Histoire du texte

Réception antique et tardo-antique

Entre la rédaction du De natura deorum et les plus anciennes copies conservées dans quatre manuscrits datés du IX^e siècle5Voir la notice de ces manuscrits infra (« Manuscrits retenus pour la présente édition »)., des témoignages de valeur inégale marquent quelques étapes dans la réception et la diffusion du dialogue.

Les citations éparses et peu nombreuses qu’on trouve chez quelques auteurs classiques, qui ont repris des anecdotes, comme Valère Maxime, ou quelques observations scientifiques, comme Pline, Hygin, Aulu Gelle6Voir l’apparat des Testimonia., suffisent à attester la diffusion de l’œuvre sans refléter toutefois l’influence philosophique plus profonde qu’elle a pu exercer sur les problématiques choisies par Sénèque, Pline et Apulée pour traiter de la nature et des dieux7Au-delà du relevé des emprunts ponctuels, il manque une étude de la première réception de l’œuvre de Cicéron telle qu’elle peut être discernée dans les Questions naturelles ou le De prouidentia de Sénèque, les premiers chapitres du livre 2 de l’Histoire naturelle de Pline et les œuvres philosophiques d’Apulée..

C’est Minucius Félix qui fournit, avec le dialogue intitulé Octavius, le plus ancien témoignage8Les dates auxquelles on situe l’activité de Minucius Félix ont varié autour de la fin du II^e siècle et la première moitié du III^e (Chapot 1998). d’une réappropriation chrétienne du De natura deorum : la doxographie critique que présente l’épicurien Velléius est ainsi détournée en preuve de consensus sur l’existence d’un principe divin tandis que l’argumentation du stoïcien Balbus fournit de nombreuses armes à l’apologétique chrétienne. Dans les générations suivantes, Lactance, « le Cicéron chrétien »9Selon la formule célèbre de Pic de la Mirandole., emprunte beaucoup à ce dialogue pour composer La colère de Dieu et Les institutions divines et se fixe pour dessein de le compléter dans La création de Dieu10Lactance, De opificio Dei, 1, 12-14. : l’ampleur de sa dette est sans commune mesure avec les usages plus circonscrits qu’en font Firmicus Maternus pour la Mathesis et L’erreur des religions païennes et Ambroise pour l’Hexameron.

Mais les lecteurs chrétiens sauront aussi puiser des arguments contre le paganisme dans les critiques que les trois philosophes du dialogue adressent aux représentations païennes des dieux : depuis l’Apologétique de Tertullien et ses deux livres Aux païens, mais surtout dans le Contre les Gentils d’Arnobe et même chez Augustin11Dialogue moins cité que le De re publica ou les Tusculanes, il apparaît cependant une trentaine de fois d’après l’estimation proposée par Testard 1958, vol. II, 134., cet usage du dialogue est bien attesté et a contribué à la transmission du texte.

On sait très peu, en revanche, sur les exégèses auxquelles le dialogue aurait pu donner lieu : on n’a pas trace de commentaire comparable à ceux que Marius Victorinus, Macrobe, Favonius Eulogius ou Boèce ont rédigés sur le De inuentione, le Somnium Scipionis ou les Topica. Toutefois, la place qu’il occupe dans la réflexion d’Augustin sur la pensée du divin12À côté des quelques chapitres de La cité de Dieu qui utilisent explicitement ou non le dialogue cicéronien (5, 9 ; 19, 21 ; 20, 24), la Lettre 118 adressée à Dioscore en propose une lecture critique. ainsi que dans un florilège anonyme dont plusieurs chapitres sont consacrés à la nature et à la providence divines13Sur l’orientation néoplatonicienne de ce florilège transmis par le manuscrit K et composé sans doute dans la génération de Boèce, voir Auvray-Assayas 2017 et description infra. laisse supposer qu’il a inspiré des interprétations néoplatoniciennes.

Valeur du témoignage de Minucius Félix et de Lactance pour l’histoire du texte et son édition

L’ampleur des emprunts que font Minucius Félix14Dans l’Octavius (XVII, 3 - XVIII, 5), Minucius Félix reproduit un développement directement inspiré de l’exposé de Balbus (Beaujeu 1964, XXXIII) : pour montrer que l’ornatus mundi a été façonné par la raison divine, il se fonde d’abord sur l’évidence fournie par l’ordre du ciel et évoque ensuite le cours des astres, la succession des saisons, la beauté de la mer et de la terre et l’agencement du corps humain pour conclure sur l’image de la maison. Cette série d’arguments reproduit celle des paragraphes 15 / 91-154 / 17 du livre 2 : si l’ample développement cicéronien est réduit par Minucius Félix à une brève succession de « rubriques », son ordre est parfaitement respecté. et Lactance15Dans le De ira Dei (Lact. Ir., 10, 35-39), l’argumentation de Lactance repose sur la succession des idées des paragraphes 16a / 86c-94. à l’exposé du stoïcien ne témoigne pas seulement de l’influence intellectuelle qu’a exercée le dialogue cicéronien. Le dialogue intitulé Octavius de Minucius Félix et le traité La colère de Dieu de Lactance fournissent en effet deux indications essentielles pour l’histoire du texte qui n’ont jamais été prises en compte dans les éditions précédentes :

• – d’une part, les éléments de la deuxième version de Cicéron16Voir Annexe 1. sont utilisés, chez l’un et chez l’autre, quand sont décrits les modes de formation de la notion du divin, c’est-à-dire à la place qu’ils occupent dans les manuscrits ;
• – d’autre part, ce qui différencie les deux témoignages est le rôle accordé à l’argument de Chrysippe17Voir Introduction et Annexe 2. : Lactance fait dépendre de lui tout son développement18Voir l’étude stylistique de Benölken 2010. tandis que Minucius Félix ne le mentionne même pas. Or cette différence recoupe très exactement celle qui permet de distinguer en deux familles les manuscrits conservés19On peut toujours supposer que Minucius Félix ait eu sous les yeux le même texte que Lactance et qu’il n’ait pas voulu utiliser l’argument de Chrysippe, malgré son efficacité. Il est plus plausible que Minucius Félix ait lu un texte de la famille y. .

C’est en tout cas à partir de cette distinction fondamentale qu’on peut clarifier l’histoire du texte qui a été copié dans deux familles de manuscrits, l’une très majoritaire, la branche x, tandis que la branche y est réduite à quelques témoins20Voir Bibliographie – Manuscrits transmettant le De natura deorum.. Afin de mieux justifier le choix des manuscrits retenus pour cette édition, il est nécessaire de les situer d’abord par rapport à ce que l’on peut reconstituer de la production et de la diffusion médiévales du texte.

Diffusion médiévale

L’apparition du texte du De natura deorum dans quatre manuscrits carolingiens21Voir la présentation des manuscrits F B A et V infra (« Manuscrits retenus pour la présente édition »). a ceci de remarquable qu’elle n’est pas celle d’un texte isolé mais d’un « corpus » constitué de huit œuvres philosophiques de Cicéron copiées selon l’ordre suivant : De natura deorum, De diuinatione, Timaeus, De fato, Topica, Paradoxa, Lucullus, De legibus. Que cet ensemble ait été conçu dans l’Antiquité tardive ou peu avant l’époque des premiers témoins conservés22La première hypothèse a été défendue par Mollweide 1911 qui a comparé le corpus à celui du florilège transmis par le manuscrit K (voir infra). Schmidt 1974, Zelzer & Zelzer 2001 et Powell 2006 attribuent également la formation de ce corpus à l’Antiquité tardive. La seconde hypothèse a été soutenue par Schwenke 1890-1891 et par Clark 1918. On doit noter en tout cas que ni ce corpus ni celui du manuscrit K ne recoupe la liste récapitulative des œuvres philosophiques fournie par Cicéron lui-même dans le De diuinatione ; seul un passage des Saturnales de Macrobe (1, 24, 4) atteste le regroupement du De natura deorum, De fato, De diuinatione, à moins qu’il ne reprenne simplement le programme annoncé par Cicéron ; les dialogi mentionnés par Dioscore dans sa lettre à Augustin et les libri Ciceronis dans la réponse de ce dernier peuvent renvoyer aux trois œuvres utilisées dans l’échange (Academica, Tusculanae disputationes, De natura deorum) ou à l’œuvre cicéronienne en général dont une partie seulement est discutée. Quelle que soit l’époque où a été rassemblé le corpus, on doit rappeler, après Schmidt 1974, que beaucoup des œuvres qu’il contient sont inachevées (De fato, Timaeus, De legibus) ou ont été retirées par Cicéron au profit d’une autre version (Lucullus)., il n’a pas été maintenu au cours de sa transmission ultérieure sauf dans un manuscrit du XI^e siècle23Sur ce manuscrit M, voir infra (« Manuscrits retenus pour la présente édition »). dont les liens avec les manuscrits carolingiens méritent examen. Ainsi, deux témoins des X^e et XI^e siècles24Sur ces manuscrits P et H, voir infra (« Manuscrits retenus pour la présente édition »). transmettent seulement deux et trois œuvres de cet ensemble et les rares inventaires médiévaux qui mentionnent des titres plus précis que scripta Tullii ou libri Tullii attestent qu’aux XII^e et XIII^e siècles les œuvres de ce corpus sont copiées séparément25D’après le dépouillement opéré par Munk Olsen 1987, 45-46 et 162-163 dans ce qu’il nous reste des inventaires de livres médiévaux antérieurs au XIII^e siècle, le titre De natura deorum n’apparaît que deux fois (ce qui n’exclut pas qu’il puisse figurer sous la mention générale de scripta Tullii ou libri Tullii) : parmi les livres que l’abbé Desiderius a fait copier au Mont-Cassin figure au nº 67 un Ciceronem de natura deorum (il s’agit sans doute du manuscrit H ; voir infra) ; la liste des livres donnés par Philippe d’Harcourt au Bec quand il était évêque de Bayeux (1142-1164) comporte au nº 80 la mention d’un livre regroupant, avec le De natura deorum, six des huit œuvres du corpus transmis par les témoins carolingiens : les Paradoxa figurent dans un autre livre avec quelques discours mais les Topica ne sont pas dans la liste. Enfin on trouve dans la Biblionomia de Richard de Fournival, sous le nº 73, un M.T.C. Liber de natura deorum : le De diuinatione et le De fato sont regroupés dans un autre volume et dans un autre encore le Timaeus avec ce qui semble être deux parties (ou deux versions) des Académiques. .

Faute de traces indubitables d’origine ou de provenance dans les témoins carolingiens26Les rares indications de possesseurs sont postérieures à la copie des manuscrits et l’attribution d’un manuscrit à une région est proposée d’après l’expertise de Bernhard Bischoff qui n’explicite pas ses critères., il est difficile d’établir une cartographie précise de la première diffusion du texte ; cependant, d’après les abondantes corrections et annotations marginales faites par des mains contemporaines de la copie, on peut supposer que ces manuscrits carolingiens ont été produits et ont circulé dans des lieux où la formation intellectuelle était approfondie27Sur les très nombreuses corrections et annotations marginales des manuscrits A et B, voir infra. Le manuscrit V comporte un ensemble de signes critiques caractéristiques de Loup de Ferrières (voir infra, « Manuscrits retenus pour la présente édition ») ; le manuscrit F a une décoration luxueuse (sur son attribution à Corbie voir infra, note 67)..

La diffusion ultérieure du texte du De natura deorum jusqu’à la Renaissance est bien attestée par plusieurs manuscrits d’origine géographique variée28Pour la liste des manuscrits, voir Bibliographie – Manuscrits transmettant le De natura deorum. et dans quelques florilèges29Edinburgh, University Library, ms. D.B.IV.6 (XII^e siècle) ; Verona, Biblioteca Capitolare, ms. CLXVIII (155) (1329). qui peuvent fournir des indications sur le type de lecture que le dialogue cicéronien a suscitée. Toutefois, avant les annotations de Pétrarque retrouvées dans deux manuscrits30Troyes, bibliothèque municipale, ms. 552 : ce manuscrit a été abondamment annoté par Pétrarque (Nolhac 1892, plus spécialement p. 196-201 pour le De natura deorum) ; Madrid, Biblioteca nacional, ms. 9116 : ce manuscrit a été copié sur des manuscrits appartenant à Pétrarque et a conservé ses annotations marginales. Pour le De natura deorum et le De diuinatione les notes sont moins importantes que pour les Tusculanes et le De finibus mais elles attestent une première lecture qui se développera dans les marges du manuscrit de Troyes précédemment cité (Reynolds 1995 ; Fiorilla 2012)., il ne reste pas trace de commentaire ou d’appréciation du texte, à l’exception de ceux qu’on peut attribuer à Guillaume de Malmesbury et à celui qui les a préservés31Le manuscrit copié pour William Gray en 1444 (Cambridge, University Library, ms. Dd.13.2) transmet dans ses marges une partie du travail accompli trois siècles auparavant par Guillaume de Malmesbury et conservé vraisemblablement par un moine de Malmesbury du XIV^e siècle. On voit dans ces marges comment Guillaume, qui a également utilisé le De natura deorum pour son Polyhistor, recherche les œuvres introuvables de Cicéron en s’aidant de la liste du De diuinatione et sollicite le livre 5 de La cité de Dieu pour interpréter les trois œuvres De natura deorum, De diuinatione, De fato. Il faut sans doute attribuer au moine du XIV^e siècle les questions posées sur l’ordre du texte dont certaines ont été intégrées dans le corps du texte, en particulier au f. 45v : deest tertius locus qui ducitur ex ammiratione rerum celestium atque terrestrium ad probandum quod mundus amministretur per prouidentiam deorum (James 1931, 21-31 ; Thomson 1975, 372-377).. Il convient donc d’examiner de près la manière dont les humanistes ont scruté le texte pour finir par en proposer une modification radicale qui a entraîné le déplacement de l’ensemble greffé32Voir Annexe 1. et s’est imposée comme le textus receptus.

La correction des humanistes et ses principes

Avant de se concrétiser dans l’édition de Pietro Marso33L’édition de Pietro Marso (Illustria monimenta M. T. Ciceronis de diuina natura atque diuinatione a Petro Marso reconcinata castigata et enarrata imprimée à Venise par Lazzaro de’Soardi) est la plus ancienne à proposer le nouvel ordre du texte (comme l’avait signalé Plasberg 1911 dans son apparat) tandis que toutes les éditions antérieures répertoriées à ce jour impriment le texte suivant l’ordre des manuscrits (branche x) : Rome, 1471 ; Venise, 1471 ; Venise, 1494 ; Bologne, 1494 ; Venise, 1496 ; Reggio Emilia, 1498 ; Milan, 1498-1499. Le commentaire juxtalinéaire de Pietro Marso ne comporte aucune allusion au travail de remise en ordre évoqué par une formule générale dans la dédicace (euulsa et dissipata membra suis locis restituere)., parue à Venise en 1507, puis dans toutes les éditions postérieures34Florence, 1516 ; Venise, 1517 ; Venise, 1534-1537 ; Venise, 1540-1546 ; Paris, 1555 ; Lyon, 1560 ; Paris, 1573 ; Lyon, 1585., la correction opérée sur le texte des manuscrits paraît l’aboutissement d’un travail mené en milieu florentin, comme en témoignent quelques marginalia de manuscrits copiés à Florence35Le De natura deorum ne figure pas parmi les œuvres étudiées au Studio de Florence (Verde 1973-2010) ; Francesco Filelfo a donné un cours à Sienne en 1434 sur ce dialogue mais les notes prises sur ce cours et reportées dans le manuscrit Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Chig. H.IV.99 sont concentrées sur le premier livre et cessent au début du deuxième (Bianchi 1986). Beaucoup de manuscrits comportent des annotations marginales dont la plupart semblent avoir été faites par comparaison avec les éditions postérieures à 1507. Deux manuscrits ont en revanche des notes clairement assignables à un travail antérieur :
– Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms. Plut. 50.27 comporte de nombreux marginalia dont certains, presque effacés, concernent les principales divisions du texte ; parmi les nombreuses mains en cursive gothique et en cursive humanistique, Rizzo (in Feo 1991, 33) pense identifier celle de Salutati mais ce manuscrit ne figure pas dans l’index de De Robertis et al. 2008.
– Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms. Strozzi 45 : ce manuscrit a été copié par Niccolo Fonzio entre 1465 et 1470 ; l’attribution de ce manuscrit à Niccolo Fonzio a été faite par Albina de la Mare (par lettre à Angela Dillon Bussi de 1998) après la parution de Garzelli 1985, où la liste des manuscrits attribués à Fonzio (vol. I, 515-516) ne comporte pas le Strozzi 45. ; ce travail fut sans doute favorisé par la présence concomitante de manuscrits qui appartiennent aux branches x et y et dont la comparaison a permis de repérer quelques problèmes de succession dans le texte36Il s’agit des manuscrits F, H, L (description donnée infra, « Manuscrits retenus pour la présente édition ») dont la présence à Florence est attestée :
– le manuscrit F (branche y), découvert à Strasbourg en 1433, est passé à la bibliothèque San Marco à la mort de Niccolo Niccoli ;
– le manuscrit H (branche x) figure à l’inventaire de la bibliothèque privée de Côme de Médicis fait en 1418 et serait ensuite passé à la bibliothèque San Marco (Ullman & Stadter 1972, 225-226) ;
– le manuscrit L (branche x), seul manuscrit répertorié à ne pas transmettre le texte greffé, fut la possession de Francesco da Castiglione : il pourrait avoir appartenu auparavant à Vittorino da Feltre, maître de Castiglione, dont l’inventaire de livres fait en 1445 mentionne un de natura deorum (Cortesi 1980).
Il faut mentionner en outre : Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Chig. H.VII.221 (copié à Sienne entre 1426 et 1435) qui a la succession de M (branche y) comme les deux manuscrits suivants :
– Venezia, Biblioteca nazionale Marciana, ms. Z. 414 (copié à Florence pour le cardinal Bessarion en 1441) ;
– Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Pal. lat. 1525.
Tandis que le manuscrit Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Pal. lat. 1518 présente l’ordre de M inversé.. Si l’on tient compte de ces éléments jusqu’ici inexploités, on peut mieux apprécier les conditions dans lesquelles fut établie la règle philologique au nom de laquelle Politien propose de déplacer un ensemble de quelque soixante-dix paragraphes (selon la numérotation en vigueur depuis la fin du XVI^e siècle)37Édition d’Alexander Scot (Lyon, 1588)..

C’est Politien, en effet, qui revendique la paternité de cette redintegratio dans le premier chapitre du second volume de ses Mélanges, non publié de son vivant38Le manuscrit de la Miscellaneorum centuria secunda, rédigé en 1493-1494, n’a été retrouvé qu’en 1961 et publié en 1972 (Branca & Pastore Stocchi 1978). : quelle qu’ait pu être sa part dans la réflexion menée sur plusieurs manuscrits, il faut surtout lui reconnaître la mise en forme spectaculaire d’un principe philologique qui permet d’expliquer des fautes par une interversion de cahiers39Voir Auvray-Assayas 1997. Se comparant à Esculape rassemblant les membres d’Hippolyte, Politien, dans ce chapitre inaugural du second volume de ses Mélanges qu’il intitule De diuinatione, veut restituer l’ordre du texte cicéronien en procédant par conjecture, et non sur des manuscrits comme il le fait d’habitude : considérant que l’ordre annoncé pour l’exposé du stoïcien n’est pas suivi (constat d’évidence qui n’est pas appuyé par une démonstration), il repère des phrases dont la syntaxe est malmenée et fait apparaître, entre chacune de ces phrases, une même unité de pages (dix ou onze paginae). Il traite ces unités comme des cahiers et propose d’en modifier l’ordre pour retrouver une succession correcte et des phrases à la syntaxe plus cohérente. Les phrases à partir desquelles il délimite des cahiers sont 16a ; 86a ; 156a (voir Annexe 2)..

Mais le précédent qu’il invoque, la restauration qu’il a proposée pour les manuscrits des lettres Ad familiares de Cicéron, n’offre rien de comparable au cas du De natura deorum : en revanche, on peut repérer grâce à cet exemple comment Politien a élaboré ce qui deviendra une règle philologique à la longue postérité40Dans le chapitre 25 de la première centurie (Angeli Politiani Miscellanorum centuria prima, Florence, Antonius Miscominus, 1489 [Florentiae 1489]), Politien explique qu’il a pu repérer une erreur de reliure en confrontant deux manuscrits : l’un, antiquissimus, comporte l’ordre correct, l’autre, qui a été copié sur lui et est la source de tous ceux qui circulent, a subi une transposition de dix pages. Cette transposition est évidente si l’on prend en compte ce que Politien avait sous les yeux : le manuscrit qui comporte l’ordre correct est encore conservé à la Biblioteca Medicea Laurenziana (ms. Plut. 49.9) tout comme la copie qui en a été faite à la demande de Coluccio Salutati (ms. Plut. 49.7). La copie a été réalisée par plusieurs copistes auxquels on a distribué les différents cahiers : le manuscrit copié reproduit donc exactement la disposition cahier par cahier de son modèle. Au moment de la reliure le cahier XV a été placé après le XVII mais Niccolo Niccoli, à qui a ensuite appartenu le manuscrit, a clairement indiqué comment il fallait rétablir le texte en barrant les réclames qui induisaient une succession erronée à la fin des cahiers XIV, XV, XVII pour écrire à côté les réclames assurant une succession correcte. Politien a donc repris la réorganisation opérée par Niccolo Niccoli sans faire connaître sa manière de repérer les cahiers : il demande à son lecteur d’isoler des membres de phrases à partir desquels il procède à des retours en arrière ou des sauts en avant. Or ces membres de phrases sont précisément les réclames barrées et réécrites de la main de Niccolo Niccoli (sur tous ces points, voir Daneloni 1995).. L’interversion de cahiers due à des réclames fautives, dans le cas des Ad familiares, fournit un modèle d’explication qui permet à Politien de traiter un groupe de mots (156b) comme une réclame intégrée par erreur au texte : cet usage de la réclame pour la reconstitution codicologique d’un texte, dont Politien pourrait être l’initiateur41Politien fournit le seul exemple de cette utilisation de la réclame dans le répertoire établi par Rizzo 1973, 234., aura des conséquences décisives sur les explications philologiques fournies bien après lui.

Pourtant la réflexion de Politien n’a pas procédé d’abord à partir de considérations codicologiques : d’après les notes qu’il a laissées sur un exemplaire de l’édition de Venise de 1471 conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich, on peut constater qu’il a travaillé à partir des différences importantes qui distinguent les deux branches de la tradition42Voir Hunt 1984 : certaines notes relèvent les articulations du texte des livres 2 et 3 ; d’autres signalent des lacunes en s’aidant des espaces laissés vides dans un uetustissimus codex qui n’est autre que le manuscrit F. Des notes recouvertes par celles de Politien suggèrent un travail à plusieurs mains et en plusieurs étapes.. Il a pu ainsi repérer des lacunes et isoler des membres de phrases susceptibles d’être traités comme des réclames43La confrontation du manuscrit F (branche y) avec le texte de l’incunable (branche x) a permis en effet de remarquer dans l’incunable la répétition, inexistante dans F, de 156b (voir Annexe 2) ; de faire le lien, grâce au texte de F, entre 16a et 16b et d’isoler le groupe 156a. À partir de là, Politien peut constater que la répétition de 156b se produit à un intervalle qui est le double de celui qui sépare 16a / 16b de 86a, considéré comme unité codicologique (un cahier). D’autre part, la répétition permet d’établir un rapprochement entre 86b et 86a. Enfin, si 156b est une réclame insérée fautivement, on comprend que 86b est un début de cahier comme 156b ; en les intervertissant, Politien peut retrouver dans l’incunable la succession 16a / 16b attestée dans F.. Mais ces étapes préliminaires ne peuvent être mentionnées quand il s’agit d’élaborer le principe de l’interversion de cahiers qui suppose que toute la tradition présente un même texte fautif et non des variantes importantes là où se serait produite l’interversion44Hunt 1984 date les notes de Politien dans l’incunable des années 1480 : bien antérieures à la rédaction du chapitre De diuinatione, ces notes témoignent d’une réflexion sur l’ordre de l’exposé et celui de sa réfutation qui n’a pas été exploitée dans l’explication finale pas plus que le constat (attesté par un trait marginal) que F diffère de l’incunable en 15 / 16.. C’est la difficulté à laquelle sont confrontés les philologues modernes quand ils veulent appliquer la règle codicologique héritée de Politien.

L’héritage des humanistes dans la philologie des XIX^e et XX^e siècles

L’efficacité de cette méthode de restauration des textes45Sur la postérité de ces méthodes qui ont également permis à Marsile Ficin (en 1488 ?) de restaurer l’ordre du De mysteriis de Jamblique (Saffrey & Segonds 2006), voir Timpanaro 2016, 21-27 (trad. française de l’édition italienne posthume de 2003) et Grafton 1983, 9-44. explique aisément pourquoi les éditeurs et philologues des XIX^e et XX^e siècles ont privilégié l’explication codicologique pour rendre compte de l’ordre de l’exposé stoïcien dans les manuscrits46Havet 1911, 303, donne le manuscrit A comme exemple de « fautes serviles indirectes » résultant d’une erreur de classement de feuillets. ; mais ils y étaient surtout conduits par le fait même que la « tradition imprimée » dont ils héritaient résultait d’une mise en ordre fondée précisément sur cette explication codicologique47La symétrie apparemment parfaite dans le nombre de paragraphes concernés par l’interversion (16-86 / 86-156 suivant la numérotation postérieure aux humanistes) a encore facilité le recours à une explication par interversion (voir Clark 1918, 324-363) : c’est oublier que Politien a précisément travaillé à partir d’un calcul portant sur le nombre de paginae (voir supra, note 39) et que l’enchaînement des groupes de mots 156a / 156b (voir 2, 156a, note c, et Annexe 2) à partir duquel on a reconstitué des « cahiers » est une construction.. Or l’explication par la faute matérielle ne pourrait être admise que si l’ensemble de la tradition présentait les mêmes « sutures » là où se serait produite l’interversion : ce n’est pas le cas et la recension des manuscrits, entreprise dès les éditions du début du XIX^e siècle, ne permet plus d’ignorer une branche de la tradition, aussi peu représentée soit-elle48Sur la branche y de la tradition voir infra., et contraint à constater que plus de dix lignes de texte distinguent les deux familles de manuscrits dans les deux premières « sutures » : or cet important décalage n’entraîne aucune incidence sur la troisième suture qui se présente de la même façon dans toute la tradition49Voir Annexe 2.. Otto Dieckhoff50Dans sa dissertation de 1894, Dieckhoff est le premier à vouloir expliquer comment l’interversion de cahiers a pu se produire malgré les différences entre les manuscrits B et A (ces différences, mentionnées dans les éditions de Moser et Creuzer (1818) et Orelli (1861) ne sont plus évoquées par Mayor (1880-1885) ni par Pease (1955-1958) quand la thèse de l’interversion de cahiers est rappelée). L’explication proposée par Dieckhoff a été reprise par Plasberg (editio minor 1917) puis par les philologues Clark 1918, Lörcher 1926 et Schmidt 1974 mais les éditeurs, à partir de Pease, n’en font pas état même quand ils présentent en tableau les dispositions différentes dans les manuscrits (Gerlach & Bayer 1987). n’en a pas moins tenté une explication codicologique en isolant ce qu’il considère comme des débuts de cahier pour justifier les différences entre les manuscrits A et B par des erreurs dans les réclames indiquant la succession des cahiers. Or, si l’on reproduit la démarche qui consiste à rechercher l’ordre correct des cahiers à partir de groupes de mots « réclames », on aboutit à des incohérences51Auvray-Assayas 1997, 95 : les « réclames » identifiées par Dieckhoff suggèrent un ordre différent de celui que la tradition imprimée a fixé.. Enfin, l’explication par l’interversion de cahiers suppose que la transmission des textes se soit faite dans les conditions historiques de copie par cahiers distincts et usages de la réclame : or ces pratiques, courantes à l’époque de Politien et pour ses successeurs, ne le sont pas pour la période qui précède l’époque carolingienne et ne peuvent pas rendre compte de l’état du texte transmis par les manuscrits52La multiplication des copies dès le premier humanisme a favorisé le travail par cahiers distribués à différents copistes ; l’usage des réclames ne semble pas attesté avant le X^e siècle et n’est pas pratique courante avant le XIII^e siècle (d’après les recensements de Vezin 1967). Enfin les réclames n’excèdent pas trois ou quatre mots. .

Principes suivis pour la présente édition

Parce que la correction apportée par les humanistes et acceptée par tous les éditeurs n’a pas de fondements philologiques solides et n’aboutit pas à un résultat satisfaisant sur le plan philosophique, il faut recourir à un autre modèle pour expliquer l’état du texte transmis par les manuscrits. Celui de la greffe s’impose si l’on prend en considération les deux points suivants :

• – dans les deux branches de la tradition, et quel que soit le point d’insertion, c’est toujours le même ensemble textuel, avec les mêmes limites, qui est transmis ;
• – cet ensemble de paragraphes prend place dans un texte continu, qui ne subit pas de modifications en dehors des deux repères de l’insertion.

Abandonner le modèle fourni par la représentation d’un codex constitué de cahiers non reliés pour celui d’une insertion dans une continuité, qui peut être celle d’un rouleau, représente un important changement de paradigme pour l’histoire d’un texte. Ce changement peut toutefois s’autoriser du témoignage précédemment invoqué de Minucius Félix et de Lactance53Voir supra. : ces deux lecteurs antiques de Cicéron confirment que le texte transmis par les manuscrits carolingiens est bien celui qui circulait sous ses deux variantes dès la fin du II^e siècle ou au début du III^e, c’est-à-dire bien avant que la pratique de copie ne permette de supposer une interversion de cahiers.

Manuscrits retenus pour la présente édition

Parmi les nombreux manuscrits utilisés par les éditeurs depuis Orelli, sept seulement ont été retenus pour l’édition critique en raison de la qualité de leur témoignage pour la reconstitution de l’histoire du texte. Suivant ce critère ont été écartés des manuscrits dont les variantes nombreuses résultent d’un travail « horizontal » et n’apportent rien à la connaissance de la tradition54Il s’agit des manuscrits London, British Library, ms. Harley 2622 du XI^e siècle (D des éditeurs) et London, British Library, ms. Burney 148 du XIII^e siècle (G) qui ne fournissent aucune leçon qui ne soit pas attestée ailleurs. Deux manuscrits dont les liens avec V ont été établis depuis Mayor 1880-1885 ont souvent été utilisés pour représenter V quand il est lacunaire (voir infra) : Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 17812 (N) et Oxford, Merton College, ms. 311 (O). Or, le texte très corrompu de O et les corrections dans N alourdiraient inutilement un apparat positif.. Sont utilisés en revanche deux manuscrits considérés, à tort, comme des copies de manuscrits existants, F et M, et un manuscrit du XV^e, L, inconnu des éditeurs précédents, qui est le seul de toute la tradition recensée à ne pas transmettre le texte greffé55Ne sont présentés ici que les manuscrits utilisés pour la reconstitution de l’histoire du texte ; les notices comportent seulement les éléments utiles à l’évaluation des manuscrits en vue de l’édition critique. Pour l’histoire de ces manuscrits postérieure à leur copie et à leurs corrections, voir les références bibliographiques citées infra dans les notes relatives à ces manuscrits..

Relations stemmatiques des manuscrits entre eux

Depuis les premiers travaux philologiques consacrés aux manuscrits du De natura deorum, les deux branches de la tradition, distinguées par les macro-variantes déjà signalées, sont rattachées à un même archétype d’après le constat que les textes transmis dans les deux branches comportent les mêmes délimitations pour les œuvres du corpus et les mêmes lacunes. Le schéma bifide qui permet de représenter la tradition se fonde non seulement sur les macro-variantes mentionnées mais aussi sur un passage transmis par la branche y71Il s’agit de 1, 1 depuis esse jusqu’à sententias. qui ne figure pas dans les plus anciens représentants de la branche x72Sur ce passage qui résulte vraisemblablement d’une intégration de glose voir 1, 1, note a. Ces lignes ont fini par être rajoutées dans les manuscrits de l’autre branche, à quelques exceptions près (voir Bibliographie – Manuscrits transmettant le De natura deorum). : ces éléments discriminants sont rigoureusement confirmés par la répartition des variantes73Parmi les nombreux exemples fournis par l’apparat critique, les plus probants sont :
– 1, 66 : firamata A^pc foramata H firmata P^pc om. FBM ; curuata FBM om. AHP ; 1, 71 : quasi corpus aut quid sit FBM om. AHP ; 1, 76 : adfertis quod FBM : adfertis possit quod AH ;
– 2, 11 : intrasset FBM : trantsiret A transisset H ; 2, 68 : ui di AVHP : diui FBM ; 3, 71 : dii FBM om. AVHP ; 3, 83 : felix FBM : filia AVH^acP filiae H^pc.. Il reste toutefois à réexaminer les liens de ces deux branches à l’archétype commun en tenant compte des informations livrées par les témoignages de Minucius Félix et de Lactance.

Il faut pour cela prendre en considération les différentes présentations de la greffe du texte 86b-156a74Voir Annexe 2. afin de trouver des indices permettant une reconstitution plausible de l’état du texte dans l’archétype. On pourra alors revenir sur les relations stemmatiques généralement admises entre les manuscrits.

Dans la branche x, les manuscrits A et H75V et P sont lacunaires pour le texte où se fait la greffe mais ils présentent la « suture » 156a / 16b comme A et H. présentent la greffe en 16a et le texte de la première version reprend régulièrement après la greffe en 16b : 1-16a / 156b / 86b-156a / 16b-86a / 156b-168.

Dans la branche y, le manuscrit F présente la greffe en 15a (comme K) et la première version reprend en 15b : 1-15a / 86b-156a / 15b-86a / 156b-168.

Le manuscrit B présente la greffe en 15b mais le copiste a ensuite barré le texte (de 15a à 15b) et la première version reprend en 15b : 1-15b (15a après correction) / 86b-156a / 15b-86a / 156b-168.

Le manuscrit M présente la greffe en 16a ; or la première version reprend en 15b : 1-16a / 156b / 86b-156a / 15b-86a / 156b-168.

Si le bloc de texte greffé a dans tous les cas les mêmes délimitations, on remarque

• – que dans A, H et M les neuf mots de 156b sont insérés entre 16a et 86b ;
• – que B (avant correction) et M comportent une répétition de la première version (15b ou 15b-16a).

Ces constats permettent de comprendre que la greffe s’est faite sur la continuité d’une première version qui comportait des signes de modification et d’insertion trop peu précis pour permettre un repérage textuel, ce qui a entraîné des solutions différentes. Ainsi, dans A, H et M, le groupe de mots insérés (156b) provient du texte de la première version, au point précis où des modifications sont en cours : l’incohérence syntaxique de la succession 86a / 156b attestée par tous les manuscrits suggère une lacune qui témoigne d’une refonte encore inachevée76Voir Annexe 2 : on doit considérer que l’incohérence résulte d’un travail de modification inachevé auquel des tentatives de compléments se sont peut-être agrégées.. C’est ce que confirment les lacunes du livre 377Voir Introduction, « La réfutation de Cotta au livre 3 ». et le témoignage laissé par quelques notes tironiennes : dans les manuscrits B et A on trouve des notes qui pourraient reproduire sous une forme maladroite78D’après l’expertise de Denis Muzerelle, ces notes sont inhabituelles : le signe hic qui les introduit est complété d’un point, fait sans équivalent dans les glossaires tironiens ; leur calligraphie laisse penser qu’elles sont copiées et non formées cursivement ; enfin, elles sont déchiffrées (hic dimissum / hic permutatum). des indications anciennes en vue de modifications. Il est en effet remarquable que ces notes soient placées en marge de passages de transition, là où précisément le plan initial de la première version doit être modifié79Voir 3, 13, note a et 3, 65, note f, et Auvray-Assayas 2016 ; la place de ces notes n’est pas exactement la même dans les manuscrits (tandis que F a des blancs [3, 13 ; 3, 65] mais pas de notes) : en face de 3, 14-16 (A), de 3, 14-15 (B), de 3, 13-14 (V)..

L’examen des différences entre A, F, B et M facilite donc la reconstitution de l’histoire antérieure du texte en donnant une explication plausible de la séparation des deux branches avant Minucius Félix : un texte en cours de refonte pour lequel n’existe pas de version autorisée par Cicéron et qui, sans doute après sa mort, est copié avec les indications des différentes modifications à apporter pour passer de la première à la seconde version. Ces indications diversement interprétées sont à l’origine de la scission de la tradition80La rapidité avec laquelle la refonte des Académiques a été entreprise, comme l’attestent les lettres de Cicéron à Atticus (voir Introduction) ainsi que les éléments communs à la première et à la deuxième version permettent de supposer que le travail s’est fait sur la base de la première version dont sont délimités les matériaux de réemploi avec des marques peut-être comparables à celles qu’Atticus utilisait (voir la mention des marques à la cire rouge [miniata cerula] : Att., XV, 14, 4 ; XVI, 11, 1). Cicéron lui-même évoque le travail de correction et de révision entrepris sur ce qu’il désigne comme archetupon, la version originale du De gloria (Att. , XVI, 3, 1)..

Mais ces différences invitent également à revenir sur les liens entre F, B et M d’une part et entre les deux branches d’autre part.

Les liens jusqu’ici établis entre B, F, K et M reposent non seulement sur leur proximité textuelle mais aussi sur l’hypothèse qu’ils sont tous descendants de B suivant des modalités qui font également intervenir l’autre branche avec le manuscrit A81Depuis Beeson 1945 s’appuyant sur les travaux de Schwenke 1889, on admet que K a pour source F et que F est la copie de B pour les deux premières œuvres du corpus et de A pour les autres après que A et B ont été corrigés l’un à l’aide de l’autre. Sur la fragilité de cette combinaison d’hypothèses, voir Auvray-Assayas 2013, 329-333, dont sont repris ici et développés certains des arguments.. Si leur proximité textuelle est indéniable, elle ne s’explique pas cependant par une relation de copie82L’hypothèse que M descend de F n’est pas plus solide que celle qui fait de K un florilège copié sur F : Giomini 1975, XXXII, le constate pour les textes De diuinatione, De fato, Timaeus notant que M contient un passage omis dans F (Fat., 46-48). : les différentes présentations de l’insertion rappelées ci-dessus le font voir assez nettement en rapprochant d’un côté F et K, de l’autre B et M. En outre, des variantes significatives distinguent ces quatre manuscrits qui seuls comportent le texte de 1, 1 (esse… sententias)83Voir apparat critique ad loc. . Mais surtout les liens établis entre ces manuscrits reposent sur l’hypothèse que les manuscrits B et A ont été corrigés l’un à l’aide de l’autre. Or, les indications fournies par les marginalia, celles qui sont indiscutablement contemporaines de la copie84Les marges du manuscrit B comportent des annotations faites par plusieurs mains dont deux, au moins, sont contemporaines de la copie, une du X^e / XI^e et une autre plus tardive (Munk Olsen 2009, 305-306)., détruisent l’hypothèse généralement admise : aucun des passages qui différencient les deux manuscrits n’est l’objet d’une correction issue de l’autre manuscrit85On ne trouve en effet aucune trace de la différence du texte de 1, 1 : dans A (f. 1r), qui ne comporte pas le texte de B, l’ajout gratté et illisible de la marge inférieure ne peut correspondre à la longueur du texte (voir 1, 1, note a) ; en 2, 15 dans A (f. 13r) la seule trace de correction porte sur le groupe de mots tam multarum… ordinibus, écrit sur grattage d’une encre plus foncée en débordant légèrement sur la marge tandis que la suite du texte a été régulièrement copiée ; dans B (f. 21r) le texte barré (tam multarum… gubernari) avec l’indication marginale transmutau(i/it) ne correspond pas à celui de A et l’ajout de 16a copié dans la marge inférieure, suivi, après un espace, du groupe de mots largitate… uidetur a été entièrement gratté : cela suggère que le correcteur de B travaille avec un exemplaire de la branche x qui n’est pas A. Pour l’articulation 156a / 15b ou 16b il n’y a aucune correction d’un texte sur l’autre malgré une différence textuelle de onze lignes. ; la succession désordonnée des textes dans B n’est pas corrigée suivant la distinction des textes dans A86Les indications marginales concernant la succession des textes dans B ne permettent pas de résoudre tous les problèmes : au f. 10v (Nat., 1, 64) l’indication du premier correcteur permet de localiser la suite du texte (qui se trouve copié, à partir du f. 171v, à la suite du De fato lui-même copié à la suite du Timaeus qui seul a un intitulé). L’indication du second correcteur porte sur l’insertion de la fin du De diuinatione (2, 127-150) tandis que rien ne permet de savoir que le texte du De natura deorum reprend jusqu’au f. 59r où lui succède, avec formule d’incipit, le De diuinatione jusqu’au f. 102r ; aucun correcteur n’a vu que le texte qui suit est le De fato et non le premier livre du De natura deorum ; en revanche la suite du texte des Topica est correctement localisée. Ne sont repérées ni l’insertion de Lucullus 2, 13, dans les Paradoxa 37, ni celle du De fato, considéré comme Timaeus par le premier correcteur, dans le De legibus. L’absence d’incipit et d’explicit pour le De fato peut expliquer en partie ces hésitations qui engagent la restauration de la succession des textes mais si les correcteurs avaient en vue la préparation de B pour en faire une copie, le résultat n’est pas atteint : l’explicit du De diuinatione, situé fautivement à la suite de De legibus, 2, 4 (f. 163v) n’a pas été corrigé. ; le complément apporté aux Topica dans B n’est pas reporté dans A87Le demi-folio qui contient le début des Topica (maiores nos… suauitate) était rattaché au f. 103r dans B et les folios qui complètent la lacune (28-72), copiés par un autre copiste, ont été joints à B avec un raccord en 106r de la main de celui qui travaille sur l’ordre des textes. Si ce correcteur avait travaillé avec A, le complément apporté à B l’aurait été aussi dans A. ; les lacunes ou oublis de quelques mots dans B ne sont pas corrigés avec le texte de A88Dans B, au f. 2r dans la marge en face de ut.(ras) inefebis : ter ; le texte de A est : ut in syne febis. Au f. 19v, sont rajoutés dans la marge inférieure les mots mopsum thyresiam amfiraum calchantem helenum. Quos (mots qui apparaissent à une place erronée en f. 20r et sont barrés) ; dans A, on lit tiresiam. Au f. 41r : arpagi. Siccum dicimus ; dans A arpagi (io suscrit entre ar et pagi) sic cumdicimus..

Il est donc nécessaire de chercher une autre explication des concordances fréquentes entre les corrections dans B et dans A ainsi qu’entre celles de B et les textes transmis par F, K et M : il faut supposer que des témoins qui permettent de remonter très haut dans la tradition, comme K et F, ont eu une circulation et une diffusion plus amples que celles des manuscrits conservés (F et le modèle de K).

Il faut donc considérer que F, K, B et M sont des témoins indépendants les uns des autres, le texte de F et de K reflétant une interprétation des signes critiques distincte de celle qu’on trouve dans B et M89Le fait que F propose l’insertion du bloc 86b-156a à la même place que K, manuscrit dont tous les textes qu’il transmet remontent à un modèle antérieur à celui des témoins carolingiens, peut laisser penser que F, comme K, donne un état du texte où les signes critiques ont été interprétés plus radicalement (dans F des passages lacunaires sont signalés par des blancs ; voir apparat ad 3, 13 et 3, 65)..

Pour les manuscrits de la branche x, la complexité des phénomènes observés dans les groupements et distinctions de variantes conduit à privilégier l’hypothèse que A, V, P et H sont indépendants les uns des autres, même si certains niveaux de correction paraissent provenir d’une source commune.

V transmet un texte dont les fautes, avant correction, résultent de mauvaises lectures d’abréviations90Voir apparat ad 2, 146 : etiam parte ; 2,148 : legium ; 2, 153 : accipit a diis cognitionem ; 2, 25 : ritu. ou de séparations de mots incorrectes91 2, 26 : effusio aquae ; 2, 27 : eis feruescunt.. Les corrections apportées après grattage, suivant la technique de Loup de Ferrières, laissent penser que le manuscrit a été revu avec un autre qui représente un texte meilleur et commun aux autres manuscrits (2, 30) ; d’autres corrections, introduites par le signe uel, supposent le recours à un manuscrit transmettant une autre transcription des abréviations des préfixes92 2, 96 : proinde / uel perinde ; 2, 99 : intuens / uel contuens ; 2, 110 : feretur / uel tenetur ; 2, 126 : capras / uel captas.. Enfin, quelques signes indiquant aliter donnent, avec un renvoi dans le texte, des compléments ou des formes qui ne sont pas attestés ailleurs93 2, 31 (f. 13v) : neque extrinsecus hoc ab aliquo accipiat ; 2, 35 : obstiti / optigit ; 2, 129 : excuderunt / excuderint / excluserunt..

Ni H ni P ne comportent un travail comparable de correction ; cependant, l’un et l’autre transmettent un assez grand nombre de leçons propres94Variantes propres à H : voir apparat ad 1, 16 ; 1, 18 ; 1, 27 ; 1, 30 ; 1, 37 ; 1, 43 ; 1, 49 ; 1, 55 ; 1, 64 ; 1, 66 ; 1, 67 ; 1, 71 ; 1, 73 ; 1, 77 ; 1, 88 ; 1, 93 ; 1, 100 ; 1, 106 ; 1, 107 ; 1, 109 ; 1, 111 ; 1, 115 ; 1, 118 ; 1, 120 ; 2, 6 ; 2, 7 ; 2, 11 ; 2, 94 ; 2, 109 ; 2, 114 ; 2, 118 ; 2, 136 ; 2, 145 ; 2, 146 ; 2, 149 ; 2, 153 ; 2, 29 ; 2, 42 ; 2, 49 ; 2, 52 ; 2, 53 ; 2, 70 ; 2, 167 ; 3, 1 ; 3, 24 ; 3, 37 ; 3, 39 ; 3, 40 ; 3, 41 ; 3, 43 ; 3, 45 ; 3, 46 ; 3, 49 ; 3, 55 ; 3, 62 ; 3, 65 ; 3, 74 ; 3, 77 ; 3, 84. Variantes propres à P : voir apparat ad 1, 36 ; 1, 66 ; 1, 68 ; 1, 41 ; 2, 110 ; 2, 123 ; 2, 137 ; 2, 149 ; 2, 27 ; 2, 53 ; 2, 63 ; 2, 65 ; 2, 66 ; 2, 162 ; 3, 15 ; 3, 46 ; 3, 48 ; 3, 52 ; 3, 53 ; 3, 54 ; 3, 63 ; 3, 64 ; 3, 65 ; 3, 80 ; 3, 82. pour laisser penser qu’ils représentent d’autres témoignages de la branche x dignes d’être pris en compte : outre des variantes retenues par les éditeurs et qu’ils sont les seuls à transmettre95Leçons de H retenues : voir apparat ad 1, 24 ; 1, 26 ; 1, 70 ; 1, 79 ; 1, 82 ; 1, 84 ; 1, 88 ; 1, 103 ; 1, 111 ; 1, 116 ; 2, 5 ; 2, 124 ; 2, 131 ; 2, 150 ; 2, 53 ; 2, 69 ; 2, 162 ; 3, 31 ; 3, 65 ; 3, 73. Leçons de P retenues : voir apparat ad 1, 65 ; 3, 10 ; 3, 12 ; 3, 58 ; 3, 82 ; 3, 89 ; 3, 92., ces deux manuscrits présentent en effet des liens non seulement avec les manuscrits de la branche x mais aussi avec ceux de la branche y. L’explication par travail horizontal de collation (dans leurs modèles respectifs) ne peut être exclue mais on peut aussi retenir une autre hypothèse, celle d’une diffusion beaucoup plus importante de la tradition depuis la source antique. Cette hypothèse fournit une explication vraisemblable de ce qu’on a tenté d’attribuer à des « corrections croisées » entre le manuscrit A et le manuscrit B. Dans ces conditions, l’accord des manuscrits H et P avec les autres témoins donne une base plus solide pour l’établissement du texte.

Le manuscrit L fournit un autre type de témoignage pour l’histoire du texte. Les leçons qu’il transmet permettent de le rattacher à la branche x de la tradition mais certaines leçons sont celles de B avant corrections96Voir apparat ad 1, 81 ; 3, 65. ; quelques-unes sont identiques à celles du manuscrit V après corrections, variantes qui ne sont pas attestées autrement dans la tradition97Voir apparat ad 2, 25 ; 2, 72 ; 2, 168.. Si L n’est pas un lointain descendant de V, il est le témoin d’une branche de la tradition connue seulement à travers quelques variantes de V. D’autre part, le texte qu’il transmet, dépourvu de la greffe de la seconde version, peut s’expliquer par la difficulté à comprendre les indications qui figuraient sur son modèle à moins que son lointain ancêtre ne corresponde à la première étape du remaniement du texte : dans tous les cas, il éclaire un aspect important de l’histoire du texte.

Le texte de cette édition est établi sur des manuscrits dont on a pu montrer qu’ils sont des témoins indépendants de leur branche respective : FBM pour y et AVHPL pour x.

Le choix de la branche x pour la présentation de la greffe de la seconde version est fondé sur deux autorités98Ce choix ne concerne évidemment pas les leçons retenues pour l’établissement du texte qui repose sur l’examen de tous les manuscrits décrits ici. : celle du texte cicéronien lui-même qui distingue deux étapes dans l’argument de Chrysippe99Voir 3, 25, note 26 et 3, 26, note 28. et celle de Lactance100Voir 2, 16, note a.. Mais l’agencement proposé dans la branche y, attesté par l’usage qu’en fait Minucius Félix et, suivant une tradition indépendante, par les doxographies philosophiques101Sur les textes de Philon d’Alexandrie et de Sextus Empiricus qui témoignent en faveur des liens entre l’argument de Cléanthe (2, 13-15) et la citation d’Aristote (2, 95), voir Introduction., fournit des éléments de comparaison qui méritent d’être exploités pour la compréhension du stoïcisme.

Pour la première fois depuis 1507, cette édition propose de lire le texte tel qu’il est transmis par tous les manuscrits de la branche x : il offre la possibilité de comprendre la nature du travail en cours et fournit un témoignage unique sur les pratiques philosophiques de Cicéron. Il permet en outre de mieux évaluer les emprunts et les usages du texte par les lecteurs chrétiens de Cicéron.