Mémoire


La mémoire et la constitution du soi
dans la phénoménologie de Husserl

Emmanuel Housset

Université de Caen Basse-Normandie
Département de philosophie


La mémoire, depuis notamment la doctrine platonicienne de la réminiscence, a très souvent été philosophiquement comprise comme le lieu privilégié de l’ipséité, du devenir soi, néanmoins cette apparente continuité masque des différences irréductibles, car à chaque conception de la mémoire correspond une compréhension de l’être soi. En effet, dans l’histoire de la pensée, si la mémoire fut toujours considérée comme importante, elle n’a pas nécessairement été considérée comme la plus importante des capacités de l’esprit humain. La question n’est donc pas tant de savoir quelle place la région mémoire occupe dans la vie humaine par rapport aux autres régions que sont par exemple la volonté et l’imagination, que de déterminer si la mémoire est une région ou bien si elle est l’essence même de la pensée impliquée dans tout accomplissement de son essence. Il faut reconnaître plus particulièrement que dans les philosophies modernes de la subjectivité la mémoire est toujours relative à la volonté d’un moi et que l’être soi se comprend ultimement comme un « se vouloir soi-même », c’est-à-dire soit un « vouloir se connaître », soit un « vouloir se créer ».

Bien des historiens de la philosophie font remonter cette priorité de la volonté sur la mémoire à la philosophie de Duns Scot. En effet, pour saint Augustin la mémoire jouait encore le rôle de pivot dans l’intellection et elle constituait par elle-même l’unité de l’homme. De façon à résumer très brièvement la profonde et décisive méditation de saint Augustin sur la mémoire, il est possible de dire que pour saint Augustin il n’y a de connaissance et de volonté possibles que si l’intelligible est déjà là dans la mémoire : l’intelligence et la volonté ne peuvent se rapporter qu’aux contenus fournis précisément par la mémoire. Toute l’œuvre des Confessions, et pas uniquement le livre X dans lequel la question de la mémoire est explicitement traitée, montre que ce n’est pas le moi qui rend possible la mémoire et que c’est au contraire la mémoire qui rend possible quelque chose comme un moi. Certes ce moi n’est justement pas l’ego compris comme point d’Archimède dans les philosophies du sujet, mais est au contraire un moi qui n’est pas alors maître de lui-même et qui doit s’ouvrir à autre chose que lui-même. La profonde originalité de saint Augustin, qui a été le plus souvent manquée par les lectures anachroniques et subjectivistes de saint Augustin qui ont la vie dure, est que le retour vers soi suppose une transitivité. Or, cela ne peut s’expliquer que par sa conception également transitive de la mémoire qui est très différente de la conception réflexive de la mémoire déployée par la plus grande partie de la philosophie moderne, à tel point que la modernité peut se définir par cette priorité juridique de la réflexivité sur la transitivité. Duns Scot, certes, reconnaîtra lui aussi que la mémoire est la source fondamentale de la pensée, mais en soulignant que c’est la volonté qui fait de l’homme un soi : la volonté est ce qui fait la « vie » humaine. Dès lors, l’intelligence elle-même se trouve reconduite à son foyer qu’est la volonté : l’homme est rationnel parce qu’il est libre. La volonté devient ainsi le moteur de la mémoire et de l’intelligence [1] .

Il faut attendre Heidegger, et sa critique de l’ontologie médiévale comme de l’ontologie moderne, pour que la mémoire puisse être à nouveau considérée comme le lieu de la pensée, et non comme étant au mieux un auxiliaire indispensable de la réflexion. La redécouverte de l’essence noétique de la mémoire devient en effet possible dans la mesure où, avec Heidegger, la connaissance cesse d’être comprise comme une pure production du sujet, pour retrouver son sens d’écoute du logos. La mémoire est l’acte originaire non d’un sujet qui constitue ce qu’il rencontre en objet, mais d’un être qui reçoit ce qui le touche en en témoignant. Contre la réduction de la mémoire à un réservoir de souvenirs, qui suppose toujours que le premier objet de la mémoire est le moi lui-même, Heidegger cherche à retrouver le sens originaire de la mémoire :

Initialement « mémoire » ne signifie pas du tout « faculté de souvenir ». Le mot désigne l’âme entière au sens du rassemblement intérieur constant auprès de ce qui s’adresse essentiellement à son sentiment. Mémoire est dans son origine l’équivalent du recueillement auprès… (Andacht) : demeurer sans cesse comme ramassé auprès de… et cela non seulement auprès du passé, mais de la même façon du présent et auprès de ce qui peut venir  [2]».

Heidegger retrouve ainsi d’une certaine façon toute la richesse de la mémoire augustinienne, qui permet de comprendre le soi comme étant d’abord un mouvement de transcendance, à partir duquel un retour sur soi devient possible.

Cette mise en perspective de la question de la mémoire permet de montrer que le propre de la philosophie, avant de prendre une perspective particulière sur un « objet » comme la mémoire, est de déterminer le concept hors de tout présupposé. De quoi parle-t-on quand on parle de la mémoire ? Quelle précompréhension est engagée dans cette recherche ? S’agit-il d’une fidélité à l’intelligible ou bien d’une capacité d’un sujet à se souvenir ? La mémoire est-elle une présence à soi de ce qui nous excède et qui motive notre tâche de penser ou est-elle le rassemblement de ses souvenirs dans la pure immanence de la subjectivité ? Est-elle transitive ou réflexive, est-elle une ouverture ou une fermeture ? Toutes ces questions sont impératives pour le philosophe, qui doit élucider son objet et ainsi élaborer sa question, et qui ne peut donc pas se contenter du somnambulisme des sciences abstraites analysant les mécanismes infinis de la mémoire, mais sans jamais s’interroger sur ce qu’est la mémoire et donc en cédant sans le savoir à des présupposés métaphysiques massifs.

Dans cette histoire très simplifiée qui vient d’être proposée du concept de mémoire, la phénoménologie de Husserl se situe à une frontière : d’un côté il est clair que Husserl appartient à la philosophie du sujet et à la philosophie de la volonté pure, et, d’un autre côté, il accorde une très grande place à la mémoire dans sa dimension passive et active, dans la mesure où l’être se trouve compris sur l’horizon du temps. La subjectivité elle-même est temps et, de ce fait, la mémoire devient le lieu privilégié de la présence à soi. Ici Husserl hérite directement des pensées de l’identité personnelle qui, depuis Locke, se sont attachées à la question de l’individualité, c’est-à-dire à la question de l’inséparabilité de la conscience de soi et du temps : il s’agit de savoir comment demeurer le même en dépit du temps. Dans cette perspective classique, l’identification de la conscience à la conscience de soi permet de déterminer cette mêmeté, puisque cette identité est assurée par la seule réflexivité de la conscience. Or, vis-à-vis de ces pensées de l’identité personnelle, Husserl va chercher à montrer comment le moi peut trouver son identité dans la mémoire, sans que ce moi soit pour autant un moi de ma vie passée, un moi dépassé. Dans son étude sur la mémoire, y compris sur la mémoire charnelle, Husserl se propose également d’élucider le moi présent, le moi qui se décide, notamment en décrivant la place des habitus dans la genèse active du moi. Le projet husserlien est donc de montrer en quoi la vie de la volonté tient aussi à une mémoire du présent, qui rend possible ce que Husserl nomme le « présent vivant ». De ce point de vue, ce n’est pas l’imagination qui peut assurer la continuité du passé, du présent et de l’avenir, car en elle le passé devient un irréel et se trouve perdu en tant qu’il fut un présent originaire. En conséquence, il n’y a pas de temps sans mémoire, parce que la mémoire ce n’est pas l’absence du passé, mais c’est bien plutôt le mode de présence de ce passé. La réduction phénoménologique permet de cesser de comprendre le temps comme une construction de l’entendement, et, du même coup, elle libère la mémoire comme mode de la présence du passé et de la présence à soi. Husserl, lecteur du livre XI des Confessions, retient de saint Augustin l’idée que le temps est une présence sous les trois modes du passé, du présent et du futur, et c’est pourquoi il est la vie intentionnelle par la mémoire, la vision et l’attente.

Dans le cadre d’une étude de la mémoire, trois directions de recherche au moins peuvent être développées à partir de Husserl.

Rétention et ressouvenir

Husserl prend un très grand soin pour décrire la différence et le rapport entre le « souvenir primaire » et le « souvenir secondaire ». En effet, dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, l’essentiel des analyses de Husserl porte sur ce qu’il nomme la , ou souvenir primaire, qui ne peut pas à elle seule assurer la pleine constitution de l’objet, comme par exemple un son, mais qui assure dans la passivité un lien intuitif avec le passé. Ainsi, la rétention est ce qui assure l’épaisseur du présent, c’est-à-dire la présence du passé, avant même le souvenir secondaire actif, et elle est donc la condition de possibilité du souvenir. Cette distinction entre le souvenir primaire (rétention) et le souvenir secondaire (ressouvenir) est décisive quant à la nature de la mémoire en tant qu’elle rend possible tout être comme être temporel, car elle permet de montrer que la mémoire n’est rien de « psychologique », qu’elle n’est en rien une simple reconstruction volontaire après coup des données perceptives, mais qu’elle est le lieu où tout être se constitue. En effet, la mémoire est d’abord ce que Husserl nommera plus tard une « synthèse passive », qui ne donne pas encore véritablement à voir un objet, mais qui est la condition de la mémoire active véritablement objectivante. Certes, seule la re-présentation du souvenir secondaire peut véritablement assurer l’identité de l’objet et l’identité du sujet qui perçoit, néanmoins, cela suppose toujours une première genèse, une « pré-constitution passive ». Ainsi, la différence entre la rétention et le ressouvenir est une différence phénoménologique, une différence de mode de donnée : le ressouvenir donne lui l’objet comme absent. Sans mémoire pas de temps, car pour qu’il y ait temps, il faut à la fois une présence du passé et une constitution du passé comme passé. En conséquence, comme Husserl le montre dans ce texte du § 17 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, la mémoire est à la fois une rétention, qui permet de voir passivement le passé, et un ressouvenir, rendu possible par la rétention, et qui consiste à voir le souvenir du passé :

A la perception comme ce qui donne en personne le présent, qui a son corrélat dans le passé donné, s’oppose maintenant de façon nouvelle le ressouvenir, le souvenir secondaire. Dans le ressouvenir un maintenant nous « apparaît », mais il « apparaît » en un tout autre sens qu’en celui où apparaît le maintenant dans la perception. Ce maintenant n’est pas « perçu », c’est-à-dire donné en personne, mais re-présenté. Il représente un maintenant qui n’est pas donné. Et de même l’écoulement de la mélodie dans le ressouvenir représente un « tout juste passé », mais il ne le donne pas. Dans la simple imagination également, chaque individualité possède une certaine extension temporelle, elle a son maintenant, son avant et son après, mais le maintenant, l’avant et l’après sont simplement imaginés, tout comme l’objet dans son ensemble. C’est donc un tout autre concept de la perception qui se trouve ici en question. La perception est ici l’acte qui place quelque chose sous les yeux comme lui-même en personne, l’acte qui constitue originairement l’objet. Le contraire est la re-présentation en tant qu’acte qui ne place pas un objet en personne sous les yeux, mais précisément le re-présente, le place pour ainsi dire en image sous les yeux, même si ce n’est pas précisément sur le mode d’une conscience d’image proprement dite. Il n’est absolument pas question ici d’une conciliation continue de la perception avec son contraire. Jusqu’ici la conscience du passé, – j’entends la conscience primaire du passé -, n’était pas une perception parce que la perception était prise comme l’acte constituant originairement le maintenant. Mais si nous nommons perception l’acte en qui réside toute origine, l’acte qui constitue originairement, alors le souvenir primaire est perception. Car c’est seulement dans le souvenir primaire que nous voyons le passé, c’est seulement en lui que se constitue le passé, et ce non pas de façon re-présentative mais au contraire présentative. Le tout juste passé, l’avant par opposition au maintenant, ne peut être directement intuitionné que dans le souvenir primaire ; c’est son essence que d’apporter cet élément nouveau et spécifique à l’intuition primaire, directe, exactement comme c’est l’essence de la perception du maintenant que d’apporter le maintenant directement à l’intuition. Au contraire le ressouvenir, comme l’imagination, nous fournit seulement une re-présentation ; c’est « quasi » la même conscience que l’acte-créateur-de-temps, l’acte du maintenant ou l’acte-du-passé, « quasi » la même, mais modifiée pourtant. Le maintenant imaginé représente un maintenant, mais il ne donne pas lui-même un maintenant, l’avant et l’après imaginés ne font que représenter un avant et un après.

Avec la distinction et l’entrelacement de la rétention et du ressouvenir, Husserl peut montrer, à la suite de saint Augustin, que le passé possède un être, puisque le ressouvenir vient seulement compléter cet être du passé en le constituant comme présent sur le mode de l’absence. Le passé n’est donc pas une création arbitraire d’un sujet qui cherche à s’inventer une histoire qui lui convient, et Husserl cherche à maintenir la liberté du sujet dans le ressouvenir sans pour autant déréaliser le passé au point d’en faire une fiction.

Mémoire de soi et mémoire du monde

Cette compréhension de la mémoire comme lieu où tout être se constitue renouvelle également l’analyse du sujet qui ne se trouve plus divisé entre un je pur intemporel et un moi empirique dans le temps. En effet, le sujet qui temporalise toute chose n’est lui-même que dans une temporalisation continue, et, dans ce cas, ce n’est plus la place dans le temps qui individualise le sujet, puisque c’est au contraire l’acte propre et le mode propre de temporalisation qui singularise. Autrement dit, pour la subjectivité elle-même il y a une temporalisation passive, parce qu’elle se retient en retenant les impressions, et une temporalisation active, parce qu’elle se constitue en constituant les objets. Par la rétention le « je » est toujours présent à lui-même, il s’assure en quelque sorte de lui-même, et il peut toujours à nouveau rendre vivantes les expériences passées et énoncer par là même un « je fus éternel » qui signifie cette possibilité constante d’éveiller l’horizon du passé. En outre, entre la pure temporalisation passive, la pure sensualité originelle, et le ressouvenir de soi volontaire et actif, Husserl donne également à voir une temporalisation liée aux affections et aux réactions, qui est certes passive, mais déjà égologique. Sans développer maintenant ces questions très complexes, elles permettent de montrer que le soi n’est pas un produit de la mémoire et qu’il est la mémoire elle-même : il est l’acte même de mémoire. Dès lors, contre une compréhension naturaliste de l’homme, Husserl montre que je ne suis pas l’ensemble de mes souvenirs emmagasinés, mais l’acte même de la représentation. La phénoménologie de Husserl a donc les moyens de décrire un soi présent, et, de ce fait, la mémoire de soi se révèle indissociable de la mémoire du monde, comme le montre la leçon 39 du tome 2 de la Philosophie première :

Prenons un exemple. Je me souviens de la promenade que j’ai faite hier dans le parc du château. Si j’applique à cet exemple la méthode de la mise entre parenthèses, non seulement mon corps perceptif présent et tout mon présent perceptif mondain, la ville avec le château en tant qu’existence présente sont mis hors jeu, mais toute la promenade faite hier dans le parc du château avec tout ce qui y est posé objectivement est aussi touché par la réduction phénoménologique. Elle porte sur le passé, concerne mon moi empirique passé, le corps propre passé, les contenus existentiels des perceptions extérieures passées par lesquelles la ville, les rues que j’ai parcourues, le château auquel je suis monté hier étaient donnés pour moi comme faits de l’existence objective. Je ne tarde pas à voir ici mon attention attirée sur le fait qu’un souvenir me donne du transcendantal de deux manières. D’une part, je me souviens, et si je mets hors jeu l’univers entier ou si j’inhibe toute la croyance que j’ai en l’expérience portant sur lui, subsistera comme mon vécu actuel ce « je me souviens » perçu dans la réflexion. D’autre part, dans ce vécu présent se re-présente pour moi ma promenade au château qui est du passé. Assurément je n’ai pas le droit de faire usage dans un jugement de l’événement passé qui en tant qu’action de ma personne humaine était un événement psychophysique dans le monde ; pour autant que ma remémoration est une croyance à ce passé réel, elle est comme cette croyance mise hors jeu par la réduction phénoménologique que j’opère. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que mon vécu : « je me souviens » implique néanmoins en même temps un « j’ai perçu » ; et l’acte passé un « j’ai voulu et agi ». Le château, mon corps, mes jambes qui me portent etc., en tant qu’existences passées, ont beau être non avenus, être illusion transcendantale, et quoi qu’il en soit de l’être de celle-ci, la continuité du percevoir par quoi mon chemin et mon but avaient pour moi valeur de réalité perceptive, et mon aspiration, mon vouloir et mon agir qui ensemble avec le percevoir constituaient mon vécu agissant, ne sont pas abolis parce que je m’abstiens de tout jugement relatif à l’être mondain. Par conséquent, non seulement c’est comme vécu transcendantal présent que m’est donné maintenant le « je me souviens », mais celui-ci inclut en même temps le souvenir de ma vie transcendantale passée. Cette constatation vaut apparemment pour toute espèce de souvenir. Chaque souvenir admet de toute évidence une double réduction transcendantale : de l’une résulte le souvenir comme étant mon vécu transcendantal présent tandis que la seconde, qui intervient de manière singulière dans le contenu reproductif du souvenir, dévoile un fragment de ma vie transcendantale passée. Si ce faisant je parcours la chaîne de mes remémorations, si je me laisse en quelque sorte guider continuellement par un souvenir surgissant vers le présent actuel et si je fais porter la réduction transcendantale sur la série de souvenirs qui resurgissent continuellement, alors je saisis par là même mon passé transcendantal continu jusqu’à ce maintenant, mais seulement selon une partie ; car si, à l’inverse, je m’interroge sur les événements de mon passé antérieur en évoquant, par un acte de reproduction, des souvenirs lointains toujours nouveaux, je m’aperçois en pratiquant la réduction phénoménologique que ma fin transcendantale remonte continuellement dans un passé sans fin.

Une telle description de la mémoire, comme acte vivant de remémoration dans lequel la présence à soi et la présence au monde sont liées de façon eidétique, permet de ne plus comprendre le soi comme la simple permanence d’une substance : le sujet n’est pas un point fixe intemporel par rapport auquel toute chose est produite comme temporelle, mais l’être du sujet est lui-même fluant : je suis un acte continu de possession de moi-même dans la remémoration à partir d’une fluance constante. Certes, il s’agit toujours bien d’une pensée du sujet, dans la mesure où la temporalisation de soi passive et active demeure ce qui est sous-jacent à la constitution des objets temporels, qu’il s’agisse des objets sensibles, des objets investis d’esprit, ou des objectivités d’entendement dans leur omnitemporalité. Ainsi, la totalisation de soi est toujours en devenir, elle ne finira jamais, et c’est pourquoi elle fonde la tâche infinie d’élucider le sens du monde : la connaissance du monde est ici totalement comprise à partir de la connaissance de soi et le § 45 de De la genèse passive souligne cette genèse temporelle propre du sujet par rapport à laquelle l’être de toute chose devient accessible :

Par là même nous avons appris à comprendre comment la conscience parvient avant toute activité du moi à s’objectiver elle-même, ou comment elle parvient selon les lois d’essence de la genèse originaire, non seulement à posséder en général un passé propre, mais encore à pouvoir prétendre à une connaissance de ce passé propre. A la genèse de la conscience appartiennent par essence les possibilités suivantes : pour chaque ressouvenir peuvent être continuellement éveillées des séries de ressouvenirs, sous la forme de séries de remplissement dans lesquelles le vrai être passé se constitue de manière indélébile comme une limite absolue de clarté. La conscience non seulement existe et devient, mais en outre une norme absolue lui est pour ainsi dire innée pour chacun de ses ressouvenirs et pour l’ensemble clos des ressouvenirs. Cette norme demeurerait en fin de compte cachée et le je aurait, pour ainsi dire, l’esprit aveugle à l’être vrai de cette sphère, s’il vivait seulement dans la passivité. Si toutefois à l’essence d’un je et à celle de sa vie revient la possibilité d’une libre activité qui, conformément à l’essence, s’étend aux ressouvenirs, au moi appartient en outre le fait qu’il recherche le remplissement pour des auto-donations de cette sorte et qu’il tende vers l’être vrai, de telle sorte que, grâce à la structure d’essence du soubassement passif de la vie, se préfigure pour lui une vérité qui, au regard de sa sphère de passé, peut être atteinte. Comme une idée nécessairement valable, l’être vrai de sa propre vie passée est préfigurée pour le je ; cette idée est disponible, bien que des processus supérieurs de pensée soient nécessaires pour qu’elle puisse être envisagée comme disponible et nécessairement valable. Tout cela vaut, comme on l’a déjà dit, pour le passé de conscience.

Souvenir et imagination

Dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps Husserl rapproche le souvenir et l’imagination comme deux modes de la représentation et les distingue en marquant l’indépendance de l’imagination vis-à-vis de la perception, puisque toute imagination n’est pas une perception modifiée. Au § 19 Husserl écrit : « Ne pas donner en personne est précisément l’essence de l’imagination ». Il s’agit pour Husserl de rompre avec la conception de Brentano, pour qui le temps apparaissait sur le mode de l’imagination. En effet, selon Husserl une telle conception est hors d’état de rendre compte du passage du temps, puisqu’il n’y a pas de modification d’un présent en passé, mais seulement l’ajout d’un fantasme. Dire comme Brentano que l’objet passé est un objet irréel, donné au mieux à la manière d’une image, conduit à déréaliser le passé pour faire finalement de la mémoire un acte de création. Husserl veut justement comprendre la durée temporelle tout autrement qu’une construction de l’entendement, de façon à montrer que la visée du passé n’est pas l’appréhension d’un fantasme. Or, cette distinction entre la mémoire et l’imagination permet également de montrer que l’imagination est un mode spécifique de la conscience. En effet, l’objet de l’imagination n’apparaît pas en tant que présent lui-même, en chair et en os, mais seulement sur le mode du « comme si » : l’imagination est une conscience non positionnelle, elle est une réduction spontanée, libre, en libérant de toute position d’existence.

De ce point de vue, l’imagination est plus que le ressouvenir, qui garde un lien nécessaire avec une perception originaire particulière. Ainsi, la différence entre le souvenir et l’imagination, ou fantaisie, recouvre la différence entre ce qui a été vécu et ce qui ne l’a pas été. Bien évidemment, cela ne signifie pas que l’imagination est sans lien avec la mémoire et la perception, cependant cela montre au moins que le soi de l’imagination et les objets de l’imagination ne sont pas identiques à ceux du souvenir. Il y a un soi de l’imagination ou du rêve, mais sur le mode du « quasi », et donc sur le mode de la perte par rapport à la vie éveillée, qui demeure la mesure de toutes les autres modalités de la conscience. Dans cette perspective, l’acte de l’imagination est nommé par Husserl une présentification et ainsi l’objet ne se donne pas pour autant comme une pure production interne : le souvenir et l’imagination sont des modes de l’intuition et ne consistent donc pas à remplacer l’objet perçu par une image mentale. Dès lors, la nouvelle compréhension du souvenir comme présentification intuitive et reproductrice positionnelle ouvre également à une nouvelle compréhension de l’imagination qui, elle, est non positionnelle : l’imagination est la conscience reproductrice d’une présentation qui n’a peut-être jamais eu lieu, et en cela elle est comparable à un ressouvenir neutralisé. Telle est également la force de l’imagination qui ne renvoie qu’à la possibilité de l’expérience réelle de son objet : en créant librement cette possibilité elle est un élément moteur de l’analyse eidétique.

L’idée d’une sensation pure est une abstraction et toute sensation est reçue dans une appréhension, or souvenir et imagination coopèrent dans cette appréhension. Déjà le souvenir est à la fois une modification reproductive de la perception et une présentification de la perception elle-même : non seulement je me souviens de cette salle de séminaire de la MRSH, mais je me souviens également de la perception de cette salle et ainsi le sujet s’assure de lui-même en s’assurant de ses vécus passés. De ce point de vue, l’imagination est la façon dont le sujet s’assure lui-même encore une plus grande liberté et peut accéder à l’essence de toute chose, c’est-à-dire à sa possibilité pure. En cela l’imagination demeure simplement le moteur, l’élément vital, de la recherche de l’essence, mais elle ne pourrait pas accomplir à elle seule cette saisie de l’essence, et c’est pourquoi elle est ce qui achève le travail d’appréhension commencé avec les deux modalités du souvenir que sont la rétention et le ressouvenir, en montrant l’objet individuel comme l’exemplaire d’une essence. Le § 19 de Phantasia, conscience d’image, souvenir, présente ces rapports complexes entre imagination et souvenirs dans la constitution de l’être individuel, c’est-à-dire dans le problème de l’individuation objective :

L’impression originaire institue en tout cas originellement ; elle est source originaire de l’individualité et elle-même originairement individuelle. Mais elle est ce qu’elle est, quelque chose de dépendant dans le flux, et n’est pensable qu’à sa place. Qu’en est-il alors d’une imagination en tant que présentification (d’un présent) ? Elle donne un présent possible, mais aucun présent effectif, et par conséquent aucun présent individuel. C’est pourtant très étonnant. Un individu ne se laisse spécifiquement pas feindre pleinement et totalement. Toute possibilité individuelle est radicalement indéterminée, par essence, et l’indéterminité n’est pas parfaite, s’agirait-il même de quasi déterminabilité en imagination. Or cela, c’est la contrepartie de ce que toute réalité effective en perception a la propriété parallèle de n’être ce qu’elle est que dans l’enchaînement temporel, et ainsi de porter en soi l’infinité de la vie, ou d’être portée par elle, vie qui en tant que passée est terminée mais qui, en tant que future progresse d’une manière explicitable à l’infini et adjuge à l’être temporel individuel, bien qu’il ne soit plus maintenant, une détermination temporelle pourtant toujours nouvelle.
Un datum individuel ne peut absolument jamais revenir à l’identique, bien que l’égalité soit possible. Il entre en scène à sa place dans la vie, et ce n’est pas sans signification pour lui-même. Ce caractère d’être-là en vie, qui le tout premier fait concrètement-individuellement, ne se laisse pas inventer, et si une imagination de ce genre présentifie comme une sorte de vie présente, elle crée des quasi intuitions, mais d’un type d’environnement avec horizon indéterminé tel que celui-ci n’y fonctionne que comme indice pour n’importe quelles possibilités du remplissement de la forme de la constitution du temps.
Par conséquent, l’imagination ne peut proprement restituer aucun individu comme tel, elle donne « quelque chose » qui est conformé en forme d’individuel, et qui n’est intuitif qu’en sa teneur de sens indéterminée au regard de l’individualité. Mais il est très difficile de décrire la situation de manière parfaitement claire et de trouver les concepts pour cela.

Sans pouvoir développer ici plus loin l’analyse de ces questions difficiles, il est clair que l’imagination n’est pas dans la phénoménologie de Husserl une capacité séparée, mais qu’elle est un élément de cet idéalisation du sensible opérée par la mémoire : perception, ressouvenir et imagination sont les trois moments indissociables de la constitution de l’objectivité. Ainsi, dans cet idéalisme du sensible qu’est l’égologie transcendantale de Husserl, la mémoire sous la double forme de la rétention et du ressouvenir peut retrouver sa fonction de lieu de saisie de l’intelligible, puisque la variation imaginative est finalement une possibilité de la mémoire, néanmoins cette mémoire demeure relative à la volonté d’un ego qui s’assure de lui-même pour pouvoir rencontrer le monde, et en cela la conception husserlienne de la mémoire est en complète opposition avec les analyses augustiniennes dans la mesure où par son essentielle réflexivité elle demeure une capacité a priori de se maintenir pour maintenir la donnée du perçu dans une modification continue. Jamais Husserl n’envisage la mémoire dans sa dimension transitive comme rassemblement auprès d’une altérité qui nous affecte, qui ferait de la mémoire des choses, de la mémoire du prochain ou de la mémoire de Dieu, la source vivante de la connaissance et de la volonté. Entre cette définition réflexive de la mémoire et une définition transitive de la mémoire il y a une aporie incontournable, qui nous conduit au cœur même de la question de la mémoire : la mémoire est à la fois souvenir et présence, mais comment tenir l’une sans perdre l’autre ?


1

Sur cette question voir le livre d’Olivier Boulnois, Être et représentation, chapitre IV, Paris, PUF (Epiméthée), 1999.

2

Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF (Quadrige), 1992, p. 146.