AT III, 205

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE XLIV.

MON REVEREND PERE,
Ie ne sçaurois assez vous exprimer combien vous m’avez obligé, lors que vous dites publiquement au Pere B. dans sa Classe, que s’il avoit quelque chose de bon à m’objecter, il me le devoit envoyer ; ç’a esté le plus insigne trait d’amy que vous pouviez iamais faire, ie m’assure qu’il se fust bien gardé de m’envoyer sa Velitation sans cela ; mais c’est une piece que ie garderay pour m’en servir à bonne bouche : Car enfin s’ils s’abstiennent doresnavant luy et les siens de parler de moy, ie seray bien aise d’oublier le passé, et de ne point publier les fautes qu’il a faites en me reprenant ; Mais si i’apprens qu’il y en ait aucun qui blasme mes opinions, sans m’envoyer les raisons AT III, 206 pour lesquelles il les blasme, ie croiray avoir droit de publier ce qui s’est passé entr’eux et moy ; Et afin d’avoir toutes les pieces en bonne forme, ie vous écris encore icy une Lettre Latine pour servir de réponse à celles que vous m’avez envoyées de leur part. Vous leur ferez voir s’il vous plaist, et mesme s’ils en desirent copie, ie seray bien aise qu’ils l’ayent, aussi bien que des precedentes, afin qu’ils Clerselier II, 256 ayent plus de temps à les voir, et qu’ils prennent mieux mon intention, car ie n’ay point envie de les surprendre ; et s’ils n’y font réponse que de bouche, ie serois bien aise, si cela ne vous importune, que vous voulussiez prendre la peine de mettre en Latin en cinq ou six lignes ce que vous aurez à m’écrire sur ce sujet ; et mesme vous leur pourriez faire voir avant que de me l’envoyer, et y faire mention en passant que vous leur avez fait voir, ou donné copie de ce que ie vous ay envoyé pour eux. Ie vous prie aussi en cas où le Pere B. voulust en son particulier vous donner quelques Objections pour m’envoyer, de ne me les envoyer, qu’apres en avoir averty ses Superieurs, ce que vous avez raison de faire pour l’amour d’eux-mesmes, à cause que ie vous ay cy-devant mandé, que ie prendray doresnavant tout ce qui viendra de quelques-uns dés leur, comme s’il venoit de tout leur Cors. Ce qui me fait prevoir à cecy, est qu’il pourroit arriver que le Pere B. pour n’avoir pas la honte de se dédire et de souffrir que le AT III, 207 démenty luy demeure, seroit bien aise de m’envoyer quelques Objections, tant mauvaises qu’elles puissent estre, pour gagner cependant du temps, et m’en faire perdre ; Mais quand ils verront qu’il y va de l’honneur de toute la Societé, ie croy qu’ils aimeront mieux le faire taire ; car ie sçay bien qu’il n’a rien de bon à dire.

Monsieur de Zuytlichem m’a envoyé quatre Traittez que vous luy avez fait copier ; L’un des Cercles qui se font dans l’eau, où ie voy que l’Autheur a fort bon stile, et qu’il tasche de philosopher à la bonne mode mais les fondements luy manquent, et il employe beaucoup de paroles, pour une chose dont la verité se pourroit expliquer en peu de mots. Le second est la Lettre du Geostaticien contre M. des-Argues, auquel ie ne voy pas qu’il fasse grand mal. Le 3. est de M. F. pour les Tangentes, où le premier point n’est rien de nouveau, et pour le second, qu’il dit que i’ai iugé difficile, il n’est aucunement resolu ; Et bien qu’en l’exemple qu’il donne de la Roulette, le fait vienne bien, ce n’est pas toutesfois par la force de sa regle ; Mais plutost il paroist qu’il a accommodé Clerselier II, 257 sa regle à cét exemple. Le 4. est pour le mouvement iournalier de la Terre, où ie ne voy gueres rien qui ne soit ailleurs. Pour les Caracteres des Passions, il ne me les a point envoyez, non plus que l’Institution du Dauphin.

AT III, 208 Vous demandez d’où ie sçay que la Bale venant de D vers B retourne vers E, plutost que de s’opiniastrer à demeurer vers B ; ce que i’apprens par la connoissance des loix de la Nature, dont l’une est, que, quicquid est, manet in eodem statu in quo est, nisi à causâ externâ mutetur, ainsi, quod est quadratum manet quadratum, etc. Et, quod est semel in motu semper movetur, donec aliquid impediat Et la seconde est, qu’unum corpus non potest alterius motum tollere, nisi illum in se sumat ; D’où vient que si la superficie ABC est fort dure et immobile, elle ne peut empescher que la Bale qui va de D vers B ne continuë vers E ; mais si cette superficie est molle, elle ne peut l’arrester ; et c’est pour cela que i’ay supposé en ma Dioptrique, que la superficie et la Bale sont parfaitement dures, et que la Bale n’a ny pesanteur ny grosseur, etc. pour rendre ma Demonstration Mathematique. Car ie sçay bien que la reflexion d’une bale commune ne se fait iamais exactement à Angles égaux, ny peut-estre celle d’aucun rayon de lumiere ; Mais toutesfois pour les rayons, d’autant qu’ils peuvent venir du Ciel iusques à nous sans perdre leur force, ce qu’ils en peuvent perdre en donnant AT III, 209 contre un Cors poly, n’est aucunement considerable.

Les experiences de frapper des Boules également fort, avec un grand et petit Mail, ou tirer des Fleches avec un grand ou un petit Arc, sont presque impossibles à faire ; mais la raison est tres-evidente et tres-certaine. Car soit que l’Arc ou le Mail soient grands ou petits, s’ils touchent de mesme force et vitesse, ils auront le mesme effet ; Mais ce qui trompe est, qu’il faut sans comparaison moins de force à la main pour frapper avec un grand Mail aussi fort qu’avec Clerselier II, 258 un petit, ou pour bander un grand Arc, en sorte qu’il ait autant de force qu’un petit ; Et pour les longues Arquebuses, elles ne portent plus loin que les courtes, qu’entant que la Bale demeurant plus long-temps dans le Canon, est plus long-temps poussée par la poudre, et par consequent aussi plus viste. De dire qu’un Boulet tiré d’un Canon ait plus de force aprés ses derniers bons, que s’il estoit poussé de la main, en sorte qu’il se must de mesme vitesse, ie croy que ce n’est qu’une imagination, et i’en ay veu l’experience en une Cuirace faussée par le bon d’un Boulet, sans que celuy qui le portoit fust tué ; car sans doute que si le Boulet eust esté ietté par une moindre force, mais qui eust été capable de luy faire faire un bon de quatre ou cinq pieds de haut, comme il avoit fait en venant contre la Cuirace, il n’avoit pas moins fait AT III, 210 que la fausser. Il est vray que la blessure d’un Boulet tiré d’un Canon, est plus dangereuse que s’il n’estoit que poussé de la main ; mais c’est pour une autre raison, à sçavoir qu’il est plus échaufé, et souvent tournoye autour de son Centre, et qu’il retient encore autour de soy le vent de la poudre, qui peut aisément causer une gangrene.

La difficulté des parties des Metaux qui flottent dans l’Eau Forte, se peut resoudre par ce que i’ay dit en mes Meteores de celles du Sel, qui flottent dans l’eau, à sçavoir que leurs parties se meslent et s’engagent en telle façon dans celles de l’Eau Forte, que celles-cy en sont aidées en leur mouvement, et non empeschées ; mais ce n’est pas le mesme de la poussiere. Et il n’y a point de doute que la Matiere subtile ne soit dans l’Eau et dans tous les Cors Terrestres en grande abondance.

Quand i’ay dit qu’une Boule qui en rencontre une autre qui luy est double en grosseur, luy doit donner les deux tiers de son mouvement, cela s’entend afin qu’elle se ioigne à elle, et qu’elles se meuvent ensemble apres cela, et qu’elles soient parfaitement dures, et sur un plan AT III, 211 parfaitement poli, etc. D’où il est facile à calculer, suivant la loy de la Nature que i’ay tantost touchée, à sçavoir que si un Cors en meut Clerselier II, 259 un autre, il doit perdre autant de son mouvement qu’il luy en donne : car si A et B se meuvent ensemble, chaque moitié de B a autant de mouvement qu’A, et ainsi B a deux tiers, et A un tiers de tout le mouvement qui estoit auparavant en A seul.

Pour le flux et reflux, il n’y a aucune apparence que les Estangs ou Lacs en puissent avoir, par la raison que i’en donne, si ce n’est qu’ils communiquent avec l’Ocean par plusieurs conduits soûterrains, ainsi que font quelques-uns, et mesme aussi quelques Puits, qui ont flux et reflux. Car il n’y a que cette grande masse d’eau qui environne la Terre, qui puisse sentir en mesme temps en toutes ses parties, de deux costez, plus grande liberté que devant pour se hausser, et de deux autres un peu de contrainte pour se baisser.

Ie passe à la Lettre du Medecin de Sens, où ie trouve qu’en tout le raisonnement qu’il fait du Sel, il prouve seulement que les Cors Terrestres se font les uns des autres, mais non point que l’Air ou la Terre se fassent du Sel, plutost que le Sel de l’Air ou de la Terre ; et ainsi il devoit seulement conclure, que tant le Sel que tous les autres Cors, ne sont faits que d’une mesme Matiere ; AT III, 212 ce qui est tres-vray, et s’accorde tant à la Philosophie de l’Echole, qu’avec la mienne, sinon qu’en l’Ecole on n’explique pas bien cette Matiere, en ce qu’on la fait puram potentiam, et qu’on lui adjouste des formes substantielles, et des qualitez réelles, qui ne sont que des chimeres.

Pour la force de la percussion, il est certain qu’elle peut estre égalée par la pesanteur ; et ce qu’il dit que le poids F, dessus D, est en son repos, etc. n’est nullement recevable, car il est certain qu’un Cors ainsi appuyé sur un autre, ne pese pas moins pour estre appuyé sur luy ; et l’exemple que vous donnez de la presse, dont on marque les pistoles, est fort à propos : car on peut aisement calculer par son moyen, de combien de livres pesant devroit Clerselier II, 260 estre le poids qui estant appuyé sur une pistole sans percussion, seroit suffisant pour la marquer, et ainsi égaler la force du coup de Marteau qui la peut aussi marquer.

Ie viens à l’autre Lettre d’un de vos Religieux de Blaye ; Et pour ce que ie ne sçay point quels sont les deux poincts dont vous vouliez avoir mon sentiment, ie diray icy un mot de chacun de ceux qu’il traitte. 1. Ie croy bien qu’on peut expliquer un mesme effet particulier en diverses façons qui soient possibles, mais ie croy qu’on ne peut expliquer la possibilité des choses en general, que d’une seule façon, qui est la vraye. AT III, 213 2. Il a raison de dire qu’on a eu grand tort d’admettre pour principe, que nul Cors ne se meut de soy-mesme : Car il est certain que de cela seul qu’un Cors a commencé de se mouvoir, il a en soy la force de continuer à se mouvoir, ainsi que de cela seul qu’il est arresté en son lieu, il a la force de continuer à y demeurer ; Mais pour le principe de mouvement, qu’il imagine different en chaque Cors, il est du tout imaginaire. 3. Ie n’approuve point non plus ces indivisibles, ny les naturelles inclinations qu’il leur donne ; Car ie ne puis concevoir de telles inclinations sans entendement, et ie n’en attribuë pas mesme aux Animaux sans raison ; Mais i’explique tout ce que nous appellons en eux appetits ou inclinations, par les seules regles des Mechaniques. Ie n’approuve point non plus tous ces Elemens qui sont autant de choses non intelligibles, qu’il en veut faire entendre d’autres par son moyen. 4. Deux indivisibles ne pourroient faire à tout rompre, qu’une chose divisible en deux ; Mais de dire qu’ils puissent faire un Cors, il faut sçavoir ce qu’on entend par le nom de Cors, à sçavoir une chose longue, large, et estenduë ; ce qui ne peut estre composé d’indivisibles, à cause qu’un indivisible ne peut avoir aucune longueur, largeur, et profondeur, AT III, 214 ou bien s’il en avoit, nous pourrions derechef le diviser par nostre imagination, ce qui suffit pour montrer qu’il n’est pas indivisible ; car si nous la pouvons ainsi diviser, un Ange, ou Dieu mesme, le peut diviser réellement. Pour ce qu’il ne veut pas Clerselier II, 261 qu’on n’admette point d’autres principes que la figure et le mouvement, à cause qu’il craint qu’on ne puisse expliquer par leur moyen toutes les diverses qualitez qui sont dans le vin, vous pourrez luy oster cette crainte en l’assurant qu’on les a desia toutes expliquées, et avec cela toutes les autres qui se peuvent presenter à nos sens. Pour le miracle qu’il raporte icy, il auroit besoin d’estre vû pour estre crû. 5. Ie n’entens pas le sujet de cét article, faute d’avoir vû vostre Lettre à laquelle il répond ; Mais il est certain que la plus grande vitesse de la corde n’est pas, ny au commencement, ny à la fin, mais environ le milieu de chaque tour ou retour. 6. Ie ne dis rien à tout cét article qui regarde la Lumiere, à cause qu’il n’y a rien que ie ne croye que vous puissiez aisément soudre, et ce n’est pas merveille, que ceux qui n’ont oüy que quelques mots de AT III, 215 mes pensées touchant cela, les interpretent mal, et y trouvent plusieurs choses incomprehensibles. 7. Pour ce qu’il dit icy que ce qui luy fait admettre tous ces Elemens, est, qu’il ne voit pas qu’on puisse expliquer les Phainomenes de la Nature avec moins de suppositions, ie m’assure que si on les luy explique tous par les seules figures et mouvemens, on pourra aisément les convertir : Car aussi bien ne peut-il pas entendre tous ces Elemens qu’il suppose, et ainsi il ne fait que tascher d’expliquer obscurum per obscurius. 8. Ie ne voy pas pourquoy il confond la doctrine des Athées, avec celle de ceux qui expliquent la Nature par les figures, et par les mouvemens, comme s’il y avoit quelque affinité entre l’un et l’autre. Mais quand il dit que l’Idée d’un Estre simple, que nous concevons contenir tout Estre, ne pourroit estre conceuë, si elle n’avoit un Exemplaire veritable, et que nous ne pouvons concevoir ( suplè distinctement) que les choses possibles et vrayes, il semble avoir lû mes écrits, car ils contiennent cela mesme ; mais il met en suitte beaucoup de choses que ie ne puis approuver, comme, que cét Estre ait des Dimensions, et qu’on puisse concevoir des Dimensions sans composition de Parties, ou au moins sans que ce qui a des Dimensions soit divisible, etc. Clerselier II, 262 Clerselier II, 262 (béquet) Il a raison aussi que tout ce que nous ne concevons pas distinctement n’est pas faux pour cela, et il l’applique AT III, 216 bien au Mistere de la Trinité, qui est de la Foy, et qui ne peut estre connu par la seule raison naturelle. Ie ne trouve rien aux autres articles à remarquer. Ie suis,
M. R. P.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.