Mémoire


Maine de Biran : mémoire et intériorité [1]

Anne Devarieux

Université de Caen Basse-Normandie
Département de Philosophie


L’analyse biranienne de la mémoire peut être lue et comprise comme l’explicitation de l’affirmation attribuée à Royer Collard selon laquelle « on ne se souvient que de soi-même ». Quel rôle joue-t-elle dans la délimitation de l’intériorité biranienne ?

Biran définit le moi par l’effort c’est-à-dire comme une relation interne qui unit deux termes distincts mais non séparés que sont une force dite hyper organique et la résistance intérieure du corps propre.

L’expérience intérieure est celle d’une identité à soi : la même personnalité continuée se fonde sur la conservation d’un même sujet en relation originelle et permanente avec le même terme organique. Cette identité désigne la mêmeté d’une force actualisée dans une libre détermination par la même résistance, celle du corps propre, actualisation dont nous avons le sentiment. La répétition est dès lors comprise comme la reprise ponctuelle, temporaire, d’une tension immanente au sujet : nos actes s’inscrivent dans une trame temporelle, un ordre de succession qui détermine un avant et un après. Répéter, c’est inaugurer une histoire, inscrire nos actes successifs dans le temps, dans la trame de notre existence et être capable par là même de les déterminer comme passés ou présents.

Biran va montrer qu’une telle répétition suppose la reconnaissance première d’un moi, moi qui ne se connaît qu’en tant qu’il agit : « par cela seul que l’acte est répété volontairement, la puissance exécutrice se reconnaît pour la même dans la seconde détermination, et il est impossible de séparer ici le sentiment de reconnaissance ou de réminiscence de l’effort librement renouvelé, puisque ce renouvellement même le suppose » (Mémoire sur la décomposition de la pensée, p. 157). Loin de dire ici simplement que la répétition suppose la reconnaissance du même moi, Biran affirme que la répétition est elle-même reconnaissance, parce qu’elle n’aurait jamais lieu si cette reconnaissance de soi n’était d’emblée inscrite dans le premier effort ; on ne peut pas plus séparer le sentiment de la puissance de l’exécution de l’acte, que l’acte de sa répétition. Ce point est essentiel : répéter un mouvement mien, c’est non pas dire encore un mais deux, c’est-à-dire deuxièmement ; un sujet constitué et pourtant sans mémoire, hypothèse par définition absurde, dirait un à chaque instant de son existence « qui serait toujours comme le premier » (t. XI, 3, « Notes sur l’idéologie », p. 22) ; répéter c’est rappeler : toute répétition est mémoire-soi, que Biran nomme « réminiscence » et toute mémoire est répétition d’un « acte moi », y compris en l’absence d’une perception présente ; cela n’est possible que parce que le moi est contenu avec l’effort dans le premier acte de perception ; la répétition chez Biran est appelée mémoire ou rappel et se distingue donc de la réminiscence qui la rend possible, en ce que cette dernière définit exclusivement la mémoire (de) soi qui ne relève d’aucun souvenir ; en distinguant deux actes d’une même puissance, Biran distingue un acte premier d’un acte deuxième, tandis qu’il assure en même temps leur commun principe : la puissance une de l’effort ; comprendre un acte comme ayant déjà été effectué par moi, c’est le définir comme venant après lui, en même temps que l’identifier purement et simplement à sa cause, c’est-à-dire moi ; ce n’est donc pas la mémoire qui distingue l’ordinal comme tel, mais bien la réminiscence : la mémoire ou rappel n’inscrit l’ordre des actes dans une succession que parce qu’elle répète une puissance qui se connaît et se reconnaît dès qu’elle agit ; il n’y a donc pas d’un côté un moi qui dit « c’est moi » et de l’autre une mémoire qui réplique « c’est moi qui l’ai fait » ; dire « c’est moi » qui agis, c’est d’emblée être capable de répéter, c’est-à-dire de rappeler un moi qui a conscience des actes qu’il détermine comme moteur (tel est le sentiment de l’effort) ; la répétition n’est donc pas l’irruption d’une discontinuité ; tout au contraire, elle n’ordonne mes actes selon un avant et un après que parce qu’elle participe de cette réminiscence qui n’est pas, redisons-le, un souvenir, mais bien « la personnalité (l’aperception ou le sentiment de moi) inhérente au premier déploiement de la force sur la résistance organique, continuée dans ce déploiement effectué toujours par le même principe, et suivant les mêmes conditions » (MDP, p. 158). L’effort, pourrait-on dire en séparant abusivement les deux termes, est à la réminiscence ce que la réminiscence est à la mémoire ; le temps n’est chez Biran synonyme de succession ou ordination qu’en tant qu’il désigne cet ordre irréversible ; mais il est continuité foncière en tant qu’il n’est autre que continuité de moi, sans lequel l’idée de succession n’a pas de sens ; la réminiscence est bien la personnalité inséparable du premier acte d’effort toujours continué. Biran alors n’hésite pas à assimiler la continuation de la personnalité à l’ordre de succession : le même moi est à l’œuvre ou si l’on préfère en acte : « la réminiscence inhérente à l’acte volontairement répété, je l’appelle réminiscence personnelle ou réfléchie, parce que c’est par là que nous sommes capables de reconnaître l’identité propre de notre être ou d’apercevoir son existence continuée » (MDP, p. 159). Il n’y a de reconnaissance possible de soi dans l’acte que parce que l’acte est d’emblée réminiscence de soi : notre existence se continue dans nos actes et notre histoire successive est continuation de soi ; mais cette existence continuée et par là successive suppose un continu : la réminiscence inhérente à l’effort proprement dit. La personnalité n’est continuée que parce qu’elle est continue ; Biran découvre l’égalité du cours de l’effort, et cette constance à soi tant recherchée par lui depuis ses premiers écrits. La répétition n’est discontinue qu’en tant qu’elle inscrit mes actes dans une trame temporelle irréversible en la déchirant, mais elle ne le peut qu’au sein d’une continuité fondamentale : un acte passé est aussi rigoureusement mien qu’un acte présent ; toute perception suppose donc la réminiscence personnelle conservée dans le sentiment d’un même mouvement continu, et distinguée de la mémoire proprement dite « autant que la continuité de l’ébranlement nerveux qui prolonge la même sensation doit être distinguée de la faculté qui rappelle hors de toute occasion sensible » (MDP, p. 206). On ne peut donc attribuer à la mémoire le sens de la continuité du moi ; autrement dit, la mémoire n’est pas le fondement de l’identité personnelle.

C’est l’absence d’épaisseur temporelle au cœur de l’effort qui permet l’inauguration du temps de la succession ; il n’y a de répétition et donc de mémoire possible que parce qu’il y a réminiscence contenue dans la tension immanente de l’effort général qui est continu dans l’état de veille : cette activité est constitutive de soi ; l’effort est un déploiement constant et répété : il ne se répète qu’en tant qu’il est constant ; je ne m’aperçois le même à travers la succession ou la répétition que parce que l’identité n’a rien à voir avec la mémoire ; les actes du moi participent de la même puissance une ; le rôle de la mémoire est d’inscrire les actes répétés de l’effort dans l’ordre réglé de succession qui n’a de sens qu’en fonction du mode premier de l’effort : je me sais identique à moi-même parce que ma durée est une « sorte de souvenir » continué de moi-même. Le moi ne se perd pas de vue dans les intervalles de nos actes volontaires répétés : l’impossibilité d’un tel oubli de soi est fondée sur l’impossibilité de ne plus se « toucher intérieurement », d’être séparé de ce corps en masse aperçu comme un. L’effort contient le principe de la succession et donc du temps : l’instant moi est à la fois continu et inaugural : avant le moi, il n’y a pas de temps constitué pour moi ; je suis l’unité de temps : un vrai commencement qui s’interrompt avec la mort du moi et que le sommeil ne met pas en péril (on « met la main sur soi au réveil » comme dit Proust dans le côté de Guermantes). La mémoire est la durée mesurée distincte de la réminiscence qui la rend possible ; elle mesure une durée qui ne se mesure pas car est l’unité de mesure ; bref le temps de la répétition suppose la durée uniforme du moi. Le moi n’est pas une suite d’actes sans quoi il dirait un sans passer à autre chose, sans avoir d’histoire, mais la reprise dans un instant un comme le moi un d’une puissance une qui se continue : des instants ne se suivent réellement pour un sujet que parce qu’il se continuent : le temps naît avec le nombre dont il est inséparable : la durée de l’effort actuel mesure la durée du moi.

La suite de nos instants peut être représentée par une chaîne continue composée d’une multitude de chaînons, lesquels continuent entre eux comme les points d’une ligne ; si je n’ai au premier instant de mon existence aucune idée de la durée, je ne dois pas pour autant conclure que peut-être cesserai-je d’être dans le moment suivant, mais cela signifie que je n’ai pas encore d’histoire, pas encore dit deux.

Si des impressions sensibles simultanées ne se confondent pas comme des odeurs de fleurs différentes renfermées dans un même sachet se confondent en une seule odeur, c’est que toute distinction active entre elles est reconnaissance de l’unité première de chacune d’entre elles : c’est le moi qui appose son unité sur le monde extérieur : la perception active laisse des traces car le moi est lui-même trace du durable : le sentiment identique et immédiat de l’existence personnelle est celui d’une durée qui peut être considérée « comme la trace de l’effort fluant uniformément de même que la ligne mathématique est la trace du point qui flue » (Essai sur les fondements de la psychologie, p. 240). Je sens ma durée continuée malgré le sommeil et sans avoir besoin d’aucun souvenir distinct ; la fluxion est comme l’effort un continu ; le mouvement qui contre la résistance continue engendre la durée uniforme. L’existence du moi est donc essentiellement successive : en l’absence de coexistence des parties du temps toute modification correspond à un instant de ma durée. Le temps est vécu comme un maintenant, la reprise incessante d’un maintenant vivant car c’est le moi qui tient ensemble les parties du temps ; je suis le même dans mes actes et mes actes successifs sont toujours miens : le temps est pour moi la trace de mes efforts.

En ce sens, le moi est continuel présent qui ne se souvient que de soi ; il appréhende le temps dans la même mesure où il s’appréhende lui-même, et l’absence du moi dans certains états implique l’absence de temps : le lendemain continue ma veille sans intervalle car « ce qui s’est passé » n’est rien puisqu’il n’est rien pour moi. Paradoxalement le temps irréversible est celui sur lequel je n’ai plus prise : seul le moi dure.

Ma durée consciente se ramasse donc en un point : celui que mes actes discrets continuellement inaugurent ; l’autre durée est de mémoire, découpage artificiel et secondaire ; je ne saisis pas en tant que tel le mouvement qui se fait sinon par la certitude que c’est le même moi qui est à l’œuvre ; ce dernier tâche d’imposer sa forme au temps : telle est la fin de l’écriture du journal intime, philosophique, dont Biran est l’un des précurseurs. Biran peut s’y demander : quel homme ai-je été et non : comment ai-je changé ? Le verbe biranien s’y reprend continuellement et l’écriture du journal apparaît bien comme le remède trouvé pour installer la durée. C’est que l’œuvre du temps n’est jamais proprement mon œuvre, et que la découverte de son passage est la fixation d’un état dont la représentation nous saisit : on suit alors le mouvement sans le donner.

Les affections dites pures sont celles qu’aucun mouvement n’atteint : elles ne sont donc jamais pour nous des souvenirs ; leur composition forme ce que Biran appelle le « sentiment de l’existence » bien distinct du sentiment du moi car nul retour sur le premier n’est possible. Le souvenir quant à lui est l’association de la réminiscence personnelle avec une intuition objective ; l’affection pure irrévocable échappe donc à l’effort : on ne répète qu’un pouvoir moteur et les actes qui en découlent. La mémoire est mémoire d’actes ou n’est pas du tout.

Nous n’avons aucun moyen de faire revivre les modes de plaisir ou de douleur : si je me reconnais comme ayant déjà été affecté, ce n’est pas l’affection que je reconnais mais le lieu d’un corps qui est mien c’est-à-dire mobilisable. « C’est la même sensation ! » signifie : c’est le même moi qui sent en attribuant, par l’effort, à tel organe l’impression ; seule la réminiscence personnelle fonde la réminiscence dite modale : nos affections comme nos intuitions (perceptives) ne peuvent être rappelées qu’en s’unissant au moi. Sans la conscience de soi, pas de souvenir possible, car le passé est une relation qui emporte l’idée ou le sentiment du présent ; dans la réminiscence dite objective (association de l’effort avec des intuitions), nous reconnaissons une représentation extérieure en lui transportant notre propre durée ; le moi n’a de pouvoir sur ses affections que par le biais d’images qui lui sont liées ; mais gardons-nous de prendre à tort le lointain obscur de l’image pour un reculé dans le temps : le souvenir n’est pas image ; Biran oppose les profondeurs de la mémoire et les perspectives de l’imagination ; l’image est une sensation affaiblie tandis que seul un moi peut se dire passé. Il n’y a pas en ce sens de mémoire involontaire : les affections séparées du moi sont non avenues dans notre existence successive ; la sensibilité ne rentre dans notre durée qu’en résultats comme résultats de nos mouvements. Le retour d’un état sensitif est donc très différent de la réminiscence : certains états de notre sensibilité ou d’imagination se projettent dans un champ vague et indéfini qui tient à notre existence passée ; on chercherait en vain chez Biran une mémoire affective comprise comme réminiscence d’affects ; les traces de nos affections ne sont pas de véritables souvenirs. De même si le rêve est la suspension du moi, la question difficile n’est pas de savoir pourquoi on ne se le rappelle pas mais bien l’inverse ! Quoi qu’il en soit, la réminiscence confuse du rêve n’est pas un vrai souvenir, bien que notre sensibilité la fasse parfois se confondre avec lui : notre veille est aussi faite de nos rêves. A condition d’ajouter que cette intrusion de la sensibilité comme des intuitions pures dans la veille du moi vient davantage compliquer et brouiller la temporalité du sujet plutôt qu’elle ne la constitue.


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          Les références proviennent de l’édition de F. Azouvi, Paris, Vrin, 1984.