AT II, 601 MONSIEUR,
I’employay dernierement un quart d’heure, estant dans le bateau de Harlem, à lire le papier que vous m’aviez donné en partant de chez vous, et pour ce que vous ne l’aviez pas ce me semble encore lû, et que ie promis de vous en écrire mon sentiment, ce sera le sujet de cette Lettre.
Premierement, la question du Johanne Baptista Art. est tres-mal proposée ; Car outre la premiere condition, à sçavoir, que le Canon ait autant de force contre le flanc E D, que contre la face DC est ambiguë, ou plustost n’a point de sens intelligible, AT II, 602 si ce n’est au regard de celuy qui l’a proposée, ce qui monstre clairement que c’est le sieur N. car il dit que cette force égale signifie que l’angle EDC doit estre divisé en deux également par la ligne DA, ce qui ne peut toutesfois estre vray, si on ne suppose la ligne ED égale à DC, ce qu’il ne fait pas. Et il est évident que DC estant plus longue que DE, et l’angle CDA estant égal à EDA, le Canon a moins de force contre le point C, que contre aucun de ceux de la ligne ED, à cause que l’angle DCA est plus aigu que l’angle DEA ; et au contraire qu’il a plus de force contre toute la ligne DC, que contre ED, à cause que l’angle DAC est plus grand que DAE ; de façon que la proportio æqualis qui est demandée ne s’y trouve point.
De plus, cette ligne DA qui divise l’angle EDC en deux parties égales, ou en telle autre façon qu’on voudra, estant trouvée, et le cercle CDGI qui passe par le point A estant aussi décrit, ce point A est entierement determiné. Clerselier III, 418 En sorte que ce qui est adjoûté par apres, à sçavoir, que la ligne MN est de trente-quatre verges sept pieds sept pouces, et que CA n’est pas plus grande que soixante verges, ne peut servir pour le trouver ; mais seulement pour connoistre la grandeur des lignes, et des angles de l’ouvrage à corne, comme CD, CDE, etc. Et c’est chose entierement impertinente, pour faire connoistre la grandeur de ces lignes et de ces angles, de dire que CA ne doit pas exceder soixante verges ; car cela n’empesche pas AT II, 603 qu’elle ne puisse estre d’une infinité de diverses grandeurs au dessous de celle-là. Et le sieur N. ayant derechef donné à cecy une interpretation à sa mode, et qui ne peut aucunement estre tirée des termes de la question, à sçavoir, que ces soixante verges doivent estre prises pour le diametre du cercle qui passe par les points C, D, G, I, A, non seulement il fait voir que c’est luy-mesme qui l’avoit proposée, mais aussi qu’il ne sçait pour tout ce que c’est que de proposer ny de resoudre des questions. Car en cas que ce n’eust pas esté luy qui eust proposé celle-cy, il devoit pour la resoudre premierement remarquer l’ambiguité de la premiere condition, et ayant denombré tous les sens qu’on luy peut donner, l’expliquer selon chacun d’eux ; Apres cela il devoit monstrer l’impertinence de la troisiéme, à sçavoir, que la ligne AC ne doit pas estre de plus de soixante verges, et dire qu’elle ne sert de rien à la question, qui est seulement de trouver le point A, et non de mesurer l’ouvrage à corne, car ce point A se trouve sans elle : Mais au lieu de cela il s’en sert pour determiner la grandeur de la ligne EF, ou DC, laquelle n’estoit pas demandée, et s’en sert d’une façon fort ridicule, en supposant que le diametre du cercle CDGIA est de soixante verges ; Comme si le Capitaine qui veut dresser une batterie au point A, pouvoit supposer ce diametre ; et en suitte faire la grandeur des lignes EF, et DC à sa volonté. Car en supposant ce diametre de cinquante-neuf verges, ou bien de quelque peu plus de soixante, il satisferoit tout aussi bien aux termes de la question, AT II, 604 qu’en la supposant Clerselier III, 419 iustement de soixante ; mais ces lignes EF et DC se trouveroient autres. C’est pourquoy pour bien faire, il devoit supposer non le diametre du cercle CV, mais l’inscrite CA de soixante verges, et par là chercher CD, et dire en suitte que CD ne pouvoit estre plus grande que la quantité qu’il eust trouvée par ce moyen, mais qu’elle pouvoit bien estre moindre. Or toute sa solution pretenduë ne contient autre chose que cela, excepté qu’il promet de monstrer en son nouveau Livre, tant par les sections d’un cube, que par les sections d’un cone, que la face IG est , ce qui est derechef tres-impertinent ; Car si elle s’explique par ces nombres, il n’est nullement besoin de sections coniques, ny de cubes pour la trouver, et mesme ce seroit une faute que de les y employer, dautant que le Probleme est plan. Et le bon homme fait assez voir par là, qu’il ne sçait pas seulement la difference qui est entre les Problemes plans, et les solides ; Mais qu’ayant oüy dire que d’autres resolvoient les équations cubiques par les sections des cones, il a mis cela pour faire croire qu’il en sçavoit la façon ; En quoy il s’est tellement mépris, que cela mesme fait voir qu’il l’ignore.
L’autre question supposant les mesmes choses que la premiere contient aussi les mesmes erreurs, et ie ne voy rien du tout, ny en la proposition, ny en la solution de l’une ou de l’autre, qui témoigne tant soit peu d’esprit, ou de sçavoir ; mais elles sont entierement ineptes et pueriles.
Pour ce qui est du sieur Wassenaert, il n’y a rien à AT II, 605 redire en son Escrit, sinon qu’il a esté trop courtois envers le sieur Iean Baptiste, et le sieur St. en ce que sans s’arrester à reprendre leurs fautes, il a receu pour bon tout ce qu’ils avoient dit, et s’est contenté d’adjoûter ce que le dernier avoit obmis ; dequoy il s’est tres-bien acquitté ; et ce en suivant de mot à mot les regles de ma Geometrie, pages 380. 381. 382. etc. comme il a voulu faire paroistre, en se servant mesme de mes Notes. De façon que s’il a failly, c’est à moy à en répondre, et ie n’y auray pas beaucoup de Clerselier III, 420 peine ; Car tout ce dont on l’accuse, est seulement qu’il n’a pas donné la façon de trouver le nombre 57 en la premiere solution, et tout de mesme en l’autre, les nombres 2, 3, etc. Touchant quoy il faut premierement remarquer le bon iugement du sieur St. qui n’ayant rien du tout à dire contre le sieur Wassenaer, sinon qu’il avoit obmis quelque chose en sa solution, appelle cela (c’estoit du Flamand) sans considerer que si l’autre doit recevoir tant d’injures pour avoir obmis quelque chose, luy merite pour le moins le foüet, pour en avoir obmis beaucoup davantage en sa pretenduë solution, qui ne contient rien du tout que le fait qui suit de ses fausses suppositions ; et toutefois il la nomme Wisconstighe, etc. De plus, s’il reprend si rigoureusement une simple omission, que luy doit-on faire pour des choses si lourdes et si grossieres, comme celles que i’ay remarquées cy dessus ? Ie dis, pour des fautes qui sont tres-apertement fautes, au lieu que ce qu’il reprend ne peut estre appellé une AT II, 606 omission, qu’au regard de ceux qui sont extremement ignorans. Tout de mesme que lors qu’on suppose des Theoremes d’Euclide, sans les demonstrer en quelque proposition de Geometrie, ce sont veritablement des omissions, au regard de ceux qui les ignorent, mais elles ne sont nullement reprehensibles pour cela, et celle cy ne l’est pas davantage. Car tout ce que le sieur Wassenaer avoit à faire, puis qu’il entreprenoit seulement d’adjoûter ce que le sieur St. avoit obmis, et non point d’examiner ce qu’il avoit mis, c’estoit de donner l’équation , et de connoistre qu’encore que cette équation fust cubique, le Probleme ne laissoit pas d’estre plan, à cause qu’elle se pouvoit diviser par x+57, et en suitte d’en donner les vraies racines , et , ce qu’il a fort bien fait. Et le principal de cette solution consiste en ce que lors que l’équation estant cubique, le Probleme est plan, l’une des racines vraye, ou fausse, doit necessairement estre un nombre rationel, ou absolu (à sçavoir, la fausse en tel cas que Clerselier III, 421 celuy-cy) ce qui est un Theoreme que ie ne m’estonne pas que le sieur St. ait ignoré ; car ie ne sçache point qu’il ait esté remarqué par personne, avant la publication de ma Geometrie ; Mais ie m’estonne de ce qu’il dit, que c’est en l’invention de ce nombre absolu que consiste la difficulté ; Car encore que le reste de son discours fasse assez voir qu’il ne manque point de hardiesse, ie ne croy pas neantmoins qu’il en eust assez eu pour dire cela, s’il avoit sceu qu’il y a une pratique vulgaire pour trouver les racines de toutes sortes d’équations, AT II, 607 lors qu’elles sont des nombres rationaux, qui a esté receuë depuis trente ans par tous ceux qui se sont meslez de l’Algebre ; En sorte que Wassenaer a eu autant de raison de la supposer, sans la mettre dans sa solution, qu’on en a d’obmettre les demonstrations des Theoremes d’Euclide. Mais ie iuge à peu prés ce que le sieur St. a voulu dire, à sçavoir, que cette pratique vulgaire procede à tâtons, à cause qu’elle fait examiner les parties aliquotes du nombre absolu, pour essayer si la division de toute l’équation se peut faire par quelqu’une d’elles ; et il voudroit qu’on luy donnast quelque regle, par laquelle on parvinst directement à l’invention de cette racine. A quoy on peut répondre que ce n’est point proceder à tâtons, que de considerer les parties aliquotes d’un nombre, lors que c’est d’elles que depend la question, ainsi qu’il arrive en ce cas ; car les racines des équations cubiques, ou plus hautes, ne sont point des nombres rationaux de leur nature, mais seulement quelquefois par accident, lors qu’il arrive que les termes de cette équation sont des nombres qui ont certaines parties aliquotes ; Et qu’il arrive souvent aux operations d’Arithmetique, qu’il faut ainsi essayer plusieurs nombres, comme en la division, en l’extraction des racines quarrées, en l’invention des nombres parfaits, qui est mesme une regle d’Euclide ; Et enfin bien qu’on pust donner d’autres regles pour trouver ces racines rationelles, ausquelles on ne pourroit rien objecter de semblable, toutesfois à cause qu’elles ne sont point necessaires, et mesme qu’elles sont souvent AT II, 608 plus Clerselier III, 422 difficiles à pratiquer que la commune, on les neglige. Pour son instance, à sçavoir, que le sieur Wassenaer luy donne donc tout de mesme un nombre absolu pour la racine de , (ou bien en l’autre équation y ayant mis 118801, au lieu de 118800) elle est hors de propos ; car on peut bien par la mesme façon qu’on a trouvéetrouvé la racine 57, trouver qu’il n’y en a point de rationelle en ces équations, mais non pas faire qu’il y en ait, et sa nouvelle regle sera fort merveilleuse, si elle peut trouver ce qui n’est point dans la Nature. Mais il est aisé à voir que ce ieune homme tasche à acquerir de la reputation à fausses enseignes, et sans avoir aucune science pour la meriter ; Car desirant se faire valoir, comme son Escrit témoigne assez qu’il le desire, et Wassenaer luy en ayant offert quelque occasion, en proposant une petite question qu’il a mise à la fin de sa solution, et qui se peut aisément resoudre par ce qui est desia dans les Livres, sans sa nouvelle regle, il s’excuse d’y répondre, en disant qu’elle a esté proposée au sieur Iean Baptiste, et non pas à luy, c’est à dire, à son masque, et non pas à sa personne ; Ce qui me fait souvenir du Capitan de la Comedie, qui apres avoir menacé quelqu’un de le tuer de son regard, comme un basilic, ou de le pousser du pied iusqu’aux enfers, en reçoit patiemment des coups de baston sans se défendre, disant qu’il ne fait que chasser la AT II, 609 poussiere de ses habits, et qu’il ne touche point à sa peau. Au reste, si le sieur Wassenaer veut meriter les cent richedales que l’autre luy offre, en cas qu’il luy monstre en general cette regle pour trouver le nombre absolu par lequel on doit diviser l’équation cubique proposée, pour ce qu’il ne se contenteroit peut-estre pas de la vulgaire, et qu’il diroit qu’elle procede à tâtons, il luy peut enseigner celle-cy.
Lors qu’on a un cube, – certain nombre de racines, + un nombre absolu, égal à rien, ainsi qu’au cas proposé, il faut prendre la racine du premier nombre cube, qui est plus grand que le nombre absolu adjoûté au nombre des racines, et par elle multiplier le nombre des racines ; puis derechef Clerselier III, 423 prendre la racine du premier nombre cube, qui excede le nombre absolu adjoûté au nombre produit par cette multiplication, et repeter cette operation, iusques à ce que le nombre absolu adjoûté au nombre produit par la multiplication du nombre des racines, se trouve ou égal, ou moindre, que le cube du nombre par lequel le nombre des racines a esté multiplié ; car on ne peut manquer de parvenir enfin à un nombre égal, ou moindre ; et s’il est égal, ce nombre est le cherché ; mais s’il est moindre, on connoist par là qu’il n’y a aucune racine rationelle en l’équation, ny par consequent aussi aucune autre, qui se puisse expliquer sans les corps solides, ou choses équivalentes ; Ainsi ayant , I’adjoûte 31293 avec 2700, ce qui fait 33993, dont la racine cubique est plus grande que 32, c’est pourquoy ie prens AT II, 610 33, qui est la racine du premier nombre cube, plus grande que 33993, et ayant multiplié 2700 par 33, il vient 89100, que i’adjoûte avec 31293, ce qui fait 120393, et la racine du premier nombre cube, plus grand que celuy-là, est 50. C’est pourquoy ie multiplie derechef 2700 par 50, et i’adjoûte le produit à 31293, ce qui fait 166293 ; et la racine du premier nombre cube plus grand que celuy-cy est 57 ; C’est pourquoy ie multiplie 2700 par 57, et adjoûte 31293, ce qui fait 185193, dont la racine cubique est iustement 57 ; et par là ie connois que l’équation proposée se peut diviser par x + 57x +. Que si on a , on multipliera tout de mesme suivant cette regle 2700 par 33, puis par 50, par 55, et enfin par 57 ; mais à cause que le nombre produit par la derniere multiplication et addition, à sçavoir, 18183, est moindre que le cube 57, cela monstre qu’il est impossible de diviser cette équation par aucun nombre rationel. Et on peut aisément appliquer cette mesme regle à tous les autres cas des équations cubiques, et mesme aussi à toutes les autres équations, en y adjoûtant quelque peu de chose pour les varietez des signes + ou –, en sorte qu’elle est tres generale ; Et si le sieur St. estoit assez hardy pour mettre ces cent richedales entre les Clerselier III, 424 mains de personnes neutres, qui fussent capables de iuger des coups, il est certain qu’il les perdroit ; mais ie m’assure qu’il ne s’y hazardera AT II, 611 pas ; et en effet il n’en tireroit pas grand profit : Car bien que cette regle soit entierement methodique, et propre à fermer la bouche de ceux qui disent qu’on ne trouve ces racines rationelles qu’à tâtons, elle est toutesfois d’ailleurs inutile, à cause qu’on les peut tousiours facilement trouver sans elle. Et i’aurois crû fort mal employer le papier de ma Geometrie, si ie l’avois remply de telles choses ; Aussi que c’estoit de la Geometrie que i’écrivois, et non pas de l’Arithmetique, à laquelle seule appartient cette regle. Ie ne pensois pas vous devoir entretenir si long temps sur cette matiere ; mais il me semble qu’elle n’est point si serieuse, ny ne requiert point tant d’attention, qu’elle puisse augmenter le mal de vostre fiévre, de laquelle ie vous souhaitte une parfaite délivrance, et suis de tout mon cœur,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres obeïssant serviteur, DESCARTES.