Dossier : Réalisme(s) et Réalité(s)


Le morphème si dans les Fables I à VI de La Fontaine

Laurence Bougault

Université Rennes II, Lidile

bougault.laurence@gmail.com

Résumé :
Le morphème si pose bien des problèmes au linguiste, et plus encore aux candidats aux métiers de l’enseignement. On proposera donc ici un classement simple qui nous semble cohérent, selon une approche guillaumienne, avec l’idée que si possède un signifié de puissance qui est essentiellement un mouvement orienté du thétique vers l’hypothétique. À l’issue de cette typologie, on verra en quoi la fréquence du morphème si permet d’éviter l’écueil d’une approche trop genettienne du récit dans les Fables qui doivent être appréhendées dans toute la spécificité de l’apologue comme sous-catégorie bien spécifique du récit.

Abstract:
The morpheme si is quite difficult to observ in linguistic and specially for candidates to a career in teaching. We therefore propose here a simple class that seems consistent according to a Gustave Guillaume’s approach, with the idea that si is essentially a movement of prosthetic oriented towards the hypothetical. Following this typology, we’ll show how the frequency of the morpheme si can help to avoid the pitfall of an overly genettienne anderstanding of what is narrativity in Fables, that must be understood throughout the specificity of the apologue as a subcategory of narrative writing.

Le morphème si, de même que le morphème que, semble souvent d’une plasticité aussi bien sémantique que syntaxique propre à dérouter… Sa fréquence dans les Fables de La Fontaine est assez importante pour qu’on puisse questionner les occurrences sur cette plasticité syntaxique et se demander quels sont les enjeux stylistiques d’une telle représentation. De fait, dans le premier recueil, on rencontre 101 occurrences du mot si.

Cohérence de si en langue : petit essai de classement des emplois canoniques de si

Gustave Guillaume considère que les deux morphèmes que et si fonctionnent selon un microsystème, que indiquant que ce qui suit est orienté vers le thétique alors que si est orienté vers l’hypothétique.

Comment alors considérer les divers emplois de si : comparatif, hypothétique, intensif, etc. ; selon quel continuum sémantico-syntaxique ? D’autre part, à quel moment et sur quel critère considérer si comme une conjonction et si comme un adverbe…

Les grammaires ne nous aident guère : « Si est de toutes les conjonctions circonstancielles celle dont la syntaxe est la plus singulière » [1].

En réfléchissant aux différents emplois de si [2], on en vient à constater qu’il existe un seuil qui permet d’articuler les emplois hypothétiques et les emplois thétiques. Il semble en outre y avoir une corrélation entre la répartition conjonction / adverbe et la répartition hypothétique / thétique. De façon cohérente, le seuil se situe dans les emplois corrélatifs où si est adverbe mais se trouve couplé à une conjonction. Si le mouvement de si est fondamentalement rétrospectif, on devra alors considérer que la saisie précoce est du côté du thétique, alors que la saisie tardive, celle où le mouvement est le plus achevé, est au niveau de l’hypothétique. Il est intéressant alors de voir que le système pose l’adverbe comme antérieur, du point de vue de la genèse, à la conjonction, ce qui reste d’une extrême cohérence, puisque l’adverbe travaille sur le simple alors que la conjonction opère pour créer du complexe (subordination). Les systèmes corrélés représenteraient du coup un état intermédiaire où le système de subordination est en train de se mettre en place, sans avoir atteint l’entier de son potentiel.

Je proposerai donc un parcours qui remonte du plus achevé (système hypothétique) où le fonctionnement de si est le plus abouti et le plus représentatif de son signifié de puissance, vers le plus précoce, où l’effet discursif peut sembler contradictoire par rapport au signifié de puissance à cause de la présence d’un seuil d’inversion ou de renversement du thétique vers l’hypothétique.

De fait, si la saisie a lieu avant le seuil qui sépare le thétique de l’hypothétique, l’effet de sens n’est pas un effet d’hypothèse, mais au contraire un effet de sens thétique, le plus fort étant celui de l’assertion visant à inverser le mouvement de négation. On remarque une grande similitude de fonctionnement rétrospectif entre les morphèmes si et de, qui, dans le domaine du nom, sert lui aussi d’inverseur.

Alors que la conséquence est encore du domaine du thétique, la concession apporte déjà en elle une valeur hypothétique. Celle-ci se retrouve pleinement dans l’introduction de la proposition subordonnée interrogative indirecte où l’actualisation (la thèse) est suspendue. Enfin, au terme du mouvement, on trouvera la structure hypothétique où si suffit à indiquer l’inactualisation sans qu’elle ait besoin d’être portée par le mode du verbe.

On remarque l’extrême cohérence du système dans la mesure où les emplois thétiques sont des emplois adverbiaux alors que les emplois hypothétiques sont des emplois conjonctifs, les systèmes corrélatifs, situés de part et d’autre du seuil thétique / hypothétique, portent à la fois l’adverbe et une conjonction. On voit ainsi l’élaboration tardive de la conjonction par rapport à l’adverbe…

Si dans les livres I à VI des Fables de La Fontaine

Fonctionnement sémantique abouti : le système hypothétique

À propos de si, conjonction circonstancielle (qui dans les grammaires se distingue de si conjonction de l’interrogative indirecte), la GMF note : « On isole généralement ses emplois hypothétiques, que l’on oppose à ses emplois itératifs […] ou adversatifs » [3], en fonction des temps de la « principale » et de la « subordonnée ». Drôle de subordonnée qui d’ailleurs précède et ne peut être supprimée… Suit une liste des « valeurs » selon les temps employés :

  • Si + présent / présent (phrase générique),
  • Si + imparfait / imparfait (temporelle : répétition dans le passé),
  • Si + présent / futur ou présent à valeur de futur (hypothèse envisagée comme probable),
  • Si + imparfait / conditionnel présent (hypothèse contraire à l’état de choses actuel : « irréel du présent »).

La GMF note ensuite que la « fonction commune à tous les emplois de si [est de] poser le cadre situationnel, sans l’asserter comme fait particulier. C’est le contexte qui permet d’interpréter le cadre comme conditionnel, implicatif ou contrastif » [4].

Par rapport à notre classement rétrospectif, le classement de la GMF va du moins accompli au plus accompli dans le mouvement qui mène du thétique à l’hypothétique. Il me semble qu’il traduit encore le continuum sémantique de si à différents points du mouvement.

De fait, passer sous le seuil qui sépare le thétique de l’hypothétique ne signifie pas nécessairement que le fait envisagé n’existe pas, mais simplement qu’il est envisagé en pensée (c’est-à-dire virtuellement) et non sous l’angle de son actualisation.

Par ailleurs, l’observation du corpus élargi notablement le classement proposé par la GMF, en particulier en ce qui concerne si + présent / présent qui peut prendre de très nombreuses valeurs en discours. Il serait trop long ici de faire une étude exhaustive de toutes les occurrences. Je donnerai donc quelques exemples pour chaque cas et discuterai ensuite des occurrences plus spécifiques.

Mouvement hypothétique achevé (ou dépassé) : si + imparfait / conditionnel présent (hypothèse contraire à l’état de choses actuel), si + subjonctif imparfait / subjonctif imparfait et leurs variantes

Si le temps est au passé, il ne sera donc plus actualisé, si bien qu’il verse du côté de l’irréel, celui-ci pouvant être présent ou passé, selon que le passé employé est à la forme simple ou accomplie. Le procès envisagé virtuellement sous la forme d’une hypothèse est rejeté de la sphère de l’actualisation, l’hypothèse est rejetée d’autant plus fortement que la forme accomplie du plus-que-parfait fait de l’hypothèse un irréel du passé :

[1] Si tu n’avais servi qu’un Meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade [5]. (« Les deux Mulets », I, 4)

[2] – Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau ; je tette encore ma mère. (« Le Loup et l’Agneau », I, 10)

On remarque que la valeur dite temporelle n’est pas absente ici, mais elle tient plus à la sémantique de la phrase qu’à une spécificité de l’emploi de si. La variante « quand je n’étais pas né » ferait d’ailleurs perdre la force de l’énoncé qui, avec si, met l’accent sur l’irréalité du fait envisagé et le rend ainsi absurde.

[3] [4] – Oui, reprit le Lion, c’est bravement crié :
Si je ne connaissais ta personne et ta race,
J’en serais moi-même effrayé.
L’Âne, s’il eût osé, se fût mis en colère,
Encore qu’on le raillât avec juste raison :
Car qui pourrait souffrir un Âne fanfaron ?
Ce n’est pas là leur caractère. (« Le Lion et l’Âne chassant », II, 19)

On remarque que le passage de l’indicatif au subjonctif introduit un renforcement du caractère irréel.

[5] Tout vous est Aquilon ; tout me semble Zéphir.
Encore si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage ;
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ; […]. (« Le Chêne et le Roseau », I, 22)

Autre exemple du renforcement de l’irréalité de l’événement : l’emploi du subjonctif plus-que-parfait cette fois, couplé à un conditionnel passé :

[6] « Si le ciel t’eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. […]. » (« Le Renard et le Bouc », III, 5)

L’hypothèse rejetée peut être aussi le signe d’un regret :

[7] Si le Défunt vivait, disait-il, que l’Attique
Aurait de reproches de lui ! (« Testament expliqué par Ésope », II, 20)

[8] « […] Si je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais j’ai les miens, la cour, le peuple à contenter. »
Malherbe là-dessus : « Contenter tout le monde
Écoutez ce récit avant que je réponde. […]. » (« Le Meunier, son Fils et l’Âne », III, 1)

Autres occurrences :

[9] On exposait une peinture
Où l’artisan avait tracé
Un lion d’immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
« Je vois bien, dit-il, qu’en effet
On vous donne ici la victoire ;
Mais l’ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre. » (« Le Lion abattu par l’Homme », III, 10)

[10] […] Si dom Coursier voulait
Ne point celer sa maladie,
Lui Loup gratis le guérirait ;
Car le voir en cette prairie
Paître ainsi, sans être lié,
Témoignait quelque mal, selon la médecine. (« Le Cheval et le Loup », V, 8)

[11] Près de là tout heureusement
La Fortune passa, l’éveilla doucement,
Lui disant : « Mon mignon, je vous sauve la vie ;
Soyez une autre fois plus sage, je vous prie.
Si vous fussiez tombé, l’on s’en fût pris à moi ;
Cependant c’était votre faute. […]. » (« La Fortune et le jeune Enfant », V, 11)

[12] « Eh bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l’emporter ! et que serait-ce
Si vous portiez une maison ? » (« Le Lièvre et la Tortue », VI, 10)

Si + présent / futur ou présent à valeur de futur (hypothèse envisagée comme probable)

[13] Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,
Je l’étranglerai tout d’abord. (« La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion », I, 6)

[14] Jupiter dit un jour : « Que tout ce qui respire
S’en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur.
Si dans son composé quelqu’un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur :
Je mettrai remède à la chose. […]. » (« La Besace », I, 7)

Dans l’occurrence [15], on voit se dessiner une valeur discursive de si + présent / futur beaucoup plus proche du certain que du probable :

[15] « Ma bonne amie et ma voisine,
Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis :
L’Aigle, si vous sortez, fondra sur vos petits.
Obligez-moi de n’en rien dire :
Son courroux tomberait sur moi. » (« L’Aigle, la Laie et la Chatte », III, 6)

[16] « Si le possesseur de ces champs
Vient avec son fils, comme il viendra, dit-elle,
Écoutez bien : selon ce qu’il dira,
Chacun de nous décampera. » (« L’Alouette et ses Petits, avec le Maître d’un champ », IV, 22)

La possibilité est ici envisagée sous l’angle de ce qu’elle implique, la valeur consécutive est très forte et on dépasse à mon avis l’idée de probable, pour aller vers celle de certain, mais dans le futur.

[17] « […] – Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le Pot de fer :
Si quelque matière dure
Vous menace d’aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai. » (« Le Pot de terre et le Pot de fer », V, 2)

L’occurrence [18] est dans un emploi proprement de cas de figure : comme en mathématique, l’observation des faits conduit à poser un postulat qui vaudrait pour le futur comme conséquence logique du raisonnement, ce qui d’ailleurs s’oppose aux faits, car la psychologie est loin de répondre toujours à la même cohérence logique.

[18] Un jour que les Renards tenaient conseil entre eux :
« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ?
Que nous sert cette queue ? Il faut qu’on se la coupe :
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra,
– Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la troupe ;
Mais tournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra. »
À ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu :
La mode en fut continuée. (« Le Renard ayant la queue coupée », V, 5)

Si + imparfait / imparfait (temporelle : répétition dans le passé)

La présence de l’imparfait de l’indicatif dans les deux membres du système hypothétique fait passer l’hypothèse au rang de fait avéré. Pourtant, la substitution de quand à si change notablement la visée : avec quand, seule la coexistence au même moment des deux procès est mise en avant, avec si, il y a bien une hypothèse posée qui est corrélative d’un autre procès simultané, qui la vérifie.

Il peut en résulter une nuance contrastive. L’hypothèse est vérifiée parce qu’elle a lieu pendant que, par contraste, un procès symétrique se produit en opposition :

[19] Après mille ans et plus de guerre déclarée,
Les Loups firent la paix avec les Brebis.
C’était apparemment le bien des deux partis ;
Car si les Loups mangeaient mainte bête égarée,
Les Bergers de leur peau se faisaient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les pâturages,
Ni d’autre part pour les carnages :
Ils ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens. (« Les Loups et les Brebis », III, 13)

La nuance contrastive peut jouer non sur le procès lui-même mais sur ses attributs :

[20] Du rapport d’un troupeau, dont il vivait sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d’Amphitrite :
Si sa fortune était petite,
Elle était sûre tout au moins. (« Le Berger et la Mer », IV, 2)

La nuance peut être simplement consécutive :

[21] Bien plus, si pour un sou d’orage en quelque endroit
S’amassait d’une ou d’autre sorte,
L’Homme en avait sa part ; et sa bourse en souffrait :
La pitance du Dieu n’en était pas moins forte. (« L’Homme et l’Idole de bois », IV, 8)

Si + présent / présent (phrase générique)

[22] – Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. (« Le Loup et l’Agneau », I, 10)

L’hypothèse est posée comme niée, ce qui implique un autre fait comme avéré (emploi dit contrastif). On voit ici percer une certaine ironie du fait de la relation causale implicative absurde qui est sous-entendue ici : « Puisque ce n’est pas toi, c’est ton frère ».

[23] Si ce qu’on dit d’Ésope est vrai,
C’était l’Oracle de la Grèce,
Lui seul avait plus de sagesse
Que tout l’Aréopage. (« Testament expliqué par Ésope », II, 20)

Ici, l’hypothèse est posée comme réalisée mais non vérifiable, elle est la condition de réalisation de la seconde proposition ; le fonctionnement logique est très proche de celui qu’on rencontre dans les énoncés mathématiques du type « si et seulement si ». On retrouve le même fonctionnement dans l’occurrence [24] :

[24] J’ai lu dans quelque endroit qu’un Meunier et son Fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur Âne, un certain jour de foire. (« Le Meunier, son Fils et l’Âne », III, 1)

En [25], c’est la condition, ou si l’on préfère le possible, qui est induit par si :

[25] « Ô ma cognée ! ô ma pauvre cognée !
S’écriait-il : Jupiter, rends-la-moi ;
[…]. »
Lors une d’or à l’homme étant montrée,
Il répondit : « Je n’y demande rien. »
Une d’argent succède à la première,
Il la refuse ; enfin une de bois :
« Voilà, dit-il, la mienne cette fois ;
Je suis content si j’ai cette dernière. […]. » (« Le Bûcheron et Mercure », V, 1)

On constate que la forme présent / si + présent fait basculer un peu la tournure du côté de sa réalisation, contrairement à une tournure possible ici en si + imparfait / conditionnel.

[26] « Hercule, lui dit-il, aide-moi. Si ton dos
A porté la machine ronde,
Ton bras peut me tirer d’ici. » (« Le Chartier embourbé », VI, 17)

Même fonctionnement en [26], encore renforcé par le fait que le passé composé, comme accompli du présent, entérine l’actualisation complète de la possibilité. La tournure est alors extrêmement proche d’une causale en puisque, mais conserve de l’hypo-thèse le caractère purement idéel du fait envisagé sous l’angle de sa possibilité.

[27] Retournons à Psyché. Damon, vous m’exhortez
À peindre ses malheurs et ses félicités :
J’y consens ; peut-être ma veine
En sa faveur s’échauffera.
Heureux si ce travail est la dernière peine
Que son époux me causera ! (Épilogue, VI)

Ici, on sort quelque peu de l’idée de probable pour exprimer davantage un souhait qui reste de l’ordre de l’hypothèse heureuse. La nuance, par rapport à une variante du type : « Je serais heureux si ce travail était la dernière peine que son époux me causerait », ou une variante du type : « Je serais heureux que ce travail soit la dernière peine que son époux me causerait », tient surtout à l’ellipse du verbe de la principale qui permet ici de gagner en généricité en même temps qu’elle infléchit l’ensemble vers un accomplissement de l’ordre du certain.

Autres occurrences génériques :

[28] Quant à la somme de la Veuve,
Voici, leur dirent-ils, ce que le Conseil treuve :
Il plut que chaque Sœur se charge par traité
Du tiers, payable à volonté,
Si mieux n’aime la Mère en créer une rente
Dès le décès du Mort courante. (« Testament expliqué par Ésope », II, 20)

[29] Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
À votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un Lion qu’Amour sut dompter ?
Amour est un étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir
Celle-ci prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle et par reconnaissance. (« Le Lion amoureux », IV, 1)

[30] Je hante les palais, je m’assieds à ta table :
Si l’on t’immole un bœuf, j’en goûte devant toi ;
Pendant que celle-ci, chétive et misérable,
Vit trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi. (« La Mouche et la Fourmi », IV, 3)

[31] Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur la tête des rois et sur celle des ânes
Vous allez vous planter, je n’en disconviens pas ;
Et je sais que d’un prompt trépas
Cette importunité bien souvent est punie. (« La Mouche et la Fourmi », IV, 3)

[32] Toute puissance est faible, à moins que d’être unie :
Écoutez là-dessus l’esclave de Phrygie.
Si j’ajoute du mien à son invention,
C’est pour peindre nos mœurs, et non point par envie :
Je suis trop au-dessous de cette ambition.
Phèdre enchérit souvent par un motif de gloire ;
Pour moi, de tels penseurs me seraient malséants. (« Le Vieillard et ses Enfants », IV, 17)

En [32], on voit bien la visée idéelle de si, qui permet à La Fontaine d’envisager l’événement non sous l’angle de la réalisation (qui en l’occurrence serait ressentie comme brutale) mais sous l’angle de l’idée elle-même. Le même fonctionnement s’observe en [33], avec déjà, peut-être, une certaine ironie (voir infra) :

[33] Enfin, si dans ces vers je ne plais et n’instruis,
Il ne tient pas à moi ; c’est toujours quelque chose. (« Le Bûcheron et Mercure », V, 1)

[34] L’un jura foi de roi, l’autre foi de hibou,
Qu’ils ne se goberaient leurs petits peu ni prou.
« Connaissez-vous les miens ? dit l’oiseau de Minerve.
– Non, dit l’Aigle. – Tant pis, reprit le triste Oiseau :
Je crains en ce cas pour leur peau :
C’est hasard si je les conserve. […]. » (« L’Aigle et le Hibou », V, 18)

[35] Comme vous êtes roi, vous ne considérez
Qui ni quoi : rois et dieux mettent, quoi qu’on leur dise,
Tout en même catégorie.
Adieu mes nourrissons, si vous les rencontrez. (« L’Aigle et le Hibou », V, 18)

[36] « Avant que partir de ces lieux,
Si tu fais, disait-il, ô monarque des Dieux,
Que le drôle à ces lacs se prenne en ma présence,
Et que je goûte ce plaisir,
Parmi vingt veaux je veux choisir
Le plus gras, et t’en faire offrande. » (« Le Pâtre et le Lion », VI, 1)

[37] À ces mots, sort de l’antre un Lion grand et fort ;
Le Pâtre se tapit, et dit, à demi mort :
« Que l’homme ne sait guère, hélas ! ce qu’il demande !
Pour trouver le larron qui détruit mon troupeau
Et le voir en ces lacs pris avant que je parte,
Ô monarque des Dieux, je t’ai promis un veau :
Je te promets un bœuf si tu fais qu’il s’écarte. » (« Le Pâtre et le Lion », VI, 1)

[38] « Celui-ci, dit le Vent, prétend avoir pourvu
À tous les accidents ; mais il n’a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu’il n’est bouton qui tienne ; il faudra, si je veux,
Que le manteau s’en aille au diable. […]. » (« Phébus et Borée », VI, 3)

[39] « J’ai regret, disait-il, à mon premier seigneur :
Encore, quand il tournait la tête,
J’attrapais, s’il m’en souvient bien,
Quelque morceau de chou qui ne me coûtait rien ;
Mais ici point d’aubaine ; ou, si j’en ai quelqu’une,
C’est de coups. » (« L’Âne et ses Maîtres », VI, 11)

Ici, on est très proche de la valeur temporelle. On conçoit donc que la classification de la GMF ne soit pas aussi clairement délimitée dans les corpus. En fait, ce ne sont pas seulement les tiroirs verbaux employés qui créent les différents effets de sens, mais c'est également le sémantisme de l’ensemble.

[40] Les injustices des pervers
Servent souvent d’excuse aux nôtres.
Telle est la loi de l’univers :
Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres. (« L’Oiseleur, l’Autour et l’Alouette », VI, 15)

[41] En ce monde il se faut l’un l’autre secourir :
Si ton voisin vient à mourir,
C’est sur toi que le fardeau tombe. (« Le Cheval et l’Âne », VI, 16)

Jeux stylistiques sur la valeur des temps : présent ironique

[42] « […] Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces Bois. » (« Le Corbeau et le Renard », I, 2)

[43] La Lice cette fois montre les dents, et dit :
« Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors. »
Ses enfants étaient déjà forts.
Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre :
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre. (« La Lice et sa Compagne », II, 7)

Dans l’occurrence [42] comme dans l’occurrence [43], La Fontaine utilise si + présent / présent, pourtant la valeur est celle d’un irréel. En fait, l’emploi du présent, qui pose l’hypothèse comme réalisable, est ironique. L’ironie est exprimée dans [42] par « Sans mentir », qui indique un mensonge à venir, et dans [43] par le vers « Ses enfants étaient déjà forts », qui invite à penser que personne ne pourra réussir à les mettre dehors, ce qui implique une relecture ironique des paroles de la Lice.

L’observation de ces occurrences de si dans le système hypothétique, met aisément en évidence le fait que les variations modales et temporelles créent des effets de sens, sans pour autant remettre en question la valeur intrinsèque du système qui est de poser une première proposition sous l’angle idéel, comme condition de réalisation d’une seconde proposition, cette condition pouvant être remplie ou au contraire rejetée.

La locution conjonctive comme si fonctionne de la même façon que si mais augmente l’autonomie de la proposition. Dans l’occurrence [44], l’hypothèse est envisagée mais rejetée à cause du subjonctif plus-que-parfait : le lecteur est déjà certain que la demeure de l’Aragne n’est pas « à vie » :

[44] L’Aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie,
Travaille à demeurer : voilà sa toile ourdie,
Voilà des moucherons de pris. (« La Goutte et l’Araignée », III, 8)

Dans sa forme conjonctive, si, dans les Fables I à VI, est le plus souvent employé avec le présent de l’indicatif. Il semble qu’il y ait une volonté d’asseoir la condition comme présupposé impliquant la valeur de vérité de l’énoncé. On est très proche ici d’un usage mathématique de l’hypothèse. En même temps, le présent a l’avantage de permettre plus de jeux et se prête à l’ironie.

Dans tous les cas, si permet toujours un jeu (au sens mécanique) très important sur la modalité épistémique. En faisant varier les tiroirs verbaux, on couvre une large gamme qui va de l’impossible au certain.

L’interrogative indirecte : la suspension de la valeur de vérité du procès fait basculer l’énoncé dans le virtuel voire l’inactuel

Une seule occurrence renvoie à la forme canonique de l’interrogative indirecte :

[45] « […] Je vous demande, en bonne foi,
Si cette imprudence si haute
Provient de mon caprice. » (« La Fortune et le jeune Enfant », V, 11)

Néanmoins, j’ai classé ici trois occurrences qui me semblent relever davantage de la suspension de la valeur de vérité du procès, que de l’hypothèse :

[46] L’Aigle donnait la chasse à Maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s’enfuyait au plus vite.
Le trou de l’Escarbot se rencontre en chemin :
Je laisse à penser si ce gîte
Était sûr ; mais où mieux ? Jean Lapin s’y blottit. (« L’Aigle et l’Escarbot », II, 8)

[47] « […] Essayons toutefois si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. » (« Le Meunier, son Fils et l’Âne », III, 1)

[48] Un Vieillard prêt d’aller où la mort l’appelait :
« Mes chers Enfants, dit-il (à ses fils il parlait),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble ;
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble. » (« Le Vieillard et ses Enfants », IV, 17)

La concession : une hypothèse admise comme vraie ?

Les systèmes corrélatifs en si marquant la concession semblent absents du corpus envisagé.

La conséquence : une hypothèse qui s’actualise ?

Au contraire, les systèmes corrélatifs marquant la conséquence sont très fréquents. Ils apparaissent le plus souvent sous la forme figée de la locution conjonctive si bien que, mais peuvent à l’occasion être plus libres comme en [50], [60] où bien est utilisé de façon pleine, sans subduction, et même apparaître sous la forme tout à fait libre si + adjectif…, que comme en [54], [59].

[49] La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva. (« La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf », I, 3)

[50] – Attaché ? dit le Loup ; vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours, mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. (« Le Loup et le Chien », I, 5)

[51] Un Allemand se mit à dire :
« Notre Prince a des Dépendants
Qui de leur chef sont si puissants
Que chacun d’eux pourrait soudoyer une armée. » (« Le Dragon à plusieurs têtes, et le Dragon à plusieurs queues », I, 12)

[52] L’Arbre tient bon ; le Roseau plie :
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts. (« Le Chêne et le Roseau », I, 22)

[53] Mais quoi, le canal est si beau,
Qu’il ne le quitte qu’avec peine. (« L’Homme et son Image », I, 11)

[54] Quand j’aurais en naissant reçu de Calliope
Les dons qu’à ses amants cette Muse a promis,
Je les consacrerais aux mensonges d’Ésope :
Le Mensonge et les Vers de tout temps sont amis.
Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que de savoir orner toutes ces fictions. (« Contre ceux qui ont le goût difficile », II, 1)

[55] Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen ;
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : « Je n’y vas point, je ne suis pas si sot » ;
L’autre : « Je ne saurais. » Si bien que sans rien faire
On se quitta. (« Conseil tenu par les Rats », II, 2)

[56] Elle fait si bien qu’on lui donne
Liberté de se retirer. (« La Chauve-souris et les deux Belettes », II, 5) (conséquence intensive…)

[57] Une Lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme. (« La Lice et sa Compagne », II, 7)

[58] Car au bout de quelques nagées,
Tout son sel se fondit si bien
Que le Baudet ne sentit rien
Sur ses épaules soulagées. (« L’Âne chargé d’éponges, et l’Âne chargé de sel », II, 10)

[59] Celle-ci devint si pesante,
Et de tant d’eau s’emplit d’abord,
Que l’Âne succombant ne put gagner le bord. (« L’Âne chargé d’éponges, et l’Âne chargé de sel », II, 10)

[60] Elle empêtra si bien les serres du Corbeau,
Que le pauvre Animal ne put faire retraite. (« Le Corbeau voulant imiter l’Aigle », II, 16)

[61] À la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu’il vendit son troupeau,
Trafiqua de l’argent, le mit entier sur l’eau. (« Le Berger et la Mer », IV, 2)

[62] La Mouche et la Fourmi contestaient de leur prix,
« Ô Jupiter ! dit la première,
Faut-il que l’amour-propre aveugle les esprits
D’une si terrible manière,
Qu’un vil et rampant animal
À la fille de l’air ose se dire égal ! […]. » (« La Mouche et la Fourmi », IV, 3)

[63] Tout en fut : tant et si bien,
Que de cette double proie
L’oiseau se donne au cœur joie,
Ayant de cette façon
À souper chair et poisson. (« La Grenouille et le Rat », IV, 11)

[64] [65] Le Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s’en excusa,
Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu :
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause :
Il n’en reviendrait morceau. (« Le Pot de terre et le Pot de fer », V, 2)

[66] Il était une Vieille ayant deux chambrières :
Elles filaient si bien que les sœurs filandières
Ne faisaient que brouiller au prix de celles-ci. (« La Vieille et les deux Servantes », V, 6)

[67] Le Père mort, les Fils vous retournent le champ,
Deçà, delà, partout : si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor. (« Le Laboureur et ses Enfants », V, 9)

[68] Une Montagne en mal d’enfant
Jetait une clameur si haute,
Que chacun, au bruit accourant,
Crut qu’elle accoucherait sans faute
D’une cité plus grosse que Paris :
Elle accoucha d’une Souris. (« La Montagne qui accouche », V, 10)

[69] Le Hibou repartit : « Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons :
Vous les reconnaîtrez sans peine à cette marque.
N’allez pas l’oublier ; retenez-la si bien
Que chez moi la maudite Parque
N’entre point par votre moyen. » (« L’Aigle et le Hibou », V, 18)

[70] Tous ont fui l’ornement et le trop d’étendue :
On ne voit point chez eux de parole perdue.
Phèdre était si succinct qu’aucuns l’en ont blâmé ; […]. (« Le Pâtre et le Lion », VI, 1)

[71] Le Singe aussi fit l’épreuve en riant ;
Et par plaisir la tiare essayant,
Il fit autour force grimaceries,
Tours de souplesse, et mille singeries,
Passa dedans ainsi qu’en un cerceau.
Aux Animaux cela sembla si beau,
Qu’il fut élu : chacun lui fit hommage. (« Le Renard, le Singe et les Animaux », VI, 6)

[72] Un Âne accompagnait un Cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnais,
Et le pauvre Baudet si chargé, qu’il succombe.
Il pria le Cheval de l’aider quelque peu :
Autrement il mourrait devant qu’être à la ville. (« Le Cheval et l’Âne », VI, 16)

[73] Un des derniers se vantait d’être
En éloquence si grand maître,
Qu’il rendrait disert un badaud,
Un manant, un rustre, un lourdaud ; […]. (« Le Charlatan », VI, 19)

Dans tous les cas, les systèmes corrélatifs marquant la conséquence résultent de l’emploi d’un si adverbe d’intensité dont le mouvement vers le haut degré est intercepté au moment où il engendre une conséquence qui s’actualise et, par retour corrélatif, actualise également le haut degré. Le mouvement de si vers l’hypothétique est donc inachevé et interrompu bien avant d’atteindre le seuil entre thèse et hypothèse, pour être reversé à l’actuel du fait de la conséquence qu’il engendre.

L’intensif et exclamatif : une réalité vécue comme irréelle ?

Dans son emploi strictement adverbial, si est un intensif. Par rapport à son signifié de puissance (orientation hypothétique), on peut se demander s’il ne vient pas traduire une réalité dont le degré est tellement élevé qu’elle est ressentie comme incroyable.

[74] Celui-ci, glorieux d’une charge si belle,
N’eût voulu pour beaucoup en être soulagé. (« Les deux Mulets », I, 4)

[75] Si tu n’avais servi qu’un Meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade. (« Les deux Mulets », I, 4)

[76] Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage ;
Tu seras châtié de ta témérité. (« Le Loup et l’Agneau », I, 10)

[77] « Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles,
Qui m’avez si bien tondu :
J’ai plus gagné que perdu ;
Car d’hymen, point de nouvelles.
Celle que je prendrais voudrait qu’à sa leçon
Je vécusse, et non à la mienne.
Il n’est tête chauve qui tienne ;
Je vous suis obligé, Belles, de la leçon. » (« L’Homme entre deux âges, et ses deux Maîtresses », I, 17)

[78] [79] On verra qui sait faire, avec un suc si doux
Des cellules si bien bâties. (« Les Frelons et les Mouches à miel », I, 21)

[80] Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen ;
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : « Je n’y vas point, je ne suis pas si sot » ;
L’autre : « Je ne saurais. » Si bien que sans rien faire
On se quitta. (« Conseil tenu par les Rats », II, 2)

[81] Une Lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme. (« La Lice et sa Compagne », II, 7)

[82] Il n’est, je le vois bien, si poltron sur la terre,
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi. (« Le Lièvre et les Grenouilles », II, 14)

[83] Junon répondit en colère :
Oiseau jaloux, et qui devrais te taire,
Est-ce à toi d’envier la voix du Rossignol ?
Toi que l’on voit porter à l’entour de ton col
Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies ;
Qui te panades, qui déploies
Une si riche queue, et qui semble à nos yeux
La boutique d’un Lapidaire. (« Le Paon se plaignant à Junon », II, 17)

[84] Comment ! ce peuple qui se pique
D’être le plus subtil des peuples d’aujourd’hui
A si mal entendu la volonté suprême
D’un Testateur ! (« Testament expliqué par Ésope », II, 20)

[85] [86] [87] Voyez-vous ces cases étrètes,
Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés ?
Je me suis proposé d’en faire vos retraites. (« La Goutte et l’Araignée », III, 8)

[88] Elle retira l’os ; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire. (« Le Loup et la Cigogne », III, 9)

[89] Un jour le Cuisinier, ayant trop bu d’un coup,
Prit pour oison le Cygne ; et le tenant au cou,
Il allait l’égorger, puis le mettre en potage.
L’oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage.
Le Cuisinier fut fort surpris,
Et vit bien qu’il s’était mépris.
« Quoi ? je mettrais, dit-il, un tel chanteur en soupe !
Non, non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s’en sert si bien ! » (« Le Cygne et le Cuisinier », III, 12)

[90] « Ma sœur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voici tantôt mille ans que l’on ne vous a vue :
Je ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous.
Dites-moi, que pensez-vous faire ?
Ne quitterez-vous point ce séjour solitaire ?
– Ah ! reprit Philomèle, en est-il de plus doux ? »
Progné lui repartit : « Eh quoi ? cette musique,
Pour ne chanter qu’aux animaux,
Tout au plus à quelque rustique ?
Le désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez faire aux cités éclater leurs merveilles. […]. » (« Philomèle et Progné », III, 15)

[91] « […] Aussi bien, en voyant les bois,
Sans cesse il vous souvient que Térée autrefois,
Parmi des demeures pareilles,
Exerça sa fureur sur vos divins appas.
– Et c’est le souvenir d’un si cruel outrage
Qui fait, reprit sa sœur, que je ne vous suis pas.
En voyant les hommes, hélas !
Il m’en souvient bien davantage. » (« Philomèle et Progné », III, 15)

[92] Cessez donc de tenir un langage si vain :
N’ayez plus ces hautes pensées,
Les mouches de cour sont chassées ;
Les mouchards sont pendus ; et vous mourrez de faim
De froid, de langueur, de misère,
Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère. (« La Mouche et la Fourmi », IV, 3)

[93] Jamais idole, quel qu’il fût,
N’avait eu cuisine si grasse,
Sans que pour tout ce culte à son hôte il échut
Succession, trésor, gain au jeu, nulle grâce. (« L’Homme et l’Idole de bois », IV, 8)

[94] – Eh ! sommes-nous en temps de guerre,
Pour l’apporter si loin ? N’eussiez-vous pas mieux fait
De le laisser chez vous en votre cabinet,
Que de le changer de demeure ? (« L’avare qui a perdu son trésor », IV, 20)

[95] « […] Je vous demande, en bonne foi,
Si cette imprudence si haute
Provient de mon caprice. » (« La Fortune et le jeune Enfant », V, 11)

[96] Un Baudet chargé de reliques
S’imagina qu’on l’adorait :
Dans ce penser il se carrait,
Recevant comme siens l’encens et les cantiques.
Quelqu’un vit l’erreur, et lui dit :
« Maître Baudet, ôtez-vous de l’esprit
Une vanité si folle.
Ce n’est pas vous, c’est l’idole,
À qui cet honneur se rend,
Et que la gloire en est due. » (« L’Âne portant des reliques », V, 14)

[97] La Perdrix le raille, et lui dit :
« Tu te vantais d’être si vite !
Qu’as-tu fait de tes pieds ? » Au moment qu’elle rit,
Son tour vient ; on la trouve. (« Le Lièvre et la Perdrix », V, 17)

[98] Or, c’était un cochet dont notre Souriceau
Fit à sa mère le tableau,
[…]
« Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi, qui, grâce aux Dieux, de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,
[…]
Sans lui j’aurais fait connaissance
Avec cet animal qui m’a semblé si doux :
Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l’œil luisant.
[…]
– Mon fils, dit la Souris, ce doucet est un Chat,
Qui, sous son minois hypocrite,
Contre toute ta parenté
D’un malin vouloir est porté. […]. » (« Le Cochet, le Chat et le Souriceau », VI, 5)

La valeur hypothétique de si est encore présente dans l’adverbe ici, puisque cet « excès de douceur » va être expliqué ensuite comme feinte et mensonge.

[99] Il invoque à la fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le monde : […]. (« Le Chartier embourbé », VI, 18)

Les si intensifs sont très fréquents dans les Fables. Ils témoignent du fait que, selon l’adage, la réalité dépasse la fiction. Toutes les occurrences de si intensif renvoient de fait à une réalité proprement in-croyable parce qu’in-vrai-semblable. Pourtant cette réalité est actualisée bien souvent, mettant ici en évidence que l’homme n’est pas un animal logique…

Si assertif, utilisation du mouvement inverseur de si dans un fonctionnement thétique

Le si assertif est quasi absent du corpus, à l’exception d’une tournure humoristique :

[100] La déesse Discorde ayant brouillé les Dieux,
Et fait un grand procès là-haut pour une pomme,
On la fit déloger des Cieux.
Chez l’animal qu’on appelle homme
On la reçut à bras ouverts,
Elle et Que-si-Que-non, son frère,
Avec Tien-et-Mien, son père. (« La Discorde », VI, 20)

Si et la fable

À l’issue de cette typologie, on peut faire quelques remarques : tout d’abord, il est intéressant d’observer qu’on a une quasi-égalité d’emplois hypothétiques et d’emplois thétiques. Le « jeu » (au sens mécanique) permis par si est donc largement exploité par La Fontaine. Il ne s’agit pas de mettre en place un discours irréel, au contraire, la présence de si va de pair avec un discours argumenté visant à convaincre de la véracité de la fable.

À la différence de que (très représenté aussi), si permet d’accentuer le caractère idéel, voire idéal, de l’événement. Il permet alors de répondre à la définition aristotélicienne de la poésie comme expression du nécessaire : non pas ce qui a eu lieu mais ce qui devrait avoir lieu :

Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre le chroniqueur et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l’autre en prose [...] ; mais la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier [6].

L’actualisation historique a dès lors moins d’importance que le « cas » général, envisagé comme tel. Si l’histoire est parfois convoquée, c’est comme exemple d’une loi universelle plutôt que pour elle-même. On est bien tout entier dans un discours moral et il est bon de ne pas l’oublier lorsqu’on s’intéressera à la fiction et au récit.

Car l’apologue obéit certes à la structure du récit, néanmoins, il faut à mon avis rester critique vis-à-vis de cette notion telle qu’elle a été établie d’après les travaux de Genette, surtout lorsqu’il s’agit de textes 1) antérieurs au roman du XIXe siècle, 2) en vers. L’apologue n’est pas un récit au sens genettien du terme, la fréquence des emplois de si permet de mieux comprendre en quoi. Alors que le récit, tel qu’il se développe au XIXe siècle, a pour fonction essentielle de créer un univers qui mime l’univers socioculturel historique du romancier ou d’une autre époque (antérieure pour le roman dit historique, postérieure pour le roman dit d’anticipation), avec une perspective d’effet de réel fort, y compris en science-fiction, dans le but d’accréditer par les faits une vision du monde (par exemple la vision déterministe darwinienne pour Zola), l’apologue lui, pose un certain nombre de cas généraux dont le « récit » est une illustration. En tant qu’illustration, c’est le degré de généralité, voire de répétabilité qui prime sur l’actualisation d’un univers cohérent. À cet égard, faire parler des animaux est évidemment très symbolique. Mais l’emploi de si l’est tout autant. L’apologue est avant tout l’exemplum d’une loi morale universelle, y compris quand il renvoie, en général par allusion et non explicitement, à des faits historiques facilement repérables par le lecteur contemporain de la fable. Ainsi, au fond, la fable obéit toujours plus ou moins à une poétique de l’hypo-thèse qui permet de mieux supporter la réalité de la condition humaine et des faits auxquels elle est soumise :

Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir
Celle-ci prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle et par reconnaissance. (« Le Lion amoureux » IV, 1)

La fable au moins « se peut souffrir », comme vérité atténuée, hypo-thétique, moins brutale que la chronique et toujours placée sous l’angle d’un déroulement aléthique qui ne préjuge pas de son effectuation systématique.

Si la fable est une fiction, c’est en tant qu’étude de cas, au sens mathématique, ce qui permet d’éviter le tragique de la condition humaine, et plus encore parce que les personnages n’y sont pas humains. Dès lors, on peut retrouver les divers pôles du fictionnel, qui obéissent parfaitement à la modalité aléthique : impossible / possible / probable / certain. Cette modalité renvoie à la visée de la poésie selon Aristote, mais La Fontaine ajoute une catégorie, celle de l’in-croyable ou de l’in-vrai-semblable, qui est pourtant souvent le vrai dans la réalité humaine.

En fait, par rapport à la modalité aléthique et à sa représentation sous forme de carré logique, on observe un certain nombre de différences qu’on pourrait représenter sous la forme du carré logique ci-dessous, qui fait apparaître non plus une logique au sens strict du terme, mais une logique des faits et de leur rapport à l’actualisation.

L’emploi des si intensifs, qui peut sembler très éloigné de l’usage de si dans le système hypothétique, me semble encore se rattacher à cette « logique de l’apologue ». La fréquence du haut degré marqué par si pourrait nous conduire à l’idée d’une certaine exagération. De fait, il y a bien exagération dans de nombreuses occurrences de si intensif et / ou exclamatif. Cette exagération est très souvent le fait des personnages, et elle fait partie de la nature morale des hommes, tels que dépeints sous les traits d’animaux ou en eux-mêmes. Les occurrences de si intensif, très fréquentes, saturent donc cette catégorie logique de l’in-croyable mais vrai, qui nous rappelle sans cesse que le vrai est largement insuffisant pour aborder la nature humaine.

D’ailleurs, cette continuité sémantique de si peut encore se sentir dans certains « mésusages » de si en système hypothétique. De fait, le mot si, en tant que tension vers l’hypothétique, a certes un rapport intrinsèque avec la fable ou fiction puisqu’il ne s’agit pas tant de mentir que d’élaborer une vérité dégagée de la contingence et tout entière soumise au nécessaire. Mais en même temps, les tricheurs et les abuseurs ne manquent pas dans les Fables, et comme on peut mésuser et abuser de n’importe quel mot, on peut abuser de si pour servir une cause parfois peu défendable : « si ce n’est toi, c’est donc ton frère », dit le Loup à l’Agneau… ce qui reverse du coup pour le lecteur, par un jeu de double destination, l’hypothèse à une situation in-vrai-semblable qui pourtant s’actualisera fatalement par la mort du pauvre agneau…

Le mot si n’est donc pas seulement d’une grande richesse syntaxique, il est aussi un de ces mots pivots qui permettent de repenser l’ensemble de l’œuvre dans la perspective de son architectonique, c’est-à-dire, pour nous, de la relation profonde entre le projet esthétique et l’organisation des formes. Dans le cas des Fables, si met en évidence, par sa fréquence d’emploi et la variété de ses usages, la façon dont nous devons aborder la fiction et le récit dans l’œuvre. Il exemplifie ce désir d’instruire et de plaire en même temps. En présentant la diégèse dans une visée hypo-thétique, si permet d’atténuer la brutalité de la réalité humaine, au même titre que l’emploi symbolique des animaux ; il permet aussi d’augmenter le degré d’idéalisation et du coup de mettre l’accent sur le fait que le récit est tout entier subordonné à la perspective morale. Il peut donc être compris comme un des éléments du système des Fables, au même titre que les personnages animaux ou la mise en vers.

Éléments de bibliographie

ARISTOTE, La Poétique, Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (trad.), Paris, Seuil (Poétique), 1980.

NOAILLY Michèle, « “Cet homme si aimable” : à propos du si d’intensité », in Du percevoir au dire, Danielle Leeman-Bouix et Annie Boone (dir.), Paris – Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 235-244.

OUATTARA Aboubakar, « Le morphème si, les dièses, les bémols et les modalités syntaxiques », in Le Système des parties du discours : sémantique et syntaxe, Ronald Lowe (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 341-357.

RIEGEL Martin, PELLAT Jean-Christophe et RIOUL René, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994.


1

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français (désormais GMF), Paris, PUF, 1994, p. 508.

2

Je ne retiendrai pas l’approche de si comme hyperthétique, car elle n’apporte rien quant à la compréhension de son fonctionnement et me semble même parfois en dehors de la mécanique de si. Elle impose en effet d’inverser 5 et 6, ce qui me semble introduire une inversion supplémentaire du mouvement à laquelle je ne crois pas.

3

GMF, p. 508.

4

GMF, p. 508.

5

L’ensemble des exemples de cet article provient d’un corpus numérisé rassemblant l’intégralité des Fables de La Fontaine, accessible à l’adresse suivante : http://www2.ac-toulouse.fr/ien32-auch1/ressources/Integrale%20fables%20La%20Fontaine.doc.

6

Aristote, La Poétique, Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (trad.), Paris, Seuil (Poétique), 1980, p. 65 [51 a 36-51 b 5].