Un utilitarisme normatif
Introduction par Carole Dornier
§ 1Le raisonnement économique est présent dans tous les projets de l’abbé de Saint-Pierre. Sa science du politique s’appuie, dès 1708, date de la première version du Mémoire sur la réparation des chemins, sur la rationalité du calcul pour déduire la bonne décision, eu égard à l’objectif de l’intérêt public1 . Il adopte une approche quantitative qui utilise la collecte de données chiffrées, la science du dénombrement et le calcul coûts / bénéfices. La systématisation et l’apparence d’évidence que lui offre la réduction quantitative cadrent avec son ambition de devenir un Descartes de la politique2 .
§ 2Dans son Nouveau plan de gouvernement des États souverains publié en 1738, qui présente l’architecture d’ensemble de la machine politico-administrative qu’il imagine, l’abbé soulignera combien ce raisonnement économique a inspiré ses écrits depuis ses premières publications :
J’ai déjà fait quelques essais pour parvenir à estimer et à mesurer en revenu annuel en argent l’utilité et les avantages annuels que l’État tirera d’un bon règlement : on en trouvera un commencement d’exemple dans le projet pour perfectionner les chemins, dans l’abrégé du projet pour rendre la paix perpétuelle dans l’Europe, dans le projet pour bannir les disproportions du subside de la taille, dans le projet pour diminuer les sources des procès ; or pourquoi d’excellents esprits ne pourraient-ils pas perfectionner ces commencements ? Pourquoi serait-il impossible de porter jusqu’à la perfection ces essais d’estimation en revenu en argent, puisque tout avantage, toute conduite, toute peine, tout plaisir se peut estimer contre de l’argent ; parce qu’avec de l’argent, nous avons déjà une infinité de commodités, de plaisirs et d’exemptions de peines, et que nous savons les estimer en argent3 .§ 3
Le calcul économique inspire les choix politiques qu’il préconise dans des domaines très divers. L’économie est pour l’abbé de Saint-Pierre un ensemble de savoirs et de méthodes visant à étudier les conditions de la prospérité d’une nation pour en assurer la puissance et la stabilité. Dans cette mesure, il est l’héritier des auteurs mercantilistes de la monarchie absolue qui associent économie, règlement et police, comme Montchrestien et Laffemas, et il témoigne à plusieurs reprises de son estime pour Colbert. Toutefois, comme le montrent les projets et mémoires sur l’économie, les finances et la fiscalité, présentés ici, l’abbé de Saint-Pierre, s’il s’inscrit dans une certaine mesure dans cette tradition, ne conçoit la puissance de l’État et de la nation que pour maximiser le bien-être du plus grand nombre. Aussi la valeur que l’on peut accorder aux réalisations des hommes doit-elle se mesurer en fonction de la quantité de personnes bénéficiant de la diminution des maux et de l’augmentation des plaisirs produites par ces réalisations4 .
§ 4Ses projets relèvent donc d’une pensée utilitariste, bien antérieure à Bentham, qui part du calcul des plaisirs et des peines et de l’intérêt du plus grand nombre pour mesurer l’utilité5 , d’une arithmétique politique qui voit dans la conversion en valeur monétaire un moyen d’établir avec certitude la validité des projets.
§ 5Comme l’a souligné Olaf Asbach, l’abbé de Saint-Pierre envisage, pour assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre, le rôle de l’émulation, de la concurrence et du marché dans la fixation de toute valeur, celle des biens, des connaissances et opinions, des réalisations humaines. Pour autant, cet ordre naturel d’une société de marché, du libre jeu des intérêts, est hautement artificiel car il se déploie dans un cadre très administré : il présuppose en effet des institutions politiques et sociales qui d’un côté garantissent l’exercice de la liberté individuelle et collective, de l’autre restreignent et façonnent la volonté et la liberté d’action par des formes de conditionnement6 . L’abbé de Saint-Pierre se situerait ainsi du côté de ce qu’on pourrait appeler un utilitarisme normatif. Il prend en effet explicitement ses distances avec Mandeville, dont il réfute les thèses dans son opuscule intitulé Contre l’opinion de Mandeville7 . Loin de laisser opérer l’harmonisation des intérêts et des vices particuliers qui, par une ruse de la raison, serviront la prospérité générale, l’abbé de Saint-Pierre considère que c’est la science politique8 qui doit conditionner les hommes à reconnaître leur intérêt dans l’intérêt public.