Mémoire


Mémoire et intériorisation. Hegel

Robert Legros

Université de Caen Basse-Normandie
Département de Philosophie


La mémoire est présentée par Hegel comme une modalité de l’esprit. Chaque modalité de l’esprit est décrite comme un moment du développement de l’esprit. Pour Hegel, comprendre le sens d’une des modalités de l’esprit consiste d’abord à la situer dans le cadre de ce développement au cours duquel l’esprit parcourt tous ses moments. Avant de situer la mémoire dans le développement des moments de l’esprit, tentons d’abord de préciser brièvement en quel sens l’esprit est aux yeux de Hegel un développement de ses propres moments.

Hegel distingue deux développements des moments de l’esprit. Un développement historique et un développement conceptuel. Hegel appartient à une époque, celle de la fin de l’Ancien Régime et de la naissance d’un nouveau type de société, au cours de laquelle les hommes acquièrent une conscience neuve de leur historicité. La mise en question de l’Ancien Régime entraîne une transformation profonde des expériences collectives, qui se traduit notamment par un sentiment aigu de l’irréversible. Hegel est l’un des premiers philosophes à mettre l’accent sur le caractère intrinsèquement historique des choses humaines. Cependant il interprète cette historicité comme si elle était le fait d’un progrès au cours duquel l’esprit se découvrait peu à peu à lui-même. Toute l’histoire de l’humanité est à ses yeux l’histoire de l’esprit qui s’achemine vers son accomplissement, à travers une suite d’époques (le monde oriental, le monde grec, le monde romain, le monde chrétien médiéval, le monde moderne). Chaque époque est une figure de l’esprit. Mais à côté de ce développement historique de l’esprit, Hegel met en lumière un tout autre développement de l’esprit, à savoir le développement des différentes modalités de l’esprit. Comment se présente ce second développement ?

La liberté n’est pas pour Hegel une qualité parmi d’autres de l’esprit, qui serait du même rang que ses autres qualités, car elle est la qualité sans laquelle les autres qualités disparaîtraient ou ne seraient pas ce qu’elles sont. En ce sens elle est la substance de l’esprit. Par rapport à elle, toutes les autres qualités sont secondaires ou accidentelles. Tout ce qui suppose la liberté appartient à l’esprit : l’art, la morale, la vie en société, un système juridique, la mémoire, la philosophie… Cependant tout ce qui suppose la liberté ne témoigne pas d’un même degré de liberté, donc d’un même degré de spiritualité. C’est en ce sens que l’on peut, d’après Hegel, présenter les différentes modalités de l’esprit selon un développement qui va des modalités les moins spirituelles, ou qui sont encore proches de la nature, celles où la liberté est encore rudimentaire, vers les modalités les plus spirituelles, celles qui témoignent d’une liberté plus accomplie. En quel sens une modalité de l’esprit est-elle moins spirituelle qu’une autre, moins accomplie, plus fruste ? En ce sens qu’elle est à la fois plus immédiate et plus abstraite. La présentation du développement des modalités de l’esprit va des modalités les plus abstraites, les plus immédiates, les moins spirituelles, vers les modalités les plus concrètes, les plus spirituelles.

L’esprit sous sa modalité la plus immédiate et la plus abstraite, c’est l’esprit subjectif, c’est-à-dire un « Moi ». Les modalités de l’esprit subjectif, l’intelligence et la volonté, sont les plus abstraites car en réalité, c’est-à-dire dans le concret, l’intelligence et la volonté sont toujours déjà inscrites dans un monde, dans une époque, appartiennent toujours déjà à un esprit objectif. Les formes de l’esprit objectif sont plus immédiates que les formes de l’esprit absolu (art, religion et philosophie), plus abstraites, car en réalité, c’est-à-dire dans le concret, elles entretiennent toujours déjà une réflexion sur leur propre sens, appartiennent toujours déjà à l’esprit absolu. L’esprit absolu est l’esprit le plus spirituel, l’esprit sous sa modalité la plus haute, la plus concrète, car c’est l’esprit qui est effectivement lui-même ce qu’il est en propre, c’est-à-dire l’esprit en tant qu’il se réfléchit lui-même, qu’il s’interroge sur son propre sens, sur le sens de ses propres manifestations objectives. Il se réfléchit à travers des manifestations sensibles de lui-même (l’art), à travers des représentations de lui-même (la religion), et aussi, à partir des Grecs, à travers des concepts (la philosophie).

Quel est le rapport qu’entretiennent ces deux modes de développements de l’esprit, le développement historique à travers des époques de l’esprit, et le développement conceptuel à travers des modalités de l’esprit ?

Hegel n’a jamais apporté une réponse tranchée à cette question. Il est probable qu’il ait initialement conçu la Phénoménologie de l’esprit (1807) comme une phénoménologie des moments conceptuels de l’esprit entendu comme esprit subjectif, qu’il désigne alors par le terme de conscience, et qu’il se soit rendu compte chemin faisant, en présentant les moments de l’esprit subjectif, c’est-à-dire de la conscience individuelle (conscience, conscience de soi, raison) qu’il devrait présenter aussi les moments de l’esprit au sens d’esprit objectif, et qu’il ne pourrait pas décrire les modalités objectives de l’esprit sans les inscrire dans un développement historique. Quoi qu’il en soit, Hegel estimera que c’est seulement lorsque l’esprit a accompli son complet développement historique, c’est-à-dire après la Révolution française, qu’il est non seulement en mesure de se comprendre historiquement mais aussi de se réfléchir, de réfléchir ses propres modalités, d’une manière complète et selon leur ordre véritable.

Quelle place la mémoire occupe-t-elle dans le développement de l’esprit subjectif [1]  ?

Dans la Realphilosophie d’Iéna de 1805-1806, l’esprit subjectif, appelé « esprit selon son concept », réside dans le développement de deux modalités de l’esprit, à savoir de deux facultés : l’intelligence et la volonté. L’intelligence comprend les moments suivants : intuition, imagination (la mémoire comme remémoration est un moment de l’imagination), langage, souvenir, entendement, raison. La volonté se développe à travers les moments suivants : pulsion, amour, famille, reconnaissance.

Intuition et pulsion sont, d’après Hegel, les deux moments les plus immédiats, les plus abstraits, mais aussi les moins spirituels de l’esprit. Chez l’animal, intuition et pulsion sont « naturelles », non encore « spirituelles ». Chez l’homme elles sont déjà spirituelles car elles sont déjà habitées par la réflexion, par une médiation, par la liberté. En se réfléchissant, un moment de l’esprit à la fois se médiatise, se concrétise, se dépasse et tout en se dépassant annonce déjà le moment suivant. L’esprit se développe donc en étant emporté vers ce qui en lui est le plus spirituel : c’est en ce sens que le développement de l’esprit est retour de l’esprit à son ipséité, à ce qu’il a de plus propre.

         Sous sa forme la plus immédiate (la plus abstraite), l’intelligence est d’abord tournée vers l’être et absorbée par l’être : c’est l’intuition sensible. Sous sa forme la plus immédiate (la plus abstraite), la volonté est d’abord pulsion, manque de quelque chose, et ce manque va s’investir dans les choses, puis dans d’autres Moi en lesquels finalement le Moi d’abord vide va se reconnaître. Dans le parcours de l’intelligence, la chose d’abord objectivée va peu à peu se subjectiviser. Dans le parcours de la volonté, le moi d’abord vide va peu à peu s’objectiviser. Dans un cas comme dans l’autre, il y va d’une sorte de retour à soi : sous sa forme immédiate, une modalité de l’esprit n’est pas encore elle-même en propre. Décrire l’intelligence, c’est décrire ce mouvement au cours duquel, à partir de la simple intuition sensible, elle devient ce qu’elle est en propre, entendement et raison. Décrire la volonté, c’est décrire ce mouvement au cours duquel, à partir de la simple pulsion, elle devient ce qu’elle est en propre, reconnaissance mutuelle.

Situons la mémoire dans le parcours de l’intelligence, depuis l’intuition sensible immédiate jusqu’à la raison

L’intuition sensible est la forme la plus immédiate de l’esprit, le premier niveau de l’intelligence, ou, si l’on veut, la forme spirituelle la moins spirituelle de l’intelligence.

Cependant elle est déjà spirituelle : elle se distingue déjà de l’intuition animale. Elle est l’esprit en tant que « pour lui un être est » (193). Elle est la forme la plus élémentaire de l’esprit (car l’être intuitionné est élémentaire en ce sens qu’il est indifférencié, donc indécomposable), la plus abstraite (car l’être intuitionné est sans aucun contenu) et la plus immédiate (car elle est extasiée dans l’être, absorbée par lui). Cependant, si immédiate qu’elle soit, elle est déjà spirituelle car une réflexion s’amorce déjà en elle. Une intuition est déjà spirituelle (n’est plus simplement naturelle comme l’intuition animale) dans la mesure où elle est déjà intuition se réfléchissant comme intuition. Elle est déjà mouvement de réflexion, de néantisation, d’intériorisation, bref l’intuition est spirituelle dans la mesure où elle est déjà imagination : l’intuition comme imagination est le deuxième moment de l’intelligence. Hegel écrit que l’esprit « rentre en soi hors de cette immédiateté, est pour soi ; il se pose libre de cette immédiateté, en premier lieu, il se différence d’elle […] (193-194). Il précise : « L’esprit se dégage [tritt… heraus] de cet intuitionner et intuitionne son intuitionner, c’est-à-dire l’objet en tant que le sien, l’objet supprimé en tant qu’étant : l’image [den Gegenstand aufgehoben als seienden : das Bild] (194).

Dès qu’il y a intuition, l’esprit est un intuitionner immédiat (il est immédiatement extasié dans l’être indifférencié), mais il se libère par lui-même de cette immédiateté, il se dégage de cet intuitionner immédiat par un mouvement de réflexion, d’intériorisation et de néantisation. L’esprit sort de son immédiateté en opérant à la fois :

- une réflexion sur soi : il intuitionne son intuitionner ;

- une intériorisation : pour l’esprit, l’objet devient objet en tant que sien (dans l’intuitionner, l’objet devient mon intuition) ;

- une néantisation, qui est double :

  • d’une part l’intuition est mon intuition, et en ce sens l’objet est en quelque sorte supprimé [aufgehoben] en tant qu’étant ;

  • d’autre part le soi intuitionné est néant : dans l’intuitionner, tout objet est mien, mais je n’en suis aucun donc l’intuition du soi est l’intuition d’un néant (de même que l’être immédiatement intuitionné est indifférencié, de même le néant immédiatement intuitionné est néant indistinct) ;

En sortant de son immédiateté, l’esprit se dépasse comme intuition et devient imagination. L’objet supprimé en tant qu’étant devient image.

La première intuition du soi est donc l’intuition d’un néant, ou, selon une métaphore qui reviendra souvent chez Hegel, d’une nuit. Le néant immédiat (qui n’est pas déterminé) est une nuit : une nuit où tous les chats (ou toutes les vaches) sont gris, comme il le dira dans la « Préface » à la Phénoménologie de l’esprit.

Cependant l’esprit intuitionnant le soi comme néant indistinct (comme nuit) va se dégager de cette immédiateté (va sortir de cette nuit). De même que l’esprit intuitionnant est d’abord immédiat, s’extasie dans l’être indifférencié mais se libère d’emblée de cette immédiateté, s’arrache à l’être indifférencié en niant l’objet comme étant (mon intuition est mienne), de même l’esprit intuitionnant le soi comme néant est d’abord intuition immédiate (esprit absorbé dans une intuition vide, dans un néant indistinct, aussi vide que l’être indifférencié) mais cette intuition immédiate de soi se libère d’emblée de cette immédiateté : s’arrache au néant comme pur néant, (comme « nuit où tous les chats sont gris »), car en appréhendant l’intuitionné comme image (comme intuition qui est sienne), le soi exerce déjà un rapport de maîtrise (il est libéré de l’objet comme étant). Hegel écrit : « Cette image lui appartient, il est en possession de celle-ci, il en est maître ; elle est conservée dans son trésor, dans sa nuit » (194). La nuit n’est déjà plus « nuit où tous les chats sont gris » mais nuit où se conservent des images.

Le moi qui prend naissance comme moi (humain) n’est d’abord qu’une nuit comme pur néant, puis nuit où flottent des images. Mais ces images sont d’abord en deçà de toute représentation stable. L’image est conservée dans sa nuit mais « elle est a-consciente (bewusstlos), c’est-à-dire sans être exposée comme objet devant la représentation (Vorstellung) (194). L’homme qui se dissocie de l’animal commence à se reconnaître comme Moi (cette image m’appartient), mais en dehors de toute conscience et de toute représentation stable ; le moi est toujours dans la nuit, mais il est comme dans un rêve : absorbé dans un trésor d’images évanescentes, instables, inobjectives.

L’homme qui sort de la nature est cette nuit, ce rêve, ce trésor d’images fuyantes. C’est ce qu’exprime Hegel dans cette belle page :

L’homme est cette nuit, ce néant vide, qui contient tout dans sa simplicité – une richesse de représentations infiniment multiples, d’images, dont aucune ne lui échoit en ce moment –, ou qui ne sont pas en tant que présentes. Ceci est la nuit, l’intérieur de la nature, qui existe ici – Soi pur, – dans des représentations fantasmagoriques il fait nuit tout autour, surgissent alors tout à coup et disparaissent de même ici une tête sanglante, là une figure blanche – Cette nuit on l’aperçoit lorsqu’on regarde l’homme dans les yeux – alors on regarde une nuit, qui devient effroyable, – ici vous tombe dessus la nuit du monde (194-195).

L’homme est cette nuit, c’est-à-dire qu’initialement il n’est rien, néant. Or l’épreuve de ce rien, que l’on traverse quand on regarde un homme dans les yeux, est « effroyable » car, d’après Hegel, c’est l’expérience de la mort : j’éprouve ma propre mort, ma disparition dans la nuit, quand je m’éprouve comme rien. Je n’accède donc à mon humanité vivante qu’en me particularisant, c’est-à-dire en devenant quelque chose. L’expérience de l’Universel abstrait, c’est-à-dire de la départicularisation, de la perte de toute identification, est pour Hegel une expérience de la mort et non pas, comme chez Kant, une expérience de la liberté ou de ma singularité. Hegel associera toujours le singulier à une perte de toute particularité, donc à la mort.

De la nuit initiale va émerger peu à peu le moi. Parce que l’intuition est déjà imagination, elle porte en elle le mouvement qui pousse l’esprit à devenir conscience, à s’arracher au sensible, à s’exposer sous la forme d’un moi singulier. Mais l’imagination naissante n’est encore que multitude d’images conservées dans la nuit du moi. Le moi émerge sans encore être formé, il est nuit remplie d’images instables. La formation du moi comprend les moments suivants :

  • l’association d’images ;

  • le souvenir [Erinnerung] ;

  • la production de signes : les signes comme significations encore séparées de l’être de la chose ;

  • l’acte de nommer : la chose est la signification qu’elle reçoit du Moi ;

  • la mémoire (Gedächnis).

L’imagination sous sa forme la plus immédiate (comme nuit d’images, comme rêve) devient imagination comme association d’images dans la mesure où au sein de la nuit imaginative, en laquelle le Soi est « simple » (englouti dans un néant indistinct), se forme un pouvoir : « Pouvoir [Macht] de faire sortir [hervorzuziehen] de cette nuit les images, ou de les y laisser sombrer (sie hinunterfallen zu lassen). Les images deviennent ainsi ce qu’elles sont en soi (an sich) : auto position du Soi (Selbst). L’association des images n’est pas la simple répétition d’une relation reçue (comme elle l’est pour l’animal), mais témoigne d’un arrachement à l’égard des images comme fantasmes extérieurs. Les images ne s’imposent plus en surgissant soudainement, pour disparaître aussi soudainement, c’est le moi qui combine « sans la moindre contrainte », c’est lui qui impose une forme qui vient de lui. Déjà l’intuitionné initial était devenu « mien » : une image ; par l’association, l’image perd l’extériorité initiale avec laquelle elle s’imposait d’abord, alors même qu’elle était mienne.

L’image va ensuite être reconnue comme déjà vue : c’est l’émergence de l’imagination comme remémoration, comme Erinnerung.

L’imagination comme remémoration ajoute à l’image une plus grande mienneté : dans le souvenir, l’image est reconnue comme déjà vue, et déjà vue par moi : « je me souviens de l’image » signifie : « je me souviens de moi voyant l’image ». Hegel écrit : « le souvenir pose en l’y ajoutant le moment de l’être-pour-soi – je l’ai déjà vu, ou entendu, une fois ; je me souviens ; je ne fais pas que voir, qu’entendre l’objet, bien plutôt j’entre en même temps à l’intérieur de moi – je m’intériorise (ich erinnere – mich), je me reprends (ich nehme mich heraus) hors de la simple image, et je me pose en moi (ich setze mich in mich) ; je m’ajoute expressément à l’objet » (196).

Maintenant le Soi n’est plus le soi « simple », néant indistinct, ni ce néant où se conservent un trésor, une multitude d’images. Il est « dégagé » (hervorgezogen) ; il est « objet à moi-même » : le moi est remémoré comme voyant l’objet. Le souvenir a pour objet la synthèse d’un contenu et du moi : se souvenir c’est se souvenir d’un contenu uni au moi. « Non seulement une synthèse est survenue, mais l’être de l’objet a été supprimé (aufgehoben) : il est déjà « signe ».

L’imagination comme association se dépasse dans l’imagination comme remémoration, qui se dépasse dans l’imagination comme production des signes.

Par le signe l’objet perd l’indépendance qu’il conservait encore dans l’intuition remémorée. Dans l’intuition, l’intuitionné est certes déjà mien ; dans l’association, la mienneté de l’intuitionné est plus grande : le moi impose une relation ; dans le souvenir, cette mienneté est encore accrue : l’image remémorée est celle de l’objet devant moi, il y a synthèse, union, entre un contenu et un moi ; dans la production de signes, l’objet devant moi perd toute consistance qui serait indépendante de moi.

Dans le souvenir, écrit Hegel, le contenu et le moi « sont attachés extérieurement de manière seulement synthétique » (196), tandis que dans l’objet appréhendé comme signe, le moi vise la signification qu’il confère à l’objet, laquelle est indépendante de l’être de cet objet. De même que dans l’intuition comme imagination l’objet est « supprimé en tant qu’étant » (augehoben als Seienden), de même l’objet appréhendé comme signe est tel que « l’être de l’objet a été supprimé » (das Sein des Gegenstandes ist aufgehoben worden) : « son contenu n’a plus aucune valeur libre propre ; son être est moi-même » (= sa signification vient de moi). Cependant « cette intériorité reste encore séparée de l’être de la chose » car la chose subsiste à côté de la signification qu’elle reçoit. Ce n’est qu’avec le langage que la chose est absorbée par la signification.

Avec l’institution d’un langage, prennent figure pour la première fois : la conscience, la vérité (les images « ont pour la première fois vérité ») et la maîtrise : « par le nom, l’objet est donc, en tant qu’étant, né du Moi » (197). Apparaît également pour la première fois le moi comme universalité médiatisée : « Le Moi a renoncé à son arbitraire dans son être ; il s’est posé comme universel ».

L’institution du langage, d’après Hegel, comprend plusieurs niveaux : d’abord la donation des noms, ensuite leur conservation, enfin leur mise en ordre. Hegel reprend une conception traditionnelle (et naïve), d’après laquelle le langage aurait été un lexique avant de devenir une syntaxe.

C’est par la mémoire (Gedächnis) que la liaison entre une image et un nom est conservée. Dorénavant, avec l’image est donné le nom, et avec le nom est donné l’image. Ici aussi la conception de Hegel reste traditionnelle et naïve. Il raisonne comme si les choses avaient d’abord été données sans mot, puis nommées, c’est-à-dire comme si une réalité pouvait se donner sans être déjà structurée par un langage.

Par la mémoire, les noms perdent leur ponctualité atomique pour entrer dans un ordre : la mémoire des noms est déjà une mise en ordre.

Par la mémoire des noms le moi s’élève ainsi à l’universel (universel signifie : ce qui est au-delà de toute ponctualité). Il y a ici un mouvement d’intériorisation et un mouvement d’extériorisation ; intériorisation : la positivité des noms ne s’impose plus comme un donné extérieur ; extériorisation : le Moi va se découvrir dans le langage.

Cependant l’ordre du langage s’impose encore comme un donné extérieur. C’est cette extériorité qui va être surmontée par le travail de l’entendement, puis de la raison.


1

Pour cette brève présentation, je m’en tiendrai à la philosophie de l’esprit que Hegel a développée dans le cadre d’un cours qu’il a fait à Iéna au cours de l’année 1805-1806. Ce cours n’a été édité qu’en 1931, par Johannes Hoffmeister, sur la base du manuscrit de Hegel, sous le titre Jenenser Realphilosophie II. Die Vorlesungen von 1805-1806 (éditions Felix Meiner). Le texte est paru chez le même éditeur dans le volume 8 de la nouvelle édition critique des Gesammelte Werke sous le titre Jenaer Systementwurfe III. Traduction française in : Jacques Taminiaux, Naissance de la philosophie hégélienne de l’État, Paris, Payot, 1984. L’excellente traduction de Jacques Taminiaux mentionne la pagination de l’édition de Hoffmeister et de l’édition critique. La pagination indiquée dans le corps de mon texte renvoie à cette traduction.