AT I, 558

A UN REVEREND PERE IESUITE.

LETTRE CXIV.

MON REVEREND PERE,
Ie suis ravy de la faveur que vous m’avez faite, de voir si soigneusement le livre de mes essais, et de m’en mander vos sentimens avec tant de témoignages de bien-veillance ; Ie l’eusse accompagné d’une lettre en vous l’envoyant, et eusse pris cette occasion de vous assurer de mon tres-humble service, n’eust esté que i’esperois le faire passer par le monde sans que le nom de son autheur fust connu ; mais puisque ce dessein n’a pû reussir, ie dois croire que c’est plutost l’affection que vous avez euë pour le Pere, que le merite de l’enfant qui est cause du favorable accueil qu’il a receu chez vous, et ie suis tres-particulierement obligé de vous en remercier. Ie ne sçay si c’est que ie me flatte AT I, 559 de plusieurs choses extremement à mon avantage, qui sont dans les deux lettres que i’ay reçeües de vostre part, mais ie vous diray franchement, que de tous ceux qui m’ont obligé de m’aprendre le jugement qu’ils faisoient de mes écrits, il n’y en a aucun, ce me semble, qui m’ait rendu si bonne justice que vous, ie veux dire si favorable, Clerselier I, 514 sans corruption, et avec plus de connoissance de cause. En quoy i’admire que vos deux lettres ayent pû s’entresuivre de si prez ; car ie les ay presque receües en mesme temps ; et voyant la premiere ie me persuadois ne devoir attendre la seconde, qu’apres vos vacances de la S. Luc. Mais afin que i’y réponde ponctuellement, je vous diray premierement, que mon dessein n’a point esté d’enseigner toute ma methode dans le discours où je la propose, mais seulement d’en dire assez pour faire juger que les nouvelles opinions, qui se verroient dans la Dioptrique et dans les Meteores, n’éstoient point conceuës à la legere, et qu’elles valoient peut-estre la peine d’estre examinées. Ie n’ay pû aussi montrer l’usage de cette methode dans les trois traittez que i’ay donnez, à cause qu’elle prescrit un ordre pour chercher les choses qui est assez different de celuy dont i’ay crû devoir user pour les expliquer. I’en ay toutesfois monstré quelque échantillon en décrivant l’arc-en-ciel, et si vous prenez la peine de le relire, i’espere qu’il vous contentera plus, qu’il n’aura pû faire la premiere fois ; car la matiere est de soy assez difficile. Or ce qui m’a fait ioindre ces trois traittez au discours qui les precede, est que ie me suis persuadé AT I, 560 qu’ils pouroient suffire, pour faire que ceux qui les auront soigneusement examinez, et conferez avec ce qui a esté cy-devant écrit des mesmes matieres, iugent que ie me sers de quelqu’autre Methode que le commun, et qu’elle n’est peut-estre pas des plus mauvaises. Il est vray que j’ay esté trop obscur en ce que i’ay écrit de l’existence de Dieu dans ce traité de la Methode, et bien que ce soit la piece la plus importante, i’avouë que c’est la moins élabourée de tout l’ouvrage ; ce qui vient en partie de ceque ie ne me suis resolu de l’y ioindre que sur la fin, et lors que le Libraire me pressoit. Mais la principale cause de son obscurité, vient de ce que ie n’ay osé m’étendre sur les raisons des sceptiques, ny dire toutes les choses qui sont necessaires ad abducendam mentem à sensibus : car il n’est pas possible de bien connoistre la certitude et l’evidence des raisons, Clerselier I, 515 qui prouvent l’existence de Dieu selon ma façon, qu’en se souvenant distinctement de celles qui nous font remarquer de l’incertitude, en toutes les connoissances que nous avons des choses materielles ; et ces pensées ne m’ont pas semblé estre propres à mettre dans un livre, où i’ay voulu que les femmes mesmes pussent entendre quelque chose, et cependant que les plus subtils trouvassent aussi assez de matiere pour occuper leur attention. I’avouë aussi que cette obscurité vient en partie, comme vous avez fort bien remarqué, de ce que i’ay suposé que certaines notions, que l’habitude de penser m’a rendu familieres et evidentes, le devoient estre aussi à un chacun ; comme par exemple, que nos idées AT I, 561 ne pouvant recevoir leurs formes ny leur estre, que de quelques objets exterieurs, ou de nous mesmes, ne peuvent representer aucune realité ou perfection, qui ne soit en ces objets, ou bien en nous, et semblables ; surquoy ie me suis proposé de donner quelque éclaircissement dans une seconde impression.

I’ay bien pensé que ce que i’ay dit avoir mis en mon traitté de la Lumiere, touchant la creation de l’Univers, seroit incroyable ; car il n’y a que dix ans, que ie n’eusse pas moy-mesme voulu croire que l’esprit humain eust pû atteindre iusqu’à de telles connoissances, si quelqu’autre l’eust écrit ; Mais ma conscience, et la force de la verité m’a empesché de craindre d’avancer une chose, que i’ay crû ne pouvoir obmettre sans trahir mon propre party, et de laquelle i’ay desia icy assez de témoins ; Outre que si la partie de ma Physique, qui est achevée, et mise au net il y a desia quelque temps, voit iamais le jour, j’espere que nos neveux n’en pourront douter.

Ie vous ay obligation du soin que vous avez pris d’examiner mon opinion touchant le mouvement du cœur, si vostre Medecin a quelques objections à y faire, ie seray tres aise de les recevoir, et ne manqueray pas d’y répondre ; Il n’y a que huit iours que i’en ay receu sept ou huit sur la mesme matiere d’un Professeur en Medecine de Clerselier I, 516 Louvain, qui est de mes amis, auquel i’ay renvoyé deux feüilles de réponse, et ie souhaiterois que i’en puisse recevoir de mesme façon, touchant toutes les difficultez qui se rencontrent en ce que i’ay tasché d’expliquer ; ie ne manquerois pas d’y répondre soigneusement, et ie m’assure AT I, 562 que ce seroit sans desobliger aucun de ceux qui me les auroient proposées. C’est une chose que plusieurs ensemble pourroient plus commodement faire qu’un seul, et il n’y en a point qui le pussent mieux, que ceux de vostre Compagnie. Ie tiendrois à très-grand honneur et faveur, qu’ils voulussent en prendre la peine, ce seroit sans doute le plus court moyen pour découvrir toutes les erreurs, ou les veritez de mes écrits.

Pour ce qui est de la Lumière, si vous prenez garde à la troisieme page de la Dioptrique, vous verrez que i’ay mis là expressement que ie n’en parleray que par hypothese ; et en effet, à cause que le traitté qui contient tout le cors de ma Physique porte le nom de la Lumiere, et qu’elle est la chose que i’y explique le plus amplement et le plus curieusement de toutes, ie n’ay point voulu mettre ailleurs les mesmes choses que là, mais seulement en representer quelque idée par des comparaisons et des ombrages, autant qu’il m’a semblé necessaire pour le sujet de la Dioptrique.

Ie vous suis obligé de ce que vous témoignez estre bien-aise, que ie ne me sois pas laissé devancer par d’autres en la publication de mes pensées ; mais c’est dequoy ie n’ay iamais eu aucune peur : car outre qu’il m’importe fort peu, si ie suis le premier ou le dernier à écrire les choses que i’écris, pourvû seulement qu’elles soient vrayes, toutes mes opinions sont si iointes ensemble, et dependent si fort les unes des autres, qu’on ne s’en sçauroit approprier aucune sans les sçavoir toutes. Ie vous prie de ne point differer de m’apprendre les difficultez que vous trouvez en ce que i’ay écrit de la refraction, ou d’autre chose ; car d’attendre AT I, 563 que mes sentiments plus particuliers touchant la lumiere Clerselier I, 517 soient publiez, ce seroit peut-estre attendre long-temps. Quant à ce que i’ay suposé au commencement des Meteores, ie ne le sçaurois demonstrer à priori, sinon en donnant toute ma Physique ; mais les experiences que i’en ay deduites necessairement, et qui ne peuvent estre déduites en mesme façon d’aucuns autres principes, me semblent le demonstrer assez à posteriori. I’avois bien prevû que cette façon d’écrire choqueroit d’abord les lecteurs, et ie croy que j’eusse pû aisement y remedier, en ostant seulement le nom de supositions aux premieres choses dont ie parle, et ne les declarant qu’à mesure que ie donnerois quelques raisons pour les prouver ; mais ie vous diray franchement que i’ay choisi cette façon de proposer mes pensées, tant pource que croyant les pouvoir deduire par ordre des premiers principes de ma Metaphysique, i’ay voulu negliger toutes autres sortes de preuves ; que pource que i’ay desiré essayer si la seule exposition de la verité seroit suffisante pour la persuader, sans y mesler aucunes disputes ny refutation des opinions contraires. En quoy ceux de mes amis qui ont lû le plus soigneusement mes traittez de Dioptrique et des Meteores, m’assurent que i’ay reüssi : car bien que d’abord ils n’y trouvassent pas moins de difficulté que les autres, toutesfois apres les avoir lûs et relûs trois ou quatre fois, ils disent n’y trouver plus aucune chose qui leur semble pouvoir estre revoquée en doute ; Comme en effet il n’est pas tousiours necessaire d’avoir des raisons à priori pour persuader une verité ; et Thales, ou qui que ce soit, qui a dit le premier AT I, 564 que la Lune reçoit sa lumiere du Soleil, n’en a donné sans doute aucune autre preuve, sinon qu’en suposant cela, on explique fort aisement toutes les diverses faces de sa lumiere : ce qui a esté suffisant pour faire que depuis cette opinion ait passé par le monde sans contredit. Et la liaison de mes pensées est telle, que i’ose esperer qu’on trouvera mes principes aussi bien prouvez par les consequences que i’en tire, lors qu’on les aura assez remarquées pour se les rendre familieres, Clerselier I, 518 et les considerer toutes ensemble, que l’emprunt que la Lune fait de sa lumiere est prouvé par ses croissances et décroissances. Ie n’ay plus à vous répondre que touchant la publication de ma Physique et Metaphysique, surquoy ie vous puis dire en un mot, que ie la desire autant ou plus que personne ; mais neantmoins avec les conditions sans lesquels ie serois imprudent de la desirer. Et ie vous diray aussi que ie ne crains nullement au fons qu’il s’y trouve rien contre la foy ; car au contraire i’ose me vanter que iamais elle n’a esté si fort appuyée par les raisons humaines, qu’elle peut estre si l’on suit mes principes ; et particulierement la Transubstantiation, que les Calvinistes reprennent, comme impossible à expliquer par la Philosophie ordinaire, est tres-facile par la mienne. Mais ie ne voy aucune aparence que les conditions qui peuvent m’y obliger s’accomplissent, au moins de long-temps ; et me contentant de faire de mon costé tout ce que ie croy estre de mon devoir, ie me remets du reste à la providence qui regit le monde ; car sçachant que c’est elle qui m’a AT I, 565 donné les petits commencemens dont vous avez vû des essais, j’espere qu’elle me fera la grace d’achever, s’il est utile pour sa gloire, et s’il ne l’est pas, ie me veux abstenir de le desirer. Au reste ie vous assure que le plus doux fruit que i’aye recueilly iusqu’à présent, de ce que i’ay fait imprimer, est l’approbation que vous m’obligez de me donner par vostre Lettre ; car elle m’est particulierement chere et agreable, pource qu’elle vient d’une personne de vostre merite, et de vostre robbe, et du lieu mesme où i’ay eu le bon-heur de recevoir toutes les instructions de ma jeunesse, et qui est le sejour de mes Maistres, envers lesquels ie ne manqueray iamais de reconnoissance. Et ie suis, etc.