Dossier : Réalisme(s) et Réalité(s)


Questions de Lagarce

Joël July

AMU (Aix-Marseille Université)

CIELAM, EA 4235

joel.july@univ-provence.fr

Laure Himy

Université de Caen Basse-Normandie

LASLAR, EA 4256

laure.himy@unicaen.fr

Résumé :
La recherche d’un langage « naturel » au théâtre, qui serait le reflet des conversations, donne aux phrases interrogatives un rôle privilégié. On s’aperçoit pourtant que chez Lagarce, les questions sont moins des interrogations en appelant à l’autre que des salves verbales empêchant toute réponse, des incidentes liées à des phénomènes d’hypercorrection, des formules proches de la dénégation. À moins que la parole ne soit en fait monologue, voire soliloque ; et la question alors fait partie de l’ensemble des procédés de détour et retour familiers au XXe siècle pour approcher l’expression juste, pour saisir la parole intérieure. L’ensemble de ces dysfonctionnements ne laisse sauves que les questions rituelles, seules aptes à permettre une forme d’échange, valorisant dans le texte lagarcien une forme de platitude considérée comme realia.

Abstract:
Trying to get a “natural” language on the stage, through conversational style, gives interrogative style a major role. Yet, in Lagarce, questions are not so much interrogations as the occasion for the protagonist to fire a volley of words barring any kind of reply – or parenthetical clauses suggesting correction, – or retorts that sound like rebuttals. However, in monologues or in soliloquies, questions are one of the ironical strategies, common in the XXth century, to reach the right wording, or the inner sense. All such strategies leave untouched all the traditional rituals of questioning, that facilitate dialogues, and according to Lagarce, favour trite remarks equated with realia.

Le réel n’est pas représentable, et c’est parce que les hommes veulent sans cesse le représenter par des mots qu’il y a une histoire de la littérature [1].

Il semble difficile de poser la question du réalisme indépendamment de l’appartenance générique des textes qui peuvent servir de terrain à son étude. La notion de représentation est en effet tout particulièrement exhibée au théâtre : le texte est porté par un acteur qui le joue, et la question du jeu, de son caractère hiératique, mimétique, « surjoué », est évidemment centrale dans la relation au spectateur. Très tôt donc, la question du réalisme sera doublée au théâtre par celle du « naturel ». Certes, l’intrigue peut comporter des éléments factuels, d’ordre socio-historique, dont le poids référentiel sera le garant d’une forme de « réalisme ». Mais toutes les querelles qui feront l’évolution du théâtre portent moins sur l’intrigue que sur la typologie du personnel théâtral, et sur sa langue. Que l’on parle de Corneille, de Diderot, ou de Hugo, tous ces dramaturges critiquent l’esthétique dont ils héritent au nom d’une forme de vraisemblance nouvellement conçue, dont la légitimité relève non des règles, mais d’un public auquel il est fait appel – quitte d’ailleurs à le créer par cet appel –, et qui par sa reconnaissance, garantit la qualité de la pièce. Mais reconnaissance est alors à prendre aussi au sens strict : il s’agit bien de faire des pièces dans lesquelles ce qui est représenté entretient un rapport de coïncidence avec la conscience du spectateur, il s’agit bien que le spectateur entende quelque chose de sa façon de parler, de sa vie, de son rapport au monde. En ce sens, la question du dialogue au théâtre croise celle de la capacité qu’aurait ce genre à prendre en charge la reproduction d’une conversation. Entre genre littéraire – dans lequel le bien-écrire intervient donc de façon variable selon les époques – et pratique vivante – dans laquelle la présence corporelle des acteurs, la question de la diction, de la prononciation, la question du jeu et de l’identification ou de la distance de l’acteur vis-à-vis du personnage, modifient considérablement les problématiques strictement textuelles –, le théâtre demande sans doute une approche particulière de la question de « réalisme(s) et réalité(s) ».

C’est à travers le problème spécifique de l’interrogation que nous avons choisi d’aborder cette réflexion sur le théâtre de Lagarce, en privilégiant deux pièces : Derniers remords avant l’oubli et Juste la fin du monde [2]. L’interrogation est en effet un élément central dans le fonctionnement du théâtre, puisqu’elle a une vocation toute particulière à assurer progression du dialogue et enchaînements, en même temps que, dans la spécificité d’une écriture du XXe siècle, elle se fait le relais du bégaiement qui traverse tant les pièces de Lagarce que celles de bien des auteurs de l’époque. C’est lorsque les personnages s’interrogent (réfléchi et réciproque) que le spectateur / lecteur peut avoir l’impression d’un disque de la conscience rayé, qui bute sur des tournures dont la régularité répétitive, plus que le contenu, vaut expressivité. À l’époque où il écrit, Lagarce reprend après bien d’autres, la question de la possibilité et de la nécessité de dire ; après bien d’autres, il bute sur les difficultés de la parole : la construction lacunaire de bien des interrogations viendrait imiter la parole induite et à demi achevée, entre reproduction littéraire de la conversation naturelle et représentation littéraire encore de l’effort de la conscience pour saisir ce qui lui échappe.

LA MÈRE. – Tu as quel âge, / quel âge est-ce que tu as, aujourd’hui ?
LOUIS. – Moi ? / Tu demandes ? / J’ai trente-quatre ans. (JFM, 40)

Conventions théâtrales et rôle de l’interrogation

L’interrogation est peut-être d’abord le moyen privilégié de la progression dialogale, et s’inscrit donc naturellement dans les procédés classiques du théâtre, et dans ses besoins intrinsèques. Certes, le comédien incarne un rôle, et sa présence corporelle en est la caution ; encore faut-il que la coprésence des comédiens à l’intérieur d’une intrigue représentée crée un sentiment d’adhésion de la part du spectateur ; et que le déroulement de l’ensemble accrédite la particularité de chaque moment scénique. La construction de la scène, les procédures d’enchaînement sont à cet égard centrales, et l’interrogation, reposant sur l’appel de la réplique, instituant une contrainte à la fois discursive et progressive, permet de tisser une trame narrative et une intensité scénique plus fortes.

Il y a donc, dans la tradition même du théâtre, des moments privilégiés pour le choix de la tournure interrogative. Elle peut apparaître par exemple, rarement chez Lagarce il est vrai [3], comme amorce de scène. Ce procédé typique du théâtre plonge le spectateur au milieu d’une conversation déjà en cours, et en l’occurrence pour l’exemple que nous rencontrons, dans l’évocation d’une scène qui s’est déroulée sans que le spectateur y assiste. C’est Pierre qui interroge Paul à propos d’une intention d’Antoine dans DRAO :

Il a voulu te vendre une voiture d’occasion ? (42)

De la même manière, Pierre demande à Anne : « Vous partez ? » (DRAO, 48), ce qui suppose qu’un ou plusieurs acteurs ont fait des mouvements avant la prise de parole. Et souvent, on peut avoir le sentiment que la question redouble la gestuelle des personnages :

Tu lui serres la main ? / […] Tu ne vas tout de même pas lui serrer la main ? […] Ne lui serre pas la main, embrasse-la. (JFM, 10)

C’est la reprise de la question, et sa reformulation – sous forme interro-négative d’abord (« Tu ne vas tout de même pas lui serrer la main ? »), sous forme de défense ensuite (« Ne lui serre pas la main »), et sous forme d’une nouvelle proposition jussive enfin (« embrasse-la ») –, qui font avancer l’action en suscitant une occasion favorable de contact direct entre deux personnages, qui ne passe pas pour une fois par la seule parole. Ce qui aura permis à ce moment-là de l’action de resémantiser la question apparemment purement conventionnelle et phatique de Louis embrassant sa belle-sœur :

Vous permettez ? (JFM, 10)

L’expression certes liée aux formules de politesse, permet précisément de passer par-dessus les entorses aux conventions accumulées depuis le début – ne pas se connaître, se serrer la main – et de repartir sur de bonnes – tout au moins de meilleures – bases. L’intrigue semble pouvoir démarrer et les personnages amorcer le dialogue.

La parole en effet, ou en tout cas la parole partagée, la relation interpersonnelle, comme dans toute la littérature du XXe siècle, qu’elle soit logorrhéique ou parcimonieuse, est à tout le moins difficile, et l’interrogation vient relancer constamment la tentative pour faire en sorte que la coprésence des personnages sur scène ne soit pas une addition d’individus séparés, mais bien le rassemblement par le dialogue d’un groupe – souvent une famille [4] : ce dialogue, l’écoute et l’approbation de l’autre que cela suppose, semblent d’ailleurs constamment sollicités par les personnages à l’intérieur de leurs répliques, qui toujours s’interrompent pour en appeler à l’approbation, l’adhésion tacite, de l’autre. En témoigneraient ces quelques répliques de DRAO qui émanent de divers personnages :

PAUL. – Ce que nous avions prévu, ce que nous avions dit, on avait tout prévu, non ? (19)

ANNE. – J’ai cru comprendre que cela ne se passait pas magnifiquement bien entre vous… je me trompe ? (25)

HÉLÈNE. – Cela peut faire un tout petit peu mal, c’est la seule raison, ne croyez-vous pas ? (26)

ANTOINE. – C’est le plus beau métier du monde. Non ? (36)

On pourrait évidemment recenser quelles sont les utilisations les plus appuyées de ces questions de soutien selon les différents locuteurs ; on pourrait alors en tirer des conclusions psychologisantes sur la faiblesse de leur caractère, leur pusillanimité, leurs complexes d’infériorité [5]. Ce pourrait être néanmoins un travail inutile : d’abord parce que chaque personnage emprunte cette voie à plusieurs reprises ; ensuite parce que ces questions qui ne servent qu’à rassurer le locuteur sur la possible adhésion de son destinataire dépendent à la fois de celui-ci mais aussi de celui-là, de l’ascendant général que ce dernier exerce sur le locuteur mais aussi de l’ascendant provisoire qu’il exerce à ce moment-là de la pièce et de son intrigue (situation somme toute provisoire) ; enfin parce que ces personnages ne sont que des figures, selon la thèse de Julie Sermon [6], dont les tics de langage, dans leur outrance, reflètent (en même temps que la réalité et la banalité de nos conversations routinières) l’idée générale d’une conception du théâtre centrée sur l’impuissance du langage et la vanité des échanges. Il n’est d’ailleurs jamais répondu à ces questions pour rien.

Enfin, l’interrogation est le vecteur privilégié pour la dispense des informations dont le spectateur / lecteur peut avoir besoin pour comprendre la situation ; par exemple, la traditionnelle scène d’exposition pose ainsi les questions indispensables à la compréhension de l’intrigue :

LA MÈRE. – […] Louis, tu ne connais pas Catherine ? Tu ne dis pas ça, vous ne vous connaissez pas, jamais rencontrés, jamais ?
ANTOINE. – Comment veux-tu ? Tu sais très bien. (JFM, 9)

Mais aussi :

Tu as fait un bon voyage ? (JFM, 11)

ou même, dans ces circonstances de retrouvailles :

Toi, comment est-ce que tu vas ? (JFM, 11)

Pourtant, le factuel est, il faut le dire, bien ténu et se trouve surchargé de sous-entendus et d’effets de sens – réprobation, étonnement intense, prise de distance – liés à la tournure interrogative, ou plutôt à la particularité de son utilisation : comme souvent chez Lagarce, l’interrogation est le lieu de sous-entendus et de présupposés qui démultiplient les actes de langage apparents. Ce qui semble une simple question de la mère adressée à l’un des personnages (« Louis, tu ne connais pas Catherine ? »), est bien une affirmation réprobatrice (je désapprouve le fait que mon fils ne connaisse pas sa belle-sœur) ; en même temps que l’affirmation d’un doute sur la possibilité que cette affirmation indirecte soit vraie (mais il est impossible qu’ils ne se connaissent pas) ; et qu’une demande, indirecte, au second degré, donc, qu’elle soit fausse (dites-moi que je me trompe, et que vous vous connaissez) ; toutes hypothèses auxquelles il est coupé court par la question d’Antoine : apparemment simple réponse – « vous ne vous connaissez pas / comment veux-tu qu’ils se connaissent » – qui implique par inférence un ensemble d’éléments connus apportant la réponse, négative, l’interrogation est ici pourtant curieusement elliptique : « Comment veux-tu ? ». À question inutile, puisque la réponse est connue de tous, réponse incomplète, ou plutôt dont on connaît la suite, puisqu’elle repose sur une formule stéréotypée : « comment veux-tu que + répétition du syntagme précédent ». Antoine, le fils cadet, réduit donc la portée informative de cette question prétexte de sa mère en la court-circuitant : « Tu sais très bien » (JFM, 9), puis une page plus loin, « Elle sait ça parfaitement », déjouant ainsi la nature artificielle d’un formulaire adressé en fait aux spectateurs et destiné à leur bonne compréhension de l’intrigue.

Ce premier parcours des interrogatives permet de voir à quel degré cette modalité s’inscrit dans les conventions du théâtre : elle obéit à la nécessité d’assurer les liaisons inter- et intrascéniques, de faire reposer la progression dramaturgique sur une forme de cohérence thématique et informationnelle, de lier paroles, gestuelles et action dans un tout homogène, qui assurerait le caractère mimétique de la représentation, laquelle atteindrait par là un certain degré de « naturel ». D’autant que les difficultés de l’interrogation – utiliser une modalité pour une autre, éluder l’explicitation et en appeler à l’interprétation –, sont représentatives, elles, de la difficulté de communiquer dont a pris acte toute la littérature du XXe siècle, et participent donc à l’intégration en littérature de modes d’expression qui se voudraient au plus près de la réalité du dire.

Théâtre et expression « naturelle »

C’est précisément cette difficulté de la parole, lieu commun de la littérature du XXe siècle pour le moins, qui détermine la forme que peut prendre le « naturel » dans le théâtre contemporain.

Et c’est bien cette question du « naturel », variante du réalisme, qui sera toujours soulevée au théâtre, et qui déterminera l’évolution des formes. De façon plus générale d’ailleurs, le discours direct est l’une des pierres d’achoppement de la question du « réalisme » et traduit parfaitement bien le caractère essentiellement historique de la notion. Cela sous deux aspects, que l’on retrouve chez Lagarce : le plus évident est bien sûr celui de la prise en compte de l’oralité, et des particularités lexico-syntaxiques de la langue parlée ; le second porterait davantage sur la façon dont la littérature en général, le théâtre en particulier, seront aptes à prendre en charge le cheminement de la pensée et de l’expression, le trajet que prend l’infraverbal avant d’aboutir à l’expression achevée que peuvent être la conversation, le dialogue, ou encore la prise de parole.

Qu’en est-il d’abord de la « langue parlée » ? Il y a loin des quelques régionalismes du langage des valets du théâtre classique aux possibilités ouvertes par le théâtre contemporain. On sait d’ailleurs que Lagarce se montre très sensible à cet aspect :

Je crois que je suis très porté sur la parole. Les mots, mais aussi les mots parlés [7]…

Sans parler de la disposition typographique de ses textes, qui donne nécessairement une orientation à la diction, et intervient dans le caractère oral, et vocal, de la profération théâtrale. On peut relever, dans le cadre de l’interrogation, une prédilection particulière pour les formes dites orales de l’interrogation, qui reposent sur la seule intonation et se passent de tous les marqueurs interrogatifs que seraient inversion du sujet ou morphèmes interrogatifs (en interrogation totale tout au moins). Nous pouvons bien sûr y voir une façon de rechercher les formes relâchées, quotidiennes, de l’expression. L’oralité rejoint alors volontiers la banalité, comme le note Marion Boudier :

Le désir de dire la vérité d’une réalité intime entraîne […] une recherche de simplicité, de banalité [8].

On peut interpréter dans ce sens la multitude de questions qui appartiennent aux actes rituels comme les « Tu vas bien ? » de la première scène de DRAO (11), les constantes répétitions de syntagmes plutôt stéréotypés, au lexique très pauvre, proches du refrain, dont on pourrait penser qu’elles freinent la progression dramaturgique et empêchent l’adhésion, sauf à considérer précisément qu’elles interviennent dans l’ensemble de ces éléments saisis dans les conversations réelles, et qu’elles entrent dans une stylistique du naturel. Il en va ainsi de la ritournelle désabusée et faussement satisfaite des Qu’est-ce que cela fait ?, que l’on trouve dans tant de pièces de Jean-Luc Lagarce :

  • dans Music-hall :

[…] et moi, la Fille, / j’oubliais tout, / qu’est-ce que cela fait ? / Qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? / J’oubliais tout et c’était parti […] [9].

  • dès les premières répliques des Prétendants :

Je ne t’ai pas demandé de venir. Tu es là. Tu fais comme tu veux. Qu’est-ce que cela fait [10] ?

  • dans JFM, chez la mère :

[…] même si ce n’est pas vrai, un mensonge qu’est-ce que ça fait ? (39)

  • abondamment dans DRAO [11] :

ANTOINE. – C’est idiot, qu’est-ce que cela fait ? Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Non ? (17)

HÉLÈNE. – Oh, et puis, qu’est-ce que cela fait ?… (19, à deux reprises)

HÉLÈNE. – Qu’est-ce que cela fait aujourd’hui ? (26)

HÉLÈNE. – Qu’est-ce que cela fait ? Rien de très vital. (47)

PIERRE. – Qu’est-ce que cela fait ? (50)

PAUL. – Et puis aussi, qu’est-ce que cela fait ? (51)

Mais la langue parlée, c’est aussi la langue dans laquelle se parlent effectivement les gens ; elle est donc évidemment un lieu hautement sociologique, représentatif par exemple dans bon nombre des pièces de Lagarce, des relations qu’entretiennent les membres d’une même famille. On notera également que ces questions sont souvent des substituts de négation, suivant en cela les observations de Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot [12]. L’absence des marqueurs interrogatifs n’est peut-être pas seulement une marque d’oralité ; elle facilite le glissement d’une modalité à l’autre :

Qu’est-ce que j’ai dit ? / Je ne t’ai rien dit, je ne lui dis rien à celui-là, / je te parle ? (JFM, 12)

dit Suzanne à Antoine, dans un ensemble où l’interrogative vient gloser deux assertions négatives, à la fois similaires – ne rien dire – et différentes (par le jeu sur les temps passé composé / présent ; et les pronoms t’ / lui) ; tandis que l’interrogative avec le verbe parler et la formule stéréotypée opposant les valeurs de « dire » et « parler », joue un rôle de clausule formulaire. Ce glissement est très fréquent, notamment dans des reformulations, bien représentées par l’exemple suivant :

[…] pourquoi est-ce que tu dis ça, ne me dis pas ça. (JFM, 13)

Reformulations dans lesquelles l’intonation est essentielle : l’interrogation joue alors son rôle dans un dispositif d’alternance de modalités phrastiques qui permettent d’intégrer sur scène des modulations différentes – que l’on peut prendre peut-être comme la représentation mimétique de l’alternance ou de l’ambiguïté des sentiments véhiculés au travers des conversations. Pour un autre exemple, nous choisirons la réplique de Pierre qui réagit au jugement d’Hélène en présence de Paul :

Taciturne ce n’est pas un défaut, c’est un défaut ? (DRAO, 18)

Cette question de Pierre est très orientée puisqu’il formule préalablement sous forme assertive la réponse attendue, celle qu’il souhaite et qui ne vient pas, ni de la part d’Hélène, ni de la part de Paul. Il y a donc une ironie scripturale très poussée chez Lagarce qui dévoie les usages conventionnels de la langue. Malgré le but précis et affiché de chacune des questions, une malveillance généralisée fabrique un cotexte où seul l’écho répondra. La mission interrogative a échoué : le personnage qui en faisait une planche de salut pour qu’une adhésion se crée entre son interlocuteur et lui ne peut que constater, dépité, qu’il a fait fausse route ou tout du moins que la vérité qu’il cherche à imposer ne rencontrera jamais l’acquiescement de la cible concernée.

Alors, effectivement, la quête du naturel passe, avec le XXe siècle, par ce que Marion Boudier commente dans « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel » :

Dans ce théâtre intime et autofictif, l’épreuve du réel est aussi [en plus d’un aspect plus traditionnellement réaliste lié aux considérations sociologiques dans Derniers Remords sur le retour de la génération de 1968 à une réalité bourgeoise et matérialiste – les avocats-crevettes pointés par Lise dans son monologue] une quête individuelle de vérité. […] Le désir de dire la vérité d’une réalité intime entraîne une écriture tâtonnante, qui progresse par reprises et variations [13].

Ce que l’insertion constante de modalités interrogatives dans des propositions incidentes vient confirmer.

De ce fait, une lecture pragmatique des interrogatives est parfaitement possible, et fait entrer la question dans un ensemble de stratégies argumentatives, dont le but, lors de l’échange, est d’obtenir l’adhésion d’un interlocuteur en général chez Lagarce fort récalcitrant. De nombreuses questions représentent une tentative d’obtenir une confirmation du destinataire :

  • question exclamative en forme de plainte :

HÉLÈNE. – A-t-il besoin de toujours tout te raconter ? (DRAO, 23)

  • ou :

PAUL. – Ce que nous avions prévu, ce que nous avions dit, on avait tout prévu, non ? (DRAO, 19)

ANNE. – J’ai cru comprendre que cela ne se passait pas magnifiquement bien entre vous… je me trompe ? (DRAO, 25)

HÉLÈNE. – Cela peut faire un tout petit peu mal, c’est la seule raison, ne croyez-vous pas ? (DRAO, 26)

ANTOINE. – C’est le plus beau métier du monde. Non ? (DRAO, 36)

On pourrait donc penser que les traits ainsi réunis concourent à l’effet de naturel tel qu’on le conçoit au XXe siècle, et inscrivent bien le théâtre de Lagarce dans ce type d’esthétique ; mais trop d’éléments virtuellement possibles dans les conversations, de façon trop explicites, sont présents en même temps dans les dialogues de théâtre de Lagarce : si le dispositif de la reformulation, de l’autocorrection, de l’épanorthose, si la recherche de la banalité et d’une certaine forme d’oralité peuvent entrer dans un projet de « langage comme surpris » sur lequel Pierre Larthomas fonde l’illusion d’un réalisme stylistique au théâtre [14], ils fonctionnent nettement moins avec cette valeur dans le cadre de l’interrogation pratiquée par Lagarce.

Dysfonctionnements contemporains

C’est peut-être ce qui me pousse vers l’écriture théâtrale […] : je suis fasciné par la manière dont, dans la vie, les conversations, les gens – et moi en particulier – essaient de préciser leur pensée à travers mille tâtonnements… au-delà du raisonnable [15].

« Au-delà du raisonnable » : le naturel vire dès lors à une forme d’artifice, dont on peut se demander si elle n’a pas à voir avec le goût de Lagarce pour le roman, et avec l’intrusion au théâtre de problématiques plutôt réservées jusque-là à la forme romanesque, en particulier celles de la représentation de la pensée intérieure.

Il faut déjà noter que la langue des personnages n’est pas toujours empreinte de la familiarité jusque-là relevée : la typographie délinéarise l’expression, lui donne une rythmique qui est peut-être celle du souffle, peut-être celle de la segmentation de la pensée et des unités de sens telles qu’elles se dessinent dans l’esprit. On constate en tout cas que ces longues tirades qui dévient souvent vers le soliloque ne relèvent plus de la langue parlée, ni relâchée, comme le prouverait la présence plus fréquente, plutôt que du contracté ça, de la forme longue du démonstratif cela, dans le refrain identifié Qu’est-ce que cela fait ? ; on constate de même que le relâchement que l’on peut certes repérer est pourtant largement compensé par les phénomènes d’hypercorrection souvent pris en charge par les interrogatives. Les personnages lagarciens, engoncés dans le protocole, se montrent particulièrement vigilants et, pour éviter d’être corrigés et humiliés, ils adoptent une langue où se manifeste une tendance à l’autocorrection :

[…] je suis certainement la personne qui fait (qui fasse ?), qui fait le moins d’histoires. (DRAO, 15)

Je lui expliquais seulement pourquoi je m’étais permis – permise ? – cette expression : taciturne. (DRAO, 20)

[…] avant même que nous nous marions, mariions ? (JFM, 226)

[…] et ce n’est pas être méchante / (méchant, peut-être ?) / et ce n’est pas être méchant, oui […]. (JFM, 233)

[…] une « recommandation » que tu t’es fait, faite ? Merde. (JFM, 251)

Cette utilisation littéraire des scories du langage qui se confond avec une attitude langagière courante que la sociolinguistique a dégagée depuis bien longtemps [16] pourrait relever d’un effet de réel stylistique, mais elle a aussi à voir avec un processus de déprogrammation de la nature dialogale – comme dialogique – de la parole théâtrale : s’il y a dialogue, c’est moins dans le cadre d’un échange que de l’opposition de l’un à l’autre, ou même du déni vis-à-vis de ses propres propos ; la tirade se fait soliloque, dans un mouvement de représentation de la pensée – la sienne, et pourquoi pas, celle des protagonistes.

Le personnage doit s’accommoder du silence de son interlocuteur qui ne semble pas prêt à entrer de plein fouet dans l’échange interpersonnel et à se prêter ainsi entièrement au jeu. Choisissant de prendre les devants, celui qui engage le dialogue ne cherche pas tant à alimenter la conversation qu’à exposer la part supposée secrète de son partenaire. Fort de son expérience et de ses certitudes, il entend non sans orgueil entrer en totale empathie avec « l’autre » au point de pouvoir deviner et formuler ses pensées. Tel un clairvoyant, il met en mots ce qui est censé échapper à la scène et au dialogue mais aussi au conscient [17].

C’est à partir de ces vérités que le personnage assène à autrui sur autrui lui-même que la question intervient, comme une recherche prudente de la caution de celui qu’il dissèque.

On a alors affaire soit à une question qui relève de la fonction phatique pour s’assurer que l’interlocuteur auquel il est dit ses quatre vérités les reçoit bien :

Hélène à Pierre : Tu notes ça dans un des petits recoins obscurs de ta tête : nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre, toi et moi, rien de rien, plus mariés, tu m’entends ? (DRAO, 20)

Et le martèlement des cadences en trois syllabes en fin d’énoncé a déjà le même but d’alerte vis-à-vis de l’interlocuteur.

Soit on est face à une demande d’assentiment qui peut aller, selon la capacité de l’interlocuteur à accorder sa préférence au silence, jusqu’à la supplique ou la requête et se couvrir d’une vaine valeur illocutoire :

Pierre à Paul : Vous n’allez pas me faire, tour à tour, votre petite scène ? (DRAO, 43) / Tu as entendu, Paul ? Franchement est-ce que je souriais [18] ? (DRAO, 45)

Nous pourrions d’ailleurs observer une prosodie différente (voix descendante de haut à moyen) dans ces questions où le locuteur cherche à déduire de l’attitude d’autrui, de ce qu’il sait de son passé ou croit savoir de son existence, des jugements péremptoires [19] par lesquels il se défoule. C’est le signe que la question ne souhaite pas nécessairement l’assentiment du destinataire, mais simplement une forme « d’accusé de réception », qui ne préjuge d’aucun dialogue, d’aucun échange ; et qui permet de penser tout au contraire, qu’il n’y a là aucune demande d’informations. En somme, la question sous cette forme et dans ce contexte déroge totalement au fonctionnement linguistique qui devrait être le sien. Ce sont, à plus forte raison, des questions complètement inutiles dans les quasi-monologues [20] qui s’instituent régulièrement. Ce dispositif oblige à sentir les interrogations comme des paliers par lesquels, en se posant presque des questions à lui-même tant le destinataire s’enferre dans le mutisme, le locuteur cherche à la fois à se convaincre et à persuader l’autre ; il s’agirait de questions à double valeur argumentative, comme on peut le comprendre par exemple dans ce propos d’Anne à Pierre (qui ne confirmera que très tardivement qu’il est très attentif aux propos de son interlocutrice quémandeuse) :

Vous n’avez fait aucun travaux ? […] Vous restez silencieux ? […] Vous voyez, vous saisissez ce que je veux dire ? […] Vous ne répondez pas ? (DRAO, 25)

Le retour interrogatif à intervalles réguliers lors du quasi-monologue d’Anne fonctionne comme une espèce de point d’appui grâce auquel : 1) la locutrice tente de se rassurer, 2) le soliloque peut se poursuivre ; mais ce, jusqu’à un certain degré d’aveuglement que la quatrième question plus insistante, plus sommative, moins alternative, ne peut prolonger. Le silence de Louis provoque dans JFM les mêmes questions incitatrices dont on a bien l’impression qu’elles sont prononcées sans conviction chez un interlocuteur occasionnellement prolixe, comme Suzanne à la scène 3 [21] ou comme la Mère à la scène 8.

Au-delà de ces questions intérieures et sporadiques qui dénoncent le mutisme paradoxal des figures lagarciennes, nous rencontrons avec plus de fréquence le cas des suites interrogatives dont certaines pièces de Lagarce ont fait leur figure maîtresse :

MARTHE. – Donnez-moi, donne-moi d’autres éléments. Pouvez-vous vous décrire ? Quel est votre âge ? Avez-vous un prénom ou un pseudonyme ? Est-ce que tu t’appelles Pierre ou Paul [22] ?

Deux répliques plus loin :

Avez-vous des goûts particuliers ? (Moi, mon prénom est Marthe.) Quelles sont les choses que vous préférez ? Quelle est la qualité que vous préférez chez une femme ? Un homme ? Vos héros de la réalité favoris ? Avons-nous un point commun, ou en avions-nous un, ou en avons-nous eu un, ou n’en avions-nous pas un ?

Trois répliques plus loin :

On se disait « tu » ? Je vous disais « tu » et tu me disais « tu » ? Ah ?

LOUISE. – Paul, tu m’entends ? Je sais que tu m’entends. Ne fais pas l’imbécile. Paul ! Réponds-moi. Paul, pourquoi est-ce que tu ne parles pas, regardes pas, vois pas, écoutes pas ? Paul ? C’est moi, c’est Louise, tu te souviens. Louise ! Avant, tu ne connaissais que ce prénom-là, que ce mot-là à la bouche ! Est-ce que tu m’aimes toujours ? Est-ce que tu m’aimais vraiment, est-ce que j’avais raison de te croire ? Est-ce que tu crois que je te croyais ? Paul ? Est-ce que je t’aimais ? Pourquoi est-ce que tu m’aimais, si tu m’aimais ? Est-ce que tu m’aurais aimé, « tout de même », avec un œil crevé ? Réponds ! C’est Louise ! Les deux yeux crevés de Louise, tu m’aurais aimée « tout de même » ? Et si j’aimais quelqu’un d’autre, est-ce que tu m’aimerais en silence ? Et si j’avais toujours aimé quelqu’un en silence, qu’est-ce que tu dirais ? Paul [23] ?

PIERRE. – Tu pars ? Tu vas où ? Je te raccompagne ? C’est loin ? Chez toi ? Ailleurs ? Souhaites-tu rester seule ? Bon [24].

Ce que les successions de questions font apparaître, au-delà d’une plongée irréelle dans les limites d’un langage névrotique, c’est que la quête d’informations est un pur prétexte :

HÉLÈNE. – Qu’est-ce que tu dis ? Pourquoi dis-tu que j’ai dit cela sans y penser ? (DRAO, 16)

Cette manière d’enchaîner deux questions partielles, l’une portant sur l’objet l’autre sur la cause, est un artifice du langage oral. L’objet sur lequel porte la première interrogation devient, remplacé par une complétive dans la question suivante, un élément connu. Forcément, il a pour référent le propos de Paul qui précède immédiatement cette réplique. La première interrogation, seule, pouvait à la limite passer pour une demande de reformulation. S’affinant vers une recherche des causes, elle s’annule en tant que question pure et se transforme en une simple explicative qui montre le désaccord du locuteur. Hélène ne questionne pas du tout Paul : à travers cette succession, elle affirme son désaccord.

De plus, il n’y a pas un énoncé cadre, idéal, qui accueille des variantes avant d’aboutir : les questions qui se suivent sont chacune complètes. Elles se mettent en successivité et non en simultanéité comme le font les épanorthoses des énoncés déclaratifs ; autrement dit, les questions dupliquées se déroulent plus volontiers sur l’axe syntagmatique quand les assertions glissent l’une dans l’autre sur l’axe paradigmatique. C’est ce déroulé interrogatif artificiel qu’il faudrait schématiser pour mieux saisir les rouages des actes de langage. Or, nous remarquons que les questions de Lagarce s’orientent assez régulièrement vers l’acte d’énonciation lui-même et l’accompagnent comme un métadiscours. Il devient alors tout à fait logique que le verbe dire intervienne fréquemment dans des tournures interrogatives et, corollaire à peu près induit, les questions qui s’interrogent sur les paroles qui viennent d’être prononcées sont pléthoriques dans les œuvres de Lagarce. Ces paroles auxquelles les personnages font référence apparaissent sous une forme pronominale : soit un pronom personnel comme dans « comment le dire ? », soit un pronom démonstratif dans des tours comme « pourquoi dis-tu cela ? », soit un pronom interrogatif du type « qu’est-ce que j’ai dit ? ». De fait, ces trois interrogations sont les trois catégories que Lagarce emploie essentiellement (des tournures interrogatives avec dire qui auraient une autre fonction sont très exceptionnelles) :

  • comment le dire ? = question à soi-même sur la validité du dire (souvent en liaison avec un emploi autonyme) [25] ;

PIERRE. – Comment est-ce qu’on dit ? (DRAO, 23)

HÉLÈNE. – […] comment est-ce que je pourrais dire ça ? (DRAO, 46)

SUZANNE. – […] comment est-ce qu’on dit ? / elliptiques [26]. (JFM, 19)

  • pourquoi dis-tu cela ? = demande de précision (teneur et surtout cause) sur le dire d’autrui (accessoirement sur celui d’un tiers) [27] ;

PAUL. – Pourquoi est-ce que tu dis ça ? (DRAO, 48)

CATHERINE. – Pourquoi dites-vous ça : / « il a dû vous prévenir contre moi » […]. (JFM, 31)

ANTOINE. – Je suis un peu brutal ? / Pourquoi tu dis ça ? (JFM, 65)

  • qu’est-ce que j’ai dit ? = fausse question équivalant à la dénégation ou à l’exclamation [28].

PIERRE. – Qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai encore dit ? Qu’est-ce qui te prend ? (DRAO, 43)

ANTOINE. – […] franchement, franchement / qu’est-ce que j’ai dit ? (JFM, 16)

ANTOINE. – […] y a-t-il quelque chose de désagréable à ce que je dis ? (JFM, 64)

Or, ces trois questions prototypiques du théâtre lagarcien ne trouvent pas de réponses parce qu’elles sont toutes, soit fondues à l’intérieur d’une tirade, soit dénonciatrices de la mauvaise foi ambiante ou de la mauvaise foi du locuteur lui-même. Posées dans le dialogue sans le souci qu’un tiers en profite pour capter la parole, elles offrent des enchaînements qui fondent des microstructures systématiques de l’intrigue : quelqu’un cherche comment dire ce qu’il a à dire, un autre lui demande (choqué ou seulement curieux) ce qu’il a dit ou pourquoi il a dit cela ou pourquoi il a dit cela comme ça, et devant la proportion que prennent les mots, on finit par se demander ce que l’on a bien pu dire pour que la boule de neige finisse par nous écraser, on finit par démentir les propos ou les intentions qu’autrui leur prête.

Il faut donc distinguer le dispositif expressif des suites interrogatives, qui consiste à reformuler pour préciser, de l’épanorthose, figure majeure du style lagarcien, qui fonctionne, elle, dans les contextes assertifs sur des digressions, des reformulations, des gloses métalinguistiques [29], et dont Armelle Talbot a analysé les valeurs et les enjeux dans un article célèbre.

Par les multiples corrections qu’il fait supporter à ses énoncés, le personnage

tend à instabiliser ce qui vient d’être dit pour l’évider, pour en renégocier le passage et empêcher qu’il ne s’érige comme passé : le dernier mot choisi [la dernière tournure offerte avec ses nuances et variations] ne se substitue pas aux précédents mais les décentre et les irréalise […]. D’autre part, la parole tend à anticiper les objections qui pourraient lui être faites et intègre d’innombrables dialogues virtuels qui intériorisent l’agôn susceptible d’advenir […]. Deux mouvements contradictoires sont donc ici à l’œuvre : déprise de soi et du sens dans une parole tremblée qui multiplie les repentirs ; confiscation du dialogue dans une parole clôturée qui cherche à contrôler [ou anticiper] l’avenir. Or, tout contradictoires qu’ils soient, ces deux mouvements sont indissociables : la parole ne revient en arrière que parce qu’elle ne cesse de se projeter en avant [30].

Il semble donc que l’enfermement du personnage dans son univers intérieur a pour conséquence de forclore toute possibilité de dialogue. Les nombreuses suites interrogatives débordantes (chez Pierre dans DRAO : p. 13, 20, 43, où elles font écho à celles d’Antoine, frère de Louis, dans JFM : p. 214-216 et 265-270) prennent alors une coloration hautement pathétique par la faculté qu’elles ont à traduire l’instabilité des personnages dont la quête n’atteint jamais son objet, l’instabilité du fonctionnement de la parole qui échoue à être interindividuelle et à assurer sa fonction de communication, encore moins d’expression de soi ou des autres. La parole qui rend alors son rôle plein aux rites de langage traditionnellement dévalorisés, seuls aptes à affirmer le lien, prudemment dénué de tout contenu.

Conclusion

Un peu hâtivement, Jean-Pierre Thibaudat écrit : « “Comment dire ?” la question beckettienne, première et ultime, est familière aux personnages de Lagarce » [31]. Mais ce n’est justement que la première étape d’un système interrogatif qui finira sempiternellement par des reproches. Alors la question de Lagarce serait plutôt : « comment ne pas dire ? » ; question nullement rhétorique mais tout à fait insoluble. Comment ne pas parler, ne pas céder à la parole, ne pas se laisser tenter par cette si complexe mais si accessible consolation des mots vengeurs quand tout conspire à nous troubler ? Ou, une fois que l’on a conscience des risques de la confession, comment faire accepter à autrui que l’on veut garder le silence ?

Se taire ce n’était pas possible, d’autres questions encore : Pourquoi ne parles-tu pas ? […] Vous ne cessiez de m’interroger, me demander des nouvelles de mon corps, ma tête, est-ce que je vous aimais, et chacun plus que l’autre, cela n’en finissait pas. (DRAO, 27)

La question est une agression douce et c’est en cela qu’elle prend une place de choix dans le théâtre lagarcien. Surtout, les questions orientées, les questions successives ou les questions qui interrogent sur les paroles immédiates, permettent d’éviter des questions plus anciennes, plus douloureuses, celles autour desquelles toutes les arrière-pensées convergent sans les formuler : les questions qui tuent ! On rit de cette expression excessive mais elle existe conceptuellement chez Lagarce, en creux. On en verrait d’ailleurs une ébauche dans cette question impossible que tente finalement Anne à la fin de DRAO, qui rencontrera l’hostilité de son époux et provoquera la fuite des autres personnages :

ANNE. – Qu’est-ce qu’elle a cette fille dont on ne parle jamais ? (DRAO, 46-47)

La question est répétée quatre fois, volontairement, par une Anne qui décide de mettre les pieds dans le plat. Ce sont des questions comme celles-là que les personnages évitent. Et quand on ne peut pas poser les vraies questions, ou quand il est vain de penser que les vraies questions existent, pourquoi, comme les personnages lagarciens, ne pas se replier sur le phatique, seul lien affirmé, dépourvu de pathein ?


1

Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil (Points), 1978, p. 21.

2

Les éditions de référence sont : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde [1990] (désormais cité JFM), Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1999 ; et Derniers remords avant l’oubli [1987] (désormais cité DRAO), in Théâtre complet III, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1999. Les paginations sont indiquées entre parenthèses à la suite des extraits cités.

3

Ce procédé s’inscrivait pourtant dans une recherche du naturel, et permettait d’intégrer à la scène des informations dont le spectateur pouvait avoir besoin, tout en faisant l’économie d’un certain nombre de scènes. Liant haut degré d’information et ellipse scénique, il donnait à la scène une densité favorable à la captatio du spectateur. On note donc que ce procédé est refusé – en tout cas minoré – par Lagarce, qui préfère souvent des formes de distanciation.

4

Que ce soit, selon un clivage proprement lagarcien, la famille dont on est issu ou celle qu’on s’est choisie ; et au-delà, la troupe, situation fréquente dans les pièces à dimension chorale de Jean-Luc Lagarce.

5

Ce serait certainement Anne et Catherine qui alors remporteraient la palme :
ANNE. – Elle a une sœur, je crois, je ne me trompe pas ? (DRAO, 21)
ANNE. – Est-ce que vous n’avez pas dit cela ? Je me trompe ? (DRAO, 22)

6

Julie Sermon, « L’entre-deux lagarcien : le personnage en état d’incertitude », in Problématiques d’une œuvre, Geneviève Jolly, Didier Juillard et Andrée Pascaud (dir.), Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 57-79.

7

Jean-Luc Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie » [1995], entretien avec Lucien Attoun et Jacques Gayot, Gennevilliers, Théâtre / Public, n° 129, mai-juin 1996, p. 5.

8

Marion Boudier, « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel : le réalisme suspendu de Derniers remords avant l’oubli et Juste la fin du monde », in Lectures de Lagarce, « Derniers remords avant l’oubli », « Juste la fin du monde », Catherine Douzou (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Didact Français), 2011, p. 93.

9

Jean-Luc Lagarce, Music-hall [1988], in Théâtre complet III, p. 69.

10

Jean-Luc Lagarce, Les Prétendants [1989], in Théâtre complet III, p. 109.

11

On pourra remarquer que l’insertion du pronom nominal désignant le destinataire dans une réplique de Paul change, avec la signification, les valeurs suggestives de cet énoncé, et par là même son appartenance à un paradigme lagarcien proche de la litanie : « Tu pourrais être conciliant, qu’est-ce que cela te fait ? » (DRAO, 42).

12

Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot, « Interrogation et argumentation », Langue française, n° 52, 1982, p. 5-22.

13

Marion Boudier, « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel… », p. 93.

14

Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, A. Colin, 1972.

15

Jean-Luc Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie », p. 7.

16

Dès qu’un locuteur se sent surveillé (par exemple lorsqu’on branche devant lui un appareil d’enregistrement ou qu’il se trouve devant des interlocuteurs qui lui sont hiérarchiquement ou intellectuellement supérieurs), il a tendance à utiliser une langue proche d’un bon usage (la représentation qu’il en a) qu’il ne maîtrise pas toujours, et il prend des risques en n’utilisant plus sa prose habituelle et en employant des tournures syntaxiques ou des lexèmes dont il vient à douter dès qu’énoncés : paradoxalement, pataquès, solécismes, maladresses peuvent affluer alors que le locuteur fait des efforts.

17

Marie-Isabelle Boula de Mareuil, « (À) la place de “l’autre” », in Lectures de Lagarce…, p. 124.

18

Franchement est ici adverbe d’énonciation, qui remplacerait une incidente comme « parle-moi franchement », « avoue ».

19

Louise Fontaney, « À la lumière de l’intonation », in La Question, Catherine Kerbrat-Orecchioni (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991, p. 113-161.

20

Voir sur ce point les travaux d’Anne Ubersfeld.

21

Il est en revanche notable que la fréquence des questions est tout à fait moindre dans JFM par rapport à DRAO. Même si Suzanne interroge son frère aîné, ces interrogations sont formulées comme des questions rhétoriques. Et, en fin de pièce, l’interrogation disparaîtra complètement de la longue tirade d’Antoine (II, 3). C’est que la sœur et le frère ont amassé un nombre important de certitudes pendant l’absence de Louis et qu’ils finissent (spontanément pour Suzanne, forcé-contraint pour Antoine) par les déverser d’une traite sans prendre la peine ou le risque d’une riposte. La seule interrogation du dernier échange de JFM sera, en fin de tirade, l’appel d’Antoine : « Louis ? » (75).

22

Jean-Luc Lagarce, La Photographie [1986], in Théâtre complet II, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2000, p. 251-252 [en incluant les deux citations qui suivent].

23

Ibid., p. 254-255.

24

Ibid., p. 259.

25

DRAO, p. 22, 23, 29, 46 ; JFM, p. 212, 218, 219, 221, 222, 223, 251, 265, 269, 270.

26

Dans les répliques que la dernière œuvre de Jean-Luc Lagarce emprunte à JFM comme à une matrice, l’auteur pratique des rallonges où l’interrogation vient suivre les mêmes schémas que dans l’œuvre initiale. Ainsi, la première réplique longue de Suzanne (I, 1) insère une nouvelle occurrence de recherche lexicale : « Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi, tu ne changes pas, il ne change pas, je n’ai pas du tout oublié cette attitude, comment est-ce qu’on dit ? La réserve distante, comme ça que je l’imaginais, ce que j’avais gardé en tête, il ne change pas » (Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain [1995], in Théâtre complet IV, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2002, p. 307).

27

DRAO, p. 12, 13, 14, 16, 20, 22, 30, 44, 48 (DRAO, p. 10, 11, 13, 14, 19, 22, 31, 48, 52) ; JFM, p. 31, 55, 60, 65.

28

DRAO, p. 53, 58 ; JFM, p. 12, 13, 14, 16, 41, 64, 65.

29

Voir la typologie dressée par Bertrand Chauvet et qu’il appelle « tressage », « poétique de l’accordéon » (Bertrand Chauvet et Éric Duchâtel, « Juste la fin du monde », « Nous, les héros » : Jean-Luc Lagarce, Paris, SCEREN-CRDP de Paris, 2007, p. 99-105).

30

Armelle Talbot, « L’épanorthose : de la parole comme expérience du temps », in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette (dir.), Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008, p. 264-265.

31

Jean-Pierre Thibaudat, Jean-Luc Lagarce, Paris, Culturesfrance, 2007, p. 78.