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Questions de
Lagarce
Joël July
AMU (Aix-Marseille
Université)
CIELAM, EA 4235
joel.july@univ-provence.fr
Laure Himy
Université de Caen
Basse-Normandie
LASLAR, EA 4256
laure.himy@unicaen.fr
Résumé : La
recherche d’un langage « naturel » au théâtre, qui serait le reflet
des conversations, donne aux phrases interrogatives un rôle
privilégié. On s’aperçoit pourtant que chez Lagarce, les questions
sont moins des interrogations en appelant à l’autre que des salves
verbales empêchant toute réponse, des incidentes liées à des
phénomènes d’hypercorrection, des formules proches de la dénégation. À
moins que la parole ne soit en fait monologue, voire soliloque ; et la
question alors fait partie de l’ensemble des procédés de détour et
retour familiers au XXe siècle pour approcher l’expression
juste, pour saisir la parole intérieure. L’ensemble de ces
dysfonctionnements ne laisse sauves que les questions rituelles,
seules aptes à permettre une forme d’échange, valorisant dans le texte
lagarcien une forme de platitude considérée comme
realia.
Abstract: Trying
to get a “natural” language on the stage, through
conversational style, gives interrogative style a major
role. Yet, in Lagarce, questions are not so
much interrogations as the occasion for the protagonist to fire a
volley of words barring any kind of reply – or parenthetical clauses
suggesting correction, – or retorts that sound like
rebuttals. However, in monologues or in
soliloquies, questions are one of the ironical
strategies, common in the XXth century, to
reach the right wording, or the inner sense. All such
strategies leave untouched all the traditional rituals of
questioning, that facilitate dialogues, and
according to Lagarce, favour trite remarks equated with
realia.
Le réel n’est pas
représentable, et c’est parce que les hommes veulent sans cesse le
représenter par des mots qu’il y a une histoire de la littérature [1].
Il semble difficile
de poser la question du réalisme indépendamment de l’appartenance
générique des textes qui peuvent servir de terrain à son étude. La
notion de représentation est en effet tout particulièrement exhibée au
théâtre : le texte est porté par un acteur qui le joue, et la question
du jeu, de son caractère hiératique, mimétique, « surjoué », est
évidemment centrale dans la relation au spectateur. Très tôt donc, la
question du réalisme sera doublée au théâtre par celle du « naturel ».
Certes, l’intrigue peut comporter des éléments factuels, d’ordre
socio-historique, dont le poids référentiel sera le garant d’une forme
de « réalisme ». Mais toutes les querelles qui feront l’évolution du
théâtre portent moins sur l’intrigue que sur la typologie du personnel
théâtral, et sur sa langue. Que l’on parle de Corneille, de Diderot,
ou de Hugo, tous ces dramaturges critiquent l’esthétique dont ils
héritent au nom d’une forme de vraisemblance nouvellement conçue, dont
la légitimité relève non des règles, mais d’un public auquel il est
fait appel – quitte d’ailleurs à le créer par cet appel –, et qui par
sa reconnaissance, garantit la qualité de la pièce. Mais
reconnaissance est alors à prendre aussi au sens strict : il s’agit
bien de faire des pièces dans lesquelles ce qui est représenté
entretient un rapport de coïncidence avec la conscience du spectateur,
il s’agit bien que le spectateur entende quelque chose de sa façon de
parler, de sa vie, de son rapport au monde. En ce sens, la question du
dialogue au théâtre croise celle de la capacité qu’aurait ce genre à
prendre en charge la reproduction d’une conversation. Entre genre
littéraire – dans lequel le bien-écrire intervient donc de façon
variable selon les époques – et pratique vivante – dans laquelle la
présence corporelle des acteurs, la question de la diction, de la
prononciation, la question du jeu et de l’identification ou de la
distance de l’acteur vis-à-vis du personnage, modifient
considérablement les problématiques strictement textuelles –, le
théâtre demande sans doute une approche particulière de la question de
« réalisme(s) et réalité(s) ».
C’est à travers le
problème spécifique de l’interrogation que nous avons choisi d’aborder
cette réflexion sur le théâtre de Lagarce, en privilégiant deux
pièces : Derniers remords avant l’oubli et Juste la
fin du monde [2]. L’interrogation est en effet un
élément central dans le fonctionnement du théâtre, puisqu’elle a une
vocation toute particulière à assurer progression du dialogue et
enchaînements, en même temps que, dans la spécificité d’une écriture
du XXe siècle, elle se
fait le relais du bégaiement qui traverse tant les pièces de Lagarce
que celles de bien des auteurs de l’époque. C’est lorsque les
personnages s’interrogent (réfléchi et réciproque) que le
spectateur / lecteur peut avoir l’impression d’un disque de la
conscience rayé, qui bute sur des tournures dont la régularité
répétitive, plus que le contenu, vaut expressivité. À l’époque où il
écrit, Lagarce reprend après bien d’autres, la question de la
possibilité et de la nécessité de dire ; après bien d’autres, il bute
sur les difficultés de la parole : la construction lacunaire de bien
des interrogations viendrait imiter la parole induite et à demi
achevée, entre reproduction littéraire de la conversation naturelle et
représentation littéraire encore de l’effort de la conscience pour
saisir ce qui lui échappe.
LA MÈRE. – Tu as
quel âge, / quel âge est-ce que tu as, aujourd’hui ? LOUIS. –
Moi ? / Tu demandes ? / J’ai trente-quatre ans. (JFM,
40)
Conventions
théâtrales et rôle de l’interrogation
L’interrogation
est peut-être d’abord le moyen privilégié de la progression
dialogale, et s’inscrit donc naturellement dans les procédés
classiques du théâtre, et dans ses besoins intrinsèques. Certes, le
comédien incarne un rôle, et sa présence corporelle en est la
caution ; encore faut-il que la coprésence des comédiens à
l’intérieur d’une intrigue représentée crée un sentiment d’adhésion
de la part du spectateur ; et que le déroulement de l’ensemble
accrédite la particularité de chaque moment scénique. La
construction de la scène, les procédures d’enchaînement sont à cet
égard centrales, et l’interrogation, reposant sur l’appel de la
réplique, instituant une contrainte à la fois discursive et
progressive, permet de tisser une trame narrative et une intensité
scénique plus fortes.
Il y a donc, dans
la tradition même du théâtre, des moments privilégiés pour le choix
de la tournure interrogative. Elle peut apparaître par exemple,
rarement chez Lagarce il est vrai [3], comme amorce de scène. Ce procédé
typique du théâtre plonge le spectateur au milieu d’une conversation
déjà en cours, et en l’occurrence pour l’exemple que nous
rencontrons, dans l’évocation d’une scène qui s’est déroulée sans
que le spectateur y assiste. C’est Pierre qui interroge Paul à
propos d’une intention d’Antoine dans DRAO :
Il a voulu te
vendre une voiture d’occasion ? (42)
De la même
manière, Pierre demande à Anne : « Vous partez ? »
(DRAO, 48), ce qui suppose qu’un ou plusieurs acteurs
ont fait des mouvements avant la prise de parole. Et souvent, on
peut avoir le sentiment que la question redouble la gestuelle des
personnages :
Tu lui serres la
main ? / […] Tu ne vas tout de même pas lui serrer la main ? […] Ne
lui serre pas la main, embrasse-la. (JFM, 10)
C’est la reprise
de la question, et sa reformulation – sous forme interro-négative
d’abord (« Tu ne vas tout de même pas lui serrer la main ? »), sous
forme de défense ensuite (« Ne lui serre pas la main »), et sous
forme d’une nouvelle proposition jussive enfin (« embrasse-la ») –,
qui font avancer l’action en suscitant une occasion favorable de
contact direct entre deux personnages, qui ne passe pas pour une
fois par la seule parole. Ce qui aura permis à ce moment-là de
l’action de resémantiser la question apparemment purement
conventionnelle et phatique de Louis embrassant sa belle-sœur :
Vous permettez ?
(JFM, 10)
L’expression
certes liée aux formules de politesse, permet précisément de passer
par-dessus les entorses aux conventions accumulées depuis le début
– ne pas se connaître, se serrer la main – et de repartir sur de
bonnes – tout au moins de meilleures – bases. L’intrigue semble
pouvoir démarrer et les personnages amorcer le dialogue.
La parole en
effet, ou en tout cas la parole partagée, la relation
interpersonnelle, comme dans toute la littérature du XXe siècle, qu’elle soit
logorrhéique ou parcimonieuse, est à tout le moins difficile, et
l’interrogation vient relancer constamment la tentative pour faire
en sorte que la coprésence des personnages sur scène ne soit pas une
addition d’individus séparés, mais bien le rassemblement par le
dialogue d’un groupe – souvent une famille [4] : ce
dialogue, l’écoute et l’approbation de l’autre que cela suppose,
semblent d’ailleurs constamment sollicités par les personnages à
l’intérieur de leurs répliques, qui toujours s’interrompent pour en
appeler à l’approbation, l’adhésion tacite, de l’autre. En
témoigneraient ces quelques répliques de DRAO qui
émanent de divers personnages :
PAUL. – Ce que
nous avions prévu, ce que nous avions dit, on avait tout prévu,
non ? (19)
ANNE. – J’ai cru
comprendre que cela ne se passait pas magnifiquement bien entre
vous… je me trompe ? (25)
HÉLÈNE. – Cela
peut faire un tout petit peu mal, c’est la seule raison, ne
croyez-vous pas ? (26)
ANTOINE. – C’est
le plus beau métier du monde. Non ? (36)
On pourrait
évidemment recenser quelles sont les utilisations les plus appuyées
de ces questions de soutien selon les différents locuteurs ; on
pourrait alors en tirer des conclusions psychologisantes sur la
faiblesse de leur caractère, leur pusillanimité, leurs complexes
d’infériorité [5]. Ce
pourrait être néanmoins un travail inutile : d’abord parce que
chaque personnage emprunte cette voie à plusieurs reprises ; ensuite
parce que ces questions qui ne servent qu’à rassurer le locuteur sur
la possible adhésion de son destinataire dépendent à la fois de
celui-ci mais aussi de celui-là, de l’ascendant général que ce
dernier exerce sur le locuteur mais aussi de l’ascendant provisoire
qu’il exerce à ce moment-là de la pièce et de son intrigue
(situation somme toute provisoire) ; enfin parce que ces personnages
ne sont que des figures, selon la thèse de Julie Sermon [6], dont les tics de langage, dans
leur outrance, reflètent (en même temps que la réalité et la
banalité de nos conversations routinières) l’idée générale d’une
conception du théâtre centrée sur l’impuissance du langage et la
vanité des échanges. Il n’est d’ailleurs jamais répondu à ces
questions pour rien.
Enfin,
l’interrogation est le vecteur privilégié pour la dispense des
informations dont le spectateur / lecteur peut avoir besoin pour
comprendre la situation ; par exemple, la traditionnelle scène
d’exposition pose ainsi les questions indispensables à la
compréhension de l’intrigue :
LA MÈRE. – […]
Louis, tu ne connais pas Catherine ? Tu ne dis pas ça, vous ne vous
connaissez pas, jamais rencontrés, jamais ? ANTOINE. – Comment
veux-tu ? Tu sais très bien. (JFM, 9)
Mais aussi :
Tu as fait un bon
voyage ? (JFM, 11)
ou même, dans ces
circonstances de retrouvailles :
Toi, comment
est-ce que tu vas ? (JFM, 11)
Pourtant, le
factuel est, il faut le dire, bien ténu et se trouve surchargé de
sous-entendus et d’effets de sens – réprobation, étonnement intense,
prise de distance – liés à la tournure interrogative, ou plutôt à la
particularité de son utilisation : comme souvent chez Lagarce,
l’interrogation est le lieu de sous-entendus et de présupposés qui
démultiplient les actes de langage apparents. Ce qui semble une
simple question de la mère adressée à l’un des personnages (« Louis,
tu ne connais pas Catherine ? »), est bien une affirmation
réprobatrice (je désapprouve le fait que mon fils ne connaisse pas
sa belle-sœur) ; en même temps que l’affirmation d’un doute sur la
possibilité que cette affirmation indirecte soit vraie (mais il est
impossible qu’ils ne se connaissent pas) ; et qu’une demande,
indirecte, au second degré, donc, qu’elle soit fausse (dites-moi que
je me trompe, et que vous vous connaissez) ; toutes hypothèses
auxquelles il est coupé court par la question d’Antoine :
apparemment simple réponse – « vous ne vous connaissez pas / comment
veux-tu qu’ils se connaissent » – qui implique par inférence un
ensemble d’éléments connus apportant la réponse, négative,
l’interrogation est ici pourtant curieusement elliptique : « Comment
veux-tu ? ». À question inutile, puisque la réponse est connue de
tous, réponse incomplète, ou plutôt dont on connaît la suite,
puisqu’elle repose sur une formule stéréotypée : « comment veux-tu
que + répétition du syntagme précédent ». Antoine, le fils cadet,
réduit donc la portée informative de cette question prétexte de sa
mère en la court-circuitant : « Tu sais très bien »
(JFM, 9), puis une page plus loin, « Elle sait ça
parfaitement », déjouant ainsi la nature artificielle d’un
formulaire adressé en fait aux spectateurs et destiné à leur bonne
compréhension de l’intrigue.
Ce premier
parcours des interrogatives permet de voir à quel degré cette
modalité s’inscrit dans les conventions du théâtre : elle obéit à la
nécessité d’assurer les liaisons inter- et intrascéniques, de faire
reposer la progression dramaturgique sur une forme de cohérence
thématique et informationnelle, de lier paroles, gestuelles et
action dans un tout homogène, qui assurerait le caractère mimétique
de la représentation, laquelle atteindrait par là un certain degré
de « naturel ». D’autant que les difficultés de l’interrogation
– utiliser une modalité pour une autre, éluder l’explicitation et en
appeler à l’interprétation –, sont représentatives, elles, de la
difficulté de communiquer dont a pris acte toute la littérature du
XXe siècle, et
participent donc à l’intégration en littérature de modes
d’expression qui se voudraient au plus près de la réalité du
dire.
Théâtre et
expression « naturelle »
C’est précisément
cette difficulté de la parole, lieu commun de la littérature du
XXe siècle pour le
moins, qui détermine la forme que peut prendre le « naturel » dans
le théâtre contemporain.
Et c’est bien
cette question du « naturel », variante du réalisme, qui sera
toujours soulevée au théâtre, et qui déterminera l’évolution des
formes. De façon plus générale d’ailleurs, le discours direct est
l’une des pierres d’achoppement de la question du « réalisme » et
traduit parfaitement bien le caractère essentiellement historique de
la notion. Cela sous deux aspects, que l’on retrouve chez Lagarce :
le plus évident est bien sûr celui de la prise en compte de
l’oralité, et des particularités lexico-syntaxiques de la langue
parlée ; le second porterait davantage sur la façon dont la
littérature en général, le théâtre en particulier, seront aptes à
prendre en charge le cheminement de la pensée et de l’expression, le
trajet que prend l’infraverbal avant d’aboutir à l’expression
achevée que peuvent être la conversation, le dialogue, ou encore la
prise de parole.
Qu’en est-il
d’abord de la « langue parlée » ? Il y a loin des quelques
régionalismes du langage des valets du théâtre classique aux
possibilités ouvertes par le théâtre contemporain. On sait
d’ailleurs que Lagarce se montre très sensible à cet aspect :
Je crois que je
suis très porté sur la parole. Les mots, mais aussi les mots
parlés [7]…
Sans parler de la
disposition typographique de ses textes, qui donne nécessairement
une orientation à la diction, et intervient dans le caractère oral,
et vocal, de la profération théâtrale. On peut relever, dans le
cadre de l’interrogation, une prédilection particulière pour les
formes dites orales de l’interrogation, qui reposent sur la seule
intonation et se passent de tous les marqueurs interrogatifs que
seraient inversion du sujet ou morphèmes interrogatifs (en
interrogation totale tout au moins). Nous pouvons bien sûr y voir
une façon de rechercher les formes relâchées, quotidiennes, de
l’expression. L’oralité rejoint alors volontiers la banalité, comme
le note Marion Boudier :
Le désir de dire
la vérité d’une réalité intime entraîne […] une recherche de
simplicité, de banalité [8].
On peut
interpréter dans ce sens la multitude de questions qui appartiennent
aux actes rituels comme les « Tu vas bien ? » de la première scène
de DRAO (11), les constantes répétitions de syntagmes
plutôt stéréotypés, au lexique très pauvre, proches du refrain, dont
on pourrait penser qu’elles freinent la progression dramaturgique et
empêchent l’adhésion, sauf à considérer précisément qu’elles
interviennent dans l’ensemble de ces éléments saisis dans les
conversations réelles, et qu’elles entrent dans une stylistique du
naturel. Il en va ainsi de la ritournelle désabusée et faussement
satisfaite des Qu’est-ce que cela fait ?, que l’on
trouve dans tant de pièces de Jean-Luc Lagarce :
[…] et moi, la
Fille, / j’oubliais tout, / qu’est-ce que cela fait ? / Qu’est-ce
que cela pouvait bien me faire ? / J’oubliais tout et c’était parti
[…] [9].
- dès les
premières répliques des Prétendants :
Je ne t’ai pas
demandé de venir. Tu es là. Tu fais comme tu veux. Qu’est-ce que
cela fait [10] ?
[…] même si ce
n’est pas vrai, un mensonge qu’est-ce que ça fait ? (39)
- abondamment
dans DRAO [11] :
ANTOINE. – C’est
idiot, qu’est-ce que cela fait ? Qu’est-ce que cela peut vous
faire ? Non ? (17)
HÉLÈNE. – Oh, et
puis, qu’est-ce que cela fait ?… (19, à deux reprises)
HÉLÈNE. –
Qu’est-ce que cela fait aujourd’hui ? (26)
HÉLÈNE. –
Qu’est-ce que cela fait ? Rien de très vital. (47)
PIERRE. –
Qu’est-ce que cela fait ? (50)
PAUL. – Et puis
aussi, qu’est-ce que cela fait ? (51)
Mais la langue
parlée, c’est aussi la langue dans laquelle se parlent effectivement
les gens ; elle est donc évidemment un lieu hautement sociologique,
représentatif par exemple dans bon nombre des pièces de Lagarce, des
relations qu’entretiennent les membres d’une même famille. On notera
également que ces questions sont souvent des substituts de négation,
suivant en cela les observations de Jean-Claude Anscombre et Oswald
Ducrot [12].
L’absence des marqueurs interrogatifs n’est peut-être pas seulement
une marque d’oralité ; elle facilite le glissement d’une modalité à
l’autre :
Qu’est-ce que
j’ai dit ? / Je ne t’ai rien dit, je ne lui dis rien à celui-là,
/ je te parle ? (JFM, 12)
dit Suzanne à
Antoine, dans un ensemble où l’interrogative vient gloser deux
assertions négatives, à la fois similaires – ne rien dire – et
différentes (par le jeu sur les temps passé
composé / présent ; et les pronoms
t’ / lui) ; tandis que l’interrogative avec le
verbe parler et la formule stéréotypée opposant les
valeurs de « dire » et « parler », joue un rôle de clausule
formulaire. Ce glissement est très fréquent, notamment dans des
reformulations, bien représentées par l’exemple suivant :
[…] pourquoi
est-ce que tu dis ça, ne me dis pas ça. (JFM, 13)
Reformulations
dans lesquelles l’intonation est essentielle : l’interrogation joue
alors son rôle dans un dispositif d’alternance de modalités
phrastiques qui permettent d’intégrer sur scène des modulations
différentes – que l’on peut prendre peut-être comme la
représentation mimétique de l’alternance ou de l’ambiguïté des
sentiments véhiculés au travers des conversations. Pour un autre
exemple, nous choisirons la réplique de Pierre qui réagit au
jugement d’Hélène en présence de Paul :
Taciturne ce
n’est pas un défaut, c’est un défaut ? (DRAO, 18)
Cette question de
Pierre est très orientée puisqu’il formule préalablement sous forme
assertive la réponse attendue, celle qu’il souhaite et qui ne vient
pas, ni de la part d’Hélène, ni de la part de Paul. Il y a donc une
ironie scripturale très poussée chez Lagarce qui dévoie les usages
conventionnels de la langue. Malgré le but précis et affiché de
chacune des questions, une malveillance généralisée fabrique un
cotexte où seul l’écho répondra. La mission interrogative a échoué :
le personnage qui en faisait une planche de salut pour qu’une
adhésion se crée entre son interlocuteur et lui ne peut que
constater, dépité, qu’il a fait fausse route ou tout du moins que la
vérité qu’il cherche à imposer ne rencontrera jamais l’acquiescement
de la cible concernée.
Alors,
effectivement, la quête du naturel passe, avec le XXe siècle, par ce que Marion Boudier
commente dans « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel » :
Dans ce théâtre
intime et autofictif, l’épreuve du réel est aussi [en plus d’un
aspect plus traditionnellement réaliste lié aux considérations
sociologiques dans Derniers Remords sur le retour de la
génération de 1968 à une réalité bourgeoise et matérialiste – les
avocats-crevettes pointés par Lise dans son monologue] une quête
individuelle de vérité. […] Le désir de dire la vérité d’une réalité
intime entraîne une écriture tâtonnante, qui progresse par reprises
et variations [13].
Ce que
l’insertion constante de modalités interrogatives dans des
propositions incidentes vient confirmer.
De ce fait, une
lecture pragmatique des interrogatives est parfaitement possible, et
fait entrer la question dans un ensemble de stratégies
argumentatives, dont le but, lors de l’échange, est d’obtenir
l’adhésion d’un interlocuteur en général chez Lagarce fort
récalcitrant. De nombreuses questions représentent une tentative
d’obtenir une confirmation du destinataire :
- question
exclamative en forme de plainte :
HÉLÈNE. – A-t-il
besoin de toujours tout te raconter ? (DRAO, 23)
PAUL. – Ce que
nous avions prévu, ce que nous avions dit, on avait tout prévu,
non ? (DRAO, 19)
ANNE. – J’ai cru
comprendre que cela ne se passait pas magnifiquement bien entre
vous… je me trompe ? (DRAO, 25)
HÉLÈNE. – Cela
peut faire un tout petit peu mal, c’est la seule raison, ne
croyez-vous pas ? (DRAO, 26)
ANTOINE. – C’est
le plus beau métier du monde. Non ? (DRAO, 36)
On pourrait donc
penser que les traits ainsi réunis concourent à l’effet de naturel
tel qu’on le conçoit au XXe siècle, et inscrivent bien le
théâtre de Lagarce dans ce type d’esthétique ; mais trop d’éléments
virtuellement possibles dans les conversations, de façon trop
explicites, sont présents en même temps dans les dialogues de
théâtre de Lagarce : si le dispositif de la reformulation, de
l’autocorrection, de l’épanorthose, si la recherche de la banalité
et d’une certaine forme d’oralité peuvent entrer dans un projet de
« langage comme surpris » sur lequel Pierre Larthomas fonde
l’illusion d’un réalisme stylistique au théâtre [14], ils
fonctionnent nettement moins avec cette valeur dans le cadre de
l’interrogation pratiquée par Lagarce.
Dysfonctionnements
contemporains
C’est peut-être
ce qui me pousse vers l’écriture théâtrale […] : je suis fasciné par
la manière dont, dans la vie, les conversations, les gens – et moi
en particulier – essaient de préciser leur pensée à travers mille
tâtonnements… au-delà du raisonnable [15].
« Au-delà du
raisonnable » : le naturel vire dès lors à une forme d’artifice,
dont on peut se demander si elle n’a pas à voir avec le goût de
Lagarce pour le roman, et avec l’intrusion au théâtre de
problématiques plutôt réservées jusque-là à la forme romanesque, en
particulier celles de la représentation de la pensée intérieure.
Il faut déjà
noter que la langue des personnages n’est pas toujours empreinte de
la familiarité jusque-là relevée : la typographie délinéarise
l’expression, lui donne une rythmique qui est peut-être celle du
souffle, peut-être celle de la segmentation de la pensée et des
unités de sens telles qu’elles se dessinent dans l’esprit. On
constate en tout cas que ces longues tirades qui dévient souvent
vers le soliloque ne relèvent plus de la langue parlée, ni relâchée,
comme le prouverait la présence plus fréquente, plutôt que du
contracté ça, de la forme longue du démonstratif
cela, dans le refrain identifié Qu’est-ce que
cela fait ? ; on constate de même que le relâchement que l’on
peut certes repérer est pourtant largement compensé par les
phénomènes d’hypercorrection souvent pris en charge par les
interrogatives. Les personnages lagarciens, engoncés dans le
protocole, se montrent particulièrement vigilants et, pour éviter
d’être corrigés et humiliés, ils adoptent une langue où se manifeste
une tendance à l’autocorrection :
[…] je suis
certainement la personne qui fait (qui fasse ?), qui fait le moins
d’histoires. (DRAO, 15)
Je lui expliquais
seulement pourquoi je m’étais permis – permise ? – cette
expression : taciturne. (DRAO, 20)
[…] avant même
que nous nous marions, mariions ? (JFM, 226)
[…] et ce n’est
pas être méchante / (méchant, peut-être ?) / et ce n’est pas être
méchant, oui […]. (JFM, 233)
[…] une
« recommandation » que tu t’es fait, faite ? Merde.
(JFM, 251)
Cette utilisation
littéraire des scories du langage qui se confond avec une attitude
langagière courante que la sociolinguistique a dégagée depuis bien
longtemps [16] pourrait relever d’un effet de réel stylistique,
mais elle a aussi à voir avec un processus de déprogrammation de la
nature dialogale – comme dialogique – de la parole théâtrale : s’il
y a dialogue, c’est moins dans le cadre d’un échange que de
l’opposition de l’un à l’autre, ou même du déni vis-à-vis de ses
propres propos ; la tirade se fait soliloque, dans un mouvement de
représentation de la pensée – la sienne, et pourquoi pas, celle des
protagonistes.
Le personnage
doit s’accommoder du silence de son interlocuteur qui ne semble pas
prêt à entrer de plein fouet dans l’échange interpersonnel et à se
prêter ainsi entièrement au jeu. Choisissant de prendre les devants,
celui qui engage le dialogue ne cherche pas tant à alimenter la
conversation qu’à exposer la part supposée secrète de son
partenaire. Fort de son expérience et de ses certitudes, il entend
non sans orgueil entrer en totale empathie avec « l’autre » au point
de pouvoir deviner et formuler ses pensées. Tel un clairvoyant, il
met en mots ce qui est censé échapper à la scène et au dialogue mais
aussi au conscient [17].
C’est à partir de
ces vérités que le personnage assène à autrui sur autrui lui-même
que la question intervient, comme une recherche prudente de la
caution de celui qu’il dissèque.
On a alors
affaire soit à une question qui relève de la fonction phatique pour
s’assurer que l’interlocuteur auquel il est dit ses quatre vérités
les reçoit bien :
Hélène à Pierre :
Tu notes ça dans un des petits recoins obscurs de ta tête : nous ne
sommes plus rien l’un pour l’autre, toi et moi, rien de rien, plus
mariés, tu m’entends ? (DRAO, 20)
Et le martèlement
des cadences en trois syllabes en fin d’énoncé a déjà le même but
d’alerte vis-à-vis de l’interlocuteur.
Soit on est face
à une demande d’assentiment qui peut aller, selon la capacité de
l’interlocuteur à accorder sa préférence au silence, jusqu’à la
supplique ou la requête et se couvrir d’une vaine valeur
illocutoire :
Pierre à Paul :
Vous n’allez pas me faire, tour à tour, votre petite scène ?
(DRAO, 43) / Tu as entendu, Paul ? Franchement est-ce
que je souriais [18] ? (DRAO, 45)
Nous pourrions
d’ailleurs observer une prosodie différente (voix descendante de
haut à moyen) dans ces questions où le locuteur cherche à déduire de
l’attitude d’autrui, de ce qu’il sait de son passé ou croit savoir
de son existence, des jugements péremptoires [19] par lesquels il se défoule. C’est le signe
que la question ne souhaite pas nécessairement l’assentiment du
destinataire, mais simplement une forme « d’accusé de réception »,
qui ne préjuge d’aucun dialogue, d’aucun échange ; et qui permet de
penser tout au contraire, qu’il n’y a là aucune demande
d’informations. En somme, la question sous cette forme et dans ce
contexte déroge totalement au fonctionnement linguistique qui
devrait être le sien. Ce sont, à plus forte raison, des questions
complètement inutiles dans les quasi-monologues [20] qui s’instituent régulièrement. Ce
dispositif oblige à sentir les interrogations comme des paliers par
lesquels, en se posant presque des questions à lui-même tant le
destinataire s’enferre dans le mutisme, le locuteur cherche à la
fois à se convaincre et à persuader l’autre ; il s’agirait de
questions à double valeur argumentative, comme on peut le comprendre
par exemple dans ce propos d’Anne à Pierre (qui ne confirmera que
très tardivement qu’il est très attentif aux propos de son
interlocutrice quémandeuse) :
Vous n’avez fait
aucun travaux ? […] Vous restez silencieux ? […] Vous voyez, vous
saisissez ce que je veux dire ? […] Vous ne répondez pas ?
(DRAO, 25)
Le retour
interrogatif à intervalles réguliers lors du quasi-monologue d’Anne
fonctionne comme une espèce de point d’appui grâce auquel : 1) la
locutrice tente de se rassurer, 2) le soliloque peut se poursuivre ;
mais ce, jusqu’à un certain degré d’aveuglement que la quatrième
question plus insistante, plus sommative, moins alternative, ne peut
prolonger. Le silence de Louis provoque dans JFM les
mêmes questions incitatrices dont on a bien l’impression qu’elles
sont prononcées sans conviction chez un interlocuteur
occasionnellement prolixe, comme Suzanne à la scène 3 [21] ou comme la Mère à la scène 8.
Au-delà de ces
questions intérieures et sporadiques qui dénoncent le mutisme
paradoxal des figures lagarciennes, nous rencontrons avec plus de
fréquence le cas des suites interrogatives dont certaines pièces de
Lagarce ont fait leur figure maîtresse :
MARTHE. –
Donnez-moi, donne-moi d’autres éléments. Pouvez-vous vous décrire ?
Quel est votre âge ? Avez-vous un prénom ou un pseudonyme ? Est-ce
que tu t’appelles Pierre ou Paul [22] ?
Deux répliques
plus loin :
Avez-vous des
goûts particuliers ? (Moi, mon prénom est Marthe.) Quelles sont les
choses que vous préférez ? Quelle est la qualité que vous préférez
chez une femme ? Un homme ? Vos héros de la réalité favoris ?
Avons-nous un point commun, ou en avions-nous un, ou en avons-nous
eu un, ou n’en avions-nous pas un ?
Trois répliques
plus loin :
On se disait
« tu » ? Je vous disais « tu » et tu me disais « tu » ? Ah ?
LOUISE. – Paul,
tu m’entends ? Je sais que tu m’entends. Ne fais pas l’imbécile.
Paul ! Réponds-moi. Paul, pourquoi est-ce que tu ne parles pas,
regardes pas, vois pas, écoutes pas ? Paul ? C’est moi, c’est
Louise, tu te souviens. Louise ! Avant, tu ne connaissais que ce
prénom-là, que ce mot-là à la bouche ! Est-ce que tu m’aimes
toujours ? Est-ce que tu m’aimais vraiment, est-ce que j’avais
raison de te croire ? Est-ce que tu crois que je te croyais ? Paul ?
Est-ce que je t’aimais ? Pourquoi est-ce que tu m’aimais, si tu
m’aimais ? Est-ce que tu m’aurais aimé, « tout de même », avec un
œil crevé ? Réponds ! C’est Louise ! Les deux yeux crevés de Louise,
tu m’aurais aimée « tout de même » ? Et si j’aimais quelqu’un
d’autre, est-ce que tu m’aimerais en silence ? Et si j’avais
toujours aimé quelqu’un en silence, qu’est-ce que tu dirais ?
Paul [23] ?
PIERRE. – Tu
pars ? Tu vas où ? Je te raccompagne ? C’est loin ? Chez toi ?
Ailleurs ? Souhaites-tu rester seule ? Bon [24].
Ce que les
successions de questions font apparaître, au-delà d’une plongée
irréelle dans les limites d’un langage névrotique, c’est que la
quête d’informations est un pur prétexte :
HÉLÈNE. –
Qu’est-ce que tu dis ? Pourquoi dis-tu que j’ai dit cela sans y
penser ? (DRAO, 16)
Cette manière
d’enchaîner deux questions partielles, l’une portant sur l’objet
l’autre sur la cause, est un artifice du langage oral. L’objet sur
lequel porte la première interrogation devient, remplacé par une
complétive dans la question suivante, un élément connu. Forcément,
il a pour référent le propos de Paul qui précède immédiatement cette
réplique. La première interrogation, seule, pouvait à la limite
passer pour une demande de reformulation. S’affinant vers une
recherche des causes, elle s’annule en tant que question pure et se
transforme en une simple explicative qui montre le désaccord du
locuteur. Hélène ne questionne pas du tout Paul : à travers cette
succession, elle affirme son désaccord.
De plus, il n’y a
pas un énoncé cadre, idéal, qui accueille des variantes avant
d’aboutir : les questions qui se suivent sont chacune complètes.
Elles se mettent en successivité et non en simultanéité comme le
font les épanorthoses des énoncés déclaratifs ; autrement dit, les
questions dupliquées se déroulent plus volontiers sur l’axe
syntagmatique quand les assertions glissent l’une dans l’autre sur
l’axe paradigmatique. C’est ce déroulé interrogatif artificiel qu’il
faudrait schématiser pour mieux saisir les rouages des actes de
langage. Or, nous remarquons que les questions de Lagarce
s’orientent assez régulièrement vers l’acte d’énonciation lui-même
et l’accompagnent comme un métadiscours. Il devient alors tout à
fait logique que le verbe dire intervienne fréquemment
dans des tournures interrogatives et, corollaire à peu près induit,
les questions qui s’interrogent sur les paroles qui viennent d’être
prononcées sont pléthoriques dans les œuvres de Lagarce. Ces paroles
auxquelles les personnages font référence apparaissent sous une
forme pronominale : soit un pronom personnel comme dans « comment le
dire ? », soit un pronom démonstratif dans des tours comme
« pourquoi dis-tu cela ? », soit un pronom interrogatif du type
« qu’est-ce que j’ai dit ? ». De fait, ces trois interrogations sont
les trois catégories que Lagarce emploie essentiellement (des
tournures interrogatives avec dire qui auraient une
autre fonction sont très exceptionnelles) :
- comment le
dire ? = question à soi-même sur la validité du dire (souvent en
liaison avec un emploi autonyme) [25] ;
PIERRE. – Comment
est-ce qu’on dit ? (DRAO, 23)
HÉLÈNE. – […]
comment est-ce que je pourrais dire ça ? (DRAO, 46)
SUZANNE. – […]
comment est-ce qu’on dit ? / elliptiques [26]. (JFM, 19)
- pourquoi dis-tu
cela ? = demande de précision (teneur et surtout cause) sur le
dire d’autrui (accessoirement sur celui d’un tiers) [27] ;
PAUL. – Pourquoi
est-ce que tu dis ça ? (DRAO, 48)
CATHERINE. –
Pourquoi dites-vous ça : / « il a dû vous prévenir contre moi » […].
(JFM, 31)
ANTOINE. – Je
suis un peu brutal ? / Pourquoi tu dis ça ? (JFM,
65)
- qu’est-ce que
j’ai dit ? = fausse question équivalant à la dénégation ou à
l’exclamation [28].
PIERRE. –
Qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai encore dit ? Qu’est-ce
qui te prend ? (DRAO, 43)
ANTOINE. – […]
franchement, franchement / qu’est-ce que j’ai dit ?
(JFM, 16)
ANTOINE. – […] y
a-t-il quelque chose de désagréable à ce que je dis ?
(JFM, 64)
Or, ces trois
questions prototypiques du théâtre lagarcien ne trouvent pas de
réponses parce qu’elles sont toutes, soit fondues à l’intérieur
d’une tirade, soit dénonciatrices de la mauvaise foi ambiante ou de
la mauvaise foi du locuteur lui-même. Posées dans le dialogue sans
le souci qu’un tiers en profite pour capter la parole, elles offrent
des enchaînements qui fondent des microstructures systématiques de
l’intrigue : quelqu’un cherche comment dire ce qu’il a à dire, un
autre lui demande (choqué ou seulement curieux) ce qu’il a dit ou
pourquoi il a dit cela ou pourquoi il a dit cela comme ça, et devant
la proportion que prennent les mots, on finit par se demander ce que
l’on a bien pu dire pour que la boule de neige finisse par nous
écraser, on finit par démentir les propos ou les intentions
qu’autrui leur prête.
Il faut donc
distinguer le dispositif expressif des suites interrogatives, qui
consiste à reformuler pour préciser, de l’épanorthose, figure
majeure du style lagarcien, qui fonctionne, elle, dans les contextes
assertifs sur des digressions, des reformulations, des gloses
métalinguistiques [29], et dont Armelle
Talbot a analysé les valeurs et les enjeux dans un article
célèbre.
Par les multiples
corrections qu’il fait supporter à ses énoncés, le personnage
tend à
instabiliser ce qui vient d’être dit pour l’évider, pour en
renégocier le passage et empêcher qu’il ne s’érige comme passé : le
dernier mot choisi [la dernière tournure offerte avec ses nuances et
variations] ne se substitue pas aux précédents mais les décentre et
les irréalise […]. D’autre part, la parole tend à anticiper les
objections qui pourraient lui être faites et intègre d’innombrables
dialogues virtuels qui intériorisent l’agôn susceptible
d’advenir […]. Deux mouvements contradictoires sont donc ici à
l’œuvre : déprise de soi et du sens dans une parole tremblée qui
multiplie les repentirs ; confiscation du dialogue dans une parole
clôturée qui cherche à contrôler [ou anticiper] l’avenir. Or, tout
contradictoires qu’ils soient, ces deux mouvements sont
indissociables : la parole ne revient en arrière que parce qu’elle
ne cesse de se projeter en avant [30].
Il semble donc
que l’enfermement du personnage dans son univers intérieur a pour
conséquence de forclore toute possibilité de dialogue. Les
nombreuses suites interrogatives débordantes (chez Pierre dans
DRAO : p. 13, 20, 43, où elles font écho à celles
d’Antoine, frère de Louis, dans JFM : p. 214-216 et
265-270) prennent alors une coloration hautement pathétique par la
faculté qu’elles ont à traduire l’instabilité des personnages dont
la quête n’atteint jamais son objet, l’instabilité du fonctionnement
de la parole qui échoue à être interindividuelle et à assurer sa
fonction de communication, encore moins d’expression de soi ou des
autres. La parole qui rend alors son rôle plein aux rites de langage
traditionnellement dévalorisés, seuls aptes à affirmer le lien,
prudemment dénué de tout contenu.
Conclusion
Un peu
hâtivement, Jean-Pierre Thibaudat écrit : « “Comment dire ?” la
question beckettienne, première et ultime, est familière aux
personnages de Lagarce » [31]. Mais ce n’est justement
que la première étape d’un système interrogatif qui finira
sempiternellement par des reproches. Alors la question de Lagarce
serait plutôt : « comment ne pas dire ? » ; question nullement
rhétorique mais tout à fait insoluble. Comment ne pas parler, ne pas
céder à la parole, ne pas se laisser tenter par cette si complexe
mais si accessible consolation des mots vengeurs quand tout conspire
à nous troubler ? Ou, une fois que l’on a conscience des risques de
la confession, comment faire accepter à autrui que l’on veut garder
le silence ?
Se taire ce
n’était pas possible, d’autres questions encore : Pourquoi ne
parles-tu pas ? […] Vous ne cessiez de m’interroger, me demander des
nouvelles de mon corps, ma tête, est-ce que je vous aimais, et
chacun plus que l’autre, cela n’en finissait pas.
(DRAO, 27)
La question est
une agression douce et c’est en cela qu’elle prend une place de
choix dans le théâtre lagarcien. Surtout, les questions orientées,
les questions successives ou les questions qui interrogent sur les
paroles immédiates, permettent d’éviter des questions plus
anciennes, plus douloureuses, celles autour desquelles toutes les
arrière-pensées convergent sans les formuler : les questions qui
tuent ! On rit de cette expression excessive mais elle existe
conceptuellement chez Lagarce, en creux. On en verrait d’ailleurs
une ébauche dans cette question impossible que tente finalement Anne
à la fin de DRAO, qui rencontrera l’hostilité de son
époux et provoquera la fuite des autres personnages :
ANNE. – Qu’est-ce
qu’elle a cette fille dont on ne parle jamais ? (DRAO,
46-47)
La question est
répétée quatre fois, volontairement, par une Anne qui décide de
mettre les pieds dans le plat. Ce sont des questions comme celles-là
que les personnages évitent. Et quand on ne peut pas poser les
vraies questions, ou quand il est vain de penser que les vraies
questions existent, pourquoi, comme les personnages lagarciens, ne
pas se replier sur le phatique, seul lien affirmé, dépourvu de
pathein ?
1 | Roland Barthes,
Leçon, Paris, Seuil (Points), 1978, p. 21. | 2 | Les
éditions de référence sont : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du
monde [1990] (désormais cité JFM), Besançon, Les
Solitaires intempestifs, 1999 ; et Derniers remords avant
l’oubli [1987] (désormais cité DRAO), in
Théâtre complet III, Besançon, Les Solitaires
intempestifs, 1999. Les paginations sont indiquées entre parenthèses à
la suite des extraits cités. | 3 | Ce procédé s’inscrivait pourtant dans une recherche du
naturel, et permettait d’intégrer à la scène des informations dont
le spectateur pouvait avoir besoin, tout en faisant l’économie d’un
certain nombre de scènes. Liant haut degré d’information et ellipse
scénique, il donnait à la scène une densité favorable à la
captatio du spectateur. On note donc que ce procédé est
refusé – en tout cas minoré – par Lagarce, qui préfère souvent des
formes de distanciation. | 4 | Que ce soit, selon un clivage
proprement lagarcien, la famille dont on est issu ou celle qu’on
s’est choisie ; et au-delà, la troupe, situation fréquente dans les
pièces à dimension chorale de Jean-Luc Lagarce. | 5 | Ce serait
certainement Anne et Catherine qui alors remporteraient la
palme : ANNE. – Elle a une sœur, je crois, je ne me trompe
pas ? (DRAO, 21) ANNE. – Est-ce que vous n’avez
pas dit cela ? Je me trompe ? (DRAO, 22) | 6 | Julie Sermon, « L’entre-deux
lagarcien : le personnage en état d’incertitude », in
Problématiques d’une œuvre, Geneviève Jolly, Didier
Juillard et Andrée Pascaud (dir.), Besançon, Les Solitaires
intempestifs, 2007, p. 57-79. | 7 | Jean-Luc Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie »
[1995], entretien avec Lucien Attoun et Jacques Gayot,
Gennevilliers, Théâtre / Public, n° 129, mai-juin 1996,
p. 5. | 8 | Marion Boudier, « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du
réel : le réalisme suspendu de Derniers remords avant l’oubli
et Juste la fin du monde », in Lectures de
Lagarce, « Derniers remords avant
l’oubli », « Juste la fin du monde », Catherine
Douzou (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Didact
Français), 2011, p. 93. | 9 | Jean-Luc Lagarce,
Music-hall [1988], in Théâtre complet III,
p. 69. | 10 | Jean-Luc
Lagarce, Les Prétendants [1989], in Théâtre
complet III, p. 109. | 11 | On pourra remarquer que l’insertion du pronom
nominal désignant le destinataire dans une réplique de Paul
change, avec la signification, les valeurs suggestives de cet
énoncé, et par là même son appartenance à un paradigme lagarcien
proche de la litanie : « Tu pourrais être conciliant, qu’est-ce
que cela te fait ? » (DRAO, 42). | 12 | Jean-Claude
Anscombre et Oswald Ducrot, « Interrogation et argumentation »,
Langue française, n° 52, 1982, p. 5-22. | 13 | Marion
Boudier, « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel… »,
p. 93. | 14 | Pierre Larthomas, Le
Langage dramatique, Paris, A. Colin, 1972. | 15 | Jean-Luc Lagarce, « Vivre le théâtre et sa vie »,
p. 7. | 16 | Dès qu’un
locuteur se sent surveillé (par exemple lorsqu’on branche devant lui
un appareil d’enregistrement ou qu’il se trouve devant des
interlocuteurs qui lui sont hiérarchiquement ou intellectuellement
supérieurs), il a tendance à utiliser une langue proche d’un bon
usage (la représentation qu’il en a) qu’il ne maîtrise pas toujours,
et il prend des risques en n’utilisant plus sa prose habituelle et
en employant des tournures syntaxiques ou des lexèmes dont il vient
à douter dès qu’énoncés : paradoxalement, pataquès, solécismes,
maladresses peuvent affluer alors que le locuteur fait des
efforts. | 17 | Marie-Isabelle Boula de Mareuil, « (À) la place de
“l’autre” », in Lectures de Lagarce…,
p. 124. | 18 | Franchement est ici adverbe
d’énonciation, qui remplacerait une incidente comme « parle-moi
franchement », « avoue ». | 19 | Louise Fontaney, « À la lumière
de l’intonation », in La Question, Catherine
Kerbrat-Orecchioni (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon,
1991, p. 113-161. | 20 | Voir sur ce point les travaux
d’Anne Ubersfeld. | 21 | Il est en revanche notable que
la fréquence des questions est tout à fait moindre dans
JFM par rapport à DRAO. Même si Suzanne
interroge son frère aîné, ces interrogations sont formulées comme
des questions rhétoriques. Et, en fin de pièce, l’interrogation
disparaîtra complètement de la longue tirade d’Antoine (II, 3).
C’est que la sœur et le frère ont amassé un nombre important de
certitudes pendant l’absence de Louis et qu’ils finissent
(spontanément pour Suzanne, forcé-contraint pour Antoine) par les
déverser d’une traite sans prendre la peine ou le risque d’une
riposte. La seule interrogation du dernier échange de
JFM sera, en fin de tirade, l’appel d’Antoine :
« Louis ? » (75). | 22 | Jean-Luc Lagarce, La Photographie
[1986], in Théâtre complet II, Besançon, Les Solitaires
intempestifs, 2000, p. 251-252 [en incluant les deux citations qui
suivent]. | 23 | Ibid.,
p. 254-255. | 24 | Ibid.,
p. 259. | 25 | DRAO, p. 22, 23, 29, 46 ;
JFM, p. 212, 218, 219, 221, 222, 223, 251, 265, 269,
270. | 26 | Dans les répliques que la dernière œuvre de Jean-Luc
Lagarce emprunte à JFM comme à une matrice, l’auteur
pratique des rallonges où l’interrogation vient suivre les mêmes
schémas que dans l’œuvre initiale. Ainsi, la première réplique
longue de Suzanne (I, 1) insère une nouvelle occurrence de recherche
lexicale : « Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi, tu ne
changes pas, il ne change pas, je n’ai pas du tout oublié cette
attitude, comment est-ce qu’on dit ? La réserve distante, comme ça
que je l’imaginais, ce que j’avais gardé en tête, il ne change pas »
(Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain [1995], in
Théâtre complet IV, Besançon, Les Solitaires intempestifs,
2002, p. 307). | 27 | DRAO, p. 12, 13,
14, 16, 20, 22, 30, 44, 48 (DRAO, p. 10, 11, 13, 14,
19, 22, 31, 48, 52) ; JFM, p. 31, 55, 60,
65. | 28 | DRAO, p. 53, 58 ; JFM,
p. 12, 13, 14, 16, 41, 64, 65. | 29 | Voir la
typologie dressée par Bertrand Chauvet et qu’il appelle
« tressage », « poétique de l’accordéon » (Bertrand Chauvet et Éric
Duchâtel, « Juste la fin du monde »,
« Nous, les héros » : Jean-Luc Lagarce, Paris,
SCEREN-CRDP de Paris, 2007, p. 99-105). | 30 | Armelle Talbot, « L’épanorthose : de la parole comme
expérience du temps », in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement
dramatique, Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette
(dir.), Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008,
p. 264-265. | 31 | Jean-Pierre Thibaudat, Jean-Luc Lagarce,
Paris, Culturesfrance, 2007, p. 78. |
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