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AMOUR-PROPRE BIEN ENTENDU

§ 1

Ceux, qui comme Abbadie, ont le plus approfondi la morale, conviennent que l’amour-propre, bien entendu et bien conduit, est bienfaisant et, par conséquent, vertueux et digne de louanges1.

§ 2

C’est que l’amour-propre en général n’est que le désir du bonheur et du plaisir, et que l’amour-propre le plus habile, le mieux entendu nous conseille le plus grand bonheur, le plus grand nombre de plaisirs et des plus grands plaisirs innocents.

§ 3

L’expérience nous apprend d’ailleurs que les bienfaisants sont plus aimés, plus heureux et qu’ils ont dans le commerce beaucoup moins de contradictions et de déplaisirs que les malfaisants.

§ 4

Ainsi le désir du plaisir, d’un côté, et la crainte de la douleur, de l’autre, sont les deux ressorts généraux qui font mouvoir tous les hommes dans la société.

§ 5

Ainsi la différence de l’homme habile et prudent à l’homme malhabile et imprudent, c’est que l’un sait estimer les différents biens innocents selon le nombre, la grandeur, et la durée des plaisirs qu’ils procurent, et les maux selon le nombre, la grandeur et la durée des déplaisirs qu’ils nous causent, au lieu que les malhabiles et les imprudents sont mauvais estimateurs des différents biens et des différents maux futurs et qu’ils jugent mal des moyens les plus efficaces pour acquérir ces biens et du plus ou du moins d’efficacité des différentes causes de ces biens et de ces maux.

§ 6

Au reste comme la réputation de bienfaisant et l’estime que les bons estimateurs font de nous fait un grand plaisir, il est évident que cette réputation et cette estime est [sic] très désirable et qu’ainsi, il est à propos de mettre en usage les moyens les plus efficaces pour l’obtenir.

§ 7

Or le moyen le plus efficace d’obtenir des autres cette estime distinguée, c’est de tâcher de leur persuader qu’ils sont plus estimés par nous que par d’autres, que nous remarquons mieux les degrés de leurs talents et de leurs autres bonnes qualités que les autres, et que nous faisons ainsi plus de justice à leur mérite que les autres.

§ 8

Voilà pourquoi l’idée plus avantageuse que les autres prennent de nous dépend plus que nous ne pensons de l’idée plus avantageuse que nous prenons d’eux2.

§ 9

Voilà pourquoi l’idée plus avantageuse que nous prenons d’eux dépend plus que nous ne pensons de celle qu’ils prennent de nous. Voilà pourquoi dans notre commerce nous ne faisons que leur rendre en quelque sorte ce qu’ils nous ont prêté.

§ 10

Voilà pourquoi il est d’un amour-propre prudent, bien entendu et vertueux de parler souvent en bien des personnes dont nous connaissons le mérite distingué et dont nous souhaitons le plus d’être estimés.

§ 11

Voilà pourquoi il est prudent, et d’un amour-propre, habile et vertueux, d’appliquer son esprit à faire des découvertes fines en bien dans le caractère des personnes dont on veut être estimé, et de laisser aux esprits du commun, c’est-à-dire à ceux qui n’ont qu’un amour-propre malhabile, aux vicieux, le soin de faire des découvertes fines en mal sur les défauts des autres.

§ 12

De là, il suit que si vous apercevez qu’une personne ne vous est pas assez favorable dans le jugement qu’elle fait de vous, si vous remontez à la cause, vous verrez que c’est qu’elle n’aperçoit pas que vous lui soyez assez favorable dans les jugements que vous faites d’elle.

§ 13

En général, il faut plus d’esprit et de bon esprit pour faire des découvertes en bien dans les autres que pour y faire des découvertes en mal.

§ 14

La grande différence de l’esprit aimable et désirable et de l’esprit formidable et dangereux, c’est la différente application de leur esprit dans la société. L’un cherche dans les autres à découvrir le bien nouveau pour le faire valoir et pour le mieux goûter, l’autre cherche à découvrir le mal nouveau, les défauts des autres pour en dégoûter ceux qui les goûtent.

§ 15

Si un homme d’esprit parle peu, on l’accuse d’être méprisant. J’en connais un qui n’est nullement méprisant, mais qui aime mieux entendre parler les autres que de parler lui-même. Ceux qui le connaissent rendent témoignage en sa faveur. Ils disent que c’est paresse, et il est vrai que, faute d’assez de mémoire, il juge avec plus de sagesse qu’il ne parle avec éloquence. Cependant on est à son aise avec lui au milieu de son silence, parce que l’on sait qu’il ne remarque point alors les défauts des autres, et qu’il n’observe que ce qui lui plaît le plus dans leurs pensées et dans leurs sentiments.

§ 16

Il est heureux pour lui de glisser légèrement sur les fautes, sur les défauts et surtout ce qui peut déplaire dans les autres, et à ne s’arrêter que sur ce qu’ils ont de louable, et il est vrai que ce n’est qu’un amour-propre bien entendu et une bienfaisance habile.

§ 17

Les hommes ont tous un fond de goût pour la société, et s’ils sont quelquefois farouches, c’est qu’ils craignent plus d’être désapprouvés dans certaines sociétés qu’ils n’espèrent d’y être loués et approuvés. Mettez ces farouches dans des sociétés de gens qui aient tous les mêmes plaisirs, les mêmes goûts qu’ils ont, les mêmes aversions, les mêmes dégoûts qu’eux-mêmes, ils cesseront alors d’être farouches et se chercheront mutuellement. Le farouche craint plus que les autres la contradiction. Il espère moins que les autres l’approbation.

§ 18

Un coup d’œil, un ton, un air de tête, un rien décèle les dispositions bonnes ou mauvaises ou indifférentes où les hommes sensibles sont les uns à l’égard des autres.

§ 19

Dès que vous êtes prévenu en faveur de quelqu’un, je ne sais quel charme se répand dans les manières, dans les termes dont vous en usez avec lui, et c’est comme le signal des sentiments que vous avez pour lui.

§ 20

Si cet homme vous paraît aimable, c’est l’effet de l’idée avantageuse qu’il a prise de vous qui l’engage à se montrer aimable à vos yeux.

§ 21

Une prévention trop avantageuse en faveur des hommes de notre connaissance serait à la vérité une erreur, mais le plus souvent cette erreur serait sans aucun inconvénient, au lieu que le plus grand inconvénient de tous pour notre bonheur, c’est l’erreur dans laquelle on porte un jugement faux et défavorable de ceux avec qui nous avons à vivre.

§ 22

L’idée désavantageuse que vous prenez d’un autre vient se peindre dans toutes vos manières. Elle change à son égard le fond de votre caractère bienfaisant et occasionne par là le jugement défavorable qu’il porte de vous.

§ 23

Si nous avons jugé en mal d’après les premières apparences, nous avons blessé ceux que nous avons jugés, ainsi, quand ils nous jugent en mal à leur tour, c’est avec plus de justice que nous ne croyons, puisque c’est d’après leur propre expérience.

§ 24

Les personnes gaies nous inspirent communément une disposition à la gaieté. Elles nous obligent à considérer et à approuver le tour et la manière dont elles disent les choses. La gloire à laquelle on peut prétendre, c’est d’être de leur avis et quelquefois même avant qu’elles l’aient ouvert3.

§ 25

Une personne sérieuse et spirituelle, mais sans sévérité, cause assez souvent de l’enjouement et de la vivacité dans la conversation de la part des personnes gaies. Elles veulent plus plaire qu’à l’ordinaire et goûtent elles-mêmes le plaisir de se faire approuver par des personnes de mérite.

§ 26

Les gens à bons mots et ceux qui jouent le rôle de bouffons ne plaisent pas longtemps. Ils ne veulent que des applaudisseurs et des spectateurs. Or, souvent, on se lasse de n’être que spectateur.

§ 27

Nous adoptons souvent légèrement le jugement de ceux qui nous environnent : il devient alors notre loi et nous fait décider mal à propos et en mal de certaines personnes, au lieu que nous devrions les étudier et les connaître elles-mêmes par nous-mêmes, avant de les condamner.

§ 28

Un air d’approbation que l’on nous montre quand nous parlons, nous fait trouver plus d’esprit à celui qui nous l’a accordée, même en gardant le silence.

§ 29

Nous goûtons ordinairement l’esprit de ceux qui goûtent le nôtre, et nous sommes peu touchés des bonnes qualités de ceux qui ne nous accordent pas tout le mérite que nous croyons avoir.

§ 30

Nous disons volontiers d’un homme qu’il à l’esprit juste, parce qu’il adopte nos opinions et nous traitons assez légèrement d’esprit faux celui qui les rejette, comme s’il n’y avait pas un milieu qui est de suspendre son jugement et de douter.

§ 31

Ce que nous croyons docilité à nos avis n’est souvent que l’effet d’une sorte de mollesse dans le caractère, et ce que nous appelons opiniâtreté est souvent une fermeté employée à propos contre notre avis. Ainsi nous ne savons pas assez douter.

§ 32

Tel homme qui nous avait indisposé par une froideur que nous avions attribuée à la mauvaise opinion qu’il avait prise de nous, nous regagne dès qu’il prend un ton moins indifférent, et nous lui trouvons alors un mérite que nous n’avions pas aperçu d’abord.

§ 33

Il faut qu’il soit encore rare de voir, dans le commerce, l’amour-propre vertueux et bien entendu, puisque l’on remarque souvent des personnes du monde qui s’attendent les unes les autres à qui fera la première prévenance, à qui fera la première politesse. Ne devriez-vous pas être persuadé que la première politesse est une supériorité de vertu, et qu’elle est toujours agréablement reçue, et que si les autres n’y répondent pas, vous n’y perdez rien puisque vous êtes demeuré supérieur en politesse et en bienfaisance ?

§ 34

On sent assez que l’objet de la plupart de ces réflexions est de prouver qu’il est en notre pouvoir, en augmentant notre politesse, de disposer les autres à porter toujours de nous des jugements favorables, ce qui rend la vie douce et que, si quelques-uns ne nous rendent pas justice, ce n’est pas tant leur faute que la nôtre, qui ne suivons pas toujours les conseils d’un amour-propre habile et vertueux.

§ 35

L’amour-propre bien entendu n’applique point son esprit à faire des découvertes en mal sur le caractère des autres, de peur de s’attirer les malheurs de la vengeance que s’attirent des esprits méchants. Si cet amour-propre est prudent, il est juste, il ne fait pas contre les autres ce qu’il ne voudrait pas qu’ils fissent contre lui, et s’il est juste, c’est qu’il voit, c’est qu’il juge qu’il y aurait à perdre pour lui à être injuste. Il est juste par amour-propre et par intérêt, mais c’est par un amour-propre fort raisonnable et par un intérêt bien entendu.

§ 36

Ainsi l’intérêt, l’amour-propre bien entendu, loin d’être méprisable et mauvais, est plutôt très désirable dans la société. L’honnête homme, l’homme vertueux doit commencer par ne faire mal à personne, abstine a malo, mais la vertu n’en demeure pas là, elle demande encore une chose, et fac bonum, et voilà proprement ce qui est digne louange et de récompense ; c’est bienfaisance. Or l’amour-propre bien entendu est non seulement juste mais encore bienfaisant et digne de louanges. Il conseille non seulement la justice mais il conseille encore les politesses, les prévenances, le pardon des injures, l’application à faire valoir les bonnes qualités des autres et toutes les autres parties de la bienfaisance.

§ 37

Cet intérêt vertueux, quand il est fort éclairé, nous montre à découvert les fruits, les récompenses, les honneurs, les louanges et les autres plaisirs que nous en devons attendre tant dans cette vie que dans la vie future, puisque notre âme est immortelle.

§ 38

Car que n’a point à espérer de la toute-puissance de l’Être infiniment bienfaisant une âme immortelle, libre, qui en faisant usage de sa liberté dans sa première vie, n’a connu dans sa conduite rien de grand, rien de précieux, rien de plus estimable que la pratique de la justice et de la bienfaisance ?

Avertissement

§ 39

Le fonds des pensées de ce discours est un extrait que fit une dame de bon esprit d’un écrit imprimé qui a remporté le prix de l’éloquence de l’Académie de Marseille en 17404, que j’ai retouché et auquel j’ai ajouté plusieurs de mes pensées pour en rendre la lecture encore plus utile.

§ 40

Paradis aux bienfaisants.


1.Saint-Pierre fait ici référence à L’art de se connaître soi-même, paru en 1692, qu’il mentionne à plusieurs reprises : voir La Rochefoucauld, § 7, note 2. Sur Jacques Abbadie (ca 1654-1727), pasteur protestant, voir Ruth Whelan, art. « Abbadie, Jacques », in Oxford Dictionary of National Biography, Henry Colin Gray Matthew et Brian Harrison (éd.), Oxford, Oxford University Press, 2004 ; Id., « Jacques Abbadie ou le seuil politique de l’apologétique », in Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Nicola Brucker (éd.), Berne, P. Lang, 2010, p. 109-126.
2.C’est l’idée développée dans le Discours de M. Nicolas qui avait donné matière à cet opuscule de l’abbé de Saint-Pierre : voir plus bas, Amour-propre, § 39.
3.Ouvrir un avis : « être le premier à proposer une opinion, un expédient dans les jugements ou délibérations, ou dans les accommodements ou négociations » (Furetière, 1690, art. « Ouvrir »).
4.Le discours de M. Nicolas, avocat au Parlement, a été publié par Prault le père (Paris, 1740), sur le sujet suivant : l’idée que les autres ont de nous entre plus que nous ne pensons dans celle que nous avons d’eux. Saint-Pierre a déjà utilisé, selon la méthode des extraits, un autre discours de Nicolas sur la douceur : voir Patrizia Oppici, Introduction à Douceur.