Dossier : Réalisme(s) et Réalité(s)


Quelques notes sur l’écriture réaliste et la philosophie chez Balzac, à propos de La Recherche de l’Absolu

Gérard Gengembre

Professeur émérite à l’Université de Caen Basse-Normandie

Résumé :
« Scène de la vie privée » et « étude philosophique », La Recherche de l’Absolu de Balzac offre un bon exemple des modalités d’inscription du sens philosophique dans les descriptions et portraits prétendument réalistes généralement associés à la conception et à l’écriture du roman balzacien. Tant Balthazar Claës, le héros, que son environnement flamand, sont informés par une théorie philosophique et idéologique du génie et de sa situation contradictoire, qui procure à l’intrigue sa direction logique et son dénouement aporétique : la légitimité de sa quête est contrebalancée par ses conséquences catastrophiques.

Abstract:
“Scene from Private Life” and “Philosophical Study”, La Recherche de l’Absolu is representative of Balzac’s inscription of a philosophical meaning in the supposedly “realist” descriptions and portraits traditionally linked with his conception and writing of the novel. Balthazar Claës, the hero, and his Flemish environment are underlaid with a philosophical and ideological theory of contradictory situation of the genius, thereby giving both a logical direction and an aporetic conclusion to the plot: the legitimacy of his quest is equally weighed against its catastrophic consequences.

À l’intention des agrégatifs, rappelons pour commencer que Balzac ne se qualifie nullement de réaliste, terme qui ne sera utilisé qu’après sa mort. Si Balzac a affirmé tantôt que l’écrivain devait copier son temps (préface de Une ténébreuse affaire) et « daguerréotyper la société » (préface de Splendeurs et misères des courtisanes), tantôt que la mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer (Le Chef-d’œuvre inconnu), tantôt que ses romans ont pour point de départ un fait vrai, tantôt que l’écrivain invente le vrai (préface de La Peau de chagrin), on peut dire que le réalisme balzacien réside d’abord dans la façon dont le romanesque intègre fonctionnellement les éléments matériels, et dans celle dont il met en relation le physique et le moral, ou le public et le privé, ou encore le moi social et le moi intime de ses personnages. Cette vérité ne tient pas seulement à l’observation. Si Balzac la revendique souvent (« Ce drame n’est ni une fiction, ni un roman », écrit-il à propos du Père Goriot), c’est autant pour prendre ses distances avec le statut du roman encore considéré comme un genre mineur propre à toutes les affabulations, que pour feindre de refléter le monde en dissimulant son pouvoir créateur et prendre le lecteur au piège séduisant de l’imitation. Présentation directe d’un monde où se déroulent les histoires narrées, La Comédie humaine est cependant informée par les savoirs et les points de vue supposés du savant, du philosophe, de l’historien ou du poète, ces hypostases du romancier. Pourtant, le fantastique y joue un grand rôle. La Peau de chagrin ou La Recherche de l’Absolu (que Balzac tenait pour l’une de ses œuvres les plus importantes) développent des thèmes centraux : la contradiction du vouloir vivre et du pouvoir vivre, la détermination des personnages par une idée fixe, la puissance des passions. Mais ces romans n’occupent pas une place excentrée. Toute La Comédie humaine est imprégnée de fantastique. Même si Balzac sacrifia d’abord à une mode, il invente un nouveau type de fantastique, qui lui sert à exprimer le mystère, enfoui au plus profond du réel, un fantastique paradoxalement réaliste. Il tient à la nature des situations, des lieux, des personnages. Est ainsi assuré le passage de la réalité à l’imaginaire : dès que l’homme veut pénétrer dans les secrets de la nature où rien n’est secret, où il s’agit seulement de voir, il s’aperçoit que le simple y produit du merveilleux (Séraphîta). La vertu didactique d’une telle conception procède d’une philosophie, certes inspirée par les lectures théosophiques et mystiques de Balzac, mais dont le fondement réside dans la profonde unité de l’Esprit et de la Matière. Apparaît d’autant mieux l’importance décisive de la description dans La Comédie humaine. Il ne s’agit pas seulement de peindre, de donner à voir, mais surtout d’interpréter. Investigation, la description éclaire la lisibilité de l’univers balzacien. Les lieux ou les objets décrits sont autant de signes visibles où s’inscrit en quelque sorte visuellement le drame. Le romancier se fait alors un véritable pédagogue du regard imaginaire : « Toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne », dit-il de la mère Vauquer (Le Père Goriot). Le cadre explique ce qui y vit. Les conditions sociales et les caractères se lisent d’abord par ces extérieurs, comme si l’avoir définissait de plus en plus l’être. La description rend compte d’un tout : « Chez moi, l’observation était devenue intuition, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt, elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur le champ au-delà » (Facino Cane). Si les lieux ont une physionomie, les personnages eux-mêmes relèvent plus précisément de la physiognomonie (voir ci-dessous). Le narrateur omniscient présente ses créatures sous tous leurs angles, ce qui permet au lecteur de bénéficier d’un savoir de connivence et de prendre à son compte le regard de tel protagoniste sur tel autre.

Paru dans les Études de mœurs au XIXe siècle, tome troisième des Scènes de la vie privée, chez Mme Charles Béchet en septembre 1834, puis sous le titre Balthazar Claës ou la Recherche de l’Absolu chez Charpentier en 1839, ce texte figura enfin au tome XIV de La Comédie humaine, premier des Études philosophiques (chez Furne, Dubochet et Hetzel en 1845). Cette migration ne signale nullement une incertitude quant au statut du roman, mais illustre l’ambivalence d’une fiction où s’imbriquent étroitement les procédures de signification ordinaires qualifiées de « réalistes » et celles visant à faire apparaître une théorie philosophique. Éminemment balzacien, le titre pourrait coiffer toute une section de La Comédie humaine. Comme Louis Lambert, le héros brûle sa vie dans une quête déterminée par une conviction, l’unité de l’univers, de la matière et de l’énergie. Au cœur des préoccupations balzaciennes, ce roman s’organise en tableaux déroulant la logique d’une histoire familiale, perturbée et déséquilibrée par le comportement de Balthazar. Menacée de décadence, elle retrouve son assise. Le drame n’aura été qu’un épisode.

On résumerait sommairement l’intrigue ainsi : à Douai en Flandre, Balthazar Claës, héritier d’une fortune héréditaire, a vécu entouré de sa famille jusqu’en 1809 une vie tranquille et heureuse. Un soir, M. de Wierzchownia, officier polonais de passage, réintroduit dans cette vie sans histoire la Chimie, que Balthazar avait étudiée avec Lavoisier. Entièrement consacré depuis cette irruption à la recherche de l’Absolu, soit la substance commune à toutes les créations, Balthazar, par cette monomanie, cause le malheur des siens. Joséphine, sa femme, meurt de chagrin. Marguerite, la fille aînée, affronte dramatiquement son père, et rétablit la fortune familiale, que la quête obsessionnelle de l’Absolu détruit de nouveau. Claës meurt désespéré. Marguerite rend à la maison une « splendeur moderne » et la famille continue…

« Scène de la vie privée », ce roman met en scène un passionné comme Grandet ou Gobseck, une épouse effacée, pieuse et dévouée, une fille qui reste longtemps célibataire pour sauver le patrimoine familial. « Étude philosophique », La Recherche de l’Absolu confère au savant Claës une dimension sinon fantastique, du moins exceptionnelle, analogue aux autres chercheurs d’Absolu de La Comédie humaine comme Frenhofer ou Gambara. Figure prométhéenne (le symbolisme du feu parcourt le texte), Balthazar tombe dans la folie de la monomanie, terrible tentation du génie, conséquence de l’orgueil. Le savant aveuglé par la passion : le thème philosophique rejaillit sur la vie privée.

Absent au monde, Claës opprime son entourage, provoquant les plus grands malheurs domestiques. Abandonnée, mal aimée après quinze ans de bonheur, Joséphine succombe dans l’inégal combat qui l’oppose à cette tyrannique maîtresse, la Science. Il ne lui reste qu’à connaître une fin sublime. Si le chimiste s’en soucie peu, l’argent joue un grand rôle et mobilise la très flamande Marguerite. La maison, le cadre douaisien, méritent des éclairages dont l’esthétisme semble provenir des maîtres flamands. Ces valeurs l’emportent finalement sur le désordre et la folle spirale d’une quête passionnée.

Physiognomonie, portrait et production du sens

Considérons le portrait de Balthazar, soit l’un de ces moments textuels privilégiés où la préoccupation « réaliste » se fonde sur la théorie physiognomoniste, soit la lisibilité du statut, de l’histoire et de l’intériorité d’un personnage par l’observation analytique des traits physiques, ainsi que sur les idées de Gall. Rappelons que Johann Caspar Lavater (1741-1801), poète et théologien protestant né à Zurich, avait publié L’Art d’étudier la physionomie (1772) et des Fragments physiognomoniques (1774) d’après lesquels, selon lui, l’intériorité d’une personne est directement traduite par la structure et les expressions de son visage. Quant à Franz Joseph Gall (1758-1828), médecin badois qui fit carrière à Berlin et Paris, et inventeur de la phrénologie, il est cité dans Splendeurs et misères des courtisanes comme « l’homme aux bosses », parce qu’il affirmait pouvoir définir l’intelligence, voire le caractère d’un homme, par la conformation extérieure de son crâne. Balzac ne cessa jamais d’ajouter foi à ces hypothèses. Ainsi peut-il écrire dès la Physiologie du mariage : « Les gens d’esprit, les diplomates, les femmes qui sont les rares et fervents disciples de ces deux hommes célèbres ont souvent eu l’occasion de reconnaître bien d’autres signes évidents auxquels on reconnaît la pensée humaine : les habitudes du corps, l’écriture, le son de la voix, les manières, etc. ».

Sa haute taille se voûtait légèrement, soit que ses travaux l’obligeassent à se courber, soit que l’épine dorsale se fût bombée sous le poids de sa tête. Il avait une large poitrine, un buste carré ; mais les parties inférieures de son corps étaient grêles, quoique nerveuses ; et ce désaccord dans une organisation évidemment parfaite autrefois intriguait l’esprit qui cherchait à expliquer par quelque singularité d’existence les raisons de cette forme fantastique. Son abondante chevelure blonde, peu soignée, retombait sur ses épaules à la manière allemande, mais dans un désordre qui s’harmonisait à la bizarrerie générale de sa personne. Son large front offrait d’ailleurs les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques. Ses yeux d’un bleu clair et riche avaient la vivacité brusque que l’on a remarquée chez les grands chercheurs de causes occultes. Son nez, sans doute parfait autrefois, s’était allongé, et les narines semblaient s’ouvrir graduellement de plus en plus, par une involontaire tension des muscles olfactifs. Ses pommettes velues saillaient beaucoup, ses joues déjà flétries en paraissaient d’autant plus creuses ; sa bouche pleine de grâce était resserrée entre le nez et un menton court, brusquement relevé. La forme de sa figure était cependant plus longue qu’ovale ; aussi le système scientifique qui attribue à chaque visage humain une ressemblance avec la face d’un animal eût-il trouvé une preuve de plus dans celui de Balthazar Claës, que l’on aurait pu comparer à une tête de cheval. Sa peau se collait sur ses os, comme si quelque feu secret l’eût incessamment desséchée ; puis, par moments, quand il regardait dans l’espace comme pour y trouver la réalisation de ses espérances, on eût dit qu’il jetait par ses narines la flamme qui dévorait son âme. Les sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient dans ce pâle visage fortement sillonné de rides, sur ce front plissé comme celui d’un vieux roi plein de soucis, mais surtout dans ces yeux étincelants dont le feu semblait également accru par la chasteté que donne la tyrannie des idées, et par le foyer intérieur d’une vaste intelligence. Les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites paraissaient avoir été cernés uniquement par les veilles et par les terribles réactions d’un espoir toujours déçu, toujours renaissant. Le jaloux fanatisme qu’inspirent l’art ou la science se trahissait encore chez cet homme par une singulière et constante distraction dont témoignaient sa mise et son maintien, en accord avec la magnifique monstruosité de sa physionomie. Ses larges mains poilues étaient sales, ses longs ongles avaient à leurs extrémités des lignes noires très foncées. Ses souliers ou n’étaient pas nettoyés ou manquaient de cordons. De toute sa maison, le maître seul pouvait se donner l’étrange licence d’être si malpropre. Son pantalon de drap noir plein de taches, son gilet déboutonné, sa cravate mise de travers, et son habit verdâtre toujours décousu complétaient un fantasque ensemble de petites et de grandes choses qui, chez tout autre, eût décelé la misère qu’engendrent les vices : mais qui, chez Balthazar Claës, était le négligé du génie. Trop souvent le vice et le génie produisent des effets semblables, auxquels se trompe le vulgaire. Le Génie n’est-il pas un constant excès qui dévore le temps, l’argent, le corps, et qui mène à l’hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises ? Les hommes paraissent même avoir plus de respect pour les vices que pour le Génie, car ils refusent de lui faire crédit. Il semble que les bénéfices des travaux secrets du savant soient tellement éloignés que l’État social craigne de compter avec lui de son vivant, il préfère s’acquitter en ne lui pardonnant pas sa misère ou ses malheurs. Malgré son continuel oubli du présent, si Balthazar Claës quittait ses mystérieuses contemplations, si quelque intention douce et sociable ranimait ce visage penseur, si ses yeux fixes perdaient leur éclat rigide pour peindre un sentiment, s’il regardait autour de lui en revenant à la vie réelle et vulgaire, il était difficile de ne pas rendre involontairement hommage à la beauté séduisante de ce visage, à l’esprit gracieux qui s’y peignait. Aussi, chacun, en le voyant alors, regrettait-il que cet homme n’appartînt plus au monde, en disant : « Il a dû être bien beau dans sa jeunesse ! » Erreur vulgaire ! Jamais Balthazar Claës n’avait été plus poétique qu’il ne l’était en ce moment. Lavater aurait voulu certainement étudier cette tête pleine de patience, de loyauté flamande, de moralité candide, où tout était large et grand, où la passion semblait calme parce qu’elle était forte. Les mœurs de cet homme devaient être pures, sa parole était sacrée, son amitié semblait constante, son dévouement eût été complet ; mais le vouloir qui emploie ces qualités au profit de la patrie, du monde ou de la famille, s’était porté fatalement ailleurs. Ce citoyen, tenu de veiller au bonheur d’un ménage, de gérer une fortune, de diriger ses enfants vers un bel avenir, vivait en dehors de ses devoirs et de ses affections dans le commerce de quelque génie familier. À un prêtre, il eût paru plein de la parole de Dieu, un artiste l’eût salué comme un grand maître, un enthousiaste l’eût pris pour un Voyant de l’Église swedenborgienne [1].

Nous intéresse ici l’orientation de lecture du personnage fortement suggérée d’abord par la métaphore du feu, renvoyant tant à la dimension prométhéenne du personnage qu’à la consumation de l’énergie (rappelons que, chez Balzac, l’Idée est un fluide énergétique, au même titre que la Pensée dont elle émane, laquelle se convertit en Volonté – nous restons constamment dans une analogie thermodynamique ; « Cette force est unique, et bien qu’elle se résolve en désirs, en passions, en labeurs d’intelligence ou en travaux manuels, elle accourt là où l’homme l’appelle », dit-il de la Pensée dès 1829 dans la Physiologie du mariage). Cette direction du sens se formule également par la référence au fantastique et à la monstruosité, dont on soulignera les valeurs poétique et esthétique, conforme à un cahier des charges déterminé par le code romantique. Elle se complète et se confirme par l’assertion : « Jamais Balthazar Claës n’avait été plus poétique qu’en ce moment ». Si l’adjectif « poétique » qualifie le portrait dans son ensemble, il renvoie plus profondément à la conception balzacienne de la poésie – il faudrait d’ailleurs mettre une majuscule –, autrement dit l’activité supérieure, sublime de la pensée, l’aspiration à la compréhension de l’unité fondamentale de l’univers et du savoir. Ceci était préparé par « Son large front offrait d’ailleurs les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques ». Dès lors, la manipulation descriptive, que l’on serait bien en peine de qualifier de « réaliste », impose au lecteur une interprétation du personnage conforme à la vocation du roman.

Passion, intelligence supérieure, dimension poétique : le héros est surdéterminé par le portrait, qui annonce la ligne générale de la démonstration, voire de la thèse du roman. Acteurs pris dans une action, les personnages obéissent à toutes sortes de déterminations que l’on ne saurait réduire à l’interaction avec le milieu ou au complexe psycho-physiologique. Aux mécanismes individuels s’ajoutent le poids familial, social ou professionnel, et surtout la logique des passions. Plus que d’empire de la psychologie, correspondant de toute façon aux conceptions du XIXe siècle, il faudrait parler d’une forme de pessimisme. En effet « si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, elle en est aussi l’élément destructeur. En ceci, la vie sociale ressemble à la vie humaine » (« Avant-propos » de La Comédie humaine). Sorte de société en réduction, l’individu ne peut s’intégrer qu’en acceptant les règles de la comédie sociale. Sinon, il est condamné à être broyé au terme d’un impitoyable conflit. Aucun accomplissement individuel ne semble possible en dehors des lois de la société. La passion, ce besoin de sortir de soi et de posséder, qu’elle soit celle d’un père, d’un collectionneur, d’un érotomane, d’un savant, d’un thésauriseur, d’un manipulateur fou de pouvoir, d’un ambitieux, d’un artiste, d’un savant, est toujours recherche d’un Absolu. Elle conduit à l’impuissance et à la mort.

Voyons maintenant le portrait du héros parvenu quasi au terme de son parcours :

Déchu de ses espérances, humilié d’avoir dévoré trois fortunes, joueur sans argent, il pliait sous le poids de ses ruines, sous le fardeau de ses espérances moins détruites que trompées. Cet homme de génie, muselé par la nécessité, se condamnant lui-même, offrait un spectacle vraiment tragique qui eût touché l’homme le plus insensible. […] Parfois un éclair passait sur cette face desséchée qui se ranimait par la conception d’une nouvelle expérience ; puis, si, en contemplant le parloir, les yeux de Balthazar s’arrêtaient à la place où sa femme avait expiré, de légers pleurs roulaient comme d’ardents grains de sable dans le désert de ses prunelles que la pensée faisait immenses, et sa tête retombait sur sa poitrine. Il avait soulevé le monde comme un Titan, et le monde revenait plus pesant sur sa poitrine.

Quoiqu’une pensée forte animât ce grand visage dont les traits ne se voyaient plus sous les rides, la fixité du regard, un air désespéré, une constante inquiétude y gravaient les diagnostics de la démence, ou plutôt de toutes les démences ensemble. Tantôt il y apparaissait un espoir qui donnait à Balthazar l’expression du monomane ; tantôt l’impatience de ne pas deviner un secret qui se présentait à lui comme un feu follet y mettait les symptômes de la fureur ; puis tout à coup un rire éclatant trahissait la folie, enfin la plupart du temps l’abattement le plus complet résumait toutes les nuances de sa passion par la froide mélancolie de l’idiot. Quelque fugaces et imperceptibles que fussent ces expressions pour des étrangers, elles étaient malheureusement trop sensibles pour ceux qui connaissaient un Claës sublime de bonté, grand par le cœur, beau de visage et duquel il n’existait que de rares vestiges [2].

« Titan » reprend le thème prométhéen. La poésie est devenue tragédie, la passion monomanie : le programme tracé par le portrait initial s’est accompli. Sont inscrits sur le visage et l’aspect général de Balthazar les marques d’une déchéance, ou plutôt du travail délétère de la passion, sublimée en Passion, les ravages de la Pensée. Nous avons affaire au second volet nécessaire d’un diptyque : une fatalité est à l’œuvre, le portrait n’est pas si éloigné d’une allégorie chargée de représenter une loi philosophique. La description initiale prouve cette fonction du roman.

Description, théorie de l’Art et signification

Comme Le Père Goriot, La Recherche de l’Absolu commence par une longue description, ou plutôt une longue présentation de la Flandre informée par l’Histoire. Il s’agit d’analyser les mœurs comme produit de celle-ci, ainsi que de caractériser le triomphe de la vie et des jouissances matérielles, ce bonheur essentiellement bourgeois qui définit la vision flamande du monde selon Balzac. Là encore, on n’attendra pas une vue « objective » de cette province, car le but du romancier est double : extraire un « esprit » de la Flandre ; poser les protagonistes du drame à venir : les mentalités bourgeoises contre le génie, contre l’individu d’exception et déviant. Lisons plutôt :

Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la physionomie, les dispositions intérieures et les détails ont, plus que ceux d’aucun autre logis, gardé le caractère des vieilles constructions flamandes, si naïvement appropriées aux mœurs patriarcales de ce bon pays ; mais avant de la décrire, peut-être faut-il établir dans l’intérêt des écrivains la nécessité de ces préparations didactiques contre lesquelles protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir les principes générateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation. L’Art serait-il donc tenu d’être plus fort que ne l’est la Nature ?

[…] La comparaison entre un présent qui trompe les vouloirs secrets et l’avenir qui peut les réaliser est une source inépuisable de mélancolie ou de satisfactions douces. Aussi est-il presque impossible de ne pas être pris d’une espèce d’attendrissement à la peinture de la vie flamande, quand les accessoires en sont bien rendus. Pourquoi ? Peut-être est-ce, parmi les différentes existences, celle qui finit le mieux les incertitudes de l’homme. Elle ne va pas sans toutes les fêtes, sans tous les liens de la famille, sans une grasse aisance qui atteste la continuité du bien-être, sans un repos qui ressemble à de la béatitude ; mais elle exprime surtout le calme et la monotonie d’un bonheur naïvement sensuel où la jouissance étouffe le désir en le prévenant toujours. Quelque prix que l’homme passionné puisse attacher aux tumultes des sentiments, il ne voit jamais sans émotion les images de cette nature sociale où les battements du cœur sont si bien réglés que les gens superficiels l’accusent de froideur. La foule préfère généralement la force anormale qui déborde à la force égale qui persiste. La foule n’a ni le temps ni la patience de constater l’immense pouvoir caché sous une apparence uniforme. Aussi, pour frapper cette foule emportée par le courant de la vie, la passion de même que le grand artiste n’a-t-elle d’autre ressource que d’aller au-delà du but, comme ont fait Michel-Ange, Bianca Capello, Mlle de La Vallière, Beethoven et Paganini. Les grands calculateurs seuls pensent qu’il ne faut jamais dépasser le but, et n’ont de respect que pour la virtualité empreinte dans un parfait accomplissement qui met en toute œuvre ce calme profond dont le charme saisit les hommes supérieurs. Or, la vie adoptée par ce peuple essentiellement économe remplit bien les conditions de félicité que rêvent les masses pour la vie citoyenne et bourgeoise.

La matérialité la plus exquise est empreinte dans toutes les habitudes flamandes. […]

Après s’être assimilé, par la constante économie de sa conduite, les richesses et les idées de ses maîtres ou de ses voisins, ce pays, ni nativement terne et dépourvu de poésie, se composa une vie originale et des mœurs caractéristiques, sans paraître entaché de servilité. L’Art y dépouilla toute idéalité pour reproduire uniquement la Forme. Aussi ne demandez à cette patrie de la poésie plastique ni la verve de la comédie, ni l’action dramatique, ni les jets hardis de l’épopée ou de l’ode, ni le génie musical, mais elle est fertile en découvertes, en discussions doctorales qui veulent et le temps et la lampe. Tout y est frappé au coin de la jouissance temporelle. L’homme y voit exclusivement ce qui est, sa pensée se courbe si scrupuleusement à servir les besoins de la vie qu’en aucune œuvre elle ne s’est élancée au-delà du monde réel. La seule idée d’avenir conçue par ce peuple fut une sorte d’économie en politique, sa force révolutionnaire vint du désir domestique d’avoir les coudées franches à table et son aise complète sous l’auvent de ses steedes. Le sentiment du bien-être et l’esprit d’indépendance qu’inspire la fortune engendrèrent, là plus tôt qu’ailleurs, ce besoin de liberté qui plus tard travailla l’Europe. Aussi, la constance de leurs idées et la ténacité que l’éducation donne aux Flamands en firent-elles autrefois des hommes redoutables dans la défense de leurs droits [3].

Apothéose du confort, d’une beauté purement « plastique », cette Flandre balzacienne désigne autant un espace particulier que le monde bourgeois du XIXe siècle. La quantité, aussi attrayante et jouissive soit-elle, l’a emporté sur la qualité. Si « l’Art y dépouilla toute idéalité pour reproduire uniquement la Forme », c’est qu’il s’y réduit à une copie (serait-il alors « réaliste » ? c’est exactement l’inverse de ce qu’entreprend Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu), et renonce à traduire, exprimer, signifier une Idée. Ici, la description est orientée selon une visée idéologique, en même temps qu’elle annonce l’incompatibilité du héros et de son environnement social. L’Absolu est aux antipodes de la simple Forme, puisqu’il est principe unique et originel. Disons autrement : la Forme ne doit être que truchement et non fin.

Balthazar est donc condamné dès le début du roman, mais cela n’apparaît pleinement qu’une fois l’implacable logique parvenue à son terme. La description n’acquiert que rétrospectivement toute sa portée. La vie privée doit prendre le pas, sans que soit dévaluée pour autant la légitimité de la quête de l’Absolu. Rappelons pour terminer que, comme le rappelle Brigitte Méra [4], dans la pensée romantique, « l’absolu est la réalité suprahumaine, transcendante qu’appelle l’insatisfaction, l’expérience du manque, qu’inspire la réalité contingente, limitée : l’absolu ne se conçoit que par rapport au relatif (et vice versa). Il recèle de fait une connotation plurivoque pour la période, connotation à la fois scientifique, esthétique, métaphysique » [5]. En cela, Balzac s’inscrit bien dans le romantisme. Et d’ajouter ce qui nous offrira notre conclusion : « seul le roman philosophique, qui mêle de fait causes et effets, parvient à montrer la pensée en acte et peut être un lieu de convergence de la réalité, des grands risques ou des infinies promesses de l’imaginaire, du sensible et du suprasensible : “[…] n’est-il pas temps de se mettre en quête des dogmes écrits au fond de la nature des choses ? Ne faudrait-il pas retourner la science philosophique ?” s’interroge Louis Lambert. Tout cela indique l’ambition balzacienne de trouver un régime d’écriture fusionnelle qui condense le physiologique et le spirituel, une mise en récit exemplaire qui exprime la vérité supérieure de l’existence en jouant sur tous les registres » [6].


1

Honoré de Balzac, La Recherche de l’Absolu, Éric Bordas (éd.), Paris, Librairie générale française, 1999, p. 67-70. Les passages mis en italique le sont par nous.

2

Ibid., p. 256-257 et 278-279.

3

Ibid., p. 44-50.

4

Brigitte Méra, « Le roman philosophique balzacien et la passion de l’absolu », L’Année balzacienne, n° 7, 2006, p. 161-178.

5

Ibid., p. 163.

6

Ibid., p. 168.