque fois plus espacé
(cinq vers, six vers), ce qui tend à montrer que les séquences
sont de plus en plus longues.
Elles sont de
plus en plus longues car, autre trace d’expansion, Lagarce n’est
pas avare en accumulations. On pourrait même dire que toute la
première moitié du prologue est une longue accumulation de
compléments de phrase. Si le texte commence en effet par deux
circonstants de temps, une des multiples analyses syntaxiques
possibles serait de voir dans les propositions et groupes
prépositionnels qui suivent des causes pré-assertées, des
circonstants de concession, des circonstants de manière, etc. On
pourrait en effet paraphraser le prologue par « Plus tard, l’année
d’après, puisque (alors que, comme) j’ai près de trente-quatre ans
maintenant, puisque (alors que, comme) c’est à cet âge que je
mourrai, puisque (alors que, comme) cela faisait de nombreux mois
déjà que j’attendais à ne rien faire […], puisque (alors que,
comme) cela faisait de nombreux mois que j’attendais d’en avoir
fini […], malgré tout, malgré la peur, prenant ce risque et sans
espoir jamais de survivre […], je décidai de retourner les voir ».
Confirmation de cette expansion généralisée, un des circonstants
en question contient lui-même une accumulation de
circonstanciels : « j’attendais d’en avoir fini, l’année d’après,
comme on ose bouger parfois […] ». Inutile de préciser que cette
dernière comparative contient elle aussi une accumulation de
circonstanciels de manière : « comme on ose bouger parfois, / à
peine, / […] imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit »
(v. 8-10).
Cependant, bien
plus que ces emboîtements d’accumulations, le principal générateur
d’expansion du texte est bien sûr la répétition. Elle prend dans
le prologue mille formes. Tantôt elle porte sur le signifiant
(« mourir », v. 2 ; « mourrai », v. 3), tantôt sur le signifié
(« mourir », v. 2 ; « en avoir fini », v. 6). Tantôt elle est
simple anaphore (« de nombreux mois déjà que j’attendais », v. 5,
v. 6 ; « malgré tout », v. 12, v. 15 ; « et paraître », v. 27,
v. 29 ; « me donner et donner aux autres », v. 30, v. 31), tantôt
elle prend une forme proche de l’épizeuxe (« peut-être ce que j’ai
toujours voulu, voulu », v. 28 ; « avec soin, avec soin », v. 18 ;
« me donner et donner », v. 30), tantôt celle d’un polyptote ou
d’un isolexisme : « mourir » (v. 2), « mourrai » (v. 4), « mort »
(v. 25). Quelquefois ce sont des phonèmes qui sont répétés :
« l’année d’après » (v. 1), « lentement, calmement » (v. 20). On peut aussi repérer
çà et là des expolitions comme par exemple « j’allais mourir à mon
tour » (v. 2) redoublé un vers plus loin par « et c’est à cet âge
que je mourrai » ou « lentement, avec soin, avec soin et
précision » (v. 18) redoublé par « lentement, calmement, d’une
manière posée » (v. 20). S’il est bien aussi une figure de
répétition qui est présente dans le prologue, c’est évidemment
l’épanorthose : « Plus tard, l’année d’après » (v. 1), « à ne rien
faire, à tricher, à ne plus savoir » (v. 5), « je décidai de
retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et
faire le voyage » (v. 17), « lentement, calmement, d’une manière
posée » (v. 20), « dire, seulement dire » (v. 23-24). Toutes ces
répétitions contribuent au processus d’expansion non seulement
parce qu’elles allongent le texte mais aussi et surtout parce
qu’elles servent constamment à le relancer, à le faire comme
rebondir, repartir. Elles créent également un indéniable effet
d’attente, qui fait que le lecteur au lieu d’être dans le présent,
est comme tendu vers la suite du texte. Pour Jouanneau, on a là
« un ressassement qui va de l’avant. Un art de la répétition qui
n’est jamais en boucle, qui construit toujours une histoire » [4] ;
pour Py, « une écriture singulière », « extrêmement vivante,
gourmande, […] voluptueuse, chevillée au corps, très
sensuelle » [5].
Notons qu’un
dernier stylème participe au processus d’expansion : les
incidentes. Elles surgissent dès le deuxième vers et sont aussitôt
doublement surmarquées, d’une part par un retour à la ligne,
d’autre part par l’utilisation de tirets : « – j’allais mourir à
mon tour – » (v. 2). La suite ne fait que confirmer l’importance
et l’accroissement de cette figure dans le texte : « – ce que je
crois – » (v. 19), « – et n’ai-je pas toujours été pour les autres
et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme
posé ? » (v. 21), « – peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu
et décidé, en toutes circonstances et depuis le plus loin que
j’ose me souvenir – » (v. 28). Et encore faudrait-il ajouter à ce
recensement un grand nombre de syntagmes au statut ambigu puisque
pouvant être analysés aussi bien comme des circonstants de phrase
que comme des incidentes.
La tonalité ne
dément ni les tiroirs verbaux ni les procédés rhétoriques. Si les
premiers vers peuvent sembler pathétiques voire tragiques (puisque
l’avenir est présenté, via un futur catégorique,
comme inéluctable), très vite est mise en place une tout autre
tonalité, la tonalité épique. À grand renfort d’hyperboles, la
situation est en effet présentée comme des plus dramatiques : « un
danger extrême » (v. 10), « prenant ce risque » (v. 14).
Parallèlement, Louis se métamorphose en homme d’action. Une
savante gradation le fait en effet passer du statut d’être passif
et timoré (« on ose bouger parfois », v. 8 ; « commettre un
geste », v. 10) au statut de personnage volontaire et entreprenant
(« je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller
sur mes traces et faire le voyage », v. 17), et ce au point
d’utiliser un lexique des plus guerriers : « un geste trop
violent », « réveillerait l’ennemi », « détruirait aussitôt »
(v. 11). En fait, nous assistons en direct à une véritable
auto-héroïsation du protagoniste. La première personne abonde :
cinq occurrences dès les six premiers vers (qui, rappelons-le,
sont majoritairement courts), neuf « je » ou « j’ », cinq
déterminants possessifs (« à mon tour », v. 2 ; « sur mes pas »,
v. 17 ; « mes traces », v. 17 ; « ma mort », v. 25 ; « mon propre
maître », v. 31) et surtout deux formes disjointes toniques à
chaque fois redoublées par l’adjectif « même » : « l’annoncer
moi-même » (v. 26), « être responsable de moi-même » (v. 31).
Adverbes (« jamais », v. 14 ; « toujours », v. 27) et verbes de
volonté (« je décidai », v. 17 ; « voulu, voulu et décidé »,
v. 27) nous le présentent aussi comme déterminé et inflexible. La
solennité des propos, l’absence de points d’exclamation, le refus
de tout sentimentalisme comme la réitération de l’adjectif
« posé » et de l’adverbe « calmement » ou les multiples
retardements, prouvent aussi que malgré la situation il contrôle
parfaitement ses émotions et est encore capable de prendre du
recul et d’agir sans précipitation. Plus que cela, il semble
l’abnégation personnifiée. Le vers 14, « prenant ce risque et sans
espoir jamais de survivre », cerné par deux syntagmes très courts
(« la peur », « malgré tout ») qui tout en résumant la situation
mettent en valeur son courage, emphatise d’autant plus la grandeur
de son acte qu’il est lui-même constitué d’une gradation. Au
vers 30, le remplacement de la première personne du singulier par
la troisième du pluriel ensuite discriminée en une longue
accumulation et le retardement du complément d’objet au dernier
vers du texte font aussi du protagoniste un modèle d’altruisme :
« me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi,
vous, elles, ceux-là encore que je ne connais pas » (v. 30).
Inspirer
Et pourtant, et
pourtant… En structure profonde, un mouvement sourd et lancinant
contrecarre celui que nous venons de décrire. Si le texte est
expansion et amplification, il est aussi, indéniablement, comme
annoncé plus haut, contraction et rétrécissement, rétraction et
recroquevillement. Et, là encore, un simple regard suffit pour
s’en apercevoir. Le jeu des retours à la ligne, s’il allonge le
texte, a aussi pour conséquence de le rendre moins dense, moins
compact, plus squelettique, plus fragile, plus volatile et cela
d’autant plus que la disposition en question fait ressortir des
syntagmes comme « à peine » (v. 9), « et paraître » (v. 27), qui
accentuent par leur sémantisme l’impression de faiblesse et
d’évanescence. La page n’en est aussi que plus blanche et donc le
silence que plus présent. De plus, si nous pouvons repérer un peu
partout des séquences de longueur croissante, le texte n’en
contient pas moins de multiples séquences décroissantes. Le vers
trois nous fait par exemple passer d’un peu plus d’une ligne à
seulement quatre mots : « j’ai près de trente-quatre ans
maintenant et c’est à cet âge que je mourrai, / l’année d’après ».
Ce phénomène est loin d’être marginal, nous le retrouvons des
vers 5 à 7, 8 à 9, 10 à 13, 14 à 15, 17 à 19, 21 à 23, 26 à 27, 28
à 29 : il apparaît donc tout de même neuf fois au total dans ce
prologue. Nous avons même droit au milieu du texte à une série de
quatre vers nous faisant glisser de presque trois lignes à deux
mots, deux mots, qui plus est, monosyllabiques : « devant un
danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou
commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous
détruirait aussitôt, / l’année d’après, / malgré tout, / la peur »
(v. 10-13).
Comme
ci-dessus, le lu confirme le vu. Une lexie comme la lexie
« PROLOGUE » n’appelle-t-elle pas en soi une lexie comme la lexie
« Épilogue » ? Le fait que la pièce commence par un monologue ne
révèle-t-il pas aussi que Louis est un être qui a du mal à
dialoguer, qui a tendance à se refermer sur lui-même ? On peut
analyser de la même manière les ellipses du texte. Dès le vers 1,
aucun repère n’est posé. Le lecteur-spectateur ne sait pas si
« plus tard » fait référence au moment de l’énonciation, et
désigne donc une période qui adviendra dans un an, ou si Louis
évoque un événement qui a eu lieu, il y a un an, et qui fait donc
de « plus tard » le moment présent. De même, au vers 5, Louis ne
prend pas la peine d’énoncer, via un présentatif ou
un syntagme du type « cela faisait », « comme cela faisait »,
« puisque cela faisait », le thème de son énoncé et passe
directement au rhème (« de nombreux mois déjà que j’attendais à ne
rien faire »). Jamais n’est non plus nommée ou caractérisée la
maladie de Louis. Il faut aussi attendre la suite de la pièce pour
identifier qui se cache derrière le pronom personnel « les » du
vers 17 (« je décidai de retourner les voir ») ou pour pouvoir
interpréter l’accumulation des pronoms du vers 30 : « donner aux
autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle, ceux-là
encore que je ne connais pas ». Par ces ellipses, les blancs
typographiques se trouvent comme redoublés de blancs syntaxiques
et sémantiques. Plus que cela, si l’absence de conjonctions de
cause ou de concession dans la longue accumulation du prologue
rend ambiguë la construction syntaxique et n’aide donc pas le
lecteur à bien comprendre la situation, elle fait aussi que la
phrase, plutôt que de tendre vers « je décidai » et donc d’être
l’équivalent d’un ressort si compressé que l’action ne peut qu’en
jaillir, semble trouver sa résolution dès le troisième vers, une
résolution qui ne débouche pas sur un véritable procès mais plutôt
sur des constats (« j’ai près de trente-quatre ans », v. 3) ou sur
des faits passés (« de nombreux mois que j’attendais », v. 6). À
cause de ce fonctionnement elliptique, la phrase semble même
parfois se refermer sur elle-même. La deuxième occurrence de
« l’année d’après » en est un bon exemple. La présentation
typographique invite à l’analyser comme la première occurrence et
donc à y voir un circonstant temporel de « je décidai ». Dans ce
cas, elle est signe d’expansion, de relance de la phrase. Mais
l’absence de connecteurs et le fait que certains circonstants
contiennent eux aussi des circonstanciels peuvent tout autant
amener à lire cette occurrence comme un complément du verbe
« mourir ». Dans ce cas, l’expansion se révèle rétraction.
Les tiroirs
verbaux sont tout aussi révélateurs. Si, en un bel élan, le texte
s’envole vers le futur (« j’allais mourir », v. 2 ; « je
mourrai », v. 3), c’est pour aussitôt retomber dans le passé :
« j’attendais » (v. 5). Pas une fois dans le texte un futur de
l’indicatif non modalisé ne réapparaîtra. Le message est clair :
Louis n’a plus d’avenir.
Par un paradoxe
désespérant, c’est même ce qui fait que la phrase progresse et se
développe qui fait qu’elle piétine. Répéter la même chose,
ressasser les mêmes mots, c’est en effet empêcher la suite du
discours d’advenir, c’est bégayer, c’est ne pas réussir à parler,
c’est faire du sur place, c’est ne plus avancer. On peut lire
exactement de la même façon les épanorthoses. Elles révèlent une
difficulté à dire, à trouver le bon mot, et sont donc synonymes de
stagnation, d’insatisfaction, d’échec, de quête vaine. Armelle
Talbot l’a parfaitement compris :
Là où cette
figure implique normalement de prêter foi aux pouvoirs du langage
et ne ménage un déséquilibre que pour assurer, in
fine, la jonction stabilisatrice du mot et de la chose mais
aussi bien celle du locuteur et du destinataire, l’épanorthose
lagarcienne s’avère profondément déceptive [6].
Répétitions et
épanorthoses ont aussi pour effet d’appuyer là où cela fait mal,
de surmarquer la proximité de l’échéance (« l’année d’après ») ou
de rappeler et rappeler ce que sera cette échéance, cette
déchéance : « j’allais mourir à mon tour » (v. 2), « c’est à cet
âge que je mourrai » (v. 3), « d’en avoir fini » (v. 6).
Pire que ce
piétinement, pire que ce bégaiement, le texte semble même sans
cesse régresser. Constamment, nous avons en effet droit à la
succession euphorique / dysphorique. À peine le « Plus tard,
l’année d’après » du début du prologue invite-t-il à imaginer des
projets… que surgit « j’allais mourir à mon tour ». À peine
avons-nous eu le temps de nous dire que Louis est sans doute plus
vieux que nous ne le pensions, plus vieux que l’acteur que nous
avons devant les yeux… que le mouvement dysphorique se poursuit :
« j’ai près de trente-quatre ans ». Nous reprenons un peu espoir
avec « et c’est à cet âge » qui induit une réaction, une
révélation… mais c’est pour, une nouvelle fois, mieux retomber
puisque, dernier coup du glas, arrive, en fin de vers, le
terrifiant : « que je mourrai ». Pour nous déprimer encore un peu
plus, suit une gradation descendante : « j’attendais à ne rien
faire, à tricher, à ne plus savoir ». Et comme s’il craignait que
reste en nous encore un peu trop de joie de vivre, Lagarce
continue sa phrase par un définitif et péremptoire : « en avoir
fini ». Même jeu ou presque deux lignes plus loin. Non seulement
l’infinitif « bouger » est comme neutralisé par le verbe qui le
précède (« ose ») et par l’adverbe qui le suit (« parfois »), mais
l’enjambement d’après vient éradiquer nos derniers espoirs de
réaction : « à peine ». Belle façon de nous montrer que Louis est
en train de se recroqueviller sur lui-même, en train de redevenir
simple « étant ». L’analyse des syntagmes contenant un déterminant
possessif est tout aussi réjouissante. Se succèdent dans le
texte : « mes pas » (v. 17), « mes traces » (v. 17), « ma mort »
(v. 25). Cette fois, la disparition se fait comme en direct. Et
d’ailleurs, symptomatiquement, si la première personne est, comme
nous l’avons dit plus haut, très présente au début du prologue, à
partir du vers 7, elle se fait beaucoup plus rare. Un timide
« on » inclusif résiste encore au vers 9 mais les huit vers
suivants la voient totalement disparaître.
Voilà
évidemment qui fait vaciller la belle tonalité épique repérée plus
haut et amène à se poser la question que l’on croise dans
Noce : « feuilleton ou épopée ? » [7]. En fait, la réponse
se trouve au tout début du prologue. C’est même dès le deuxième
vers que la situation de Louis est ramenée à sa juste mesure : « à
mon tour », peut-on y lire. En trois mots, l’exceptionnel se
trouve rabaissé au rang de l’ordinaire. N’avons-nous pas aussi vu
que le grand héros courageux et volontaire est en fait
terriblement passif, hésitant, doutant de tout et même, comme le
surmarque un des vers les plus courts du texte, complètement
timoré : « la peur » (v. 13) ? Quant à la grande décision, non
seulement elle est à l’infinitif, mode du virtuel, et est
neutralisée par les verbes qui la modalisent (« paraître pouvoir
là encore décider », v. 29), mais, comme le souligne
l’épanorthose, elle ne consiste pas à aller de l’avant, bien au
contraire : « je décidai de retourner les voir, revenir sur mes
pas » (v. 17). Tout aussi symptomatique, le solennel et
grandiloquent groupe prépositionnel infinitif « pour annoncer »
devient au vers suivant un bien modeste « dire ». « [S]eulement
dire » commente lui-même Louis. C’est qu’il n’est bien sûr pas
dupe du portrait romantique qu’il campe de lui-même : un beau
ténébreux guetté par la mort se relevant avec courage et droiture
pour annoncer aux hommes la vérité… Tout est cliché dans sa
posture et la chute finale, par son côté dérisoire, ne montre que
mieux l’ironie destructrice du regard que Louis porte sur
lui-même : « donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être
responsable de moi-même » (v. 31). Nous le voyons, nous avons là
en germe, tout le sens du titre de Nous, les
héros. Rien de changé depuis le Voyage de Mme Knipper
vers la Prusse orientale où les fuyards qui quittaient la
ville essayaient de même, en vain, de se faire croire qu’ils
étaient des grands :
Je disais que
nous ne serions pas dérangés par des tribus de barbares sauvages
et sanguinaires. J’ai lu quantité de romans d’aventures et il est
désormais de notoriété publique dans mon esprit que lorsque les
héros… Et ne sommes-nous pas les héros ?… lorsque les héros se
retrouvent isolés à des dizaines… des centaines de kilomètres de
la première habitation [8]…
Expirer
Devons-nous
pour autant en déduire que la vague de contraction balaie la vague
de l’expansion, que le silence éradique le dire ? Loin s’en faut.
Talbot a tout à fait raison quand elle écrit : « à employer tant
d’énergie à neutraliser son propre surgissement, la parole se
trouve investie d’une présence décuplée ; à soumettre le passé au
vertige de l’inaccompli, elle en agrège les forces » [9]. Un examen
plus approfondi de l’ensemble du prologue tend même à montrer que
le processus d’expansion repart de plus belle à partir du vers 16,
c’est-à-dire au moment où Louis passe d’une attitude passive à une
attitude plus active, ce qui en soi est déjà significatif. Le
nombre de séries décroissantes (quatre) est par exemple moins
important dans la deuxième partie que dans la première (cinq). De
plus, alors que dans la première partie une des séries
décroissantes était de quatre vers d’affilée (v. 10 à 13), aucune
n’a cette longueur dans la deuxième. Inversement, alors que dans
la première partie nous n’avions que deux vers de deux lignes et
un seul de plus de deux lignes, dans la seconde nous en avons
trois de deux lignes et trois de trois lignes. De même, dans la
première partie, sur quinze vers, dix sont de six mots et moins,
et quatre de deux mots. Dans la deuxième, sur seize vers, neuf
sont de six mots et moins, et trois de deux mots. Nous le voyons,
à chaque fois la tendance est à l’accroissement. Confirmant ces
remarques, nous pouvons aussi tout simplement constater que si la
première partie contient une bonne centaine de mots, la deuxième
en comptabilise plus de cent cinquante.
Au sein même de
cette deuxième partie, la même tendance ressort. Non seulement les
trois vers les plus longs sont à la fin du prologue, mais le
troisième des vers en question est plus long que le deuxième qui
est lui-même plus long que le premier. Nous pouvons aussi noter
que ce troisième vers est beaucoup plus fluide que celui qui le
précède. Alors que le vers 30 est entrecoupé par sept virgules, le
dernier vers n’en contient plus que deux : la fragmentation se
résorbe, le vers retrouve son unité.
L’analyse des
pronoms et déterminants de la première personne conduit exactement
aux mêmes conclusions. Si, comme nous l’avons vu, ils tendent
progressivement à disparaître tout au long de la première moitié
du prologue, à partir du vers 17 nous les voyons réapparaître et
ce graduellement puisque les quatre derniers vers contiennent à
eux seuls huit occurrences dont une forme tonique : « être
responsable de moi-même ».
Joli symbole,
au cœur du prologue, à son milieu précis, trône un vers qui résume
parfaitement les deux lames de fond que nous sommes en train de
pointer du doigt : « malgré tout ».
Expirer,
inspirer, expirer
Ce qui est vrai
pour le prologue est vrai pour l’ensemble de la pièce. Déjà, le
titre Juste la fin du monde est en soi porteur du
double processus repéré ci-dessus. D’une part les concepts de
« Monde » ou de « fin du Monde », par leur dimension
généralisante, grandiose, dramatique, nous ramènent à
l’hyperbolique et à l’épique ; d’autre part, la situation évoquée
comme le thème de la fin conduisent à une vision négative,
régressive, tragique, pourrait-on dire. Si, de même, l’évocation
du Monde en général et les connotations apocalyptiques afférentes
à un tel titre donnent à celui-ci une dimension universelle, notre
bon sens, parallèlement, nous fait tout de suite comprendre qu’il
ne peut s’agir que d’une fin personnelle, qu’il n’y aura sans
doute « fin du monde » que pour un et un seul individu. La
polysémie de l’adverbe « juste » renforce ces premières
ambivalences. Si l’on prend l’acception « exactement »,
« précisément » que l’on trouve par exemple dans « juste à ce
moment-là », la situation semble d’autant plus extraordinaire,
inéluctable et dramatique. Si, en revanche, l’on estime que
« juste » est un restrictif synonyme de « seulement » ou « tout au
plus », comme dans « juste un petit verre de plus », l’événement
extraordinaire est soudain « dégonflé », remis à sa juste place.
Il devient étonnamment banal et cela d’autant plus qu’il n’est pas
sans évoquer certains lieux communs du type « ce n’est pas la fin
du monde ». Le titre dans son ensemble peut donc en fait être lu
tantôt comme un euphémisme tentant de relativiser la situation,
« ce n’est pas si grave, c’est juste… », tantôt comme une litote
ironique et désespérée montrant toute l’atrocité de la situation :
« ce n’est rien, tout est pour le mieux dans le meilleur des
univers possibles, c’est juste la fin du monde, à part cela tout
va bien Madame la Marquise » [10]. L’ellipse du présentatif « c’est »
contribue exactement au même effet. Le message n’en paraît que
moins emphatisé, comme prononcé rapidement au détour d’une
conversation, mais par la même occasion l’attention du lecteur
n’en est que plus focalisée sur l’adverbe et ne perçoit donc que
mieux son incongruité et donc sa potentielle valeur
antiphrastique. Puisque l’expansif et euphorisant Quelques
éclaircies s’est peu à peu mué dans le beaucoup plus
contracté et dysphorique Juste la fin du monde [11], notons que
même le changement de titre opéré par Lagarce ramène à
l’ambivalence que nous sommes en train d’étudier.
La structure de
l’œuvre témoigne aussi de cette tension expansion / rétraction. La
première partie accumule les soliloques, les scènes y sont
nombreuses, leur longueur graduelle : trois pages et demie, six
pages, sept pages. De même, les quatre premières scènes de
l’intermède ou les trois scènes de la deuxième partie sont de plus
en plus longues. Il n’en reste cependant pas moins que de partie
en partie le texte passe inexorablement de onze scènes à neuf, de
neuf scènes à trois et que les scènes de l’intermède sont beaucoup
plus courtes que celles de la première partie. Et pourtant, comme
dans le prologue, il serait certainement hâtif d’en déduire que le
processus de rétraction l’emporte sur le processus d’expansion :
la deuxième partie est bien plus longue que l’intermède, les
scènes s’y rallongent et, nous venons de le voir, elles sont à
chaque fois un peu plus longues.
Il est possible
d’analyser exactement de la même façon les personnages. Tous, à un
moment ou à un autre, sont traversés par un désir, une envie,
d’aller de l’avant, de réagir, de mordre la vie. Comme le dit
Louis, « c’est comme un sursaut, / parfois, je m’agrippe encore,
je deviens haineux » [12]. Ses voyages à
travers le monde en sont sans doute la meilleure preuve. Même
constat chez Suzanne, « Je voudrais partir » [13], ou son frère, « Lui, Antoine, il voudrait plus de
liberté » [14]. Pourtant,
pourtant… ces mêmes personnages, quelques pages plus loin, sont
comme envahis par une pulsion opposée. Louis non seulement, signe
de régression, finit par revenir sur les pas de son enfance, mais
son sursaut rageur ne tarde pas à se muer en lassitude et
découragement :
« À quoi
bon ? » / ce « à quoi bon » / rabatteur de la Mort / – elle
m’avait enfin retrouvé sans m’avoir cherché –, / ce « à quoi bon »
me ramena à la maison, m’y renvoya, m’encourageant à revenir de
mes dérisoires et vaines escapades / et m’ordonnant désormais de
cesser de jouer. / Il est temps. / Je traverse à nouveau le
paysage en sens inverse [15].
Suzanne, sous
ce point de vue, ne diffère guère : « peut-être que ma vie sera
toujours ainsi, on doit se résigner, bon » [16]. Quant à Antoine, ne l’entend-on pas prononcer :
« depuis longtemps, je pense ça, je suis devenu un homme
fatigué » [17] ? Et leur mère
de conclure : « Nous ne bougeons presque plus » [18].
Dans la pièce
de Lagarce, une multitude d’autres stylèmes et d’autres éléments
du référentiel pourraient être rattachés à la tension que nous
étudions. En vrac et trop rapidement : l’absence d’action, la
rareté des didascalies, la quantité et la longueur des soliloques,
le fait que les personnages racontent plus qu’ils ne dialoguent,
que les commentaires sur les récits ou sur le dire l’emportent
presque sur le dit, la multitude de parenthèses, de tirets, de
guillemets autonymiques, de « paroles gelées », de clichés qui
révèlent un retour passéiste et passif sur le déjà-dit, la chambre
de Louis devenue un débarras plein de vieilleries, le pavillon
minable d’Antoine situé à deux pas d’une piscine couverte
omnisports, l’ironie mais aussi l’humour, le grandiose paysage
montagnard final, « la réussite de la parole poétique dans son
ensemble » [19], etc., etc., etc.
On pourrait
bien sûr élargir les remarques qui précèdent à toute l’œuvre de
Lagarce, en commençant d’ailleurs par l’oxymore « Solitaires
intempestifs ». En lui, s’opposent introversion et extraversion
mais aussi le singulier inhérent à l’étymon de la lexie
« solitude » et le fait que ce même substantif est au pluriel.
Quelle que soit l’acception que l’on retienne, l’adjectif
« intempestifs » est, quant à lui, de même, en tension avec le nom
qu’il accompagne. Comment peut-on « être à contretemps », comment
peut-on « ne pas agir à propos », « n’être pas convenable » si
l’on est seul, si l’on est soi-même l’unique norme ? À noter que
dans le monologue final de la pièce d’Handke censée être à
l’origine de cette expression (Par les villages), on
retrouve le même type d’ambivalence, la même tendance à
désespérer… tout en refusant le désespoir :
[…] dans vos
crises de désespoir vous avez peut-être constaté que vous n’êtes
pas du tout désespérés. Désespérés, vous seriez déjà morts. On ne
peut pas renoncer ; ne jouez donc pas les solitaires
intempestifs : car si vous continuez à avoir de l’inclination pour
vous-mêmes, ne voyez-vous pas dans l’abandon où vous êtes une
lueur des dieux ?
Même constat
dans le titre qui a été choisi pour réunir les articles de
Lagarce, Du luxe et de l’impuissance, comme dans les
articles en question. Sans cesse, Lagarce revient en effet sur le
fait que le théâtre est marginalisé, inutile, sans pouvoir réel et
que pourtant il est la part d’imprévu, la marge qui peut permettre
à la société d’éviter sa propre mort [20]. Sans cesse, il insiste sur la vanité de son œuvre
pour mieux ensuite en souligner l’importance [21]. Et par un beau
paradoxe, déjà rencontré plusieurs fois, cette force d’expansion
qu’est le luxe est en soi… rétraction : « Nous devons conserver au
centre de notre monde le lieu de nos incertitudes, le lieu de
notre fragilité, de nos difficultés à dire et à entendre. Nous
devons rester hésitants et résister ainsi, dans
l’hésitation » [22].
Si nous
abandonnons les articles critiques pour les pièces, le même
constat ne tarde pas à s’imposer. Hélène, dans La
Photographie, a tout à fait raison : à chaque fois,
« [c]’est la même histoire que la dernière fois, à quelques
détails près » [23]. Dans toutes les pièces ou
presque, si l’intrigue progresse (expansion), c’est pour aller non
vers l’avenir des personnages mais vers leur passé (rétraction) ;
si elle tend vers la fin (expansion), c’est pour nous conduire à
ce qui était annoncé ou sous-entendu dès les premières lignes
(rétraction). Une bonne part de ce qui est écrit dans
Théâtre et pouvoir en Occident sur le théâtre russe
de la fin du XIXe siècle pourrait en fait être
transposé mot pour mot au théâtre de Lagarce : les personnages
attendent, espèrent, sont tendus vers l’avenir (expansion) mais
« l’intrigue disparaît au profit d’une atmosphère », « le temps
reste en suspens, et “l’action” toute relative qui sous-tendait la
représentation cesse comme elle a commencé » [24]
(rétraction) ; ce « théâtre donne l’image […] d’un mouvement »
(expansion), il n’en met pas moins en scène « le statisme des
vies » [25] (rétraction). De même, le
si prégnant thème du fils prodigue (Vagues souvenirs de
l’année de la peste ; Retour à la citadelle ;
De Saxe, roman ; Derniers remords
avant l’oubli ; Juste la fin du monde) ne
met-il pas en scène d’une part un désir, une envie, un besoin de
partir, de découvrir le monde (expansion) et d’autre part un
désir, une envie, un besoin, une obligation de retourner dans
l’univers clos, maternel, utérin, étouffant, régressif de
l’enfance (rétraction) ? C’est particulièrement net dans De
Saxe, roman :
Le jeune duc,
duc ou prince, ou rien, inutilement anobli désormais, « ancien
acteur » à son tour, s’en retourna vivre chez lui, « à la maison
naturellement », s’endormant dans sa petite chambre… ils ne lui
demandèrent rien de son escapade sur les planches, ils ne lui
demandèrent rien mais lui laissèrent peu de chose… Il vivait là,
éternellement endormi, se souvenant de cette histoire-là [26]…
Ce sont en fait
tous les personnages de Lagarce qui sont écartelés entre
l’expansion et la rétraction. C’est d’ailleurs sans doute la
raison pour laquelle, comme l’a fait remarquer Hersant, nous
pouvons les diviser en « sédentaires » et « nomades » [27], mais aussi en
« désespérés » et « espérants », en « régressants » et
« progressants », en « acceptants » et « refusants », en « non
désirants » et « désirants », etc. :
Je me suis mis
à avoir si peur, de tout et de tout le monde, je me suis mis à
avoir si peur que plus rien ne pouvait me faire bouger, j’étais
sur place en quelque sorte et je ne pouvais plus bouger [28].
[…] si le désir
devait soudainement me reprendre, / si la volonté de l’amour, la
volonté d’aimer et d’être aimée me traversait, le désir que
quelqu’un vienne à son tour, enfin, et m’emporte [29].
Sous cet angle,
M. et Mme Tschissik pourraient bien être à eux deux une
terrifiante allégorie de la condition humaine :
Sans attendre
rien, ni personne, il dévorait […], il dévorait tous les mets sur
la table sans attendre et sans jouir jamais, et sans que rien ne
puisse le retenir ou le calmer. […] l’homme qui mange le plus vite
et le plus mal et les choses les plus lourdes et les plus
indigestes et sa femme, exsangue à ses côtés. Un numéro, là encore
de music-hall, l’avaleur de saucisses et son anorexique épouse,
l’estomac le plus solide du monde et la fragile buveuse de
thé [30].
En fait, c’est
peut-être finalement une des didascalies de La Place de
l’autre qui résume le mieux toute l’œuvre de Lagarce :
« Pendant les quelques répliques qui suivent, elle mimera sans
cesse la scène, paraissant devoir s’asseoir, à chaque fois, et se
relevant, à chaque fois » [31].
Dès cette pièce, tout est là : le désir d’agir, de prendre sa vie
à pleines mains, de vivre, qui est symbolisé par le personnage qui
refuse de s’asseoir ; la difficulté de rester debout, la terrible
tentation de se laisser aller, de s’allonger, la peur de ne pas
pouvoir se relever, qui est symbolisée par le personnage qui est
assis ; le fait enfin que celle qui était debout finit par
s’asseoir et que celui qui était assis finit par se relever.
Terminons en
faisant remarquer que ce qui est vrai au niveau de chaque œuvre
est vrai au niveau de toute l’œuvre. Si Lagarce essaie sans cesse
d’aller de l’avant, d’innover, de trouver de nouvelles idées, de
nouvelles pistes, s’il nous fait passer d’Ionesco, à Duras puis
Vinaver, s’il nous plonge tour à tour dans le monde d’Hollywood,
au cœur du Moyen Âge londonien ou dans les tréfonds d’un centre
culturel de province, parallèlement il monte des spectacles
ramenant au théâtre d’hier, La Cantatrice chauve,
voire à celui d’avant-avant-hier, Le Malade
imaginaire. Non content de mettre en scène cette pièce des
plus classiques et des moins subversives, il se tourne ensuite
vers des œuvres symbolisant la bourgeoisie dans toute sa
splendeur : On purge bébé de Feydeau, La
Cagnotte de Labiche. Même sa création littéraire n’échappe
pas à cette tension. Histoire d’amour (repérages)
annonce par plus d’un aspect Derniers remords avant
l’oubli qui, quatre ans plus tard, deviendra Histoire
d’amour (derniers chapitres). Et sa dernière
pièce, Le Pays lointain, n’est-elle pas un véritable
retour à Juste la fin du monde qui est, elle-même,
rappelons-le, une version remaniée des Adieux ?
JEUDI 11
FÉVRIER 1988 […] Je vais m’atteler très vite à une pièce. Une
pièce courte qui me trottait dans la tête depuis quelque
temps. / Cela s’appelle Les Adieux. / Cinq
personnages, la mère, le père, la sœur, le fils et l’ami du fils.
Le fils vient, revient. Il va mourir, il est encore jeune. Il n’a
jamais vraiment parlé. Il vient écouter. Il est avec un homme. Ils
passent une journée là à ne pas faire grand-chose. Ils
écoutent. / La mère parle tout le temps. Éviter le silence, faire
comme si de rien n’était. / On ne le dit pas, mais on sait que
l’on ne se reverra jamais [32].
Juste la réalité
du monde
Propension à
l’expansion, à l’amplification, à la rhétorique, tendance à la
contraction, à la rétraction, au silence et ce, dans la phrase, dans
la pièce, dans les pièces, dans toute l’œuvre, certes, mais qu’en
déduire par rapport à la difficile question du réalisme ? Doit-on ou
non voir dans cette tension une trace, une intention de réalisme,
une description, une représentation du monde ou d’un élément du
monde ?
Un retour à la
phrase du prologue permet d’esquisser un premier élément de
réponse : si le prologue est à la fois expansion et rétraction, ne
serait-ce pas parce que la poétique de Lagarce n’est pas sans
rapport avec ce qui depuis au moins le XIXe siècle est considéré comme un des
plus grands marqueurs de réalité, à savoir le discours oral ?
Juste le
discours du monde
Lagarce est le
premier à reconnaître qu’il est très intéressé par le parlé. En
1995, citant Cioran, il affirme par exemple : « “On n’habite pas
un pays. On habite une langue. Une patrie, c’est cela, et rien
d’autre”. […] je crois que je suis très porté vers la parole. Les
mots, mais les mots parlés… Les mots avec leurs sons, leurs
rythmes » [33] ; et, un peu plus loin : « je suis fasciné par la
manière dont, dans la vie, les conversations, les gens – et moi en
particulier – essaient de préciser leur pensée à travers mille
tâtonnements… au-delà du raisonnable » [34]. Son journal
révèle aussi que peu avant la rédaction de Juste la fin du
monde, il lit un Dictionnaire du français
parlé [35].
Or, qui dit
discours oral, dit expansion, amplification, allongement.
Blanche-Benvéniste montre par exemple que « le langage des
conversations » est particulièrement prolixe en accumulations.
« En parlant, chacun de nous cherche ses mots, et en énumère
souvent plusieurs avant de trouver le bon » [36], explique-t-elle. C’est bien ce que
fait Louis lorsqu’il évoque son retour (« je décidai de retourner
les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le
voyage », v. 17) ou lorsqu’il tente de caractériser sa future
annonce : « lentement, avec soin, avec soin et précision […],
lentement, calmement, d’une manière posée ». N’avons-nous pas
aussi vu plus haut que tout le début du prologue de Louis est une
accumulation de compléments de phrase et que plusieurs des
compléments de phrase en question sont « simplement juxtaposés
sans marque de fonction syntaxique » [37] ? Nous retrouvons là ce que Morel et
Danon-Boileau appellent le phénomène de « décondensation », un
phénomène caractéristique des préambules de paragraphes oraux. De
plus, selon Blanche-Benvéniste, « lorsque plusieurs temporels sont
[…] placés en tête, [les circonstants] tendent à s’organiser en
série d’inclusions, le plus incluant venant en premier et le plus
inclus en dernier » [38]. N’est-ce pas aussi
exactement ce qui se passe dans les premiers vers ? Non seulement
« Plus tard » est un circonstant de temps placé en préfixe de la
phrase, mais il est suivi d’un autre circonstant de temps qu’il
inclut et précise : « l’année d’après ». « Une autre tendance
typique des temporels placés en tête d’un énoncé oral est
d’englober des éléments introduits par comme ou
puisque, dénotant des causes pré-assertées :
((lorsqu’il y a un sujet à faire (comme les permanents
parfois ont trop de boulot ou c’est c’est pas leur leur domaine))
on fait appel à des pigistes (91-3 Journ 11, 9) » [39]. Là encore, même si la longueur de la phrase tend à
le faire oublier, même si le « puisque » ou le « comme » causatif
en question est elliptique, nous avons vu précédemment qu’il est
possible de proposer une analyse syntaxique du prologue
correspondant presque trait pour trait à cette description.
Nous pourrions
tenir exactement les mêmes propos sur les répétitions. La pensée
se faisant en direct, le locuteur cherchant ses mots, ne trouvant
pas immédiatement la lexie voulue, ayant besoin de temps pour
élaborer la suite de sa phrase, cette figure surgit un peu partout
en langue orale et tout particulièrement, rappelle
Blanche-Benvéniste, dans les récits autobiographiques, surtout si
l’énonciateur est âgé [40]. Certes, ce
n’est pas le cas ici, mais Louis, puisque sur le point de mourir,
se trouve dans une situation qui finalement n’est pas sans
rappeler celle de cette tranche d’âge. À l’oral, lorsqu’il y a
répétition, l’expansion se fait assez souvent par étoffement et
correction, ajoute la linguiste. On a étoffement lorsqu’« un
locuteur fournit d’abord une version courte d’un syntagme nominal,
[…] puis […] reprend cette version pour y insérer un élément
supplémentaire » [41]. On a dans le
prologue un exemple de ce procédé aux vers 23 et 24 :
« dire, / seulement dire ». Les corrections quant à elles se
manifestent bien sûr via les épanorthoses.
Blanche-Benvéniste précise cependant qu’en langage oral, « [p]our
corriger un élément, on reprend généralement depuis le début du
syntagme » [42]. Le prologue de
Juste la fin du monde là encore ne déroge pas. Non
satisfait par sa première tentative de complémentation (« de
nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à
ne plus savoir », v. 5), plutôt que de la continuer, Louis réitère
au vers 6 d’après le début de son syntagme : « de nombreux mois
que j’attendais d’en avoir fini ».
Une « [a]utre
caractéristique essentielle des productions en langue parlée »,
omniprésente dans le prologue et grande source d’expansion, est,
nous dit encore Blanche-Benvéniste, « la facilité à faire des
incidentes » [43]. En toute
cohérence avec ce que nous pouvons observer dans le texte que nous
étudions, elle précise qu’« [u]ne forme d’incise fréquemment
attestée en français parlé est celle qui ajoute une précision qui
aurait pu être fournie plus tôt […] et qui pourrait former un
énoncé à elle seule » [44]. N’en a-t-on pas
un parfait exemple dès le vers 2 du prologue : « – j’allais mourir
à mon tour – » ? Non seulement l’incidente en question permet de
comprendre la situation et explique le surmarquage temporel du
début, mais elle forme bien « un énoncé à elle seule ». Souvent,
en discours oral, les incidentes sont aussi, nous disent les
linguistes, des paroles rapportées : « [i]l s’agit [alors] de
souvenirs, de pensées ou de raisonnements racontés » [45]. Là encore le prologue est parfaitement en
accord avec la théorie. Au vers 21, le lecteur détecte
effectivement derrière l’incidente, via la question
rhétorique, un savant jeu de polyphonie, une reprise distanciée et
ironique de la parole d’autrui : « – et n’ai-je pas toujours été
pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été
un homme posé ? » (v. 21). Notons enfin que dans le prologue,
encore une fois comme dans la plupart des discours oraux, « [i]l
est remarquable de voir que les locuteurs parviennent dans la
majorité des cas, à reprendre le fil de l’énoncé, après les
interruptions parfois spectaculaires que provoquent les
incises » [46].
Cependant, si
la langue orale tend à l’expansion grâce aux accumulations, aux
répétitions et aux incidentes, elle tend aussi, exactement comme
le texte de Lagarce, à un mouvement inverse. Syntaxiquement, les
variations y sont par exemple bien moindres qu’à l’écrit :
Les règles de
rédaction habituelles de l’écrit, telles que nous les apprenons à
l’école demandent qu’on varie les formes syntaxiques des énoncés,
en évitant les séries de phrases bâties sur le même modèle. La
tendance générale, par oral, tous genres confondus, est plutôt
d’accumuler plusieurs constructions identiques avant d’en changer.
[…] Chaque schéma syntaxique est répété en moyenne trois fois pour
un total d’une dizaine d’énoncés, ce qui est une proportion assez
usuelle [47].
Dans le
prologue de Juste la fin du monde, les mêmes
constructions syntaxiques reviennent effectivement constamment.
Nous avons par exemple sans cesse droit à des structures
infinitives : « j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus
savoir » (v. 5), « je décidai de retourner les voir, revenir sur
mes pas, aller sur mes traces » (v. 17), « paraître pouvoir là
encore décider, / me donner et donner » (v. 29-30). À plusieurs
reprises, nous pouvons aussi repérer l’insertion d’adverbes :
« devant un danger extrême, imperceptiblement » (v. 10), « pour
annoncer, lentement » (v. 18), « lentement, calmement » (v. 20),
« et à eux, tout précisément » (v. 30). Sur le plan lexical, à
cause des limites de la mémoire, du manque de temps, de
l’impossibilité de consulter un dictionnaire, le discours oral se
caractérise de même par une certaine simplicité ; or, dans la
tirade de Louis, nul terme rare mais au contraire un vocabulaire
plutôt commun et usuel (« j’ai », v. 3 ; « faire », v. 5 et 17 ;
« voir », v. 17 ; « aller », v. 17 ; « dire », v. 23, 24)
correspondant parfaitement aux observations de terrain : « Dans
les conversations, le stock lexical de verbes est souvent limité à
dire, demander, répondre,
et à une variante faire, jugée vulgaire » [48]. Dans le texte de Lagarce, nous sommes même parfois
à la limite du familier. Un puriste s’offusquerait sans doute de
l’utilisation au vers 8 de l’indéfini « on » et lui préférerait le
pronom personnel « nous ». Quant au « tant pis » du vers 30, il
est indéniablement connoté diaphasiquement.
Le parlé tend
donc à la rétraction, à la contraction, par une certaine
simplicité, il y tend aussi par la stagnation. À l’oral, les
accumulations et répétitions font en effet que le syntagmatique
est constamment contesté par le paradigmatique. Le résultat est
que le discours ne progresse plus, bégaie et a tendance à faire du
sur place :
Dans l’exemple
du brevet de secouriste, le… le brevet… le… le
diplôme de secouriste… le brevet de secouriste, le locuteur
a produit cinq syntagmes commençant par le, avant
d’arriver à celui qu’il estime le bon. On peut aller jusqu’à sept,
sans que cela soit notable [49].
Ces
énumérations, qui ne font pas avancer le discours, mais le
laissent sur un même emplacement paradigmatique, sont exaspérantes
à lire si on les fournit dans l’ordre ordinaire de la lecture en
lignes suivies [50].
On pourrait
même aller jusqu’à dire que le discours régresse :
Une autre
caractéristique très remarquable est que, lorsqu’il parle, un
locuteur peut revenir en arrière sur un syntagme déjà énoncé, soit
pour le compléter, soit pour le modifier. Dans l’exemple suivant,
le locuteur retouche un syntagme nominal, des systèmes
nouveaux, pour venir y insérer l’adjectif
mécaniques : « Il a pour but de donner, euh de créer
des systèmes nouveaux, des systèmes mécaniques nouveaux
(Legio 1, 15) » [51].
Le phénomène
d’étoffement repéré plus haut est un bon exemple de ce type de
régression. Autre bon exemple, que ce soit du point de vue
communicationnel ou du point de vue syntaxique, un vers comme le
vers 4 ramène le lecteur là où il en était au vers 1. Il en est de
même des vers 23 et 29 qui, respectivement, font reculer le texte
aux vers 18 et 27.
Simplicité,
stagnation, régression… En fait, par un étonnant paradoxe, la
langue orale semble même tendre, d’une certaine manière, au
silence. La faible présence des adjectifs souligne déjà en soi le
fait que la caractérisation y est plutôt atrophiée :
En comparant
les comptages faits sur le français écrit des romans (G. Engwall,
1984) et sur le français parlé des conversations, nous avions pu
voir (F. Cloutier, 1984) que les adjectifs représentent en moyenne
25 % de l’ensemble des mots écrits, alors qu’ils ne sont que 2 %
pour les conversations [52].
Si l’on s’en
tient à ce seul angle, le prologue de Juste la fin du
monde est manifestement « oral ». Sur les presque deux cent
quatre-vingts mots qu’il contient, on ne repère que douze
adjectifs, soit seulement un peu plus de 4 % de l’ensemble des
lexies. Même les noms paraissent « attaqués » en langue orale. Non
seulement, il semblerait qu’ils soient en moindre nombre dans les
propos oraux que dans les textes écrits [53] mais :
[c]ertaines
conversations orales à bâtons rompus n’ont aucun syntagme nominal
pour sujet, tous les sujets étant des pronoms […]. Le taux de
substantifs nominaux sujets est, comme en anglais, un indice assez
net du formalisme du langage. En français, dans les conversations
en face à face, ce taux ne dépasse pas en moyenne 15 % [54].
Le prologue de
Lagarce est là encore très parlé : pas une fois, on ne peut y
détecter un substantif en position de sujet. On pourrait certes
alléguer pour expliquer ce fait la dimension autobiographique ou
autofictionnelle du texte et en tous les cas la forte présence de
la première personne, sauf que… les statistiques tendent à prouver
le contraire. Le taux moyen de 15 % établi ci-dessus « peut
atteindre, dans d’autres genres de langue parlée, nous disent les
linguistes, des taux beaucoup plus élevés. Il y en a 24 % dans un
récit autobiographique » [55]. Enfin et surtout, comme
l’indique un des titres de l’essai de Blanche-Benvéniste, la
langue orale n’est-elle pas, par essence, « [i]nachèvements » [56] ? N’est-elle pas « bribes, hésitations » [57], « ellipses », « interruptions », « blancs » ? Quand
nous parlons, combien de phrases s’interrompent avant leur fin ?
Combien de phrases contiennent de longs silences ? De ce point de
vue encore, Juste la fin du monde est décidément une
pièce très orale. Les retours à la ligne révèlent une grande
quantité de silences et même quand Louis parle, nous n’avons
droit, à de nombreuses reprises, qu’à un ou deux mots : « malgré
tout » (v. 12), « la peur » (v. 13), « dire » (v. 23),
« seulement dire » (v. 24), « et paraître » (v. 27).
Pourtant,
pourtant… face à cette kyrielle d’arguments, n’a-t-on pas envie de
bondir et de répliquer du tac au tac : « personne ne parle comme
cela » ? Et n’aurait-on pas d’ailleurs raison de le faire ? Qui
s’exprime dans le réel comme Louis ? Qui se lance dans un long
monologue avant de sonner à la porte de sa mère ou de sa sœur ?
Qui est capable de déclamer tout de go un texte aussi construit et
travaillé que celui du prologue ? De plus, comme le fait remarquer
Rannoux,
certaines des
caractéristiques fortes de l’oral sont absentes du texte de
Lagarce : si l’on rencontre bien l’emploi de particules
énonciatives (Bon), nulle trace dans cette écriture de bribes (je
je je ne savais plus où aller) ni de recherches de mots qui
laisseraient des syntagmes ouverts (sous les sous leurs pieds il y
a une plaque). De même, si l’ellipse est une pratique courante de
l’oral, certains énoncés construits par ellipse (notamment celle
du présentatif c’est), très fréquents chez Lagarce,
vont manifestement à rebours de toute imitation d’un parler
naturaliste [58].
On pourrait
même aller jusqu’à dire que, parfois, Lagarce semble même aller à
rebours des observations des linguistes. Blanche-Benvéniste fait
par exemple remarquer que dans les discours oraux :
les répétitions
sont concentrées dans la partie centrale du récit et dans la
conclusion. Elles touchent le vocabulaire du noyau
macro-syntaxique, verbes et compléments, mais pas du tout les
préfixes, parties initiales des énoncés [59].
Dans le
« préfixe » du prologue, ne serait-ce que par le syntagme
« l’année d’après », les répétitions au contraire abondent. Mais
alors, qu’en conclure ? La parole de Lagarce est-elle ou
n’est-elle pas réaliste ?
Si être
« réaliste », c’est reproduire, c’est pasticher la parole parlée,
la parlure, de son époque, la réponse est simple, elle ne l’est
pas. Si en revanche, être réaliste, c’est exploiter les schèmes et
processus sublinguistiques du langage dans le but d’arriver à un
nouveau découpage du réel et donc à une représentation plus fidèle
de celui-ci, alors Lagarce est un auteur réaliste.
Être écrivain,
c’est en effet sentir, percevoir, savoir que, comme l’a théorisé
Guillaume, la fonction première du langage n’est pas de
communiquer mais de représenter le réel et que représenter le réel
est une tâche jamais finie, une tâche qui demande toujours plus de
caractérisations, toujours plus de mots, toujours plus de
précisions. Cependant, il faut bien à un moment ou à un autre
s’arrêter, car décrire toujours plus, diviser le réel toujours
plus, c’est diluer l’observé, c’est se perdre dans l’infiniment
petit et ne plus voir l’infiniment grand. Si l’on veut proposer
une nouvelle représentation du réel, une représentation qui semble
plus adéquate à la réalité perçue que les précédentes, en un mot
une représentation réaliste, il faut donc passer le perçu par le
tamis du processus expansion / rétraction, il faut découper
toujours plus le réel puis à un moment stopper le découpage en
question. Or, le meilleur outil jamais inventé par l’homme pour
une telle tâche est le langage. Depuis toujours, les écrivains le
sentent et d’ailleurs Blanche-Benvéniste, la première, souligne
dans son essai le parallèle existant entre la langue orale et la
pratique des poètes :
Il n’y a pas de
grande différence de forme entre la recherche du mot comportant
des étapes erronées et l’effet de style qui consiste à passer
d’une caractéristique à une autre, pour affiner le trait. Les
poètes exploitent depuis longtemps le procédé [60].
La plupart des
écrivains cependant ne sont pas conscients de leur démarche et
donc la voilent sous de multiples autres préoccupations
esthétiques ou idéologiques ; or voiler le découpage originel,
voiler la représentation plus réaliste du réel, c’est risquer de
fausser le réel :
Si tu dis bien,
tu tricheras. La lucidité sera en fuite et reviendront alors,
joliment, habilement fabriquées, les élégantes phrases de la
souffrance. Tu croiras parler avec netteté de secrets indicibles,
tu croiras parler mais tu seras juste en train de t’accommoder
avec toi-même [61].
Un Lagarce, au
contraire, ne cesse de souligner, de surmarquer, de magnifier le
processus linguistique qui lui permet d’accéder à la réalité. Si
son dit n’est cependant pas pure oralité, c’est parce que l’oral
ne disposant pas de temps, se faisant dans l’immédiat, propose
fatalement un découpage insuffisant, trop grossier. L’écrit permet
d’affiner, de nuancer, d’exploiter plus à fond les potentialités
du processus linguistique.
En résumé, si
la parole de Lagarce rappelle la parole orale, c’est parce que
voulant décrire le réel, elle revendique comme appui le meilleur
outil jamais inventé pour atteindre ce but, le processus
expansion / rétraction, processus qui est justement à la base du
langage. Si elle s’en distingue, c’est parce qu’elle systématise
et affine le processus originel pour lui donner plus de rendement
et amener à un découpage plus fin du réel.
Même s’il est
donc bien loin de conduire à une parole mimétique de la parole
orale, le processus expansion / rétraction repéré dans le prologue
est bien réaliste, doublement réaliste même. Il l’est par le fait
qu’il reproduit le processus cognitivo-linguistique de découpage
du réel et d’arrêt nécessaire du découpage. Il l’est également car
il rend manifeste le désir de l’Homme de comprendre, d’analyser,
de creuser toujours plus le réel, mais aussi l’échec inévitable de
cette entreprise.
Juste le moi du
monde
Mais alors, si
Lagarce est un auteur réaliste cherchant par le processus
expansion / rétraction à représenter le réel, quelle réalité
représente-t-il ?
Un premier
élément de réponse se trouve dans une de ses œuvres intitulée
Portrait. Dans cette vidéo, « sur fond d’épreuve d’un
texte dactylographié défilent des portraits photographiques de
Jean-Luc Lagarce de son plus jeune âge jusqu’au moment de la
réalisation » [62]. Comment mieux dire que la réalité qui est au cœur
de son texte, c’est son propre « Moi » ? D’ailleurs, ne le
confirme-t-il pas lui-même dans son dernier entretien ? N’y
explique-t-il pas qu’il suit deux « pentes » : « La pente de
l’écriture à base de collages ou de références directes à des
textes préexistants […]. Et puis l’autre pente, où je pars de moi
ou de ce que j’observe, où donc je laisse parler de choses plus
personnelles » [63] ? De même, dans son journal, alors
qu’il évoque son travail, on peut lire « Dire la vérité,
vraiment » [64] et quelques mois auparavant :
[…] je devrais
écrire le récit de mes relations avec l’Enfant de François et de
Christine. Tout ce qui s’est passé dans ma tête durant ces longs
mois. / Et par là dire mes relations avec les enfants des autres,
et par là encore, avec les autres. Ma fuite systématique. / Mais
surtout terriblement, dire la vérité. Cesser de mentir [65].
Les critiques
n’ont évidemment pas été sans relever mille et un points communs
entre le Louis de Juste la fin du monde et le
Jean-Luc de juste la fin du siècle. L’un et l’autre sont des
provinciaux qui quittent leur famille pour se consacrer à la
littérature, l’un et l’autre ont un frère et une sœur ayant à peu
près le même écart d’âge, l’un et l’autre ont dépassé la trentaine
au moment de la rédaction de la pièce, l’un et l’autre connaissent
la joie des week-ends en famille [66] et
le plaisir des déchirements privés :
VENDREDI 23 MAI
1986 Paris. 20 h 30. Ai lu un livre magnifique et
terrible à la fois, Mes parents de Hervé
Guibert. / Cela me laissa abasourdi, écrasé et puis comme rassuré
des choses lues (et comme dites). / Combien de « points communs »
il est vrai, entre cet amour et cette haine à la fois de Guibert
pour ses parents et ce refus et cette tendresse que j’éprouve pour
les miens [67].
D’ailleurs
Delaigue ne s’y trompe pas. Il parle à ce propos de « rapport tout
à fait rapace » et va jusqu’à évoquer une « cannibalisation du
réel » [68]. Il faudrait bien sûr rajouter que Louis comme
Jean-Luc ont du mal à communiquer avec leurs proches et de ce fait
connaissent les affres de la solitude :
JEUDI 2 AVRIL
1987 […] Je téléphone à ma mère. Je pourrais avoir des bubons
plein la figure, avoir été torturé par la Gestapo (les temps sont
durs !) ou plus simplement (sic !) ne pas être en forme, ça
donne : / « C’est toi. Je me disais, justement, il va m’appeler
(l’instinct maternel comme moyen de communication), j’en parlais à
ton père (fin du chapitre sur le sujet). Tu ne sais pas ce qui
nous arrive ?… » / Hier, ils devaient changer leur voiture de un
an d’âge contre une neuve (« ce n’était plus possible… »). C’est
leur activité favorite. / Suit un chapitre consacré à ma sœur, sa
vie, son œuvre, ses amours, l’argent qu’elle gagne, la nouvelle
voiture qu’elle s’est achetée (héritière pleine de gratitude…),
etc. Sans se rendre compte qu’elle n’est pas un modèle
d’équilibre… / Cela se termine : « Et toi, ça va ?… / – Ça va… / –
Tant mieux, alors… » [69].
L’un et
l’autre, enfin, sont bien sûr frappés d’une maladie mortelle :
SAMEDI
23 JUILLET 1988 Paris. 23 h 35. La nouvelle du jour, de
la semaine, du mois, de l’année, etc., comme il était « à craindre
et à prévoir » (à craindre, vraiment ?). // Je suis séropositif //
mais il est probable que vous le savez déjà. // Regarde (depuis ce
matin) les choses autrement. Probable, je ne sais pas. // Être
plus solitaire encore, si cela est envisageable. // Ne croire à
rien, non plus, ne croire à rien. // Vivre comme j’imagine que
vivent les loups et toutes ces sortes d’histoires. // Ou bien
plutôt tricher, continuer de plus belle, à tricher. // Sourire,
faire le bel esprit. Et taire la menace de la mort – parce que
tout de même… – comme le dernier sujet d’un dandysme
désinvolte [70].
Pourtant, la
vraie dimension autobiographique de l’œuvre de Lagarce ne
serait-elle pas ailleurs, ne serait-elle pas précisément dans
l’ambivalence mise à jour dans le prologue ? Ce prologue ne
serait-il pas pétri d’expansions et de rétractions parce que
Lagarce est déchiré, écartelé par une terrible tension interne,
parce que la réalité autobiographique que Lagarce représente est
d’une part énergie, désir, soif d’absolu et de vérité, d’autre
part découragement, désespoir et silence ?
C’est très net
si l’on relie les passages du Journal évoquant la
rédaction de Juste la fin du monde. Tantôt Lagarce y
croit, se félicite, écoute avec plaisir les compliments, reprend
la plume, recommence et rerecommence :
VENDREDI 11 MAI
1990 […] Percée significative – page 8 – sur Quelques
éclaircies. On verra [71].
MERCREDI 6 JUIN
1990 […] Avancée, percée assez décisive sur Juste la
fin du monde (ex-Quelques éclaircies). Je ne
dis pas que c’est gagné, c’en est loin, mais il y a là comme le
début de quelque chose, la trace même imparfaite de mon
projet [72].
JEUDI 14 JUIN
1990 […] Ai bien travaillé hier soir et cet après-midi
encore [73].
VENDREDI 24
AOÛT 1990 […] Je lui [François] ai donné un peu soudainement
Juste la Fin du Monde qu’il a – le moins qu’on puisse
dire – beaucoup, beaucoup aimé. Il parle d’une maturité et de mon
plus beau travail [74].
MERCREDI 26
DÉCEMBRE 1990 […] Relecture de Juste la fin du Monde.
Cela se tient, c’est sinistre, mais cela se tient [75].
DIMANCHE 22
DÉCEMBRE 1991 […] Me suis remis au travail. Retoucher
Juste la fin du monde et mettre diverses choses au
propre (scénario, textes…) [76].
Tantôt au
contraire, il semble totalement déçu par ce qu’il écrit,
complètement désespéré et ce au point de ne plus vouloir faire la
moindre correction voire d’arrêter totalement d’écrire :
MERCREDI 2 MAI
1990 […] cela ne vient pas, mais alors pas du tout – sur
Quelques éclaircies [77].
JEUDI 17 MAI
1990 […] ce n’est pas ça, pas ça du tout. (Complètement
délétère, sans raison.) [78].
VENDREDI 11 MAI
1990 […] Hervé Guibert tient une place énorme, immense dans
mes pensées. […] J’y songe en travaillant encore (et à Koltès
encore) sur l’air de « à quoi bon ? », d’autres l’ont fait et
écrit mieux que moi [79].
SAMEDI 9 JUIN
1990 […] ce n’est pas ça, non, ce n’est pas ça [80].
DIMANCHE
8 JUILLET 1990 […] Ai terminé – et me suis offert cette
balade de fait – Juste la fin du Monde. Mais c’est
très décevant [81].
LUNDI
14 OCTOBRE 1991 […] Je n’écris plus. Je n’essaie pas. Comme
quelque chose de cassé […] [82].
Conformément à
ce que nous avons vu plus haut, constamment le double mouvement
expansion / rétraction se condense en un seul jour voire en une
seule phrase. Apothéose de cette ambivalence, le samedi 21 janvier
1989, nous pouvons lire : « Et moi ? Écrire une pièce pour me
sortir de mon incapacité à en écrire une ? » [83].
Ce que nous
venons de constater sur la genèse de Juste la fin du
monde pourrait être en fait généralisé à toute l’œuvre et à
toute la vie de Lagarce. Là encore le journal est un sûr témoin.
Comme dans le prologue, on y retrouve à plusieurs reprises de
l’épique tourné en ridicule :
DIMANCHE 26
FÉVRIER 1989 […] Aussitôt de retour, notre héros s’en alla
traînailler du côté de la rue du Roi-de-Sicile où le beau Ron
semble tenir boutique. […] Notre héros « passait » par hasard […].
Le héros s’en va rougissant à son tour. Ayant une fois de plus
triché plus qu’il n’est permis [84].
LUNDI 11 JUIN
1990 […] malgré les nombreuses voies de la conscience […] je
suis rentré à 4 heures du matin et voilà l’état du héros [85].
Et surtout,
même bien avant sa maladie, tristesse, désespoir et mort y règnent
en maîtres absolus :
JANVIER 1981 […]
… Je ne cesse de me complaire depuis une semaine ou deux dans
l’idée ô combien satisfaisante que je vais mourir lentement d’une
maladie terrible… Cela satisfait mon égocentrisme et ma vanité. Si
c’était vrai, mourir d’une longue maladie, à chaque moment, à
chaque instant, est-ce que cela ne suffirait pas à remplir ma vie,
à me rendre intéressant à mes propres yeux [86].
SAMEDI 13 AOÛT
1988 […] Très difficile, tout compte fait cette histoire de
« séro-positif ». / « La place de l’euphémisme dans l’œuvre de
Lagarce » [87].
JEUDI
20 OCTOBRE 1988 […] Et nous sommes à notre point de départ.
Moi, si je ne meurs pas, je ne pense plus qu’à ça [88].
LUNDI
24 OCTOBRE 1988 […] Il a fallu que je m’éloigne. Les larmes
venaient mais je pus revenir très vite à la surface. / Deux
valiums – dans le train avant Dole, je dors [89].
DIMANCHE
30 OCTOBRE 1988 […] Je ne cherche qu’à être seul, à l’abri,
être silencieux, ne presque plus bouger (la Dépression
bêtement) [90].
SAMEDI 17
DÉCEMBRE 1988 […] Moi, je pensais à la mort prochaine [91].
VENDREDI
13 JANVIER 1989 […] Suis un peu perdu. Égaré. Abandonné [92].
JEUDI
22 SEPTEMBRE 1994 […] Le sentiment d’être exclu. Du « à quoi
bon » aussi. Travailler et lire, toujours et lorsque je ne
tiendrai plus, s’arrêter dans l’indifférence générale. L’autre
soir, cela m’a pris : s’activer ainsi sans but, vraiment ? Est-ce
qu’il ne faut pas renoncer, décider de renoncer ? Ce n’est pas une
question nouvelle [93].
D’ailleurs,
symptomatiquement, lancinante et inexorable, nous avons droit à
une véritable litanie de morts :
MARDI 14 MARS
1989 […] Robert Mapplethorpe est mort. 42 ans. De quoi ? On
vous laisse supposer. Mettez ça sur votre liste. Portrait de
l’artiste, six mois avant la fin, regardant la salope en face [94].
JEUDI 20 AVRIL
1989 […] Mort de Bernard-Marie Koltès. 40 ans. De quoi on
vous le laisse deviner. Cela me bouleversa totalement et me laissa
sur le flanc toute la journée [95].
Nous retrouvons
même un peu partout ce que nous pourrions appeler une atmosphère
« fin du monde » :
DIMANCHE
31 JUILLET 1988 […] Vendredi il pleuvait. J’étais d’une
nostalgie à mourir comme si tout était « la dernière fois » [96].
VENDREDI 11 MAI
1990 […] J’ai déménagé. J’ai rarement vu un endroit plus
désespérant. Je ne paie presque rien et je ne manque pas de place,
mais est-ce que je suis venu ici pour être à ce point « au bout du
Monde » [97] ?
SAMEDI 26 MAI
1990 […] J’ai un peu avancé sur Quelques éclaircies
que je songe à rebaptiser Juste à la fin du
monde. Bon. Ça vous fascine ? / Et puis, je bute à nouveau,
je pense qu’il y a là quelque chose d’important, tout près que je
n’arrive pas à atteindre. C’est la première fois que je prends les
choses avec autant de clairvoyance, ceci dit. Ce n’est pas bien,
je recommence, je recommence. Appliqué. (Trop ?) C’est ma dernière
pièce aussi, ou encore, si on veut être plus optimiste : après
celle-là, si je la termine, les choses seront différentes [98].
MERCREDI
13 JUIN 1990 […] C’est un cimetière terrible et plus qu’un
cimetière encore, c’est le cimetière d’un Monde entièrement
disparu [99].
VENDREDI
20 JUILLET 1990 […] Mais Gary est épuisé, il est très
affaibli. Il dit au téléphone, avant qu’on se voie : « C’est la
fin, tu sais… » […] Ai donné Juste la fin du Monde à
Théâtre Ouvert [100].
Et pourtant,
paradoxalement, exactement comme dans le prologue où les vers
longs combattent les vers courts, où les accumulations contestent
les ellipses, cette force de mort est constamment contredite par
une incroyable force de vie. C’est d’ailleurs un des traits qui
semble avoir le plus marqué ceux qui ont bien connu Lagarce.
Minyana, par exemple, rapporte qu’alors qu’il était quasi mourant,
lui et ses compagnons de restaurant le virent soudain
apparaître plus vivant que jamais :
Et le voilà qui
arrive, inchangé, animé, bavard. Nous étions médusés. Il a parlé,
comme à son habitude, de façon un peu hautaine, un peu
logorrhéique, abordant les sujets qui préoccupent les artistes :
l’institution, les rumeurs, la presse. Il a mangé, il a parlé,
nous étions toujours médusés. Je ne me souviens pas qu’il ait fait
allusion à sa maladie, à moins que ce ne soit ce soir-là qu’il ait
évoqué cette fameuse histoire des cerises : sortant de l’hôpital,
il avait acheté des cerises, avait redécouvert le plaisir que
c’est de manger des fruits frais, et c’est ce plaisir-là
semble-t-il qui l’avait ramené à la vie [101].
Godard dans
Le Monde dresse un constat comparable :
La force de vie
était quelque chose d’admirable chez ce grand garçon mince à la
voix douce, un peu brisée, cet homme discret jusqu’au secret au
sourire timide, tellement chaleureux. D’aspect fragile, Jean-Luc
Lagarce a toujours fait preuve d’une formidable énergie [102].
Le
Journal de Lagarce loin de démentir ces propos les
confirme mille fois. Une page comme celle du lundi 13 février 1989
révèle une boulimie digne d’un Gargantua :
LUNDI 13
FÉVRIER 1989 […] Plan pour l’année qui vient (si les petits
cochons ne me mangent pas, mais devraient-ils me manger que je
pourrais finir, tant bien que mal ce plan). / (Ceci n’est pas un
euphémisme béat, on en est loin, mais une mise au point.) –
Espère reprendre Jouhandeau ce printemps encore. Mais m’efforcerai
de le reprendre à Paris à l’automne. – Même si je reprends
Jouhandeau au printemps, répétitions de Music-hall et
représentations en avril-mai. – Où ? À Planoise, petite
salle, ou si refus (possible) dans n’importe quel boui-boui de
Besançon. – Création – mais je n’y suis pour rien – de
Quichotte en avril. – Version définitive de
Music-hall, rendre aux Attoun en mars (France
Culture). – Quelques éclaircies, je me
comprends, terminé en été. – Refonte totale de Les
Adieux pour dans un an même époque. J’aurai 33 ans, l’âge
du Christ, wahou ! (Épisodes supplémentaires probables.) –
Adaptation des Mutilés pour l’été. – Répétitions
en février 90. Représentations mars-avril 90.
Faire moins
l’imbécile [103].
De même,
constamment dans le Journal, nous pouvons constater
la succession passivité / action, découragement / reprise en main,
pessimisme / optimisme, désespoir / espoir :
DIMANCHE
18 JANVIER 1987 […] Énormes difficultés financières. […]
Énergie pourtant, malgré tout ça. À cause de tout ça [104].
SAMEDI 7 MARS
1987 […] Difficultés d’argent angoissantes. / Difficultés de
distribution (on n’en sort pas). / Difficultés
affectives-sensuelles, etc. Absence de passion amoureuse. / Et
pourtant : / Dynamisme, vraiment, vraiment et cela mérite d’être
signalé [105].
VENDREDI 22
FÉVRIER 1991 […] Le matin, je me réveille, épuisé de ma
propre solitude, accablé de tristesse que je ne saurais pas dire,
sans talent. / Deux heures plus tard, on peut me voir, énergique
et brillant et spirituel, etc [106].
À noter qu’en
toute cohérence nous retrouvons dans le Journal les
mêmes caractéristiques scripturales que celles observées dans le
prologue. Par exemple, le 20 octobre 1988, nous avons droit à des
retours à la ligne inattendus, à la succession de vers courts et
de vers longs, à des anaphores, à des parallélismes syntaxiques, à
des épanorthoses, à des incidentes, à des phrases qui s’allongent
puis se raccourcissent, à des traits oraux, etc. :
Ça ne va pas.
Pas du tout. C’est dur et difficile. Les sanglots sont au fond de
ma gorge et ne veulent pas sortir […]. Alors de fait le début
de la Désolation – chant 28, psaume 14 – de midi se trouve
singulièrement compromis. Cela n’allait pas,
donc. L’envie de pleurer. Et puis ensuite, on répète. On
répond à mille questions. On essaie d’avancer. On avance. Ce n’est
pas fini, disparu mais enfoui. Les autres admirent en moi
– le mot n’est pas fort – cette capacité à avancer, passer
« au-dessus », « au-delà ». Et souvent – à midi – je souhaite
m’arrêter, me poser là, que quelqu’un me parle, me prenne dans ses
bras, mais cela encore participe du jeu et pour cela encore, on
suppose, qu’on m’admire. Bref [107].
Bien sûr, on
pourrait alléguer que souvent la réaction positive n’est
qu’apparence, n’est que façade, ce qui d’ailleurs n’est pas non
plus sans rappeler le prologue :
SAMEDI 21
FÉVRIER 1987 […] Je pleure. / Le lendemain, qu’on se rassure,
je triche à nouveau [108].
VENDREDI
4 NOVEMBRE 1988 […] 18 heures. […] Ce matin […] je me laisse
aller à pleurer et rien n’arrive plus à me consoler […]. J’ai trop
bu pendant le repas de première. / Et brillant et drôle, je l’ai
été, et parfait là à faire ce que l’on attend de moi [109].
SAMEDI
11 NOVEMBRE 1989 […] je me suis retrouvé malade comme un
animal, hier soir, épuisé, claquant des dents et sanglotant dans
mon lit. / « Mais le lendemain, il était souriant, etc. » [110].
Certes, on
pourrait aussi voir dans cette alternance les simples symptômes
d’un dépressif et Lagarce n’est pas sans y penser :
VENDREDI
30 OCTOBRE 1986 [sic] […] Difficultés d’argent.
Moral de type cyclothymique [111].
JEUDI
5 NOVEMBRE 1987 […] Alternance de déprime et de sautes
d’énergie (?). Symptômes de maniacodépressif, non [112] ?
Mais, n’en
déplaise à Lagarce lui-même, réduire son écriture à ces deux
caractéristiques serait certainement se tromper, serait
certainement passer à côté de l’essentiel :
MARDI 4 MAI
1993 […] Déprime. / Le médecin m’explique : « La déprime, ce
n’est pas ça. La déprime, c’est quand on abandonne. Vous
n’abandonnez pas… » / Ouais (dubitatif) [113].
Ce serait
occulter que si même au seuil de la mort il avance, que s’il se
redresse toujours, que s’il reprend à chaque fois la plume, c’est
qu’en lui bouillonne une incroyable force de vie :
MERCREDI
12 OCTOBRE 1988 […] Et disons-le – mais nous y reviendrons –
l’essentiel de mes préoccupations ne porte pas tant sur la Mort
que sur l’utilisation (pas d’autres mots) que je fis jusque-là de
ma propre vie [114].
Une force de
vie qui explique qu’il ait écrit plus d’une vingtaine de pièces et
monté spectacle sur spectacle, qui explique aussi sans doute son
désir insatiable d’expériences sexuelles et que jusqu’à la veille
de sa mort ou presque il croie encore au grand amour :
SAMEDI 11
DÉCEMBRE 1993 […] – Oui, je pensais au-delà du raisonnable
qu’il pouvait m’arriver encore quelqu’un que j’aime et qui m’aime,
que je puisse avoir la douceur, un secret… / – Ah oui ? / – Je me
serais déjà donné la Mort froidement, calmement, d’une manière
réfléchie si j’avais pu déjà me convaincre qu’il ne m’arriverait
plus rien [115].
Comme le
révélaient déjà les expansions / rétractions du prologue, ce qui
fait donc que Lagarce est un auteur réaliste, au-delà des
similitudes biographiques entre lui et Louis, similitudes que le
Proust du Contre Sainte-Beuve rejetterait
certainement d’un revers de main, c’est que son écriture est la
matérialisation des forces de mort et de vie qui bataillent en
lui. Si son écriture est à la fois silence et poésie, à la fois
assèchement et éjaculation, c’est qu’en fait elle synthétise en
elle une des représentations du réel les plus prégnantes du XXe siècle, une
représentation dont le deuxième Freud s’est fait le chantre, une
représentation qui met à bas la rassurante unité du Moi et les
belles valeurs morales de la vision du monde bourgeoise, à savoir
que Louis – que Lagarce – est bousculé, tiraillé, écartelé entre
Éros et Thanatos. Et, là où la phrase de Lagarce est
particulièrement intéressante, c’est qu’elle révèle un découpage
du réel qui n’est pas duel, une représentation du monde où les
deux forces en présence s’entremêlent l’une et l’autre dans un
corps à corps fusionnel :
DIMANCHE
9 OCTOBRE 1994 […] Ai fait un rêve. Rêve érotique et même
morbide, mais c’est toujours un peu la même chose, non ?
(Non ?) [116].
Juste la
tragédie du monde
Si ce corps à
corps Éros / Thanatos est particulièrement net chez Louis, chez
Lagarce, l’un et l’autre sont cependant bien loin d’être les seuls
à y être confrontés et si Lagarce est auteur réaliste, n’est-ce
pas aussi avant tout parce qu’en représentant une caractéristique
particulièrement criante de son « Moi », il représente ce qui est
larvé, mais bien vivant, au fond de tous les hommes et de toutes
les femmes qui le lisent ou qui viennent voir ses pièces ?
On se rappelle
qu’évoquant le théâtre de Lagarce, Jean-Pierre Vincent oppose
« réalité » et « abstraction » :
Une question
rassemble les deux pièces (et tout Lagarce) avant d’en établir les
différences : celle du délicat dosage entre réalité
et abstraction. Sans ancrage dans le réel, un
rapport précis et engagé avec les choses, les textes de Jean-Luc
Lagarce peuvent rester un élégant bavardage. Mais il ne s’agit pas
ici de réalisme. Il faut choisir, concentrer et
poétiser les éléments de réel. Mais pas non plus jusqu’à
symboliser, abstractiser. Dangereux
funambulisme entre ces deux écueils [117].
Mais ne
serait-ce pas justement à cause de leur dimension abstractive que
les pièces de Lagarce sont réalistes ? Ne serait-ce pas par
l’abstraction que Lagarce, plutôt que de peindre le contingent, le
superficiel, le vernis, atteint à la fois l’essentiel (au sens
étymologique du terme) et l’universel ?
Si le prologue
est si elliptique, s’il ne contient aucun nom propre, aucune
présentation des personnages (« je décidai de retourner les
voir », v. 18), aucun renseignement précis sur le lieu et l’année
de l’action (« plus tard »), c’est parce que ce n’est pas sa
famille en particulier, son histoire en particulier que veut
représenter Lagarce, mais bel et bien la situation des hommes et
femmes de la fin du XXe siècle. Le prologue est, en
fait, de ce point de vue, sans ambiguïté. Dès le début, la
thématique abordée est universelle : « j’allais mourir ». La
précision qui suit, « à mon tour », nous décentre de Louis et nous
ramène de même à l’Homme en général. Le « je » qui devient « on »
n’est pas un « je » personnel et égotiste mais un « je lyrique
transpersonnel », un « je universel », une « autoallégorisation du
sujet empirique ». Le cortège des pronoms cataphoriques indéfinis
et personnels de la fin du prologue a le même sens : « me donner
et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle,
ceux-là » (v. 31). Ce n’est pas seulement à sa mère, à son frère
ou sa sœur que Louis s’adresse. Le déictique final « ceux-là » qui
intègre les spectateurs présents en est la meilleure preuve. Même
le prénom Louis pourrait bien trouver là son origine. Outre le
fait que tout « moi » se prend pour le centre du monde et se
comporte donc bien souvent en véritable petit roi égotiste,
Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne
nous apprend que ce prénom, pour Lagarce, signifie : « qui s’y
connaît en hommes » [118]. L’incroyable quantité d’infinitifs prouve, de la
même manière, que le propos ne se veut pas actuel mais virtuel,
pas seulement applicable à l’« ici-maintenant » mais à tous les
« ici », à tous les « maintenant », à toutes les situations. On
peut d’ailleurs noter que la plupart des infinitifs en question se
réfèrent justement à des thématiques universelles et ont des
résonances souvent philosophiques : « mourir » (v. 2), « tricher »
(v. 5), « savoir » (v. 5), « avoir fini » (v. 7), « commettre »
(v. 11), « survivre » (v. 15), « être » (v. 27), « paraître »
(v. 27), « souvenir » (v. 29), « pouvoir » (v. 30). Le fait que
tous les personnages parlent de la même façon, évoquent les mêmes
thèmes (le manque de reconnaissance, le manque d’amour, la
difficulté à dire, la tricherie, la souffrance, la solitude, la
culpabilité, la jalousie, le désir de liberté, etc.) et que sans
indices référentiels et sans connaissance préalable de la pièce il
serait la plupart du temps bien difficile d’attribuer tel ou tel
passage à tel ou tel personnage, montre encore que ce n’est pas la
dimension psychologique qui intéresse le plus Lagarce, que ce ne
sont pas Louis, Antoine, Suzanne ou la mère qui ici s’expriment
mais, à chaque intervention, une facette différente de cet être
extrêmement complexe et pluriel qu’on appelle Homme. Notons, pour
terminer, que dans plusieurs des pièces qui suivent Juste la
fin du monde, cette tendance à l’universalisation est
accentuée. Histoire d’amour (derniers chapitres)
commence aussi par un prologue ; cependant, cette fois, le
protagoniste ne s’appelle plus Louis mais « Le premier homme » et
la présentation qu’en fait Lagarce invite à la généralisation :
« Le prologue, c’est principalement l’histoire du Premier Homme,
son départ, la fin de ses illusions » [119]. La dernière pièce de Lagarce,
Le Pays lointain, fait même un pas de plus. On n’y
trouve nulle didascalie, nulle référence à un espace et un temps
précis et surtout, puisque même les morts ont droit à la parole,
le texte s’y fait fable.
Soit, mais
comment alors interpréter, à ce niveau d’analyse, l’incessante
alternance expansion / rétraction ? Faut-il vraiment n’y voir
qu’une tentative désespérée de représenter le réel en s’appuyant
sur les mécanismes fondamentaux du langage ? Faut-il seulement y
voir la tension Éros / Thanatos qui vivifie l’Homme tout en le
détruisant ou détruit l’Homme tout en le vivifiant ?
Pour faire un
pas de plus, il est nécessaire de retourner au prologue et de
remarquer que dans la deuxième moitié de celui-ci la périphrase
laudative « l’unique messager » (v. 26) fait de Louis non
seulement un être hors du commun mais tend à le mythifier, à le
transformer en un nouveau Théramène ou plutôt en un Ulysse ou un
Énée s’apprêtant à redescendre pour une ultime fois aux Enfers
(« la peur, / prenant ce risque et sans espoir jamais de
survivre, / malgré tout, / l’année d’après, / je décidai de
retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et
faire le voyage », v. 17), en un Christ au pied de sa croix
(« j’ai près de trente-quatre ans »), en une malheureuse victime
racinienne connaissant à l’avance le sort qui l’attend (« et c’est
à cet âge que je mourrai », v. 3), en un mot, en un… héros
tragique. Or chaque fois, quelles que soient l’époque et la
conceptualisation sous-tendant le tragique en question, s’il est
bien une caractéristique qui revient toujours, c’est que tout en
étant accablé par une situation qui le dépasse et l’opprime, tout
en étant acculé à l’enfer, à l’absurde ou au néant, le héros
redresse l’échine et tente de marcher tête haute. Il n’abandonne
pas. Il continue. Il lutte. Autrement dit, la tension
expansion / rétraction que nous sommes en train d’étudier n’est
pas seulement réaliste par le fait qu’elle reproduit le processus
langagier ou concrétise le combat de l’Éros et du Thanatos, elle
l’est aussi parce qu’elle représente, bien plus que tous les
atermoiements du monde ou toutes les isotopies de la tristesse et
du désespoir réunies, la condition tragique de l’Homme. La phrase
de Lagarce qui brille de mille feux pour s’éteindre et de nouveau
se rallumer, ce n’est rien de moins que Sisyphe qui pousse sa
pierre, qui, tout en sachant que son acte est désespéré, continue
sa tâche, persévère, persévère, abandonne et aussitôt recommence
et recommence. La phrase de Lagarce qui se recroqueville sur
elle-même pour aussitôt s’élargir et se recontracter n’est rien de
moins que le Christ qui cherche à transcender sa mort en sacrifice
et en même temps s’écrie sur le mont des Oliviers : « Père, père,
pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La phrase de Lagarce, c’est encore
Racine qui, persuadé au fond de lui-même que se consacrer au
théâtre c’est perdre son âme et se damner à tout jamais, se
détourne pourtant de Port-Royal et écrit des vers
incomparables.
Encore faut-il
cependant préciser le tragique en question. Et pour cela, il n’est
peut-être pas inutile de se rappeler que pendant ses années de
maturation, parallèlement à ses cours de théâtre au conservatoire
de Besançon, Lagarce suit des études de philosophie, lit les
essais de Camus [120],
obtient une licence en « histoire de la philosophie moderne et
contemporaine » [121], que son premier roman, Le Motif, a
pour épigraphe une citation des Mains sales, que son
oral de maîtrise porte sur un article de Situations
intitulé « Un terme essentiel chez Husserl :
l’intentionnalité » [122], qu’avant de choisir pour sujet de
doctorat « L’Esprit de système dans la philosophie de Sade » [123], il songe à travailler sur « Sartre et
l’engagement » [124],
qu’en 1987, dans son journal, nous pouvons lire « Réflexion sur
une histoire de la philosophie (sic !) » [125], qu’un peu avant de commencer
Juste la fin du monde, il procède à une lecture
« [s]tudieuse (souvenirs, souvenirs) de la biographie fort épaisse
de Jean-Paul Sartre par Annie Cohen-Solal » [126] et que, enfin, nous retrouvons dans
Nous, les héros une citation des plus
sartriennes : « Comme tout l’univers me donne la nausée ! » [127]. Nous le
voyons, s’il est une « sensibilité contemporaine » qui imprègne
toute son œuvre, c’est l’existentialisme.
Le prologue de
Juste la fin du monde en est la confirmation. Plus
d’un vers y ramène le lecteur-spectateur à cette « rétraction »
par excellence que Sartre nomme « l’en-soi » et Heidegger la « vie
impropre ». La fameuse « mauvaise foi » de Sartre qui consiste à
s’enfermer dans un rôle, à se réifier, à refuser de se confronter
à ses possibles, n’y apparaît-elle pas, par exemple,
via l’héroïsation constatée plus haut ? Certes, on
pourrait objecter qu’à la fin du prologue, Louis, en explicitant
l’isotopie du paraître ou de l’illusion,
semble retrouver un peu de lucidité mais ce serait oublier que,
pour Sartre, la sincérité peut être synonyme de mauvaise foi :
La sincérité
totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est,
par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on
se libère de soi par l’acte même par lequel on se fait objet pour
soi. Dresser l’inventaire perpétuel de ce qu’on est, c’est se
renier constamment et se réfugier dans une sphère où l’on n’est
plus rien qu’un pur et libre regard. La mauvaise foi,
disions-nous, a pour but de se mettre hors d’atteinte, c’est une
fuite. Nous constatons, à présent, qu’il faut user des mêmes
termes pour définir la sincérité [128].
Lagarce, qui
dans son Journal et ses pièces assassinait à tour de
bras sa famille tout en accourant à tel ou tel anniversaire, ou
qui dans son mémoire de maîtrise dénonçait et regrettait
l’institutionnalisation du théâtre et était pourtant sans cesse
obligé de courir après les décideurs, devait évidemment être
particulièrement sensible à cette thématique. À noter que nous
avons sans doute là aussi un des traits qui explique que le
théâtre de Lagarce est si proche de celui de Racine. Plus d’une
ligne de Théâtre et pouvoir en Occident concernant
cet auteur pourrait en effet être transposée mot pour mot à sa
propre situation :
Ce qui gouverne
l’époque, c’est le paraître et l’illusion. […] ce faux érigé en
principe de vie sociale. […] La société se copie d’elle-même, se
nourrit peu à peu, au jour le jour, de sa propre mise en place :
elle vit des « manières », des « modes » qu’elle instaure et
qu’elle reprend aussitôt comme d’anciennes traditions [129].
L’époque et le
théâtre […] taisent et dissimulent la précarité de leur
installation. Ils mentent et falsifient la réalité : c’est à ce
prix que se maintiennent l’ordre et la relative stabilité [130].
[…] l’âge d’or
du trompe-l’œil, du faux et de l’illusion. Les disciplines
plastiques s’en donnent à cœur joie pour représenter sous les
angles les plus divers leur vision plane du monde. Le politique se
satisfait également de cette illusion systématique. L’ordre y
règne plus facilement encore, et les défauts, les paradoxes et les
horreurs d’un monde qui se cherche n’y apparaissent pas. […]
L’Europe tout entière s’installe dans l’illusion d’une ordonnance
parfaite [131].
Autre trace de
l’existentialisme, autre trace de l’impropre et donc de la
rétraction : l’impossibilité de communiquer avec l’Autre,
l’impossibilité de connaître l’Autre, l’impossibilité de
rencontrer l’Autre :
Suzanne ne sait
pas qui tu es [132].
[…] il te
connaît mais à sa manière […], s’en faisant une idée et ne voulant
plus en démordre [133].
[…] tu ne me
connais pas, tu crois me connaître mais tu ne me connais pas, tu
me connaîtrais parce que je suis ton frère ? Ce sont aussi des
sottises, tu ne me connais plus, il y a longtemps que tu ne me
connais plus, / tu ne sais pas qui je suis, tu ne l’as jamais su,
ce n’est pas de ta faute et ce n’est pas de la mienne, non plus,
moi non plus je ne te connais pas / – mais moi, je ne prétends
rien – / on ne se connaît pas [134].
Symptomatiquement,
dans Derniers remords avant l’oubli, même les plus
proches sont désignés par le syntagme « l’autre » :
HÉLÈNE. –
[…] je ne t’ai pas prévenu, mais je n’ai pas douté que lui, là,
l’autre, n’allait pas manquer aussitôt de te l’écrire, te
téléphoner, télégramme, pneu… / Il continue à tout te rapporter,
jamais un pas l’un sans l’autre… / PIERRE. – Ne l’appelle pas
l’autre [135].
ANTOINE. – Mais
c’est dommage que vous ne l’ayez jamais vue car elle est plutôt
jolie fille. Elle, l’autre, de ce point de vue-là, on ne peut pas
dire le contraire… / HÉLÈNE. – Ne l’appelle pas l’autre. […]
/ ANTOINE. – La seconde. Lise. « L’autre », ce n’est pas méchant.
J’ai dit cela machinalement [136].
PAUL. –
Pourquoi est-ce que tu dis ça ? C’est vrai, c’est lui là,
l’autre… / ANNE. – Ne l’appelle pas l’autre. / ANTOINE. – J’allais
le dire [137].
Ce n’est donc
pas pour rien que Juste la fin du monde commence et
termine par un monologue, que trois fois revient dans ce monologue
l’indéfini « autres », et que, si le désir d’aller vers l’autre y
est exprimé haut et fort, finalement Louis n’a l’intention de
donner à « toi, vous, elle, ceux-là » qu’une… « illusion ». C’est
que, comme chez Camus, l’autre est un étranger [138].
Comme chez Sartre, le « Moi » chosifie « l’autre » et « l’autre »
chosifie le « Moi » : « et n’ai-je pas toujours été pour les
autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme
posé ? ». Il suffit de relire – la pièce – les pièces de Lagarce
pour s’apercevoir que même le fameux « L’enfer, c’est les autres »
de Sartre n’est pas bien loin : « […] ne me regarde pas comme
ça ! » [139] ; « Voilà, bras
d’honneur ! » [140] ; « Ne me
touche pas […]. Tu me touches : je te tue » [141]. Tout est en fait là dès La Place de
l’autre et le très hobbesien « L’HOMME EST UN HOMME POUR
L’HOMME » [142].
S’il est enfin
une thématique profondément existentialiste dans le prologue,
c’est bien sûr celle du temps et plus particulièrement celle du
futur impropre, celle de l’« attendance ». Cette attitude
fondamentale face à l’existence, théorisée par Heidegger, consiste
à attendre passivement un futur qui, une fois atteint, ne changera
rien à rien et qui en fait sert de prétexte pour ne pas agir dans
le présent : « L’attendance préoccupée ne trouve rien à quoi elle
pourrait s’entendre, elle est en prise sur le rien du monde » [143]. Cette attitude, c’est celle de
Louis dans la première moitié du prologue, prologue qui,
rappelons-le, commence par « plus tard » et contient justement
deux fois le syntagme « j’attendais ». Cette attitude, c’est celle
de Louis pendant toute la pièce, Louis qui, comme si cela allait
changer le cours des événements, attend le grand moment de la
révélation. Cette attitude, c’est enfin celle de tous les
protagonistes de toutes les pièces de Lagarce : « Et nous
attendons encore et encore et encore toujours » [144] ; « Des jours que je suis là à attendre
que l’on passe et que l’on s’arrête… Des jours ? Non, pas des
jours, des mois, des années ! » [145] ; « Ce qui surtout, pour nous,
devait être important… à cette époque-là, je veux dire… c’était
attendre. Laisser passer les choses » [146]. Les dernières pièces
de Lagarce se caractérisent même par une recrudescence de cette
attendance. Non seulement celle-ci est au cœur d’un des derniers
titres, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie
vienne, mais elle est omniprésente dans la pièce en
question :
J’étais dans ma
maison et j’attendais que la pluie vienne. / […] / j’étais là,
debout, et j’attendais que la pluie vienne […] // J’attendais. //
Est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? // (Et dans ma tête,
encore, je pensais cela : est-ce que je n’ai pas toujours
attendu ? […]) / Je regardais la route et je songeais aussi, comme
j’y songe souvent, le soir, lorsque je suis sur le pas de la porte
et que j’attends que la pluie vienne […] [147].
[…] nous
devrons attendre encore / – cela ne finira jamais, et je serai
vieille à mon tour et tu seras morte déjà que j’attendrai encore –
[…] [148].
Un peu
auparavant, dans Nous, les héros, comme
le prouve la collusion du dernier substantif et du verbe final, le
thème de l’attente prenait déjà une tonalité des plus
existentialistes : « Elle attend, elle subit mais elle ne se
défend pas et nous ne pourrons pas toujours donner l’illusion
qu’elle existe » [149].
Ce futur
impropre, cette attendance, explique Heidegger, n’est en fait que
refus d’admettre sa mort prochaine, sa finitude. Et, là encore,
cela nous ramène au prologue et à toute l’œuvre de Lagarce. De
même que dans le Journal de Lagarce « La maladie […]
est le plus souvent désignée par “ce que vous savez”, et la mort
par “ce que vous savez déjà” » [150], dans le prologue les euphémismes
abondent : « en avoir fini » (v. 7), « un danger extrême »
(v. 20), « l’ennemi » (v. 12). Nous l’avons dit, pas une fois dans
la pièce n’est non plus évoqué le nom de la maladie de Louis. Les
incidentes qui retardent sans cesse la révélation, qui éloignent
toujours plus le mot qui fâche, peuvent être lues de la même
façon. Si au vers 19 Louis indique le but de sa visite (« pour
annoncer »), ne faut-il pas attendre le vers 26 pour connaître
l’objet de cette annonce, pour voir enfin apparaître sans
fioritures, sans précaution, sans atermoiements, le syntagme :
« ma mort » (v. 26) ? Ne seraient-ce pas en fait, comme tend à le
dire Méreuze, tous les stylèmes recensés plus haut qui crient ce
refus d’admettre la finitude humaine : « Les phrases
s’entrechoquent et se répètent à l’infini, roulant sur
elles-mêmes, comme s’il fallait à tout prix combler le bruit du
silence, charger de trop-plein le vide des années perdues qui ne
se rattraperont jamais » [151]. Et même quand Lagarce appelle un chat un chat,
même quand il utilise enfin le substantif « mort », c’est dans le
but de rendre plus dramatique cette mort, de rendre plus grandiose
son combat et donc d’augmenter ses chances de survivre dans les
consciences de ceux qui se souviendront de lui. Nier aveuglément,
jusqu’au bout, l’inéluctabilité de la mort, la retarder toujours
plus… : n’aurions-nous pas là un des thèmes principaux de la
pièce, n’aurions-nous pas là une situation qui rappelle celle de
Lagarce et sans doute celle de tout créateur ? Il est en tous les
cas tout à fait possible de réexaminer la plupart des textes de
Lagarce sous cet éclairage. Ne pourrions-nous pas voir par exemple
dans Les Serviteurs une allégorie de ce refus de
mourir : « Faire semblant donc, pour vivre encore un peu… Le temps
de nous remettre de cette disparition… Il fallait retarder leurs
morts pour reculer notre échéance » [152] ?
Quant au grand repas de Noce, n’y trouvons-nous pas
toutes les caractéristiques d’une noce funèbre : « On nous
expliqua que cela n’était pas un événement grave, mais que nous ne
pouvions nous y soustraire » [153] ; « je ne pouvais rien espérer de plus… rien
espérer d’autre… J’étais au bout de la table… » [154] ; « Condoléances, condoléances » [155] ? Même le récit de Vagues souvenirs de
l’année de la peste n’est finalement rien d’autre – les
euphémismes et aposiopèses en sont comme un témoignage – qu’une
tentative de fuir la Mort : « En quittant la ville de Londres,
ville charmante au demeurant… ce que nous cherchions par-dessus
tout à éviter… c’est évident… ce que nous cherchions par-dessus
tout à éviter, c’était la peste et ses tristes conséquences, dont
la plus connue et la plus déplaisante aussi est, sans aucun doute…
comment dire ?… » [156]. Tentative qui, bien sûr, ne fait
que reculer l’échéance et s’avère donc totalement vaine : « parce
que, tout compte fait… ce devait être la dernière nuit… je ne vois
pas ce qu’il y a de drôle… La dernière nuit… » [157]. De même, les femmes de J’étais dans ma maison
et j’attendais que la pluie vienne refusent de voir
l’évidence : « Vous ne voulez pas l’admettre, aujourd’hui, un jour
comme celui-ci, vous ne voulez pas l’admettre, c’est trop
tôt, / regarder son cadavre, car déjà c’était son cadavre » [158]. Plusieurs passages d’Ici ou
ailleurs semblent même de véritables transpositions
philosophiques. « Le Dasein factif existe à l’état naissant et
c’est dès la naissance qu’il meurt déjà aussi au sens où son être
est d’être vers la mort » [159], écrit Heidegger. « J’attends la Mort. Je
commence à comprendre qu’elle ne viendra pas d’un seul coup… Elle
est là. Elle est déjà là depuis le début de tout ceci. Elle attend
à côté de moi » [160],
traduit Lagarce.
Pourtant,
pourtant… à cette rétraction sur soi, à cet enfermement dans le
paraître qu’est la mauvaise foi, Lagarce, en militant, jusque dans
sa direction d’acteur, pour un théâtre qui ne triche pas, oppose
un mouvement inverse :
En tant que
spectateur, je n’arrive pas à croire au présent du théâtre : non,
ça ne se passe pas là, devant moi, en ce moment ! Je ne peux pas
m’empêcher de considérer ce qui a lieu sur la scène comme ayant
déjà eu lieu, comme étant répété, comme ayant déjà été entendu… Et
les spectateurs qui prétendent ne pas tenir compte de cela ne me
paraissent pas justes. Je n’aime pas les acteurs qui jouent en
feignant de ne pas savoir comment l’histoire va finir [161].
Au futur
impropre, il oppose surtout ce qu’Heidegger appelle le futur
propre, à savoir une pleine et totale reconnaissance de notre
condition mortelle : « Il ne faut pas se faire d’illusions,
finiront tous, autant qu’ils sont, finiront tous par nous oublier,
de toutes les manières » [162]. La présence au début du prologue, par deux fois,
du verbe « mourir » est déjà en soi une première étape vers ce
futur propre, étape confirmée quelques vers plus loin par le
surgissement de la lexie « mort ». Notons au passage que la
précision « ce que je crois » (v. 19) prend soudain tout son sens.
Si l’on s’en tient à un point de vue strictement réaliste, est
présenté comme croyance étonnante, comme révélation incroyable, ce
qui n’est qu’évidence : quand on est atteint du sida, on risque de
mourir. Si, en revanche, nous lisons ce passage philosophiquement,
il y a bel et bien credo, credo dans la
« doctrine » du futur propre. Avec une telle lecture s’explique
aussi la décision de Louis de retourner sur les lieux de son
enfance. En effet, si dans Être et temps, le futur
propre est la reconnaissance de sa condition de mortel, le passé
propre est, lui, la « répétition », c’est-à-dire le fait de se
nourrir de son passé pour mieux vivre le présent : « Dans la
marche d’avance, le Dasein se répète dans le
pouvoir-être le plus propre par avance. Le propre
être-été nous l’appelons la
répétition » [163]. De même, la décision de ne rien dire, de ne
pas annoncer aux autres sa mort prend sens. Comme nous l’avons vu
plus haut, agir ainsi, c’est refuser que son souvenir dure dans la
mémoire des autres, c’est donc accepter son sort, admettre sa
condition de mortel.
Enfin et
surtout, cette lecture permet de comprendre pourquoi la première
personne réapparaît à la fin du monologue, pourquoi les deux
« paraître » de ce même monologue (v. 27, v. 29) font soudain
place à deux « être » (v. 31), pourquoi ces derniers surgissent
dans l’ultime vers, pourquoi graphiquement et phonologiquement
parlant ce vers est saturé d’« être » : « me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître ». Ne retrouvons-nous pas là
tout l’enjeu de l’existentialisme : passer de l’« étant » à
l’« être », ou en termes plus sartriens, du statut d’« en-soi » au
statut de « pour-soi » ? La question n’est pas neuve chez Lagarce,
elle traverse toute son œuvre : « Le seul but des serviteurs était
d’être serviteurs… je veux dire… ce n’était pas vraiment un but,
pas vraiment. La seule raison des serviteurs en fait… Ne plus être
cela, c’était ne plus jamais rien être. Il faut comprendre, c’est
si difficile… » [164] ; « Il aurait suffi de faire sonner le
téléphone, / le tirer de son sommeil et lui dire, lui rappeler
énergiquement, / lui dire que tu existais » [165] ; « Je voulais ma part de gâteau… “J’existe” » [166] ; « et remplissons le
temps, / faisons semblant d’exister, / et jouons quand même – j’en
pleurerais » [167].
« Propre », le très heideggérien avant-dernier mot du prologue
n’en prend évidemment que plus de poids.
La place
d’avant-dernier mot n’est cependant pas la place de dernier mot.
Et si la forme « être » est présente deux fois à suivre dans le
dernier vers, elle n’apparaît cependant pas à la toute fin du
prologue. D’ailleurs, un joli jeu d’attente et de suspension lui
fait comme perdre un peu de son poids. La fin de la phrase n’est
pas « donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être
responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette extrémité », mais
« d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître ». Ce qui
s’annonçait verbe essentiel se révèle simple copule et fait
ressurgir fanfaronnade et tricherie. Nous pouvons certes y lire
une annonce de la suite de la pièce, une transition vers une
période (la première partie) où Louis est encore tout gonflé de sa
mauvaise foi, mais ne pouvons-nous pas aussi y voir un résumé de
toute la pièce, de toute l’œuvre, de toute la vie de Lagarce,
voire de la représentation que se fait Lagarce de la condition
humaine, à savoir, n’en déplaise à Heidegger et Sartre, que la
découverte du temps propre, la reconquête de l’être, ne change pas
grand-chose au tragique de notre situation, que chercher à
atteindre de haute lutte le temps propre n’est qu’une illusion de
plus, qu’une nouvelle forme de la mauvaise foi, que tous nos
efforts d’amplification et d’expansion n’empêcheront en rien la
contraction ou la rétraction finale ? Toute l’œuvre de Lagarce
crie d’ailleurs cette terrible « réalité » : « Je ne crois rien.
C’est une de mes théories les plus importantes » [168] ; « Je n’ai rien à dire. Il
suffit de me regarder. Le reste, tout le reste n’est que
littérature ! Pour ma part, j’attends la mort. Ce n’est pas un
choix, pas vraiment, mais c’est une raison comme une autre pour
être là » [169] ; « Rien
d’autre que ça, la vie ! J’ai pleuré un peu » [170] ; « la désespérante absurdité de
l’existence » [171] ; « On voulait la tragédie, la belle famille
tragique mais nous n’aurons pas cela, juste la mort d’un garçon
dans une maison de filles. / Tu peux sourire, rien d’autre » [172].
Mais alors que
reste-t-il à l’homme ? La réponse de Lagarce semble assez proche
de celle d’un Camus, assez proche aussi de celle d’un Romain Gary,
et ramène une dernière fois, contre vents et marées, à
l’expansion : la dignité.
MERCREDI
19 JUILLET 1995 […] Ai terminé Fin d’une jeunesse
de Roger Stéphane. Beau livre. […] / Et les
dernières lignes : // (…) plus qu’absurde ou
inintelligible, la vie est surtout tragique et que
c’est en surmontant cette tragédie que l’homme devient un
homme, et qu’il peut mourir sans
crainte, ni honte. (page 261) [173].
Ne pas être
amnésiques, ce n’est pas juste regarder le passé s’éloigner
doucement de nous, notre belle convalescence, ne pas être
amnésiques, c’est regarder en face le jour d’aujourd’hui, ce
jour-ci et regarder encore demain, droit devant, ne rien voir,
bien évidemment, ne pas le prétendre, cesser d’affirmer, mais
marcher tout de même, garder le regard clair, la démarche lente et
sourire encore, paisiblement, d’être mal assurés [174].
L’analyse
stylistique de juste le début de Juste la fin du monde
révèle donc que si l’écriture de Lagarce est réaliste, ce
n’est ni, n’en déplaise à Ricardou, parce qu’elle est autonymique
ni, n’en déplaise à certains critiques actuels, parce qu’elle
contient des traits d’oralité ou parce qu’elle se nourrit
d’anecdotes ou de références autobiographiques, mais parce qu’elle
est d’une part expansion, amplification, rhétorique et, d’autre
part, contraction, rétraction et silence. Empruntée au processus
langagier, cette ambivalence fondamentale, qui permet à Lagarce de
se représenter le monde plus finement, révèle qu’il voit son Moi
comme un lieu où Éros et Thanatos se combattent en un corps à
corps effréné et que, dans les pas de l’existentialisme, il
perçoit la condition humaine comme terriblement tragique :
programmé à l’expansion et à l’amplification, condamné à la
contraction et à la rétraction, l’Homme dès qu’il va de l’avant
est forcé d’arrêter sa course, l’Homme dès qu’il ouvre la bouche
est contraint au silence.
On comprend
soudain le pourquoi du signe de ponctuation fétiche de Lagarce. Si
parenthèses et points de suspension révèlent une parole qui veut
continuer, qui veut s’étendre, l’absence de mot entre les
parenthèses et avant les points en question est la manifestation
d’une parole qui n’arrive plus à dire, d’une parole qui se
rétracte. Puisque tout cri retenu est à la fois expansion et
rétraction, on comprend aussi que Juste la fin du monde
se termine sur ce motif et que Lagarce cite Cioran en
épigraphe d’un des cahiers de son journal : « S’il me fallait
renoncer à mon dilettantisme, c’est dans le hurlement que je me
spécialiserais » [175].
Et pourtant… si
le cri, retenu ou non, est bien souvent ce qu’on profère au moment
de la mort, il est aussi ce qu’on laisse échapper au moment de la
naissance. Il est le signe d’une vie qui commence, il est le
premier moyen que l’homme a de dire qu’il est. Et voilà qu’une
nouvelle fois le couple expansion / rétraction se meut en
rétraction / expansion. Et voilà qu’une nouvelle fois le verbe
« expirer » appelle le verbe « inspirer ». Voilà aussi qui amène à
voir dans Lagarce beaucoup plus qu’un succédané de Beckett ou
Ionesco. Alors que chez ces derniers tout est contraction et
rétraction, que même les logorrhées tendent au silence, que
Sisyphe laisse sa pierre, s’assied et attend… Godot, Lagarce est
celui qui, pris d’une envie de plus en plus irrépressible de
crier, à chaque page, exactement comme dans La Place de
l’autre, ne peut s’empêcher de se redresser, de se relever.
Beau paradoxe, c’est sans doute dans Le Pays
lointain, pièce finie quelques semaines avant sa mort, que
cette perpétuelle renaissance est la plus nette. Parce que la
disparition de l’amant est posée comme point de référence [176] et que les destinataires du
« message » sont nommés [177], la temporalité y est moins ambiguë et le
monologue moins égocentré. Le lecteur s’en trouve moins perdu. Par
la présence du Garçon et du Guerrier, par la litanie des aventures
sexuelles et sentimentales de Louis, l’homosexualité y semble un
peu plus assumée. Par le fait que l’exposition ne commence pas par
un monologue mais par un dialogue, la communication avec l’autre,
aussi imparfaite soit-elle, paraît redevenir possible. Par
l’appellation donnée à ses amis, par le regard compatissant porté
à quelques très rares occasions sur elle, même la famille, malgré
toutes ses imperfections et limites, y est revalorisée. Parce que
Longue Date l’accompagne dans son voyage et « se tient à ses côtés
et le protège de tous et de tout et de lui-même » [178], Louis est aussi bien moins seul que dans
Juste la fin du monde. Par la présence de l’amant et
du père, la mort y est à nouveau discutée. Parce qu’à la dimension
farcesque du théâtre de l’absurde fait place un humour plus léger,
moins grinçant, voire quelques rares instants de sérénité [179], le pessimisme y est moins désespéré. Ne serait-ce
enfin que par l’épigraphe, une piste de survie est enfin
esquissée [180].
Avec Lagarce,
et l’on trouve peut-être là un des fondements du débat actuel sur
la dimension tragique ou non de son œuvre, c’est donc, même s’il
est infime, un renouveau de la littérature qui s’amorce ici. Sans
que son auteur en ait sans doute eu conscience, Juste la fin
du monde pourrait donc bien être « Juste la fin du théâtre
de l’absurde », juste le début d’un nouveau théâtre, juste le
début d’une nouvelle représentation du réel, « juste le début d’un
monde » un peu moins tragique [181].
1 | Alain Robbe-Grillet, « Du réalisme à la réalité »
[1961], Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit
(Critique), 2006, p. 135. | 2 | Édition de
référence : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde
[1990], in Théâtre complet III, Besançon, Les
Solitaires intempestifs, 2007, p. 206-280. | 3 | Jean-Luc Lagarce, Retour à la citadelle
[1984], in Théâtre complet II, Besançon, Les
Solitaires intempestifs, 2000, p. 176. | 4 | Joël Jouanneau, Journal
de Genève et de Lausanne, 27 février 1997, cité dans
Lire un classique du XXe siècle :
Jean-Luc Lagarce, Besançon, SCEREN-CRDP de
Franche-Comté – Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 62. | 5 | Olivier Py,
Ex-aequo, avril 1997, cité dans Lire un
classique du XXe siècle…,
p. 62. | 6 | Armelle Talbot,
« L’épanorthose : de la parole comme expérience du temps », in
Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique,
Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette (dir.), Besançon, Les
Solitaires intempestifs, 2008, p. 255-269. | 7 | Jean-Luc Lagarce, Noce
[1982], in Théâtre complet I, Besançon, Les
Solitaires intempestifs, 2000, p. 229. | 8 | Jean-Luc Lagarce, Voyage de Mme Knipper vers
la Prusse orientale [1980], in Théâtre
complet I, p. 140. | 9 | Armelle Talbot,
« L’épanorthose : de la parole… », p. 255-268. | 10 | Geneviève Jolly et Julien Rault, Jean-Luc
Lagarce, « Derniers remords avant
l’oubli », « Juste la fin du monde », Neuilly,
Atlande, 2011, p. 192. | 11 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1977-1990, Besançon, Les Solitaires
intempestifs, 2007, « Cahier XV », p. 543-544. | 12 | Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du
monde, p. 244. | 13 | Ibid.,
p. 222. | 14 | Ibid., p. 237. | 15 | Ibid., p. 246-247. | 16 | Ibid.,
p. 223. | 17 | Ibid., p. 268. | 18 | Ibid.,
p. 271. | 19 | Gilles
Scaringi, « Une proposition de lecture de Juste la fin du
monde », in Lire un classique du XXe siècle…,
p. 137. | 20 | Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de
l’impuissance, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008,
p. 22. | 21 | Jean-Luc Lagarce, « Du luxe à
l’impuissance », Revue d’esthétique, n° 26, 1994. | 22 | Jean-Luc
Lagarce, Du luxe et de l’impuissance,
p. 19. | 23 | Jean-Luc
Lagarce, La Photographie [1986], in Théâtre
complet II, p. 247. | 24 | Jean-Luc Lagarce,
Théâtre et pouvoir en Occident, Besançon, Les
Solitaires intempestifs (Essais), 2000, p. 133. | 25 | Ibid. | 26 | Jean-Luc Lagarce, De
Saxe, roman, in Théâtre
complet II, p. 239. | 27 | Céline Hersant, « Nomades et
sédentaires », Europe, n° 969-970, janvier-février 2010,
article cité par Aurélie Coulon, « L’espace des possibles :
analyse comparée du hors-scène dans Derniers remords avant
l’oubli et Juste la fin du monde », in
Lectures de Lagarce, « Derniers remords avant
l’oubli », « Juste la fin du monde »,
Catherine Douzou (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes
(Didact Français), 2011, p. 204. | 28 | Jean-Luc Lagarce, Le
Pays lointain [1995], in Théâtre complet IV,
Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2010, p. 333. | 29 | Jean-Luc Lagarce,
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne
[1994], in Théâtre complet IV,
p. 267. | 30 | Jean-Luc
Lagarce, Nous, les héros [1993],
in Théâtre complet IV, p. 92. | 31 | Jean-Luc Lagarce, La Place de l’autre
[1979], in Théâtre complet I, p. 88. | 32 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990,
« Cahier XII », p. 320. | 33 | Emil Michel
Cioran, Aveux et anathèmes, cité par Jean-Luc
Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie » [1995], entretien avec
Lucien Attoun et Jacques Gayot, Gennevilliers,
Théâtre / Public, n° 129, mai-juin 1996,
p. 5. | 34 | Ibid., p. 7. | 35 | Jean-Luc
Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XV », « Vendredi
3 novembre 1989 », p. 497. | 36 | Claire Blanche-Benvéniste,
Approches de la langue parlée en français, Paris,
Ophrys, 2010, p. 26-27. | 37 | Mary-Annick Morel et Laurent Danon-Boileau,
Grammaire de l’intonation, ouvrage cité par Catherine
Rannoux, « Le théâtre de la parole : oralité et polyphonie dans
Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce »,
L’Information grammaticale, n° 131, octobre 2011,
p. 34. | 38 | Claire Blanche-Benvéniste, Approches de la
langue parlée…, p. 129-130. | 39 | Ibid.,
p. 130. | 40 | Ibid., p. 140. | 41 | Ibid., p. 101. | 42 | Ibid., p. 60. | 43 | Ibid., p. 31. | 44 | Ibid., p. 134. | 45 | Ibid.,
p. 120-121. | 46 | Ibid., p. 135. | 47 | Ibid., p. 141-142. | 48 | Ibid.,
p. 121. | 49 | Ibid., p. 28-29. | 50 | Ibid., p. 26-27. | 51 | Ibid.,
p. 30. | 52 | Ibid., p. 86. | 53 | « M. Halliday a montré qu’en anglais certains
registres écrits emploient systématiquement des formes nominales
là ou l’oral de conversation emploie des verbes. Ses exemples
peuvent être transposés en français » (ibid.,
p. 73). | 54 | Ibid.,
p. 118. | 55 | Ibid. | 56 | Ibid.,
p. 56. | 57 | Ibid.,
p. 99. | 58 | Catherine
Rannoux, « Le théâtre de la parole… », p. 34. | 59 | Claire Blanche-Benvéniste, Approches de la
langue parlée…, p. 141. | 60 | Ibid.,
p. 28-29. | 61 | Jean-Luc
Lagarce, Le Pays lointain, p. 375. | 62 | Julie
Valéro, « Jean-Luc Lagarce ou les heureux ratés d’un espace
autobiographique », in Lectures de Lagarce…,
p. 71. | 63 | Jean-Luc
Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie », p. 7, cité par Marion
Boudier, « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel : le réalisme
suspendu de Derniers remords avant l’oubli et
Juste la fin du monde », in Lectures de
Lagarce…, p. 94. | 64 | Jean-Luc
Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XII », « Lundi
3 août 1987 », p. 282. | 65 | Ibid.,
« Cahier XI », « Jeudi 18 décembre 1986 », p. 235. | 66 | Ibid., « 1957-1977 », p. 19. | 67 | Ibid., « Cahier XI »,
p. 204. | 68 | Philippe
Delaigue, 2002 (théâtre de la Fabrique, Valence), cité dans
Lire un classique du XXe siècle…,
p. 168. | 69 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990,
« Cahier XII », p. 265. | 70 | Ibid., « Cahier XIII »,
p. 373-374. | 71 | Ibid., « Cahier XV »,
p. 540. | 72 | Ibid., p. 548. | 73 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1990-1995, Besançon, Les Solitaires
intempestifs, 2008, « Cahier XVI », p. 12. | 74 | Ibid., p. 29. | 75 | Ibid.,
p. 54. | 76 | Ibid., p. 103. | 77 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990,
« Cahier XV », p. 538. | 78 | Ibid., p. 541. | 79 | Ibid., p. 540. | 80 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1990-1995, « Cahier XVI », p. 9. | 81 | Ibid., p. 20. | 82 | Ibid., p. 95. | 83 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1977-1990, « Cahier XIV »,
p. 445. | 84 | Ibid., p. 457. | 85 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1990-1995, « Cahier XVI », p. 10. | 86 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1977-1990, « Cahier V »,
p. 54. | 87 | Ibid., « Cahier XIII »,
p. 382. | 88 | Ibid.,
« Cahier XIV », p. 415. | 89 | Ibid. | 90 | Ibid., p. 418. | 91 | Ibid.,
« Cahier XIV », p. 434. | 92 | Ibid.,
p. 441. | 93 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995,
« Cahier XXII », p. 467. | 94 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1977-1990, « Cahier XIV », p
459. | 95 | Ibid., p. 464. | 96 | Ibid.,
« Cahier XIII », p. 376. | 97 | Ibid., « Cahier XV »,
p. 540. | 98 | Ibid.,
p. 543-544. | 99 | Jean-Luc
Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XVI »,
p. 12. | 100 | Ibid., « Cahier XVI »,
p. 21. | 101 | Philippe Minyana, cité dans Lire un
classique du XXe siècle…,
p. 9. | 102 | Colette Godard,
Le Monde, mercredi 4 octobre 1995, « Carnet », citée
dans Lire un classique du XXe siècle…,
p. 193. | 103 | Jean-Luc
Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XIV »,
p. 450-451. | 104 | Ibid.,
« Cahier XII », p. 247. | 105 | Ibid., p. 255. | 106 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995,
« Cahier XVI », p. 65. | 107 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990,
« Cahier XIV », p. 414. | 108 | Ibid., « Cahier XII »,
p. 253. | 109 | Ibid.,
« Cahier XIV », p. 421. | 110 | Ibid.,
« Cahier XV », p. 498. | 111 | Ibid., « Cahier XII », p. 294. N.D.E. :
la date est indiquée comme erronée dans l’édition originale
reproduite ici. | 112 | Ibid.,
p. 298. | 113 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995,
« Cahier XVIII », p. 194. | 114 | Jean-Luc
Lagarce, Journal 1977-1990, « Cahier XIV »,
p. 412. | 115 | Jean-Luc
Lagarce, Journal 1990-1995, « Cahier XIX »,
p. 272. | 116 | Ibid., « Cahier XXII »,
p. 473. | 117 | Jean-Pierre Vincent, « Des textes où souffle le
vent », entretien avec Armelle Talbot, Paris, Europe,
n° 969-970,
janvier-février 2010, p. 131. | 118 | Jean-Luc Lagarce, Les Règles du savoir-vivre
dans la société moderne [1993], in Théâtre complet IV,
p. 18. | 119 | Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (derniers
chapitres) [1991], in Théâtre complet III
(édition de 1999), p. 291. | 120 | Jean-Luc Lagarce, Journal
1977-1990, « Cahier I », p. 26. | 121 | Jean-Pierre Thibaudat, Le Roman de Jean-Luc
Lagarce, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007,
p. 35. | 122 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990,
« Cahier IV », p. 50. | 123 | Ibid.,
p. 50. | 124 | Ibid., « Cahier III », p. 44. | 125 | Ibid.,
« Cahier XII », p. 247. | 126 | Ibid.,
« Cahier XIV », p. 478. | 127 | Jean-Luc Lagarce,
Nous, les héros, p. 78. | 128 | Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant
[1943], Paris, Gallimard (Tel), 2007, p. 100. | 129 | Jean-Luc Lagarce,
Théâtre et pouvoir en Occident, p. 89. | 130 | Ibid.,
p. 90. | 131 | Ibid., p. 107-108. | 132 | Jean-Luc
Lagarce, Juste la fin du monde, p. 235. | 133 | Ibid. | 134 | Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain,
p. 400-401. | 135 | Jean-Luc
Lagarce, Derniers remords avant l’oubli [1987], in
Théâtre complet III,
p. 24. | 136 | Ibid., p. 44. | 137 | Ibid., p. 48. | 138 | Jean-Luc Lagarce,
Juste la fin du monde, p. 245. | 139 | Ibid., p. 214. | 140 | Ibid., p. 241. | 141 | Ibid., p
268. | 142 | Jean-Luc
Lagarce, La Place de l’autre, p. 99. | 143 | Martin Heidegger, Être
et temps [1927], Paris, Gallimard (Bibliothèque de
philosophie), 2007, p. 405. | 144 | Jean-Luc Lagarce,
Carthage encore [1978], in Théâtre complet
I, p. 76. | 145 | Jean-Luc Lagarce, La Place de
l’autre, p. 98. | 146 | Jean-Luc Lagarce, Voyage de Mme Knipper vers
la Prusse orientale, p. 115. | 147 | Jean-Luc Lagarce,
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie
vienne, p. 227-229. | 148 | Ibid.,
p. 233. | 149 | Jean-Luc Lagarce, Nous, les
héros, p. 73. | 150 | Geneviève Jolly et Julien Rault, Jean-Luc
Lagarce…, p. 20. | 151 | Didier Méreuze, La Croix, 24 novembre
2000, cité dans Lire un classique du XXe siècle…,
p. 166. | 152 | Jean-Luc Lagarce, Les Serviteurs
[1981], in Théâtre complet I, p. 196. | 153 | Jean-Luc Lagarce, Noce,
p. 220. | 154 | Ibid.,
p. 232. | 155 | Ibid.,
p. 240. | 156 | Jean-Luc Lagarce, Vagues souvenirs de
l’année de la peste [1982], in Théâtre
complet II, p. 18. | 157 | Ibid.,
p. 38. | 158 | Jean-Luc Lagarce,
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie
vienne, p. 266. | 159 | Martin Heidegger, Être et temps,
p. 438-439. | 160 | Jean-Luc Lagarce, Ici ou ailleurs
[1981], in Théâtre complet I, p. 172. | 161 | Jean-Luc Lagarce, « Vivre le
théâtre et sa vie ». | 162 | Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain,
p. 294. | 163 | Martin Heidegger, Être et temps,
p. 400-401. | 164 | Jean-Luc Lagarce, Les Serviteurs,
p. 212. | 165 | Jean-Luc Lagarce,
Histoire d’amour (derniers chapitres),
p. 292. | 166 | Jean-Luc Lagarce,
Noce, p. 223. | 167 | Jean-Luc
Lagarce, Music-hall [1988], in Théâtre
complet III , p. 102. | 168 | Jean-Luc Lagarce, La
Place de l’autre, p. 96. | 169 | Jean-Luc
Lagarce, Ici ou ailleurs, p. 160. | 170 | Jean-Luc Lagarce,
Noce, p. 232. | 171 | Jean-Luc
Lagarce, Vagues souvenirs de l’année de la peste,
p. 15. | 172 | Jean-Luc Lagarce,
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie
vienne, p. 260. | 173 | Jean-Luc Lagarce,
Journal 1990-1995, « Cahier XXII »,
p. 535. | 174 | Jean-Luc Lagarce, « Nous
devons préserver les lieux de la création », Du luxe et de
l’impuissance, p. 18. | 175 | Jean-Luc Lagarce, Journal 1977-1990,
« Cahier XV », p. 487. | 176 | Jean-Luc Lagarce, Le
Pays lointain, p. 302. | 177 | « [M]e donner, et donner aux autres, et à eux,
tout précisément, mes parents, ma mère, mon frère, toi et eux
encore, et tous ceux-là que je croisai » (ibid.,
p. 304). | 178 | Ibid.,
p. 293. | 179 | « Cela fait longtemps que
cela ne m’était plus arrivé, me réveiller calme et apaisé, j’en
étais étonné. J’en ai été étonné » (ibid.,
p. 374). | 180 | « …reste ce sentiment de n’être rien dans un
monde où rien ne subsiste, si ce n’est l’amour des
vivants et l’amour des morts… CLAUDE MAURIAC, Le
Temps immobile » (ibid., p. 275). | 181 | Avec tous mes remerciements à Thérèse Lechipey
pour avoir relu cet article. |
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