Mon Reverend Pere,
Ie vous suis tres-obligé, et à Monsieur Midorge des peines qu’il vous a plû prendre pour moy, et des soins que vous avez de ce qui me touche ; mais ie vous diray que pour ce qui est de ma Lettre au R. P. Recteur des Iesuites vous avez eu des considerations entierement contraires aux miennes : Car les mesmes pour lesquelles il semble que vous avez trouvé bon qu’elle ne luy fust point donnée, sont cause que i’ay regret qu’il ne l’a pas receüe, et que ie vous supplie tres-humblement derechef de la luy vouloir donner, ou faire donner par qui il vous plaira, puis qu’elle est entre vos mains. Ie vous écrits une Lettre latine que AT III, 161 ie ioints avec celle-cy, et que ie seray aussi bien aise qu’il voye, afin qu’il ne puisse ignorer les raisons pour lesquelles ie luy ay écrit, ou bien s’il ne les veut pas entendre, qu’au moins ie les puisse faire entendre cy-apres au public, et à la postérité. Car enfin ayant reconnu tant par l’action du P. B. que par celles de plusieurs autres, qu’il y en a quantité parmy eux qui parlent de moy desavantageusement, et que n’ayant point moyen de me nuire par la force de leurs raisons, ils pourroient peut-estre le faire par le grand nombre de leurs voix, Ie ne me veux point addresser à aucun d’eux en particulier, ce qui me seroit un travail infiny, et impossible ; mais i’espere bien que ie seray assez fort pour leur resister à tous ensemble ; Et mon dessein est de les obliger, ou à me proposer une bonne fois toutes les raisons qu’ils peuvent avoir contre ce que i’ay écrit, ausquelles i’espere de pouvoir aisement satisfaire, et d’authoriser la verité par mes réponses, et de finir bien-tost Clerselier III, 62 avec eux par ce moyen, ou bien de me le refuser, ce qu’ils ne peuvent, sans faire connoistre qu’ils n’ont rien de bon à contredire ; Et apres ce refus, si aucun d’eux parle contre moy en mon absence, on aura sujet de ne le pas croire. Et enfin ie tasche à les traitter avec tant de respect et de soumission, qu’ils ne peuvent témoigner aucune haine ou mépris contre moy, que cela ne leur tourne à blasme, et ne soit à leur confusion. Et ie vous diray qu’il AT III, 162 m’importe fort peu qu’ils refusent de recevoir ma Lettre, ou qu’ils la reçoivent sans me répondre, ou mesme qu’ils me répondent avec aigreur ou mépris, ou enfin qu’ils fassent tout le pis qui se puisse imaginer, pourveu seulement que ie le sçache, et que ma Lettre leur ait esté presentée. Mais il m’importe beaucoup qu’elle leur soit presentée, et que ie sçache ce qu’ils auront fait, à cause que i’aurois quelque tort de m’adresser à eux par écrits imprimez, avant que de l’avoir fait par lettres particulieres, et ie prevoy qu’il me faudra dans quelque temps en venir là. Vous ne m’avez point mandé si c’est le Pere B. qui vous avoit donné luy mesme sa velitation pour me l’envoyer, et par quelle occasion vous l’avez eüe, ce que ie suis curieux de sçavoir, à cause que n’y ayant rien du tout dedans, en quoy il ne me semble qu’il a fait voir ou sa méprise ou son ignorance, qui sont deux choses que ie ne puis croire de luy, i’admire qu’il ait bien voulu que ie la visse.

Ie ne juge pas que vostre experience d’un vaisseau de plomb plain d’eau pour la condenser puisse servir, à cause que la force de l’eau condensée peut estendre le plomb. Pour ce qui est de condenser l’air le plus qu’on pourra dans quelque vaisseau, et apres le peser, ie croy que l’experience en seroit utile, afin de sçavoir le poids de l’air, au moins s’il se trouve sensible de cette façon ; Et pour sçavoir AT III, 163 la quantité de l’air qu’on auroit pesé, il ne faudroit que le faire entrer dans une vessie toute vuide, lors qu’il sortira du vaisseau où il auroit esté condensé, et peser derechef ce vaisseau apres que cét air en seroit sorty. Pour l’Instrument du Maistre des Mines, où il y a des aymans pour tous les metaux, Clerselier III, 63 ie ne le puis croire iusques à ce que vous l’ayez veu : I’ay bien oüy dire qu’ils usent de certaines verges pour connoistre les lieux où il y a des mines soûterre ; mais ie croy qu’il y a en cela plus de superstition, ou de tromperie, que de verité.

Le principe que i’ay supposé dans ma Dioptrique, et qu’il semble que les cavillations du P. B. vous ayent empesché de remarquer, est, que la force du mouvement n’est point du tout changée ny diminuée par la reflexion, d’où il suit qu’à la determination de haut en bas, il en doit necessairement succeder une autre de bas en haut ; Et ainsi la bale ne peut couler le long de la superficie qu’elle rencontre, si ce n’est lors que cette superficie est si molle, qu’elle diminuë beaucoup son mouvement ; mais ce n’est pas de ces superficies qu’il est là question, car la reflexion ne s’y fait pas à angles égaux.

On peut bien faire une machine qui se soûtienne en l’air comme un oyseau, Metaphysice loquendo : car les oyseaux mesmes, au moins selon moy, sont de AT III, 164 telles machines ; mais non pas Physicè ou Moraliter loquendo , pource qu’il y faudroit des ressorts trop subtils, et tout ensemble trop forts, pour estre fabriquez par des hommes.

Vous n’avez pas bien pris ce que ie desirois estre experimenté pour le jet des eaux, ou plûtost ie ne me suis pas assez fait entendre ; Car ma difficulté est, si ayant un tuyau HAK, par tout également large, excepté seulement en un endroit, où il soit bouché de quelque Corps comme B, qui remplisse iustement toute la capacité du tuyau, et qui ait seulement un trou au milieu, par lequel l’eau puisse passer ; à sçavoir dis-ie, si lors que ce bouchon B sera mis à l’endroit du tuyau marqué A, il n’empeschera pas moins l’eau de couler, que s’il est mis à l’endroit marqué K.

Ie vous ay desia écrit plusieurs fois que ie ne croy point que la vitesse des Corps qui descendent, s’augmente toûjours Clerselier III, 64 In ratione duplicatà temporum, mais qu’elle peut bien s’augmenter à peu prés en cette sorte, au commencement qu’ils descendent, bien AT III, 165 qu’il s’en faille beaucoup que cela ne continuë ; Car apres qu’ils ont acquis une certaine vitesse, elle ne s’augmente plus ; et ce que vous dites des goutes de pluie le confirme.

Vous demandez pourquoy la colomne d’eau qui est dans le tuyau AB, pese toute sur ma main quand ie la tiens au dessous, et pourquoy la colomne d’air qui est depuis B iusques au Ciel n’y pese point en mesme façon : ce qui vient de ce que si ma main est ostée du point A, cette colomne d’air ne descendra point pour cela, mais si fera bien celle de l’eau. Car il faut sçavoir 1. qu’il n’y a rien qui pese, que ce qui peut descendre, lors que le Corps sur lequel il pese est stoéosté ; Et 2. que n’y ayant point de vuide, lors qu’un Corps descend en la place d’un autre, cettuy-cy doit entrer en la place d’un autre, et ainsi de suite iusques à ce que le dernier entre circulairement en la place du premier : comme l’eau qui est vers A descendant vers C, l’air qui est vers C doit monter vers D, et celuy-cy doit monter vers E, et enfin celuy-cy vers B en la place de l’eau qui descend, de façon que toute la colomne d’air qui est au dessus de B iusques au Ciel ne se meut aucunement, et AT III, 166 par consequent aussi ne pese point. Et de cecy on peut entendre une partie de ce qui est au commencement de vostre seconde Lettre du 19. Aoust, mais ie ne répons point à ce que vous me demandez d’Archimede, à cause que ie n’en ay pas le Livre.

Il est certain qu’un poisson qui nage dans un vaisseau plain d’eau, qui est dans l’un des plats d’une balance, ne le peut rendre plus pesant ou plus leger, encore qu’il aille au fond ou qu’il se soûtienne à moitié hors de l’eau. Et ie croy aussi que tous les poissons vifs sont à peu prés aussi pesans que l’eau, et que lors qu’ils dorment il n’y a que leur pesanteur naturelle, Clerselier III, 65 qui les soûtienne ou au dessous ou au dessus de l’eau, selon qu’ils sont plus pesans ou plus legers qu’elle.

I’admire ceux qui disent que ce que i’ay écrit ne sont que Centones Democriti, et ie voudrois bien qu’ils m’apprissent d’où i’ay emprunté ces Centones, et si on a iamais veu quelques écrits où Democrite ait expliqué comme moy le sel, la nege hexagone, l’Arc-en-ciel, etc. Ces gens monstrent leur mauvaise volonté, et leur impuissance, en disant des choses si hors d’apparence ; aussi bien que ceux qui s’offensent de ce que i’ay dit que les vœux sont pour remedier à AT III, 167 la foiblesse humaine ; Car outre que i’ay tres-expressément excepté en mon discours, tout ce qui touche la Religion, ie voudrois qu’ils m’apprissent à quoy les vœux seroient bons, si les hommes estoient immuables, et sans foiblesse. Et bien que ce soit une vertu que de se confesser, aussi bien que de faire des vœux de Religieux, si est-ce que cette vertu n’auroit iamais de lieu, si les hommes ne pechoient point.

Il est certain que la figure empesche beaucoup la vitesse des Corps pesans, bien qu’elle n’empesche pas tousiours le mouvement ; par exemple une lame un peu plus legere que l’eau, viendra au dessus peu à peu, au lieu qu’une boule de mesme matiere y montera plus viste. Mais ce qui fait que les aiguilles, ou autres tels Corps nagent sur l’eau, c’est que la superficie de cette eau est plus difficile à diviser que le dedans, et qu’ils l’enfoncent un peu, comme i’ay écrit dans mes Meteores. I’ay fait demander aux Elzevirs les Escrits de Viete que vous leur avez donné, ils ont répondu qu’ils ne les pouvoient rendre, à cause qu’ils en avoient desia fait faire les figures, et qu’ils avoient dessein de les imprimer, AT III, 168 mais qu’ils ne pouvoient dire quand ils commenceroient, et qu’un d’eux iroit bien-tost à Paris, qui vous en parleroit. Ie suis,
Mon R. Pere,
Du 30 Aoust 1640.Vostre tres-humble et tres-obeïssant
serviteur, Descartes.