A MONSIEUR ***.
LETTRE XXIII. Version
MONSIEUR,
Ie ne nie pas que ce que disent d’ordinaire les Mechaniciens ne soit Materiellement vray, à sçavoir que dans un Levier le plus long bras se meut d’autant plus viste que l’autre, qu’il a besoin d’une moindre force pour estre mû ; Mais ie nie que la Vitesse ou la Tardiveté en soit la cause : Et mesme i’adjouste que la vitesse qui se rencontre là par Accident, diminuë quelque chose de la verité de ce calcul. Car par exemple dans le Levier ABC, supposant que son bras AB, soit cent fois aussi grand que BC, et supposant aussi qu’il y a au bout un poids de cent livres à sçavoir en C, si ces bras estoient sans vitesse, ce poids de cent livres qui est en Clerselier II, 155 C, leveroit en A, la Pesanteur d’une livre ; Mais pource qu’il y a de la Vistesse, le poids qui est en A, devra estre un peu plus leger.
Pour la distance qu’il y a des Planettes au Soleil, rien ne me semble moins vray-semblable que ce que vous en dites ; Mais tout de mesme que divers Cors, qui dans un Vaze plein d’eau, tourneroient en rond avec elle, et qui seroient de telle matiere, qu’ils recevroient en soy l’Impulsion de ce tournoyement un peu plus que l’eau qui demeureroit au Centre, mais un peu moins que celle qui seroit vers la Circonference, ceux de ces Cors qui auroient le plus d’Impulsion s’éloigneroient davantage du Centre, et ceux qui en auroient moins s’en éloigneroient moins ; I’estime aussi qu’il faut penser la mesme chose des Planettes, qui nagent pour ainsi dire dans la Matiere Celeste.
Ce que vous racontez des Grenoüilles n’est pas fort extraordinaire. Car le mouvement se fait par le moyen des Esprits ; Et il peut quelquefois s’en rencontrer une si grande quantité dans les Cavitez du Cerveau, qu’elle peut suffire pour faire que ce mouvement dure quelque temps aprés que le Cœur est coupé ; Et mesme le sang contenu dans les Arteres y en peut envoyer de nouveaux. Mais si on coupe la Teste, encore bien que le Cœur continuë de palpiter, les Esprits ne peuvent plus alors passer ny du Cœur, ny des Arteres dans les Muscles, et par consequent tous les Mouvements doivent cesser, excepté ceux qui se font par le moyen des Esprits qui se trouvent renfermez dans les Muscles ; Comme il se voit dans la queuë d’un Lezard, lors qu’elle est coupée. Neantmoins il me semble qu’on peut dire avec raison que le Cœur est le premier vivant, et le dernier mourant : Car la vie ne consiste pas dans le mouvement des Muscles, mais dans la chaleur qui est dans le Cœur.
Vous m’envoyez dans une seconde Lettre les Meditations du Sieur B. touchant les Tremblemens des Cordes, lesquelles ie confesse comme vous ne m’estre point du tout intelligibles ; Mais il est aisé à iuger que l’obscurité de ses Clerselier II, 156 paroles ne cache rien que nous devions avoir regret de ne pas entendre. Car I. il bastit sur un faux fondement de supposer que la Douziéme fait plus trembler que l’Octave : Ce que ie puis bien luy avoir dit, comme l’ayant observé sur le Luth ; Mais cela venoit de la grosseur de la Corde qui fait la douziéme, laquelle ébranle plus l’air, que d’autres plus petites, sur lesquelles i’examinois l’Octave ; Et il est certain que cæteris paribus, en considerant seulement le mouvement des Cordes, ainsi qu’il fait, l’Octave fera plus trembler que la Douziesme ; Il divise outre cela ces Tremblemens en trois, ce qui est purement imaginaire ; Et enfin il suppose qu’entre deux Tremblemens il y a du repos, ce qui est certainement faux.
Ie ne suppose point la Matiere subtile, dont ie vous ay parlé plusieurs fois, d’autre Matiere que les Cors Terrestres ; Mais comme l’Air est plus liquide que l’Eau, ainsi ie la suppose encore beaucoup plus liquide, ou fluide et penetrante que l’Air.
Pour la reflexion de l’Arc, elle vient de ce que la Figure de ses Pores estant corrompuë, la Matiere subtile qui passe au travers tend à les restablir, sans qu’il importe de quel costé elle y entre.
Ie m’estonne de ce que vous dites avoir experimenté que les Cors qu’on iette en l’air n’employent ne plus ne moins de temps à monter qu’à descendre ; Et vous m’excuserez bien si ie vous dis que ie iuge qu’il a esté tres-mal aisé d’en faire exactement l’Experience. Les Cors qui montent estant poussez avec violence vont incomparablement plus viste au commencement qu’à la fin, au lieu qu’ils ne descendent pas si notablement plus viste à la fin qu’au commencement, principalement ceux qui sont de Matiere fort legere. Car cette proportion d’Augmentation selon les Nombres impairs I. 3. 5. 7. etc. qui est dans Galilée, et que ie croy vous avoir aussi écrite autresfois, ne peut estre vraye, comme ie pense vous avoir aussi mandé alors, qu’en supposant deux ou trois choses qui sont tres-fausses : Dont l’une est que le Mouvement Clerselier II, 157 croisse par Degrez depuis le plus lent, ainsi que le iuge Galilée ; Et l’autre que la resistance de l’Air n’empesche point ; Et cette derniere cause peut faire que les Cors qui descendent, estant parvenus à certain Degré de vitesse, ne l’augmentent plus ; et ceux qui sont de Matiere fort legere parviennent bien plutost à ce Degré de vitesse que les autres.
Pour l’Echo, s’il ne retarde le son que de la moitié, cela est iuste, car il luy faut autant de temps pour aller iusques au lieu où se fait la Reflexion, que pour retourner ; mais s’il le retarde davantage, ie m’en estonne, et en ignore la cause.
Pour le mouvement qui cause le Son, il peut estre comparé à celuy des Cercles qui se font dans l’eau d’une Riviere quand on y iette une pierre, comme luy compare Aristote : Et celuy des Vens au cours de cette mesme Riviere, en laquelle vous pourrez voir à l’œil ce qui arrive.
I’admire grandement, comme ie viens de dire, ce que vous me mandez touchant le retardement du Son par l’Echo ; Et n’en sçaurois imaginer aucune cause, si ce n’est que le Son reflechy ne soit pas le mesme que le Direct, mais un nouveau qui se forme au lieu d’où vient l’Echo, par l’agitation de l’Air que le Direct y cause, et ainsi qu’il faut du temps pour le former.
Pour vostre Experience de faire enfler une Vessie la remplissant des Vapeurs qui sortent de quelque Liqueur, c’est une chose qui se peut fort aysément executer, en la tenant toute entiere en lieu chaud, afin que les Vapeurs y estant entrées ne se changent point en Liqueur, ainsi que vous dites qu’il vous est arrivé ; Mais ie ne croy point que cela puisse de rien servir pour connoistre la diversité du poids de l’Air comparé à cette Liqueur : Car la chaleur oste aux Vapeurs la pesanteur qu’avoit l’Eau d’où elles viennent.
Pour la descente des Fléches qui est aussi prompte que leur montée, bien que leur violence ne soit pas égale ; Ie ne doute point que la raison n’en soit, qu’en montant elles vont au commencement beaucoup plus viste qu’elles ne font à la fin de leur descente ; Et au contraire beaucoup plus lentement Clerselier II, 158 à la fin lors qu’elles montent, qu’elles ne font au commencement lors qu’elles descendent.
Pour la Matiere subtile, il est vray que ie ne la prouve pas à Priori ; Car n’ayant pas voulu traitter toute la Philosophie dans un tel Livre, il m’a fallu commencer par quelque bout : Et c’est pour cela que i’ay écrit que ie la supposois : Mais ie pretens qu’il y a plus de cinq cens raisons dans la Dioptrique et dans les Meteores qui la prouvent à Posteriori, c’est à dire, cinq cens Choses que i’explique par elle, et qui ne pourroient estre sans elle : En sorte que i’espere que lors que vous les aurez tous lûs, vous en iugerez comme moy.
C’est une marque qu’on sçait parfaitement une Chose, quand on en peut rendre l’explication fort courte, et fort generale, et fort distincte : Comme au contraire quand on y adjouste plusieurs choses superfluës, et particulieres, et embarassées, cela témoigne de l’Ignorance.
Les Choses que i’écris sont souvent telles que ceux qui les lisent se persuadent, que ie ne les ay rencontrées que par hazard, et qu’ils les eussent pû trouver en mesme façon : Ou mesme i’en ay vû quelquesfois, en certaines choses, qui se vantoient de les avoir trouvées en mesme sorte, à cause qu’ils estoient tombez en quelques pensées qui s’y rapportoient, nonobstant qu’ils ne les eussent iamais bien digerées, ny qu’ils eussent iamais pensé le sçavoir avant que ie les en eusse advertis : En quoy ils me sembloient faire le mesme que si un Enfant qui n’a iamais rien appris qu’à connoistre les lettres de l’Alphabet, se vantoit de sçavoir tout ce qui est dans tous les Livres, à cause qu’ils ne contiennent rien que ces Lettres.
Ie connoistray par le iugement que les Particuliers feront de mes Ecrits l’estime que l’on en doit faire : Et si ce iugement est à leur advantage, ie connoistray par les suites qu’il produira dans les desseins des Grands, s’ils s’interressent pour le bien public : et à vous parler franchement, ie ne sçay pas bien encore, lequel m’est plus expedient, d’estre recherché, ou negligé. Clerselier II, 159
Les Grands font faire Epreuve aux Ingenieurs, quand ils leur proposent quelque secret ; Mais la meilleure Preuve qu’on puisse attendre d’un homme qui ose chercher ce que personne n’a iamais trouvé, c’est qu’il monstre qu’il en a déjà inventé plusieurs. Et cette Preuve est d’autant plus certaine qu’il n’y a rien au monde qui puisse estre moins falsifié qu’une Demonstration, à cause que c’est immediatement la raison qui en iuge ; au lieu que les Epreuves des Charlatans trompent souvent : Et s’il est permis de le dire, les Miracles mesme sont falsifiez par le Diable.
Ie n’oserois pas encore assurer, que les choses que i’avance soient les vrais Principes de la Nature ; mais au moins ie vous diray que m’en servant comme de Principes, i’ay coûtume de me satisfaire en toutes les autres choses qui en dépendent ; Et ie voy que i’avance tousiours quelque peu dans la découverte de la Verité, sans iamais reculer, ny m’arrester.
Ie ne suis pas marry que l’occasion que vous sçavez m’ait fait employer beaucoup de personnes ; c’est à faire à ceux qui sont d’humeur ingrate de ne vouloir estre obligez à personne. Pour moy qui pense que le plus grand plaisir qui soit au monde est d’obliger un amy, ie serois quasi assez insolent pour dire à mes Amis qu’ils me doivent du retour, lors que ie leur ay donné occasion d’en iouïr, en me laissant obliger par eux.
Pour ce qui est de la Philosophie, ie ne sçache point qu’elle m’ait encore fait d’Adversaires en aucun lieu ; Il est vray que i’en puis avoir qui ne se sont pas encore declarez, mais ie n’ay pas peur qu’ils me donnent beaucoup de peine : car ie suis fort resolu à mépriser les Impertinens, et à donner franchement cause gagnée à ceux que ie croiray avoir raison. Au reste ie ne m’estonne pas qu’on fasse d’abord difficulté de recevoir des Opinions si nouvelles, ie m’estonne plutost de ce qu’on n’en fait point davantage, et ie suis assez satisfait de ce costé-là : Mais ce que le P. de H. vous a dit de ses Freres monstre qu’il est de mes Amis ; Et ie ne m’estonne pas que ces Messieurs trouvent d’abord mes Opinions fort estranges, Clerselier II, 160 à cause qu’elles sont fort differentes de celles dont ils sont desia imbus. Le Livre de N. n’est rien qui vaille, et ne merite pas que vous le lisiez, il a voulu ambitieusement contredirre à toutes mes Opinions, en ce qui regarde la Metaphysique, et a suivy aveuglement toutes celles de Physique, sans bien entendre ny les unes ny les autres.
En voila assez pour ce coup, mon Esprit est las de se promener, et il ne me reste quasi plus d’haleine que pour vous assurer que ie suis.