OBSERVATIONS POUR AUGMENTER L’INSTRUCTION DU PEUPLE
§ 1Pour faire croître plus promptement la raison humaine, ce n’est pas assez de perfectionner les collèges pour les riches si le gouvernement ne songe pas en même temps aux moyens de perfectionner la raison du bas peuple en perfectionnant la sorte d’éducation que les maîtres d’école, les curés et les vicaires peuvent donner au peuple les fêtes et les dimanches et surtout aux habitants de la campagne.
Utilité d’un accroissement de la raison du peuple
§ 2Personne ne doute que le bonheur de la nation ne soit accru depuis huit ou neuf cents ans à proportion que notre raison s’est perfectionnée dans les choses les plus importantes au bonheur, dans les arts, dans les connaissances les plus utiles, par nos lois, par l’augmentation de notre police, par nos établissements, par nos règlements nouveaux plus raisonnables et plus utiles que les anciens, par l’augmentation des lumières de nos savants et de nos ignorants. Nous ne pouvons pas douter que nos peuples ne soient plus heureux et plus raisonnables que les sauvages de l’Afrique à qui il manque, même aux plus riches, une infinité plus de choses utiles au bonheur qu’il n’en manque à nos riches paysans.
§ 3Les hommes dans un pays n’y sont donc plus heureux qu’à proportion que la raison y est plus perfectionnée et à proportion qu’il y a un plus grand nombre d’habitants plus raisonnables, c’est-à-dire plus intelligents, plus justes et plus bienfaisants qu’ailleurs. Or si avec certains règlements, le roi peut augmenter de dix degrés en un siècle, au lieu d’un degré, non seulement la raison de cent mille familles riches de France par le nouveau perfectionnement de l’éducation des collèges, mais encore la raison des quatre millions des autres familles non riches du bas peuple par le perfectionnement des travaux des maîtres d’école, des curés et des vicaires, il arriverait que ce prince pourrait rendre ses sujets trois fois plus heureux qu’il ne les rendra sans de pareils règlements.
§ 4Tout le monde sait que [•] parmi le bas peuple il naît aussi souvent des enfants propres à exceller dans les arts, dans les sciences, dans les talents et dans les vertus que parmi les gens riches et que l’on pourrait aisément reconnaître ces génies supérieurs, s’ils avaient tous quelque éducation à la campagne, dans leur enfance et dans leur jeunesse et que faute de cette première éducation ils demeurent toujours dans l’obscurité et presque inutiles à leur patrie. C’est donc rendre service à la nation que d’indiquer les moyens de perfectionner cette éducation du bas peuple de la campagne ; c’est contribuer à augmenter les lumières tant sur leurs devoirs journaliers envers leur famille que sur les moyens de perfectionner leurs travaux et de conserver et de rétablir leur santé.
Sur les moyens
§ 5Il serait à propos [•] que dans l’Académie des Sciences, les pensionnaires eussent dans leur partage chacun plusieurs métiers à perfectionner, et qu’ils eussent soin de ramasser dans un volume les observations importantes pour les perfectionner. Celui qui aurait la direction de l’agriculture aurait soin de nouvelles éditions des livres destinés pour instruire les habitants des campagnes et des moyens de multiplier et d’améliorer les fruits de la terre, comme le blé, le vin etc. L’Académie de Médecine devrait donner dans un livre les remèdes communs pour certaines maladies communes des paysans et des animaux domestiques. L’Académie de Morale des Ecclésiastiques devrait leur donner un livre où eux et leurs curés pussent voir toutes les sortes d’injustice de leur condition qu’ils doivent éviter pour éviter l’Enfer, et toutes les œuvres de bienfaisance qu’ils doivent faire pour plaire à Dieu et obtenir le paradis, et leur apprendre que selon l’Évangile, c’est l’essentiel de la religion.
§ 6La bonne politique doit viser à diminuer l’ignorance et la superstition des peuples, comme une maladie dangereuse, et par conséquent à perfectionner leur raison. Si le gouvernement commence à avoir soin d’instruire davantage ceux qu’il destine à l’état ecclésiastique, dans les séminaires, de ces différents articles et de la physique, c’est-à-dire des règles que suit l’auteur de la nature dans les principaux phénomènes ordinaires, il arrivera que par les trois ou quatre sortes de livres destinés pour la campagne et perfectionnés tous les dix ans dans les trois académies, les curés et les maîtres d’école se perfectionneront tous les dix ans, qu’ils seront ainsi de règne en règne mieux instruits, et qu’ils instruiront par conséquent de mieux en mieux les habitants de la campagne et leurs enfants et qu’augmentant ainsi la raison spéculative et la raison pratique des paysans, ils en seront beaucoup plus habiles, plus faciles à gouverner et plus heureux et qu’ils fourniront aux diverses conditions beaucoup plus de grands hommes très utiles à leur patrie ; c’est donner à l’État le double d’ouvriers que de donner aux artisans le double d’industrie.
§ 7De là il suit qu’il est de l’intérêt de l’État [•] de donner des gages suffisants aux curés comme officiers de morale très nécessaires et afin qu’ils puissent donner des gages suffisants à de bons vicaires, maîtres et maîtresses d’école, et de laisser encore aux parents des paysans riches la liberté de leur faire de petits présents ; car ce sont ces petits présents qui les engagent à travailler à l’envi les uns des autres1 , pour avoir plus d’écoliers. L’augmentation de leurs travaux et leurs efforts tournent ainsi à la plus grande utilité publique.
§ 8Il est à propos [•] de rendre les inventions des arts plus communes et plus connues dans plus de villes ; ainsi il est de l’intérêt de l’État de faire venir des pays étrangers d’habiles ouvriers et d’envoyer dans les douze ou quinze plus grandes villes quelques-uns de ces étrangers avec des pensions durant trois ou quatre ans pour y enseigner les perfectionnements de l’art de chacun d’eux. Les arts avancent toujours, mais le point principal est de les faire avancer plus promptement chez nous qu’ailleurs, car le plus grand progrès se mesure par le moins de temps que la nation met à s’instruire des nouvelles inventions utiles. Le czar Pierre le Grand faisait sagement venir chez lui non seulement des savants mais encore plusieurs de ceux qui excellent dans leur art, pour instruire ses sujets.
§ 9De là il suit que l’on a défendu mal à propos en Allemagne une machine avec laquelle un homme faisait huit fois plus de ruban que sans machine2 . De là il suit que loin d’interdire les machines avec lesquelles un homme fait huit fois plus de bas que sans machine, on devrait les multiplier. Les Turcs avaient jusqu’ici défendu très imprudemment dans tout leur empire les machines de l’imprimerie ; mais depuis quelques années ils ont sagement changé d’avis sur cet article3 , et cela pour une raison bien simple, c’est qu’il vaut mieux pour l’État n’avoir besoin pour le même ouvrage que de deux hommes que d’y employer seize ; or l’imprimerie épargnera aux Turcs dix fois plus d’ouvriers que ne peut faire l’écriture manuscrite. Il est vrai qu’il n’y aura que la dixième partie des copistes qui soient occupés à l’imprimerie. Mais les autres copistes peuvent apprendre d’autres métiers et s’y occuper, et puis il se fera moins de copistes quand il y aura moins de copies à écrire, et alors les autres métiers auront plus d’apprentis. Ce mal pour les copistes qui n’auront point d’ouvrage est un mal passager de quatre ou cinq ans durant lesquels ils apprendront d’autres métiers. Enfin une partie des copistes de Constantinople apprennent à imprimer ; les Turcs auront dix fois plus de copies et à dix fois meilleur marché ; ils auront dix fois plus de savants et les savants seront dix fois plus savants.
§ 10Les sources principales [•] des richesses et de l’abondance d’un état sont la culture des terres et le perfectionnement des arts, et surtout de ceux qui servent à manufacturer les productions qui viennent de la terre et des animaux. C’est la terre qui nous fournit les choses nécessaires à la vie. C’est la terre qui produit le lin, le chanvre, le vin, le blé, le bois. Ce sont les animaux qui nous donnent la laine, le cuir, la soie qui servent à nos habillements et à nos autres manufactures. C’est la disette de ces choses qui fait la pauvreté et la misère des peuples. C’est l’abondance de ces matières qui en fait la principale richesse ; surtout lorsqu’avec le secours de la monnaie d’argent et des billets de change le commerce de ces matières devient plus facile et plus fréquent.
§ 11Nous avons été forcés en France par la dépense des guerres, ou entreprises imprudemment, ou soutenues sagement par le feu roi, à augmenter extrêmement les tailles sur les habitants des campagnes. Cette augmentation aurait pu se soutenir sans ruiner personne, si on eût inventé alors des règles pour faire distribuer toujours le subside annuel sur chaque généralité, sur chaque élection, sur chaque paroisse et enfin sur chaque famille taillable, à proportion de son revenu annuel ; mais, faute de cette invention salutaire que j’ai trouvée et qui se met en pratique4 , les riches habitants des campagnes et les plus habiles dans la culture des terres désertent tous les jours depuis cent ans, pour se réfugier dans les villes exemptes de taille. De là vient que beaucoup de terres demeurent incultes, que toutes les autres sont beaucoup moins cultivées, que ces terres nourrissent moins d’animaux, que nous sommes plus en proie aux famines et à l’oisiveté et que les denrées sont plus rares et plus chères. Au reste il est bon de remarquer que la terre cultivée travaille elle-même avec l’air, avec l’eau et avec le soleil à l’ouvrage du laboureur et à la production des fruits ; au lieu que dans les manufactures, par exemple, à la fabrication de la toile, on ne peut rien attendre que de l’ouvrage du tisserand ; c’est donc une grande perte pour l’État que de ne pas faire travailler les éléments par la culture des terres.
§ 12À l’égard des arts, si chaque habile physicien avait la direction de deux ou trois sortes de manufactures ; si ces directeurs avaient à espérer quelque pension des divers perfectionnements, tant de l’agriculture que des autres arts ; si l’on établissait, ou si l’on renvoyait à un bureau composé de quelques membres de l’académie des sciences, pour juger de la récompense de ceux qui auraient donné au public des observations utiles sur les arts, ce bureau serait d’une grande utilité.
§ 13Il y a en France suffisamment de fonds ecclésiastiques pour donner à chaque curé 600 £ pour lui et 300 £ pour un vicaire maître d’école et 100 £ pour une maîtresse d’école pour enseigner à lire, à écrire, à coudre et à filer, en tout 1 000 £. Je suppose un curé pour cent familles ; si la paroisse est de 200 familles, il faut qu’il ait de quoi payer deux vicaires. Il n’y a qu’à faire de ces revenus une application plus utile aux pauvres que celle qui dure depuis si longtemps à la honte de ceux qui en ont la direction sous l’autorité du roi.
§ 14Il faudra joindre ce mémoire aux autres que j’ai imprimés pour perfectionner l’état ecclésiastique et au mémoire pour permettre le mariage aux ecclésiastiques à trente ans5 .