AT III, 271

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE LI.

MON REVEREND PERE,
Ie n’ay point receu de vos Lettres à ce voyage ; mais pource que ie n’eus pas le temps il y a huit jours de vous répondre à tout, i’adjousteray icy ce que i’avois obmis ; Et premierement ie vous envoye un Argument de ma Metaphysique, qui pourra si vous l’approuvez estre mis au devant des six Meditations ; en suite de ces mots qui les precedent, Easdem quas ego ex ijs conclusiones deducturos ; on adjoustera Sed quia in sex AT III, 272 sequentibus Med. etc. On pourra voir là en abregé tout ce que i’ay prouvé de l’Immortalité de l’Ame, et tout ce que i’y puis adjouster en donnant ma Physique ; Et ie ne sçaurois sans pervertir l’ordre, prouver seulement que l’Ame est distincte du Cors, avant l’Existence de Dieu. Ce que vous dites, Qu’on ne sçait pas si l’Idée d’un Estre tres parfait, n’est point la mesme que celle du Monde Corporel, est aisé à soudre, par cela mesme qui provoque que l’Ame est distincte Clerselier II, 282 du Cors, à sçavoir, parce qu’on conçoit toute autre chose en l’un qu’en l’autre ; Mais il est besoin pour cela de former des Idées distinctes des choses dont on veut iuger, ce que l’ordinaire des hommes ne fait pas, et c’est principalement ce que ie tâche d’enseigner par mes Meditations ; Mais ie ne m’arreste pas davantage sur ces Objections, à cause que vous me promettez de m’envoyer dans peu de temps toutes celles qui se pourront faire ; sur quoy i’ay seulement à vous prier qu’on ne se haste point : Car ceux qui ne prendront pas garde à tout, et se seront contentez de lire la seconde Meditation pour sçavoir ce que i’écris de l’Ame, ou la troisiéme pour sçavoir ce que i’écris de Dieu, m’objecteront aisement des choses que i’ay desia expliquées. Ie vous prie en l’endroit où i’ay mis juxta Leges Logicæ meæ, de mettre au lieu juxta Leges veræ Logicæ, c’est environ le milieu de mes Réponses ad Caterum, où il m’objecte que i’ay emprunté mon Argument de S. Thomas. Et ce qui me fait adjoûter meæ ou veræ au AT III, 273 mot Logicæ, est que i’ay lû des Theologiens, qui suivant la Logique ordinaire, quærunt prius de Deo quid sit, quam quæsiverint an sit. Vous avez raison qu’où i’ay mis, quod Facultas, Ideam Dei in se habendi, esse non posset in nostro Intellectu, si ille etc. au lieu de ille il vaut mieux dire hic, c’est environ la quatriéme ou cinquiéme page de ma Réponse aux Objections, et il est bon aussi de mettre sui causam, au lieu de causam en la ligne suivante, comme vous remarquez. Pour ce que ie mets en suite que nihil potest esse in me, hoc est in mente, cujus non sim conscius, ie l’ay prouvé dans les Meditations, et il suit de ce que l’Ame est distincte du Cors, et que son Essence est de penser. Pour la Periode où vous trouvez de l’obscurité, que ce qui a la puissance de creér ou conserver quelque chose separée de soy-mesme, a aussi à plus forte raison la puissance de se conserver, etc. Ie ne voy gueres de moyen de la rendre plus claire, sans y adjouster beaucoup de paroles, qui n’auroient pas si bonne grace en une chose dont ie n’ay touché qu’un mot en passant. Il est bon où ie parle de Infinito, de mettre comme vous dites, Infinitum, qua Infinitum est, nullo modo à nobis comprehendi ; Clerselier II, 283 Le monde fortasse limitibus caret ratione Extensionis, AT III, 274 sed non ratione Potentiæ, Intelligentiæ, etc. Et sic non omni ex parte limitibus caret. Un peu aprés on peut mettre comme vous dites, qua de re nullum dubium esse potest, aprés le mot aliquid reale, en l’enfermant entre deux parentheses ; Mais il ne me semble pas obscur, de la façon qu’il est, et on trouvera mille endroits dans Ciceron qui le sont plus. Il me semble bien clair qu’Existentia possibilis continetur in omni eo quod clarè intelligimus, quia ex hoc ipso quod clarè intelligimus, sequitur illud a Deo posse creari. Pour le Mystere de la Trinité, ie iuge avec saint Thomas qu’il est purement de la Foy, et ne se peut connoistre par la Lumiere Naturelle ; Mais ie ne nie point qu’il n’y ait des choses en Dieu que nous n’entendons pas, ainsi qu’il y a mesme en un triangle plusieurs Proprietez que iamais aucun Mathematicien ne connoistra, bien que tous ne laissent pas pour cela de sçavoir ce que c’est qu’un Triangle. Il est certain qu’il n’y a rien dans l’Effet quod non contineatur, formaliter vel eminenter, in causa EFFICIENTE et TOTALI, qui sont deux mots que i’ay adjoûtez expressément ; Or le Soleil ny la pluye ne sont point la Cause Totale des Animaux qu’ils engendrent. I’achevois cecy lorsque i’ay receu vostre derniere Lettre, qui me fait souvenir de vous prier de m’écrire, si AT III, 275 vous avez sceu la cause pourquoy vous ne receustes pas ma Metaphysique, au voyage que ie vous l’avois envoyée, ni mesme si-tost que les Lettres que ie vous avois écrites huit jours aprés, et si le paquet n’avoit point esté ouvert, car ie l’avois donnée au mesme Messager. Ie vous remercie du maiorem que vous avez changé en maius, comme il falloit ; Ie ne m’estonne pas qu’il se trouve de telles fautes en mes Ecrits ; car j’y en ay souvent rencontré moy-mesme de telles, qui arrivent lors que i’écris en pensant ailleurs. Mais ie m’étonne que trois ou quatre de mes Amis qui ont lû cela ne m’avoient pas averty du solœcisme. Ie ne seray pas marry de voir ce que M. Morin a écrit de Dieu, à cause que vous dites qu’il procede en Mathematicien, bien qu’inter nos ie n’en puisse beaucoup esperer, à cause que ie n’ay Clerselier II, 284 n’ay point cy-devant ouy parler, qu’il se mélast d’écrire de la sorte, non plus que l’autre imprimé à la Rochelle. M. de Z. est de retour, et si vous luy envoyez cela avec le discours de l’Anglois, ie les pourray recevoir par luy, pourveu toutesfois qu’il soit prié de me les envoyer promptement, AT III, 276 car il a tant d’autres affaires, qu’il les pourroit oublier. Au reste, reservé ce qui touche ma Metaphysique, à quoy ie ne manqueray pas de répondre, si-tost que vous me l’aurez envoyé, ie seray bien aise de n’avoir que le moins de divertissemens qu’il se pourra, au moins pour cette année, que i’ay resolu d’employer à écrire ma Philosophie en tel ordre qu’elle puisse aisément estre enseignée. Et la premiere partie que ie fais maintenant, contient quasi les mesmes choses que les Meditations que vous avez, sinon qu’elle est entierement d’autre stile, et que ce qui est mis en l’un tout au long, est plus abregé en l’autre, et vice versa .

Ie croy n’avoir plus rien à répondre au Pere B. sinonque pour ce qu’il met que d’autres dés leur pourroient encore me refuter devant leurs Disciples, sans m’apprendre leurs Refutations, faute d’avoir lû le lieu de la Methode où ie les en prie, ie tiens cela pour une deffaite ; et ie vous assure que si ie puis apprendre qu’aucun d’eux me fasse iniustice, ie le sçauray faire éclater en bon lieu, et il faudra que ie tâche d’avoir ce qu’il dicte maintenant, touchant la Reflexion à ses Disciples. Pour le billet du Pere Gib. ie n’y répons aussi encore rien ; Car puis qu’il veut m’écrire, et faire voir mes Meditations à leur General, ie dois attendre cela, AT III, 277 et ie seray bien aise qu’ils ne se hastent point. Ie vous souhaitte une heureuse nouvelle année.

Ie ne manqueray pas d’envoyer un transport à M. Soly pour le Privilege, si-tost qu’il en sera besoin, et aussi la copie du Privilege si vous ne l’avez. Ie croy que dans l’Impression il me faudra nommer Cartesius, à cause que le nom François est trop rude en Latin. Ie prie Dieu pour les Ames de M. Dounot et de Beaugrand. Mais pour Monsieur de Beaune ie prie Dieu qu’il le conserve ; car puis que vous n’avez Clerselier II, 285 point de nouvelles de sa mort, ie ne la veux pas croire, ny m’en attrister avant le temps, et ie le regretterois extremement, car ie le tiens pour un des meilleurs Esprits qui soient au monde. Ie suis,
M. R. P.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.